LA CRISE. LAQUELLE? ET APRÈS?


INTRODUCTION

L’effondrement fantastique en 2008 des plus grandes institutions financières du capitalisme, dans ses Centres mêmes, et l’effondrement économique et social généralisé qui s’en est suivi ont suscité d’abord la stupeur des idéologues, puis sans tarder, une déferlante d’explications, portées par tous les moyens de communication et supposées montrer que les causes de la crise étaient comprises et les remèdes trouvés: ce sera long, difficile et dur (pour qui?), mais la « croissance » reviendra et, avec elle, la prospérité. Les mêmes idéologues, « experts » et plumitifs qui, la veille, expliquaient sans relâche que tout, ou presque, allait bien dans le meilleur des mondes, que tout irait encore mieux si on « libérait » davantage de toute intervention étatique les activités des agents privés et les mouvements de capitaux et si on faisait entièrement confiance aux « marchés », se sont empressés d’implorer les Etats de sauver le capitalisme de cette débâcle. Aux grands maux, les grands remèdes clament très haut tous ces faillis; aux grandes crises, les grandes ponctions murmurent-ils tout bas dans le secret de leurs clubs et de leurs bureaux ministériels. Et en effet, jamais le capitalisme n’a opéré un transfert plus gigantesque de dettes privées vers la dette publique; jamais les Etats n’ont donné autant de milliards au capital; jamais, selon la formule consacrée, ils n’ont autant socialisé les pertes afin de sauver les profits privés et les revenus pharamineux de la haute bourgeoisie et notamment de ses fractions parasitaires: financières, médiatiques, politiciennes, bureaucratiques, etc.

S’arrêter au constat de cette formule serait cependant bien insuffisant. On pourrait croire que la crise se résoudrait par un simple transfert financier: les dettes d’entreprises transformées en dette d’Etat, laquelle comblée par des ponctions accrues sur le peuple sous forme d’impôts, de diminution des prestations sociales et de santé, etc. Or cela n’est qu’une partie de la solution bourgeoise à la crise. Une mesure de première urgence pour empêcher l’effondrement immédiat du système. C’est une mesure presque infime, quant à ses conséquences pour les prolétaires, si on la rapporte à celles qui devront nécessairement être mises en œuvre – et qui ont déjà commencé à l’être – pour que la reproduction de la société capitaliste soit assurée, c’est-à-dire pour que reprenne l’accumulation capitaliste. C’est là l’essentiel et c’est ce qui va être développé dans ce livre en montrant que les causes de cette crise exigent bien d’autres « remèdes » que cette socialisation des pertes financières pour que reprenne l’accumulation (et avec elle, les catastrophes qu’elle engendre en proportion). Ou pour que commence la transition vers un nouveau mode de production et de nouveaux rapports sociaux: le communisme, la communauté des individus socialement maîtres de leurs activités.

Dans la crise, ce dont il s’agit pour le capital, c’est moins le maintien de « la privatisation des profits », car d’une façon ou d’une autre le profit est toujours par essence privatisé y compris dans la forme étatisée de la propriété, que le rétablissement de la production de profits. On le sait, telle est la détermination de la production dans le capitalisme1. Et si on tient compte de cette détermination dans l’analyse de la crise – ce qui est bien le minimum qu’on doive faire – alors on comprendra aisément qu’il ne s’agit pas d’une crise financière due à des « exagérations » incontrôlées du fait de la volonté de gouvernements « libéraux », entraînant par contrecoup une crise de l’économie « réelle » qui, elle, aurait été saine et bien portante. L’analyse selon cette détermination montrera que ni la finance, ni le libéralisme débridé, ni la mondialisation, ni une mauvaise répartition des richesses produites, ni les revenus exorbitants de la haute bourgeoisie ne sont les causes premières de la crise. Ce ne sont que des manifestations des rapports de production (ou en d’autres mots des rapports d’appropriation privée) qui fondent réellement le capitalisme et déterminent son développement historique. Ne critiquer que ces manifestations n’amène qu’à de fausses solutions. Parce qu’elles ne touchent pas à ces rapports, aux racines de la crise, elles sont dans le meilleur des cas utopiques, ou restent au stade de promesses de « moralisation » ou de « régulation » du capital, promesses fallacieuses puisque ces phénomènes sont inhérents au développement du capital et ne peuvent, par conséquent, être éliminés sans l’éliminer en même temps c’est-à-dire sans éliminer ces rapports de production. Du même coup, cela conduit à occulter ce qui est et sera nécessairement mis en œuvre par la bourgeoisie pour restaurer le procès de valorisation du capital afin d’essayer de faire se survivre la société capitaliste (quel que soit le nom dont elle s’affuble: démocratie, république, ou autre, y compris « communiste » dans le cas, par exemple, de la Chine). Il s’agit donc très prosaïquement de relancer la production capitaliste pour ce qu’elle est: production de plus-value. Cela suppose une profonde restructuration des rapports de production entre bourgeois et prolétaires, et aussi des rapports entre capitaux.

Il arrive parfois que certains commentateurs officiels reconnaissent au fur et à mesure que la crise s’approfondit qu’elle n’a pour cause fondamentale ni les erreurs des banques, ni les errements de la finance, mais « que des forces profondes agissent. Le krach est un séisme révélant le mouvement des plaques tectoniques dans les entrailles de l’économie. Une révolution souterraine est à l’œuvre en ce moment. Bien sûr, la catastrophe a éclaté dans la finance. Mais il faut bien l’admettre: malgré leur réel savoir-faire, les financiers parviennent rarement à créer une crise tout seuls »2. Mais quand bien même ils arrivent à ce constat, quand bien même ils acceptent l’idée que des « forces profondes agissent », cela est pour eux d’une profondeur insondable. Leurs explications restent toujours en surface et s’en tiennent aux seuls faits apparents.

Une compréhension réelle de la crise nécessite de ne pas se contenter d’une description des phénomènes apparents. Elle doit expliquer pourquoi cela se passe ainsi. Pourquoi, par exemple, les krachs financiers se succèdent à un rythme effréné depuis une trentaine d’années, celui de 2008 n’étant que le plus spectaculaire et le plus massif d’une longue série. De sorte que ce phénomène étant quasi permanent, il ne peut être expliqué que par des causes non accidentelles, plus profondes que de simples « exagérations » de spéculateurs cupides ou de simples insuffisances des réglementations et des contrôles étatiques. C’est ce que l’analyse marxiste du capitalisme, appliquée à son développement contemporain, permet de faire. La compréhension de ces causes permettra alors de comprendre l’extrême brutalité des mesures que la bourgeoisie est et sera obligée de prendre. Obligée par le capital, par les lois qui président à sa reproduction, obligée donc quelle que soit l’éventuelle bonne volonté sociale des dirigeants politiques, quel que soit le gouvernement à la tête de l’Etat, droite ou gauche, ou même « gauche de la gauche ». Mais cette compréhension permet aussi davantage. Elle conduit à découvrir que dans les conditions qui produisent la crise du capitalisme, il y a aussi celles qui permettent une autre issue que ce déferlement de misères, de répressions, de catastrophes et de carnages qui nous attend si la lutte de classe révolutionnaire ne se porte pas à la hauteur de l’enjeu actuel, à savoir la destruction du capitalisme pour éviter la destruction de l’humanité.

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AVERTISSEMENT: La plus-value sera notée pl, le capital constant Cc, le capital variable (coûts salariaux) Cv. Les trois premiers chapitres sont un bref résumé d’analyses actualisées qui ont été longuement développées dans deux de mes ouvrages précédents: L’hégémonie du capital financier et sa critique, et La crise chronique, ou le stade sénile du capital. Du fait de cette brièveté, ils apparaîtront sans doute un peu abstraits à certains lecteurs. Ceux-ci pourront, s’ils le veulent, se reporter à ces ouvrages.

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CHAPITRE 1. LA SURACCUMULATION GENERALISEE 
DU CAPITAL

Ce chapitre résume brièvement une des découvertes fondamentales de K. Marx à savoir la cause profonde des crises systémiques récurrentes du capitalisme, cause profonde qui ne doit pas être confondue avec les causes immédiates qui jouent le rôle de déclencheur de la crise. Il s’agit de la loi qui établit que le développement du capital, son procès d’accumulation, conduit toujours à une suraccumulation de capital. C’est-à-dire à un « excès » de capital sous toutes les formes qu’il revêt au cours du procès de valorisation: argent, moyens de production, force de travail, marchandises, et à nouveau argent. « Excès » s’entend bien sûr relativement à la possibilité pour le capital, considéré ici dans sa généralité comme capital unique, de réaliser une plus-value3 suffisante (sous forme de profit) par la vente des marchandises produites. Suraccumulation de capital ou sous-consommation des masses sont deux façons de dire la même chose, par exemple, trop de moyens de production et de marchandises et pas assez de masse salariale pour les absorber, ou encore trop de capital produit (accumulé) et pas assez de plus-value (pl) produite4. Nous y reviendrons.

Autrement dit, ce sont deux manifestations du même phénomène, de la même contradiction qui provoque la crise, toutes deux abaissent le taux de profit, voire même, à partir d’un certain niveau de suraccumulation, la masse des profits. Cette contradiction réside dans le fait que le capital tend à diminuer la quantité de travail vivant qu’il emploie en même temps qu’il tend à augmenter la puissance des machines et la quantité de marchandises produites. Or évidemment, seul le travail vivant peut produire la pl car il est à la fois seul fournisseur de surtravail et facteur indispensable de sa réalisation en pl lors de l’achat des marchandises par les salariés.

La compréhension de ce phénomène est indispensable à la compréhension de la crise généralisée du capital. Résumons-en l’argumentation.

Le capital n’existe que comme valeur se valorisant, s’accumulant ainsi sans cesse par la production de pl. De l’argent thésaurisé, des machines arrêtées, des marchandises invendues, bref, des valeurs immobiles ne sont pas du capital. Tout au plus sont-elles des valeurs en attente de le devenir. C’est bien pourquoi le capitaliste cherche à éliminer autant qu’il le peut cette immobilité. Il y parvient par le fonctionnement des machines en continu, par la limitation des stocks, par l’intensification et la flexibilité du travail, etc. Le capital, n’existant que dans la valorisation et l’accumulation, développe « la production pour la production ». Mais pas seulement par un élargissement permanent de celle-ci, que cet élargissement soit géographique ou création de nouveaux produits et de nouveaux besoins, car cet accroissement de la production s’effectue nécessairement en tant que production capitaliste, c’est-à-dire production pour le profit. Ceci amène chaque capitaliste, gérant (« fonctionnaire » dit Marx) d’un capital particulier, à devoir non seulement produire plus, conquérir de nouveaux marchés, mais à le faire en réduisant au maximum ses coûts de production afin d’augmenter ses profits. La concurrence l’y oblige qu’il le veuille ou non car s’il se montrait médiocre dans cet exercice, son capital disparaîtrait, ruiné ou englouti par d’autres plus performants.

Comme chacun le sait, réduire la part du salaire contenu dans les marchandises produites est pour chaque capitaliste particulier un moyen essentiel d’augmenter le profit. Pour le capital en général, dont la reproduction est en cause dans la crise systémique, cela revient évidemment à diminuer le capital variable (Cv) à engager (la quantité de « travail nécessaire ») afin d’augmenter la plus-value. Il y a plusieurs façons de le faire. Toutes ont pour point commun la coercition du chômage et la violence étatique, légale ou illégale. Marx les a regroupées en deux grandes catégories. D’une part, l’extraction de la plus-value « absolue » qui consiste à augmenter la quantité de travail vivant fournie, soit en allongeant le temps de travail, soit en augmentant son intensité sans augmenter le salaire en proportion. D’autre part, l’extraction de la plus-value « relative » obtenue par des hausses de productivité grâce au perfectionnement des machines qui permet de diminuer le capital à engager (Cc + Cv). Cc augmentant moins que Cv ne diminue pour une production de valeur donnée. Mais si l’on s’en tient à l’extraordinaire ampleur du développement du capitalisme moderne depuis le 20ème siècle, c’est de loin l’augmentation de la pl relative qui a été le moyen essentiel mis en œuvre pour y parvenir.

Or une conséquence évidente de cette augmentation, toujours obtenue par un accroissement de la puissance et de l’efficacité des machines et une diminution corrélative de la quantité de travail humain contenu dans chaque marchandise, est que cette diminution finit par produire, à la longue, et malgré l’élargissement de la production et de la consommation5 qu’autorise cette productivité accrue, un effet contraire à celui attendu concernant la valorisation du capital. Cet effet contraire se manifeste dans toutes les phases de la reproduction du capital, phases qui existent toutes simultanément du fait de l’enchevêtrement des cycles des multiples capitaux particuliers. Dans la phase de production proprement dite, cette diminution – qui porte d’abord sur Cv, c’est-à-dire sur la quantité du travail qui revient à l’ouvrier sous forme de salaire, direct et indirect – induit l’augmentation du rapport Cc/Cv ou « composition organique » du capital selon la formule de Marx. Laquelle est un facteur bien connu de diminution du taux de profit. D’une façon plus générale, la diminution relative de la quantité de travail vivant qui s’échange contre Cv finit par entraîner la diminution de la pl qui est la part non payée du travail et la base même du profit.

Dans la phase de réalisation du profit par la vente des marchandises, puisque cette diminution de la masse salariale relativement à l’augmentation plus rapide de la production, voire sa diminution absolue, entraîne le phénomène de la « sous-consommation », d’autant plus problématique pour le capital que les gains de productivité et l’énormité de la puissance et de la valeur des moyens de production qui les accompagnent impliquent la nécessité d’une consommation de masse pour répondre à une production de masse6. Dans la phase de la circulation de la valeur réalisée (la valeur initiale additionnée de la pl) sous forme argent, puisque celui-ci, en partie ou totalement, ne parvient pas à se métamorphoser à nouveau en facteurs de production, en capital se valorisant – et cela manifeste bien la suraccumulation – du fait même de ces difficultés qui ruinent le profit, et le ruinent d’autant plus qu’elles attisent les résistances et la lutte des classes. Résultat: la reproduction du capital ne se fait plus en totalité, ou très difficilement, une partie part en fumée!

Bref, pour résumer en simplifiant, on peut dire que cette baisse de la quantité de travail employé relativement à l’augmentation des forces productives scientifiques incarnées dans les machines, à laquelle chaque capitaliste contribue en cherchant à augmenter son profit particulier, tourne périodiquement en catastrophe pour le capital en général et donc aussi pour tous les capitaux particuliers qui ont chacun de leur côté, et sans le savoir, scié la branche sur laquelle ils étaient tous assis: le travail prolétaire.

Citons quelques exemples de ce phénomène général.

En dix ans… « de 1994 à 2004, la production industrielle a progressé de 10 % au Japon, 25 % en zone euro, 40 % aux USA », et dans le même temps, les pertes d’emploi industriels se sont élevées de 15 % aux USA et en Allemagne, de 7,5 % en France7. Il en va de même pour la si célèbre croissance chinoise. Ce ne sont pas les délocalisations dans les pays à bas coûts de main-d’œuvre qui inversent fondamentalement cette tendance: « la part du capital dans la contribution à la croissance (chinoise) a atteint 62 %… La part de l’augmentation de l’emploi est donc devenue très faible »8.

Selon une étude du Bureau International du Travail (BIT), filiale de l’ONU, la croissance économique mondiale en 2007 a été de 5,2 %, tandis que celle du nombre de travailleurs n’a été que de 1,6 %, la différence s’expliquant par les progrès en matière de productivité9.

De telles crises générales ne sont pas nouvelles. Mais elles sont devenues d’autant plus explosives et dévastatrices que le capital s’est concentré, mondialisé, immensément accumulé en moyens de production mécanisés. Ainsi, comme on le sait, la crise de 1929 ne s’est terminée que par la deuxième guerre mondiale. Cependant, les experts stipendiés de la bourgeoisie continuent à affirmer que chaque crise n’aurait que des causes spécifiques, dues à des difficultés ou des « erreurs » particulières. Leurs allégations se fondent sur certaines apparences réelles mais superficielles. En général, ils confondent les causes du déclenchement de la crise à tel ou tel moment ou en tel ou tel endroit du procès de valorisation avec celles qui en font une crise généralisée. Ceci leur permet d’éviter de parler de ces dernières qui gisent dans le phénomène de suraccumulation/sous-consommation, lui-même résultat inéluctable des hausses de productivité générées nécessairement par le rapport social d’appropriation privée des moyens de production propre au capitalisme, rapport qui apparaît ainsi comme la cause ultime. Nous verrons au chapitre 4 que c’est encore ce qu’ils font aujourd’hui. Pensant avoir trouvé la cause particulière dans les excès de la finance seule, y ajoutant parfois la faiblesse des salaires et de la consommation qui serait, selon eux, la contrepartie de ces excès, ils proposent en conséquence des remèdes fallacieux ou utopiques mais ayant tous pour but de revigorer ce capitalisme, vraie cause des catastrophes.

C’est pourquoi, à l’encontre de ces experts, nous devons insister sur le fait que la suraccumulation du capital, révélée par la crise générale révèle, se manifeste comme suraccumulation de toutes les formes que le capital revêt dans le procès de production (A – M – A’). Dans ce procès de production de la pl, qui est son existence propre, il passe sans cesse de la forme argent à celles de moyens de production, matières premières, force de travail, marchandise, puis à nouveau argent. Et cela recommence indéfiniment. Un procès est relancé avant même que le précédent ne soit achevé, ce que permet le crédit. Il en résulte que tous les moments du procès s’enchevêtrent ainsi que les procès des multiples capitaux particuliers. Toutes ces formes de capital existent donc simultanément. Elles dépendent toutes les unes des autres et croissent ou diminuent ensemble. Certes pas forcément au même rythme, ni nécessairement en proportions égales. La conséquence en est que la suraccumulation apparaît toujours dans un secteur particulier, (par exemple, l’immobilier en 2007-2008), ou la pénurie dans tel autre (par exemple, le « choc » pétrolier en 1974 et les suivants). Evidemment, la crise se déclenche toujours pour une cause particulière de sorte que les « experts » la prennent pour « La » cause. Mais ce fait déclencheur n’implique pas que la suraccumulation n’existe pas partout, pour toutes les formes du capital, argent, marchandises, moyens de production, etc. S’il en était autrement d’ailleurs, la crise ne pourrait pas se généraliser à toutes les branches du capital, à toute son aire mondialisée. Elle serait vite circonscrite par des mesures particulières.

La crise dite des « subprimes », par exemple, est à la fois un « trop » de moyens de production, de marchandises et d’argent dans le secteur immobilier et une « sous-consommation » des masses. Elle illustre aussi le fait que le crédit, qui a mis le « trop » d’argent au débit des acheteurs au lieu qu’il ne soit avancé par le capitaliste constructeur et donc mis à son débit10, n’a été qu’un masque, un élément retardateur de l’éclatement de la contradiction, mais non la cause de cette crise, ni celle de sa généralisation.

Nous verrons au chapitre 2 pourquoi il y eut un tel développement du crédit, et pourquoi cela aboutit nécessairement à une hyper-enflure de titres financiers donnant droit à percevoir un intérêt11. Nous verrons aussi que cela n’enlève rien à ce qui vient d’être dit. Et que l’éclatement en « krachs » de ces « bulles » financières formées par cette hypertrophie n’est que la manifestation visible et spectaculaire des difficultés et des échecs que rencontre non pas seulement cette forme particulière de capital qu’est le capital financier, mais le capital en tant que tel, c’est-à-dire en tant que procès de valorisation. C’est toujours la production de pl qui est l’objet et le résultat attendu (sous forme de profit) de ce procès. Et c’est donc fondamentalement dans ce que les « experts » eux-mêmes appellent « l’économie réelle » que « ça se passe ». Y aurait-il là une sorte d’aveu que le reste est irréel, imaginaire? Bref, c’est là où le capital est matérialisé en moyens et conditions de la production que se joue sa réussite ou son échec. C’est là que l’argent avancé aboutit ou non à la création et à la transformation en argent d’une valeur supérieure à l’initiale.

Au-delà de cette évidence que « l’argent ne produit pas d’argent comme le poirier des poires », bien des faits permettent cependant de confirmer cette vérité que ce sont les difficultés rencontrées par ce procès d’accumulation qui sont au cœur de la crise.

Ainsi, un « expert officiel » écrit que « le dérèglement de la machine économique américaine (considéré par lui comme cause principale de la crise, n.d.a.) qui avait débuté dès la fin 1997 avec la dégradation de la rentabilité des entreprises et qui s’est amplifié avec l’accroissement de leur dette, devait inévitablement déboucher sur une crise financière de grande ampleur »12. Voilà une affirmation qui situe l’origine de la crise dans la dégradation du taux de profit, la crise financière n’étant qu’une conséquence. Mais si tel est le cas, c’est cette dégradation qu’il aurait fallu expliquer. Or l’auteur ne s’y attache pas; il n’y consacre qu’une dizaine de pages contre quelques 420 consacrées aux problèmes purement financiers. Il se contente de l’argument superficiel selon lequel ce serait la concurrence effrénée en provenance des pays asiatiques à bas salaires qui aurait rogné les bénéfices des entreprises US, européennes et japonaises. Passons ici sur le fait que nombre de ces entreprises ont, au contraire, gonflé leurs productions et leurs profits grâce aux délocalisations qui ont permis une relance de l’accumulation du capital et retardé l’échéance de la crise. Contentons nous d’observer que l’auteur se borne au constat suivant: il y a trop d’offres (surcapacités) et pas assez de demandes (sous-consommation), soit en résumé, pour lui, une concurrence trop exacerbée, ce qui fait baisser les profits. Mais quelles sont les causes de cette situation? Ce n’est pas la concurrence qui est la cause de la pléthore de moyens de production, des gains de productivité, de la diminution relative de la masse salariale. Ce sont là, on vient de le rappeler, des phénomènes inhérents aux rapports d’appropriation privée des moyens de production, rapports qui sont l’essence du capitalisme. La concurrence n’est qu’un facteur externe au procès de valorisation de chaque capital. Elle est action des capitaux les uns sur les autres et non cause interne de ce procès. Elle n’est que le gendarme qui oblige les capitalistes à se soumettre à la condition d’existence du capital, en l’occurrence la production d’un maximum de profits. C’est pour respecter cette condition qu’ils travaillent à augmenter sans cesse la production et la productivité, et c’est cela qui finit par aboutir pour tous au résultat inverse que chacun recherchait: la baisse du taux de profit. « C’est la baisse du taux de profit qui suscite la concurrence entre les capitaux et non l’inverse »13. Cette baisse contraint en effet les capitalistes individuels à une lutte toujours plus acharnée pour leur survie, ou si l’on préfère, pour la survie de la portion du capital qu’ils gèrent. Et pour cela, tous les moyens sont utilisés: accroissement de la productivité, exploitation accrue, dumping, coups fourrés, guerres.

En ce qui concerne la production de pl, l’auteur en reste donc au constat qu’il y a une suraccumulation. Certes, ce phénomène existe. Mais s’en tenir à cela est réducteur. Il faut en fait distinguer deux phénomènes qui se superposent: surcapacités et suraccumulation de capital. Le premier exprime seulement un déséquilibre, un problème quantitatif tandis que le second est de nature qualitative puisqu’il pose la question du taux de profit, donc des rapports de production. En effet, la suraccumulation de capital sous forme de moyens de production se développe en même temps comme sous-consommation, à partir d’une même cause qui est les gains de productivité. Plus l’accumulation historique du capital est avancée, plus ce phénomène de suraccumulation/sous-consommation (de Cv qui croît moins vite que Cc) prend une ampleur ruineuse pour le taux de profit. La composition organique du capital atteint un niveau structurellement et définitivement insupportable pour le capital, pour son taux de profit14. Ici, le capitaliste ne peut tenter de contrecarrer cette carence qu’en agissant sur les composantes de ce taux, notamment sur le taux d’exploitation pl/Cv. Il ne peut se contenter comme nous le verrons au chapitre 5 de réduire les surcapacités. La surcapacité indique seulement que l’offre a fini par excéder la demande. Cela arrive toujours vers la fin des phases de croissance dans lesquelles règne l’euphorie. Dans ces périodes, le capital fonctionne « bien » comme il faut, il accumule, la croissance, c’est le bonheur! La crise est alors perçue comme trop de marchandises sur le marché et « pas assez » de débouchés. On parle alors de « crise des débouchés ». Il suffirait alors de détruire cet excédent de moyens de production ou/et d’augmenter les salaires pour retrouver un équilibre satisfaisant. Il ne s’agirait que d’un problème conjoncturel d’ajustement quantitatif entre offre et demande, part des profits et part des salaires. Ce raisonnement est basé sur une réalité, on l’a dit, les surcapacités existent. Mais on oublie une autre réalité: c’est que ce n’est pas là la cause fondamentale de la baisse du taux de profit. Et c’est pourtant cette dernière qui indique qu’il s’agit d’une crise structurelle du capitalisme, une crise dans les rapports de production qui ne permettent plus une production suffisante de plus-value. C’est donc eux que le capital doit modifier. La crise structurelle, systémique, est par conséquent toujours le moment d’une restructuration de ces rapports. C’est ce sur quoi nous reviendrons in fine. Pour le moment, contentons-nous du constat de ces surcapacités qui sont une part de la réalité, et doivent être considérées à ce titre.

Ainsi, notre expert observe que les surcapacités dans le secteur automobile étaient déjà très fortes dès l’année 2000. Elles n’étaient masquées « qu’à coups de crédits à taux zéro et de remises de plus en plus considérables »15. Cela conduisait à stimuler artificiellement la demande au prix « d’une réduction suicidaire des marges ». Mais malgré tout, le taux d’utilisation des capacités de production (TUC) tombait à 65 % dès 2006.

De la même façon, dans le secteur des « nouvelles technologies de l’information » (NTI) que les experts officiels s’enthousiasmaient à présenter comme une source de croissance et de profits extraordinaires, « leur TUC tombait de 92,5 % en mai 2000 à 56,5 % deux ans plus tard »16. En fait, les surcapacités touchaient quasiment tous les secteurs de l’économie U.S. En 2000, on constatait que « le niveau du TUC dans le secteur des produits finaux n’était jamais tombé aussi bas depuis l’après-guerre, à 70,5 % alors que la moyenne de longue période est de 80 % ». Le même constat pouvait être fait pour l’U.E. et le Japon, puis un peu plus tard pour l’ensemble des pays industrialisés. Le fait qu’il y ait « trop » de capital relativement à la pl réalisable se manifeste d’ailleurs très clairement par un ralentissement des investissements productifs bien que les profits et plus encore les liquidités disponibles à bas taux d’intérêt soient encore importants. Puis, c’est le désinvestissement forcé, la destruction massive du capital « excédentaire » sous toutes ses formes, financières, moyens de production, marchandises, force de travail, etc. C’est alors le moment de la crise, ses premières manifestations.

Le ralentissement de la croissance mondiale depuis le début des années 70 était déjà symptomatique de ce phénomène. En croissance annuelle moyenne, elle fut respectivement de 5,5 %, 3,8 %, 3,1 % et 2,6 % dans les décennies 61-70, 71-80, 81-90, 91-2000, et inférieure à 2 % ensuite jusqu’à être devenue négative aujourd’hui17. Cette décélération fut encore plus forte dans les pays à haute technologie; elle fut respectivement de 5,5 %, 3,5 %, 3,2 % et 2,5 %.

Deux autres faits significatifs de cette tendance au blocage de l’accumulation (du réinvestissement productif) sont à signaler: d’une part, l’ampleur prise par les opérations de rachats de leurs propres actions par les sociétés cotées en bourse, et d’autre part, la distribution des profits plutôt que leur réinvestissement. La distribution des profits n’a pas pour seule cause l’avidité immédiate des financiers car s’ils avaient des espoirs d’investissements juteux, ils les feraient (en effet, le capitaliste ne demeure capitaliste que pour autant qu’il travaille toujours à accumuler plutôt que de consommer). Ainsi, selon la célèbre agence financière Standard and Poors, les rachats d’actions des 500 premières sociétés US ont dépassé 1300 milliards $ au cours des 3 années 2005-2008, contre seulement 1276 milliards $ consacrés aux investissements. En France, les 40 plus importantes entreprises cotées au CAC 40 ont racheté en 2007 pour 19 milliards d’euros de leurs actions et distribué 38 milliards de dividendes. En 2008, elles ont 11 milliards de rachats et 43 milliards de dividendes (soit sur ces deux années, 111 milliards non réinvestis)18. En France toujours, « l’ensemble des revenus nets distribués par les sociétés non financières représente 26 % du résultat opérationnel en 2007, contre seulement 15 % en 1993 »19.

L’Europe dans son ensemble connaît le même phénomène, comme le montre cette observation faite dès 2001 par un expert: « sur l’ensemble des marchés européens, les émissions nettes d’actions, c’est-à-dire les montants bruts des émissions corrigés des rachats d’actions et des dividendes versés aux actionnaires, ont été négatives ces dernières années »20. Or, confesse un autre, « rien de plus inquiétant que ces rachats d’actions massifs puisqu’ils signifient que les entreprises concernées et leurs managements n’ont pas de projets d’investissement à long terme suffisamment créateurs de richesses (de profits, n.d.a.) et qu’ils préfèrent encore rendre l’argent à leurs actionnaires… »21. Voilà qui est bien dit!

Pour en terminer sur ce point, citons cet autre fait significatif qu’est l’ampleur des opérations de fusions-acquisitions, OPA et autres. « En 2007, celles-ci ont atteint 1600 milliards $ en Europe et 1800 aux USA »22. Or il s’agit là seulement d’éliminer un concurrent et de capter ses clients. Ces opérations ne créent aucune capacité de production supplémentaire. Au contraire, celles-ci sont le plus souvent réduites car elles servent à éliminer les doublons ou les capacités excédentaires. Et quand ces achats se font par des opérations à « effet de levier » (les fameux LBO: Leverage Buy Out), c’est-à-dire quand l’acquisition est financée essentiellement par emprunt mis à la charge de l’entreprise rachetée, il s’en suit en général un arrêt des investissements pour rembourser au plus vite l’emprunt et un dépeçage de l’entreprise pour prendre un bénéfice rapide.

A défaut de pouvoir vraiment l’expliquer comme une opération inhérente au capitalisme, de nombreux économistes se sont accordés néanmoins à constater une ancienne et forte tendance au ralentissement, voire parfois au blocage du procès d’accumulation. Ils entérinaient ainsi sans le vouloir le fait bien réel de la suraccumulation de capital bien qu’ils ne le comprenaient que comme un problème d’équilibre quantitatif entre des surcapacités dans la production d’un côté et des faiblesses du pouvoir d’achat de l’autre, ce qui, selon eux, conduisait à une concurrence toujours plus virulente qui abaissait les prix ainsi que les taux de profit.

Observons que ce ralentissement puis cette régression de l’accumulation, phénomènes significatifs de la suraccumulation, se manifestent aussi bien comme insuffisance que comme « excès » de profits.

Insuffisance de profit par rapport au capital engagé (faiblesse du taux de profit). Excès de profit parce que la pl produite sous forme d’argent à la fin d’un cycle de production ne trouve pas, en tout ou partie, à se réinvestir en capital additionnel, c’est-à-dire en moyens de valorisation, du fait même de la faiblesse du taux de profit et donc du risque accru d’une perte. C’est de l’argent « décapitalisé », de l’argent qui ne peut plus être capital (sauf sous forme de capital financier fictif dont nous parlerons au chapitre 3). Cela ne rend pas pour autant valable la thèse « régulationniste » qui prétend que cet excès de pl provient d’un excès d’affaiblissement des salaires. Accepter cette explication revient à considérer la crise comme une crise « des débouchés ». On pourrait donc, selon les « régulationnistes », surmonter la crise par une meilleure répartition de la « valeur ajoutée », c’est-à-dire par une augmentation des salaires des ouvriers au détriment des dividendes pour les actionnaires. Cela « régulerait » l’accumulation capitaliste en rééquilibrant production et consommation. Nous reparlerons de cette thèse au chapitre 4. Mais déjà, on peut dire que ce raisonnement utilise la catégorie « production », laquelle est inopérante si on ne l’entend pas pour ce qu’elle est concrètement, c’est-à-dire production de plus-value. Et si on l’entend bien comme telle, on ne peut plus parler d’excès des profits distribués en les séparant de leur insuffisance ainsi qu’il vient d’être dit. Il est clair qu’une augmentation des salaires au détriment des profits ne saurait résoudre le problème de cette insuffisance qui est cause de la crise.

Pour en rester à l’histoire récente du capitalisme, on observera que les nombreuses crises qui se sont succédées au cours de ces trente dernières années ont pu être circonscrites et surmontées assez facilement. Elles n’ont pas, comme celle d’aujourd’hui, dégénéré en crise systémique généralisée parce que le capitalisme a pu mettre en œuvre plusieurs contre-tendances à la baisse du taux de profit. Ces contre-tendances ont des noms. Elles s’appellent défaites des prolétaires, mondialisation et extension du crédit:

1°) Les défaites des prolétaires dans ce qu’étaient jusque là leurs plus vieux et leurs plus solides bastions (sidérurgie, charbonnages, chemins de fer, etc.) ont été marquées par l’effritement des « acquis sociaux » d’après-guerre sous les coups de boutoir des gouvernements Reagan, Thatcher, Mitterrand et autres. Ces attaques ont permis à la bourgeoisie d’entamer une longue période de destruction des anciens rapports de production, souvent appelés « le compromis fordiste ». Ces anciens rapports ont été remplacés progressivement par de nouveaux rapports « précaires », ou « libéraux » selon la terminologie officielle. Nous montrerons au chapitre 5 le contenu, l’importance et les limites de cette transformation.

2°) La mondialisation, dans sa 3ème phase historique, a accompagné ces transformations. Elle ne sera évoquée que très brièvement ici car elle a déjà fait l’objet d’un ouvrage particulier23. Rappelons simplement qu’elle a puissamment contribué à l’aggravation de l’exploitation des prolétaires et à la mise en place des rapports de précarité, tout en élargissant l’aire de valorisation et d’accumulation du capital.

3°) L’extension considérable, d’une ampleur inouïe et sans précédent, du crédit. Ce point fera l’objet des chapitres 2 et 3.

Ce n’est que vers la deuxième moitié des années 90 que la tendance à la baisse du taux de profit a commencé à reprendre résolument le dessus. Au point qu’on a pu lire ce genre de commentaire d’un « expert » financier français: « La baisse sensible de la rentabilité du capital, constatée aux USA à partir de 1997, semble redonner une certaine actualité à la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit de Marx… L’accumulation de capital productif aux USA entre 1992 et 2000 a provoqué, à partir de 1997, une baisse forte de la rentabilité du capital, due sans doute aux rendements décroissants »24.

Mais pour rendre compte de la grande crise généralisée et « systémique » ouverte dans les années 2007-2008, nous commencerons par expliquer les raisons de l’hypertrophie du crédit et le rôle de celui-ci dans la crise. On nous en rebat les oreilles pour nous faire croire que la crise ne serait due qu’à ce dérèglement financier, qu’il s’agirait seulement d’exagérations dues à un trop grand laxisme des Etats « libéraux », aux paradis fiscaux ou à quelques financiers trop gloutons avides de bonus, de stock-options et de parachutes dorés. On essaie de nous faire croire qu’il serait possible de s’opposer à tout cela par une politique d’intervention étatique qui remettrait à l’ordre du jour la réglementation et le contrôle, ou même un peu d’ordre et de morale dans un capitalisme par ailleurs sain et ne demandant qu’à prospérer pour le bien de tous. Une fois que tous ces arguments, qui encombrent le champ de l’analyse et l’obscurcissent, auront été démontés et évacués, il sera plus aisé de passer aux choses sérieuses: les vraies solutions possibles à partir des vraies causes de la crise.

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CHAPITRE 2. LE ROLE DE PLUS EN PLUS ESSENTIEL DU CREDIT DANS LE CAPITALISME

Depuis son origine, le crédit a toujours accompagné le capitalisme. Son rôle y est devenu de plus en plus important au fur et à mesure de son développement. Aujourd’hui, le capitalisme s’écroulerait immédiatement si la masse des crédits venait à se contracter sérieusement et durablement. C’est bien pourquoi, les Etats ont immédiatement déversés des milliers de milliards de dollars et d’euros en 2008-2009 pour sauver le système du crédit.

Il y a longtemps que le développement des échanges marchands, et plus encore l’accumulation capitaliste, ne peuvent plus se contenter de l’usage de la seule monnaie métallique, et cela parce que sa quantité est limitée, ses coûts de fabrication sont élevés, sa circulation est lente et dangereuse. Ces défauts ont très vite obligé les échangistes à utiliser d’autres moyens, telles les monnaies fiduciaires et scripturales émises privativement par eux. Ainsi en est-il, par exemple, de la lettre de change, du billet à ordre, du billet de banque, etc. Ces monnaies émises selon l’ampleur de leurs échanges constituaient, comme toute monnaie, des titres de créance, en l’occurrence privés25. C’est pourquoi, elles sont souvent appelées « monnaies de crédit ». Sous ses formes scripturales, le crédit a pu se développer à grande échelle, contribuant puissamment à stimuler les échanges et à accélérer l’accumulation du capital. Rappelons en effet brièvement quatre effets principaux du crédit:

1°) Accélération de la rotation du capital. La rotation du capital est le temps pour que ce capital parcoure son cycle de valorisation. Le crédit permet de relancer un cycle de valorisation en permettant de racheter les conditions de la production avant que le cycle précédent ne soit terminé, c’est-à-dire avant d’avoir vendu la marchandise et récupéré l’argent, et même avant que sa fabrication ne soit terminée. Le capitaliste peut ainsi acheter les conditions de la production sans avoir à les payer immédiatement, son capital initial servant de garantie à l’emprunt. De même, il peut vendre sans que le client n’ait l’argent et, par là, aussi raccourcir la durée du cycle. L’accélération de la rotation du capital (dont le crédit n’est d’ailleurs pas le seul moyen) est alors un puissant facteur de démultiplication des profits puisqu’un même capital, qui parcoure deux fois son cycle de valorisation au lieu d’une fois dans un même temps, double le profit.

2°) Concentration du capital. Avec le développement de l’accumulation, le crédit devient le moyen indispensable pour mobiliser des masses d’argent de plus en plus importantes, nécessaires à l’achat de moyens de production de plus en plus imposants et puissants. Il permet donc de concentrer le capital en remplaçant la petite propriété personnelle ou familiale par les sociétés par actions. Toutes les entreprises géantes qui constituent l’essentiel du capitalisme moderne sont ainsi entièrement fondées sur le crédit que leur consentent les actionnaires et autres types de créanciers26 ainsi que sur les crédits qu’elles-mêmes ou les banques consentent aux acheteurs. Dès que cette masse de crédit s’écroule, parce que sa valorisation n’est plus possible, tout le système s’écroule.

3°) Mobilité des capitaux. Le système du crédit facilite la mobilité des capitaux, ce qui est un autre facteur important de l’accumulation. Sous cette forme financière, ils peuvent se déplacer rapidement d’une branche de la production à une autre, d’un pays à un autre, et se porter là où les espoirs de profits sont les plus importants. Le petit ou moyen capitaliste était attaché à son capital matérialisé qu’il lui fallait vendre pour pouvoir investir ailleurs. Le capital sous forme financière se déplace et s’investit où il veut.

4°) Egalisation des taux de profit. Les déplacements aisés et rapides de la forme financière du capital non seulement facilitent l’extension de l’aire de valorisation des capitaux et sont un facteur d’augmentation des profits, mais ils facilitent aussi l’égalisation des taux de profit, laquelle est indispensable à la reproduction du capital. En effet, sans cette égalisation, il n’y aurait pas de développement de l’ensemble de la production puisque les branches dans lesquelles les profits seraient trop bas ne se développeraient pas, provoquant ainsi des pénuries de matériaux nécessaires aux autres. C’est donc grâce à cette mobilité des capitaux que le développement de la production capitaliste, bien que non planifié consciemment, peut être relativement équilibré, ce que Marx appelait ironiquement « la beauté de ce système ».

Accélération de la rotation et concentration accrue du capital, mobilité des capitaux et mondialisation, tout cela, que le crédit permet et organise, est le développement historique du capitalisme. Pour que le mouvement se poursuive, l’accroissement du crédit est indispensable. Mais bien évidemment, ce développement a aussi été celui de toutes les contradictions internes qui lui sont inhérentes et notamment celles qui se résument dans le phénomène de suraccumulation/sous-consommation évoqué dans le premier chapitre.

En effet, revenons-y encore une fois pour y voir le rôle du crédit. Comme il a été dit ci-dessus, ce rôle est d’une importance primordiale dans le développement de moyens de production de plus en plus perfectionnés et efficaces. Ce développement des forces productives a abouti à des hausses considérables de la production; il a permis de produire en masse des marchandises de plus en plus diverses et l’accroissement de la productivité en a abaissé la valeur unitaire. Ce rôle a été négligé par nombre d’ « experts » plutôt obnubilés par l’accroissement des seuls crédits à la consommation. Pour eux, il ne s’agirait que « d’épargne », pas de crédit. Comme si cette épargne, quand elle se représente dans un titre quelconque (action, obligation ou autres, des plus sophistiqués jusqu’au simple livret A), n’était pas un titre de créance, une avance d’argent contre promesse ou espoir de rémunération, bref, du capital financier. C’est là d’ailleurs la dénomination contemporaine des titres de crédit; nous y reviendrons au chapitre 3.

Beaucoup ne voient donc la crise que comme une « crise des débouchés » qui aurait été momentanément masquée par une hausse inconsidérée du crédit à la consommation (crédits immobiliers notamment, mais aussi cartes bancaires, crédits « revolving » et autres). Ils ne voient pas que la production a pareillement été gonflée par le crédit. Or répétons-le, on ne peut pas séparer de la sorte la sous-consommation de la suraccumulation du capital sous forme de moyens de production et de marchandises. On ne peut pas davantage nier la nécessité qui s’est imposée au capital, via ses Etats, de doper par le crédit « facile » et abondant l’ensemble des phases de son procès de valorisation. Si les « experts » ne voient la crise que comme un problème de débouchés gonflés artificiellement par le crédit, c’est parce que c’est seulement au moment de la réalisation, qu’ils peuvent voir si, et de combien, le capital engagé a été valorisé. C’est pourquoi, ils ne comprennent la crise que comme une disproportion entre une insuffisance de pouvoir d’achat relativement à la production et non comme une baisse du taux de profit, un « manque » de surtravail. Ils préconisent en conséquence la relance de la consommation. Mais puisqu’il s’agit aussi pour chaque capitaliste de défendre ses profits, aucun n’augmente les salaires. Mais chacun le préconise pour les autres afin qu’il puisse leur vendre ses propres marchandises et exporter. Alors tous recherchent la solution par le biais d’une relance du crédit, ce qui revient à reproduire et à relancer les « exagérations » de la finance qu’ils condamnaient la veille. Observons que le capital, ne florissant que dans la « croissance » de la production, il n’envisage jamais de résoudre cette disproportion par une réduction des surcapacités. Mais cela, la crise l’y amène quand même, et à grande échelle, qu’il le veuille ou non. Par là, se trouve un des moyens de la vraie solution pour le capital puisqu’il ne peut plus s’en sortir ni par l’augmentation des salaires, ni par celle du crédit.

Etant bien établi que l’extension du crédit à la consommation ne doit pas faire oublier celle du crédit dans la production en général, on peut remarquer qu’elle a effectivement été considérable depuis les années 50. Elle a atteint une sorte de paroxysme depuis le début du 21ème siècle. D’abord, il s’agissait d’accompagner les hausses de la production induites par les progrès du machinisme (productivité). Puis, dans les années 2000, l’extension du crédit à la consommation a été un effort désespéré pour surmonter la crise déjà là dans les « fondamentaux », ainsi qu’en témoigne l’effondrement de 2000-2001. La relance aussi massive qu’artificielle de la consommation dont ses pairs font maintenant grief à son principal organisateur, Mr. Greenspan, alors patron de la FED adulé par eux, s’est terminée par la surproduction immobilière et les crédits « subprimes ».

Cette gigantesque « bulle » de crédits à la consommation a été tellement décrite et commentée qu’on peut se contenter ici d’en rappeler quelques chiffres significatifs. Par exemple aux USA, « la consommation des ménages équivaut aux deux tiers de l’économie américaine »27. Laquelle est essentiellement basée sur le crédit puisque l’endettement des ménages US à fin 2007 s’était élevé jusqu’à 140 % de leur revenu brut disponible. Il en est allé de même pour les ménages espagnols. Ce fut pire pour les britanniques et les hollandais qui battirent des records avec un endettement à 170 %28. Quant aux ménages français, ils s’en sortent un peu mieux dans la mesure où ils ne sont endettés qu’à hauteur de 74,4 % de leurs revenus à la fin de l’année 200829.

Dans le même temps, l’augmentation du crédit aux entreprises via les Bourses et autres institutions financières était stimulée par divers systèmes d’avantages fiscaux, ainsi que par les aides consenties directement par les Etats aux entreprises (subventions, réduction de charges, financement étatisé de la formation et de la reproduction de la main d’œuvre, et même d’une partie des salaires, etc.). Toutes ces mesures permettaient aux investisseurs d’accroître leurs profits, stimulaient l’achat de titres de crédit, des actions notamment, et rendaient les bourses euphoriques. Mais ces aides pesaient évidemment sur les budgets des Etats déjà mis à mal par les baisses d’impôts et étaient donc elles-mêmes financées à crédit, en l’occurrence par l’augmentation de la dette publique. De sorte que celle-ci s’ajoutait aux dettes privées pour constituer un puissant dopant à la reproduction du capital. Ainsi, « à la veille de la crise dite des subprimes, la dette totale américaine représentait 350 % de la richesse produite »30. En France, la seule dette publique représentait 21 % du PIB en 1980 contre plus de 70 % fin 2008. Et les 100 % sont en vue pour 2010 au plus tard. Bien sûr, les autres pays n’échappent pas à cette explosion des dettes publiques.

Un système de production qui ne peut se reproduire qu’en augmentant sans cesse une masse monstrueuse d’endettement (de crédit) ne peut évidemment que finir par s’écrouler comme un château de cartes. En effet, la masse de plus-value produite n’augmente évidemment pas en proportion et il arrive qu’elle ne peut plus permettre de verser la rémunération attendue (dividendes ou intérêts) par tous ces capitaux que prétendent être cette masse de titres de créance (actions, obligations et autres titres, ainsi que leurs multiples « produits dérivés »). En même temps, la masse salariale s’effritait sous l’effet des augmentations de la productivité, de la mondialisation, du démantèlement des « acquis sociaux », du rapport de production fordiste, et finissait par rendre nombre de consommateurs incapables de rembourser leurs crédits. Comme souvent, c’est à partir d’un problème de consommation c’est-à-dire de réalisation de la production que la crise apparaît. Et donc elle apparaît alors comme crise du capital financier due à l’insolvabilité des consommateurs puisque cette consommation était entièrement soutenue par le crédit. Ce fut bien le cas avec la crise dite des « subprimes ». Mais ce n’était que la mèche qui a mis le feu aux poudres. En effet, puisque le système s’est écroulé de tous côtés, c’est bien que la suraccumulation était partout: en moyens de production, en marchandises, en capital-argent, etc.

Ce qui apparaît concrètement aujourd’hui – mais c’était bien évident depuis longtemps – c’est que le crédit, comme l’argent en général, ne crée rien. Il dope, il stimule, il accélère la valorisation et l’accumulation du capital. Mais la même contradiction suraccumulation/sous-consommation qui pousse à l’abaissement du taux de profit reste à l’œuvre et s’aggrave. Certes, le développement du crédit constitue bien une contre-tendance à cette baisse. Il permet de la surmonter un temps par les effets que nous avons cités au début de ce chapitre. Mais en même temps, plus il contribue à accélérer l’accumulation du capital, plus il accélère aussi l’aggravation des contradictions du capital. « L’effet de levier », l’effet démultiplicateur du crédit joue comme un dopant; il finit par ruiner d’autant plus qu’il a d’abord stimulé.

Le développement massif du crédit a correspondu à un développement tout aussi massif de la suraccumulation de capital sous toutes ses formes. Mais comme la crise a éclaté, à l’instar des grandes crises précédentes, comme crise du système financier, les commentateurs l’ont en général cataloguée: crise due à l’excès de crédit, aux « exagérations » du capital financier et de ses représentants. Ils en ont fort bien fait le constat. Mais ils n’en ont pas vu la cause. Partant ainsi de faux diagnostics, ils ont imaginé de fausses solutions. Par exemple, ils ont prétendu pouvoir résoudre le problème par une réglementation étatique qui supprimerait ces exagérations en encadrant les émissions de crédit, en « moralisant » les pratiques des financiers, voire aussi pour certains par une augmentation du pouvoir d’achat des salariés afin que ceux-ci puissent consommer davantage tout en s’endettant moins! Comme il s’agit des analyses les plus répandues, et qui plus est, comme elles paraissent frappées au coin du bon sens tout en débouchant sur des solutions inopérantes ou inapplicables, il convient d’examiner ce fameux « capital financier » rendu seul ou principal responsable de tous les maux, et de voir quel a été son rôle dans la crise. Cela permettra de comprendre ce qu’on peut attendre des propositions de contrôle étatique faites à son égard.

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CHAPITRE 3. CREDIT, CAPITAL FINANCIER ET CRISE

3.1 Formation d’un système de crédit et d’un capital financier

Avec le développement du crédit, il se forme une sphère financière, un système financier organisé pour gérer un capital financier, de l’argent qui semble fonctionner comme un « vrai » capital. Vrai, il ne l’est cependant que dans la conception bourgeoise du capital, à savoir de l’argent qui produit de l’argent. Cette sphère financière serait celle de la valorisation d’un capital particulier, le capital financier, à côté d’autres où se valoriseraient le capital industriel ou le capital commercial. Toutes ces sphères sont reliées entre elles par des échanges, des affaires réciproques. Toute crise de l’une se répercute sur les autres bien que celles-ci n’y soient apparemment pour rien puisque les procès de valorisation sont vus comme séparés. Ainsi aujourd’hui, toutes seraient victimes de la finance et des financiers. On affirme qu’elles étaient en bonne santé et qu’elles ont été contaminées par les excès en tous genres de la sphère financière. En réalité, la suraccumulation du capital était partout généralisée, cela, quelles que soient les séparations formelles des différentes branches de la production ou des différents moments du procès de valorisation (mobilisation de l’argent, investissements, production, commercialisation, etc.). Chacune de ces fractions n’est en fait qu’un des éléments de ce procès général de la reproduction du capital confiés à des capitaux spécialisés et à leurs fonctionnaires (agents) spécialisés.

Pour bien comprendre que, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la crise actuelle est celle du capitalisme (un rapport de propriété, un mode de production, une société) et non d’une seule des fractions particulières du capital, il faut reprendre l’analyse de ce qu’est ce capital financier31, non seulement pour montrer son contenu, mais aussi les limites de son extériorité, de son autonomie par rapport au capital productif de plus-value. Sur cette base, on pourra conclure s’il est possible ou non de corriger les « exagérations » du capital financier et en quoi ces éventuelles corrections constitueraient un moyen de relancer la valorisation du capital. Ceci ne serait d’ailleurs qu’une « solution bourgeoise » à la crise.

La finance est le monde de la circulation de l’argent. C’est le lieu où l’argent semble produire de l’argent. L’extériorité relative ou autonomie du capital financier existe avant même qu’il n’existe comme tel car elle est inhérente à la forme argent en général. En effet, comme on le sait, les marchandises ne peuvent s’échanger que par l’intermédiaire d’un étalon, d’un équivalent, d’une marchandise jouant ce rôle, faisant office d’étalon. Cette marchandise, cet équivalent général, n’est autre que l’argent (une monnaie). D’où plusieurs conséquences, dont les deux suivantes:

1°) ce médiateur de l’échange est extérieur à la richesse produite. Il représente sa valeur, c’est-à-dire la quantité de travail social qu’elle contient, et cela de façon imaginaire, purement conventionnelle dès qu’il s’agit de monnaie fiduciaire ou scripturale. Cette extériorité fait qu’il peut être émis de cette monnaie une quantité quasi illimitée. Il suffit de faire tourner « la planche à billets ». Le crédit est justement le moyen essentiel pour qu’une telle émission se fasse. Cette indépendance formelle de la monnaie par rapport aux marchandises entre toutefois en contradiction avec une dépendance réelle;

2°) la contradiction monétaire réside dans la double fonction de la monnaie32. D’abord, en tant que signe médiateur indiquant les proportions de l’échange. Peu importe alors sa valeur. En effet, si une quantité x de marchandise B s’échange contre une quantité y de marchandise C, en valeur on a xB = yC. Peu importe qu’on convienne que xB = 100 euros = yC, ou que xB = 1000 euros = yC. On peut émettre autant de signes qu’on veut sans que cela change quoi que ce soit aux valeurs échangées et donc aux proportions de l’échange à un moment donné. Mais la monnaie a aussi une deuxième fonction. En tant que représentante de la valeur, elle est censée la conserver. Or s’il est émis plus de monnaie que de valeurs produites et échangées, c’est-à-dire si la masse monétaire en circulation augmente plus que celle des valeurs échangées, alors l’unité monétaire ne représente plus la même valeur. C’est le phénomène bien connu de l’inflation monétaire. Dans ce cas, le vendeur de xB qui en recevrait 100 euros ne pourra acheter plus tard, après une telle émission monétaire, que moins que les yC pour le même prix nominal. Ce phénomène peut se produire parce que la médiation de l’argent implique la séparation des actes d’achat et de vente et permet donc qu’elle recouvre un grand laps de temps. Nous verrons que le crédit, en tant qu’il est création monétaire privée, est un puissant facteur d’inflation (d’augmentation des prix nominaux), et tout particulièrement d’inflation de la masse financière (quantité et prix des titres financiers).

C’est parce que l’argent se présente non seulement comme signe étalon médiateur des échanges, mais aussi comme représentant de la valeur pendant le temps qui sépare la vente d’une marchandise de l’achat d’une autre qu’il se présente aux yeux des agents comme étant lui-même la valeur33. Il apparaît même comme la valeur suprême puisqu’elle seule peut s’échanger contre toutes les autres, puisqu’il peut tout acheter. Et la forme argent, cette « forme autonome de la valeur » comme disait Marx, permet ensuite l’existence du crédit. Celui-ci n’est rien d’autre qu’une création et une circulation d’argent relativement détachées de celles des marchandises. Et il s’en détachera toujours davantage… jusqu’à ce qu’une crise advienne qui dégonflera cette suraccumulation là aussi. Le crédit est possible grâce à cette forme argent de la valeur (de la richesse sociale). En même temps, il permet d’en démultiplier la création.

Nous avons rappelé au chapitre 2 les principales raisons qui ont contraint au nécessaire développement du crédit. Mais celui-ci n’aurait pu se développer sans l’organisation concomitante d’un système de crédit, c’est-à-dire d’un ensemble d’institutions spécialisées (banques, bourses, etc.), de règles et de lois assurant la création et la gestion du crédit. Assurant donc notamment cette triple fonction:

– une fonction de « fabrication » du crédit (création monétaire), ainsi que de transformation de cette monnaie privée en « vraie » monnaie d’Etat par divers moyens tels l’escompte ou la titrisation;

– une fonction de collecte de l’épargne et de sa concentration en capital sous sa forme argent afin d’accompagner et stimuler sa concentration sous ses formes matérielles;

– une fonction de circulation de ce capital (accélération de la rotation et de la mobilité).

Le capital financier se sépare formellement comme tel du capital productif au fur et à mesure que se structurent et se spécialisent les institutions financières. C’est un capital fait de titres de créance sous forme de dépôts bancaires variés, de titres financiers privés ou publics, cotés ou non, de contrats de ventes ou d’achats à terme, ou encore d’innombrables « produits dérivés » créés par la finance contemporaine. Quelle que soit cette forme, il s’agit toujours d’un titre de papier qui représente une somme d’argent censée s’accroître sans que son possesseur n’ait à se soucier de la convertir en moyens de production. Notons que cette somme peut fort bien n’être que virtuelle et « l’investisseur » ne toucher que le gain… ou subir la perte. Tel est le cas dans les opérations à terme faites à crédit qui nourrissent la spéculation (le crédit et la spéculation sont inséparables). Ces titres financiers se distinguent de la simple monnaie en ce qu’ils sont censés rapporter dividendes ou intérêts. Mais ils sont convertibles le plus souvent quasi instantanément en monnaie et réciproquement. En ce sens, argent ou titres sont des signes monétaires, c’est-à-dire une créance sur une part de la richesse sociale. Ensemble, ils sont ce que les économistes appellent « des liquidités », à la différence du capital existant sous la forme solide et fixe de moyens de production.

En premier lieu, la sphère du capital financier pleinement constituée du capitalisme moderne est celle d’où part l’argent A. Elle le fournit aux autres sphères du capital d’où il revient gonflé d’intérêt ou de dividende, comme A’ supérieur à A. La sphère du capital financier semble ainsi être la sphère du capital par excellence puisque c’est là que semble se passer la valorisation de A en A’. Bien évidemment, intérêt et dividende ne sont que cette part de la plus-value réalisée qui est distribuée aux financiers. L’autre part est affectée à des investissements supplémentaires (accumulation), ainsi qu’aux impôts, aux rémunérations des cadres supérieurs, au paiement des couches improductives, aux dépenses somptuaires diverses, etc. Pourquoi une part de cette pl va au financier, capitaliste passif, simple prêteur? Parce qu’il a conservé la propriété de l’argent. Il n’en a concédé que l’usage au capitaliste actif. Et cet usage consiste à le transformer en moyens de produire la pl. Comme dans les grandes entreprises d’aujourd’hui, tout le capital argent est du capital de prêt, il semble que tout le profit distribué va au financier. En réalité, les managers, capitalistes actifs, reçoivent aussi leur part de pl sous forme de stock-options, d’intéressement aux bénéfices, de hautes rémunérations, d’avantages en nature, etc. Mais comme il semble que toute la pl va aux financiers, que la valorisation A-A’ se passe dans la sphère financière, qu’elle ne concerne et ne profite qu’aux propriétaires de l’argent, il semble aussi que les capitalistes actifs, qui maîtrisent les moyens de production et organisent l’extorsion du surtravail et sa transformation en pl, n’en reçoivent pas une part et ne sont au pire que des exécutants obligés et dociles de financiers avides, égoïstes et dictatoriaux.

Du fait que c’est lorsque le capital revient sous sa forme argent que l’on sait s’il y a eu ou non valorisation, c’est évidemment en tant que capital financier qu’est définie la rentabilité du capital. C’est donc aussi de là que partent les décisions de poursuivre ou non le procès de valorisation réel, à tel endroit, pour tels produits, etc. Ainsi, c’est le capital financier qui paraît se subordonner le capital productif, d’autant plus qu’il en nomme les dirigeants. En réalité, ce n’est pas le capital financier qui décide. Ce sont les conditions qui assurent le profit maximum. Et les dirigeants sont choisis en fonction de leur capacité à les mettre en œuvre. Le capital financier comme le capital en fonction, et donc leurs agents, sont soumis à ces conditions, à cette loi générale inexorable et incontournable du capital, inhérente au rapport social de l’appropriation privée. C’est ce rapport qui exerce sa dictature, s’il faut employer ce terme cher en la matière aux démagogues de la gauche, prompts à dénoncer à grands cris la dictature de la seule finance pour sauvegarder en catimini le capital dans son essence.

A vrai dire, l’argent n’est même pas du capital; au mieux, c’est du capital virtuel. Ce n’est que dans les métamorphoses de l’argent en toutes les conditions de la production de pl, et si elles réussissent jusqu’à la vente, qu’il se transforme en capital, en procès de valorisation. Karl Marx faisait une remarque très pertinente du même ordre à propos de l’argent sous forme de titres financiers, telles les actions, par exemple, qui sont «… un duplicata du capital réel, (des) chiffons de papier, comme si un certificat de chargement pouvait avoir une valeur à côté du chargement, et en même temps que lui… le capital réel existe à côté d’eux et ne change absolument pas de mains si ces duplicata passent d’une main dans une autre »34. Ce dédoublement du capital réel, de la valeur réelle dans un titre de propriété, est typique du capital financier. C’est du capital de papier, du capital fictif.

Mais ce dédoublement peut lui-même être dédoublé par l’émission de titres représentant d’autres titres, ou même simplement, les variations de leurs prix. En fait, nous allons voir qu’avec le crédit, il se produit sur une grande échelle une sorte de démultiplication du capital financier sur lui-même. Il semble pouvoir grossir de façon autonome, beaucoup plus vite et beaucoup plus massivement que le capital en fonction dont il était censé initialement représenter la valeur sous forme argent dans le moment dit de la circulation. Grossissement effectif d’ailleurs, jusqu’à ce qu’un krach vienne démentir ce découplage. Avant d’analyser le rôle de cette hypertrophie des titres financiers dans la crise, il convient donc de rappeler d’abord l’existence de ce processus, et d’en rendre compte.

3.2 Puissance d’expansion autonome du capital financier

La première chose qu’il faut avoir en mémoire en ce qui concerne le crédit, dont les titres forment le capital financier, est qu’il se développe d’abord selon les besoins des agents économiques, de leurs activités. Le crédit est une création privée de monnaie. Ses premières formes, tels la lettre de change et le billet à ordre, pouvaient déjà servir de monnaie pour d’autres transactions en étant endossées. Aujourd’hui, les banques sont les principales créatrices de monnaie qu’elles fournissent aux agents économiques à qui elles ouvrent un crédit. Rappelons brièvement comment.

En général, le public croit que les banques prêtent l’argent qu’elles ont dans leurs coffres. Absolument pas. Leurs capitaux propres et les dépôts dont elles disposent ne représentent qu’une faible part de l’argent qu’elles prêtent35. Elles prêtent de l’argent qu’elles créent. On en comprend facilement le mécanisme en supposant, pour simplifier, une banque unique représentant le système bancaire dans sa globalité. Elle accorde un crédit à Mr. A. Cela veut dire qu’elle donne à Mr. A le droit de tirer un chèque sur la banque, par exemple, pour l’achat d’une maison à Mr. B. Comme Mr. A n’avait pas l’argent nécessaire sur son compte avant ce crédit, il devient « pour la banque, un déposant imaginaire »36: simple jeu d’écriture. Selon le vieil adage des banquiers, « ce sont les crédits qui font les dépôts et non l’inverse ». En effet, la banque inscrit à l’actif de son bilan sa créance sur Mr. A et au passif un dépôt nouveau. En fait, le vendeur Mr. B remettra le chèque qu’il a reçu de Mr. A à la banque et le dépôt sera à son nom. Le bilan de la banque a gonflé du montant de cette création monétaire mais « il n’y a eu ici aucune intervention de billets »37, de monnaie d’Etat, rien que des écritures dans les bilans des banques et les comptes courants de leurs clients38. Ce schéma, valable dans le cas d’une banque unique, demeure tout aussi valable dans un système à banques multiples car, dans ce cas, chacune des banques reçoit en dépôt des chèques tirés sur les autres banques. L’ensemble de ces traites se compensent plus ou moins; l’opération est réalisée par les chambres de compensation; seuls les soldes sont réglés en « vraie » monnaie d’Etat; mais, le plus souvent, ils font encore l’objet de crédits, interbancaires.

La deuxième chose qu’il faut avoir en mémoire à propos de la création monétaire par le crédit, c’est que l’Etat, via sa banque centrale, est obligé, du moins à peu de chose près, de fournir au système financier l’argent « officiel » dont il peut avoir besoin, en reprenant alors les créances que les banques lui confient en échange. L’Etat est, par essence, l’organisateur suprême des intérêts du capital et de la société capitaliste. Il doit et il ne peut que soutenir la croissance (donc l’accumulation du capital) la plus forte possible et veille donc à la création monétaire qui lui est nécessaire. Or en ces débuts du 21ème siècle, 93 % de la création monétaire relève des crédits bancaires, c’est-à-dire de l’initiative privée. 7 % seulement relève de billets et pièces émis par la banque centrale (la planche à billets). Celle-ci a simplement pour rôle de fournir aux banques le « vrai » argent qui peut leur être demandé par les déposants ou dont elles peuvent avoir besoin pour solder leurs opérations entre elles. En temps « normal », la banque centrale accompagne ainsi le développement de la création monétaire privée par l’escompte, échange d’argent contre des créances. Lors des crises, elle doit même accepter de recevoir toutes sortes de créances « toxiques », irrécouvrables, afin que les banques aient assez d’argent pour payer leurs propres dettes (les actifs, dévalorisés ou annulés, ne couvrent plus le passif dont la plupart des ayant droits, sinon tous, réclament le remboursement lors des crises financières). La banque centrale est obligée de garantir la transformation de la monnaie privée en monnaie d’Etat quelle que soit la situation. En période de croissance, car si elle ne le faisait pas, plus personne n’aurait confiance dans le crédit et la sacro-sainte croissance s’écroulerait à la grande fureur du monde capitaliste. En période de crise, elle y est encore plus obligée sinon tout le système financier s’écroulerait, et avec lui le capital dans son ensemble qui ne peut exister, ni se reproduire aujourd’hui sans le crédit. Bref, l’Etat ne peut pas décider de l’évolution de la masse monétaire à sa guise. Il peut certes la stimuler ou la freiner mais, pour l’essentiel, ce sont les maîtres de la production qui en décident selon les exigences des capitaux qu’ils gèrent. Ou plus précisément, avec l’Etat, ce sont les intérêts et les besoins qui découlent du capital en général qui décident au-delà de tels ou tels intérêts particuliers. On le voit aujourd’hui: les Etats décident de relancer la croissance par l’accroissement du crédit en offrant des avances d’argent quasi gratuites. Mais le volume des affaires dégringolant, les capitalistes décident autre chose: ils ne veulent pas de crédit. Ni en faire, ils ont déjà trop d’impayés. Ni en recevoir, ils sont déjà trop endettés. Donc, ils ne prennent cet argent que dans la mesure où ils doivent boucher le trou des impayés et rembourser leurs dettes, pas pour investir en faveur de la croissance. Nous y reviendrons.

Ouvrons ici une parenthèse pour observer que cette création monétaire par le crédit se manifeste sous la forme d’une existence double du même argent: comme argent dont l’emprunteur dispose et comme un nouveau dépôt créé au bilan de la banque en contrepartie d’une créance et sur lequel le titulaire (Mr. B dans notre exemple) peut tirer de l’argent. Une fois encore, on découvre cette caractéristique du crédit de pouvoir dédoubler la représentation d’une même valeur. Et on peut illustrer cela d’une autre façon en retournant contre ses tenants l’idée que ce serait les dépôts des uns qui financeraient les crédits des autres. Car même dans ce cas, ce serait encore reconnaître que le même argent sert deux fois: une fois comme avoir pour le déposant et une fois pour le banquier qui le met à la disposition de l’emprunteur (c’est bien pourquoi, il est « un déposant imaginaire »).

Il est important de bien comprendre que le crédit est une création monétaire induite par les activités des agents privés, agissant selon les rapports sociaux de l’appropriation privée des moyens de production. Sinon, on pourrait se laisser convaincre par les thèses erronées (examinées plus loin au chapitre 4) selon lesquelles tout Etat peut contrôler à sa guise la masse des crédits et, par là, rationaliser le développement du capitalisme. Afin de ne pas se laisser leurrer, insistons sur ce point et développons deux exemples contemporains.

Premier exemple. Le déficit commercial des USA avec la Chine et avec d’autres pays asiatiques, résultat d’échanges privés, aboutit à obliger la banque centrale chinoise à racheter aux exportateurs chinois les dollars reçus par eux et qui ne servent pas aux importations de marchandises US. Donc, cela l’oblige à émettre des yuans. En même temps, avec ces dollars, elle achète des titres de l’Etat US. Début 2009, elle détient environ 1000 milliards $. Ces dollars retournent donc aux USA puisqu’elle les utilise pour acheter des titres US. Là encore, il y a dédoublement. C’est comme si les dollars n’avaient jamais servis. Mais des yuans ont bien été créés ainsi que ces titres de la dette publique US qui viennent gonfler la masse mondiale de capital financier. Les échanges privés entre américains et chinois, financés par du crédit chinois, ont abouti à une création obligée de monnaie publique chinoise et de titres financiers publics US.

Deuxième exemple. Plus généralement, la croissance démesurée des dettes publiques générées par les nécessités de surmonter les difficultés de la reproduction des sociétés capitalistes aboutit à une création tout aussi démesurée de capital financier. L’argent remis aux Etats par leurs créanciers est dédoublé par les titres qui le représentent (Bons du Trésor ou autres). Ces titres dupliquent cet argent mais, comme celui-ci est dépensé pour l’essentiel de manière improductive, ils ne représentent même pas du capital en fonction. Ils ne sont que du capital fictif. « L’accumulation du capital de la dette publique ne signifie rien d’autre… que le développement d’une classe de créanciers de l’Etat, qui sont autorisés à prélever pour eux certaines sommes sur le montant des impôts… Ces faits montrent que même une accumulation de dettes arrive à passer pour une accumulation de capital… »39. Les Etats sont ainsi aujourd’hui les principaux créateurs de capital financier fictif dont, par ailleurs, leurs dirigeants se plaisent à dénoncer l’exubérance irrationnelle et néfaste!

Mais ils y sont obligés par leur fonction. Ils ont en effet à organiser la valorisation du capital et la reproduction de la société capitaliste. Il s’ensuit un déluge de subventions, d’exonérations fiscales et d’aides diverses aux entreprises, et un autre déluge de dépenses pour contenir la lutte de classe (un peu d’aides sociales, beaucoup de police, énormément de coûteuses bureaucraties administratives et politiciennes). Et ils y sont encore plus obligés par la crise puisqu’ils doivent alors absolument sauver le système financier en déroute du fait de l’hypertrophie de capital financier fictif que les agents privés ont causé par le crédit.

Hypertrophie exacerbée40 par le fait que les titres de crédit peuvent être émis presque à volonté, comme si le capital financier se démultipliait par lui-même. Ainsi, des titres financiers servent de « sous-jacents » pour donner naissance à d’autres titres qui les dupliquent, comme par exemple ces titres de fonds qui rassemblent d’autres titres (actions ou obligations) et qui, eux-mêmes, sont dupliqués par des titres de fonds de fonds qui les rassemblent! Mais surtout le crédit permet toutes les spéculations à « effet de levier »41. En effet, la grande masse des produits financiers, dont il est impossible de connaître tout l’enchevêtrement et la complexité (y compris pour les spécialistes), sont le plus souvent fondés sur des opérations et des engagements à terme. On ne les paie pas cash. Une masse énorme de toutes sortes de « produits dérivés » a ainsi été créée. Ces produits ont pour caractéristiques communes d’être de simples paris sur les variations futures de leurs « sous-jacents ». Ces derniers peuvent être des actifs matériels ou financiers, voire de simples « notions » comme l’indice CAC 40 ou un taux de change ou d’intérêt. Ils peuvent être achetés pour des mises de fonds initiales extrêmement faibles; la perte ou le gain ne se faisant qu’à terme en fonction de l’ampleur des variations constatées. Ainsi, gains ou pertes peuvent atteindre 10 ou 100 fois la mise de fonds initiale. Tous ces contrats à terme sont un bon exemple du caractère fictif de ce capital financier, puisqu’ils ne sont que de la pure spéculation et puisqu’on peut gagner de l’argent sans même en avancer, ou alors très peu. Nous verrons plus loin le rôle de cette hypertrophie du capital financier dans la crise, accentuée par une inflation quant aux prix des actifs (ce qui diminue leur rendement). Mais lorsque ce capital s’écroule, il faut sauver le système financier et c’est alors la dette publique qui s’accroît à proportion.

Rappelons seulement à ce propos que l’encours mondial des seuls produits dérivés était de 516 000 milliards $ à la fin 200742. D’autres produits financiers d’invention récente, les contrats « swap » (échanges de risques financiers en tous genres) ont connu une progression fulgurante. Rien que ceux portant sur des risques d’insolvabilité de débiteurs, les fameux CDS (credit default swap), sont passés de 0 à 60 000 milliards $ entre 2000 et 200843. Ces sommes sont à comparer à celle de 167 000 milliards d’actifs financiers supposés représenter un capital « réel », encore que les « experts » appellent capital « réel » un investissement dans n’importe quelle activité non financière, productive ou non de pl. Il y a bien d’autres « bombes oubliées », pour reprendre l’appellation maintenant donnée aux fameuses opérations à effets de levier dites « L.B.O. » (leverage buy out): « Le L.B.O. est désormais La Bombe Oubliée ». Par exemple, « si les banques françaises avaient encore 22 milliards d’euros d’actifs pourris liés aux subprimes après 25 milliards de dépréciations en 2007-2008, elles détenaient 28 milliards de prêts L.B.O. provisionnés à hauteur de seulement 2 milliards. Un baril de poudre qui n’attend plus qu’une poignée de mèches »44.

Ces exemples ont pour objet de donner une idée de l’hypertrophie du capital financier, fictif. Peu importe finalement de connaître tout l’éventail de ses « produits ». Il suffit de le constater et d’en connaître le support: le crédit, dont nous avons montré l’origine et la nécessité dans les rapports marchands et capitalistes. Tous les économistes reconnaissent aisément que l’excès de crédits est ce qui forme ces bulles financières qui éclatent en krachs. Mais ce constat n’est rien tant il crève les yeux. Il laisse sans réponse deux questions essentielles: 1°) pourquoi ce phénomène se produit de façon récurrente sans que les Etats ne puissent l’empêcher? 2°) Quel est le rôle de cette hypertrophie dans la crise généralisée du capitalisme? Nous avons déjà répondu à la première. Faisons le pour la seconde.

3.3 Le rôle du capital financier dans la crise

Nous avons déjà rappelé que le développement du crédit s’expliquait d’abord comme une contre-tendance à la baisse du taux de profit et qu’il contribuait à plus long terme à l’accentuer. En effet, en accélérant et stimulant le développement du procès de valorisation, il accentue également ses contradictions internes: il accroît la productivité et développe la contradiction suraccumulation/sous-consommation.

Maintenant, nous pouvons ajouter que la tendance irrépressible du crédit et du capital financier à se démultiplier implique évidemment le gonflement de la masse de l’intérêt qui doit rémunérer tous ces titres. Comme finalement, l’argent ne vaut que par rapport à la valeur de la richesse réelle qu’il représente et que, de la même façon, il ne représente une valeur se valorisant (un capital) par l’intérêt que dans la mesure où celui-ci est une part d’une plus-value réelle, on voit que le gonflement du capital sous forme financière ne fait qu’accroître la masse d’argent qui se veut capital et exige de recevoir une part de la plus-value. Comme le capital financier n’en produit pas, son gonflement a pour conséquence de diminuer le taux de profit moyen pour tous les capitaux45. De plus, il faut inclure dans cette diminution du taux de profit les faux-frais pour le capital que sont les coûts nécessaires au fonctionnement du vaste système financier.

Marx a montré46 que le profit général était, en résumé, la somme de l’intérêt (ou du dividende, qui est pour lui, à juste titre, la même chose, c’est-à-dire la contrepartie de la cession de la valeur d’usage de l’argent), des profits et de la rente foncière. Cela étant, la masse de ce profit n’est pas affectée par la façon dont elle se répartit entre ces différents ayants droit. Mais le taux l’est si cette masse n’augmente pas proportionnellement à celle des capitaux « ayants droit ». Et Marx ne pouvait pas imaginer à son époque à quel point la masse de capital financier augmenterait au delà de celle du capital productif.

Le paradoxe, c’est que dans une première phase précédant la crise, plus le capital a du mal à se valoriser dans un procès de production, plus cela stimule, en guise de contre-tendance, le gonflement du crédit et donc du capital financier fictif. Cela produit une sorte « d’effet de ciseaux » qui finalement renforce la baisse du taux de profit: le capital productif de pl ne s’accumule plus que lentement (effet de la suraccumulation de ce capital) à l’inverse du capital financier fictif, consommateur d’une plus-value qu’il ne produit pas. De sorte que la phase précédent la crise apparaît néanmoins d’abord, grâce au crédit, comme une phase de valorisation du capital en général, parce que les prix des actions et autres actifs financiers montent, les bourses sont euphoriques grâce notamment aux OPA et aux spéculations, et parce que la consommation dopée au crédit soutient artificiellement la production. Ce que perçoivent les agents économiques, c’est qu’il y a bien accumulation de capital, mais ils ne la comprennent pas comme étant surtout une accumulation de capital fictif, un excès de crédits.

Dans cette phase euphorique, il se produit une sorte d’auto-valorisation du capital financier. La hausse du prix de ces actifs ainsi que de l’immobilier attise l’intérêt des épargnants, petits et grands. La demande de crédit augmente. Les banques s’empressent de la satisfaire. Elles sont soutenues en cela par les banques centrales des Etats qui doivent, même si elles disent parfois le contraire, faciliter le crédit en offrant des liquidités abondantes et bon marché. Par ailleurs, elles ont trouvé le moyen de se débarrasser de leurs créances sur le marché financier en les titrisant47, ce qui leur fournit de l’argent pour de nouveaux crédits. C’est la spirale de la hausse. Le crédit est d’autant plus facilement accordé que la hausse des prix des titres financiers sert de contrepartie pour en obtenir plus et acheter d’autres actifs. Achats qui font encore monter leurs prix et ainsi de suite jusqu’au krach qui révèle le caractère purement spéculatif et artificiel de cette hausse auto-entretenue par ce mécanisme de crédit qui n’est garanti que sur des actifs, eux-mêmes achetés à crédit. Toute nouvelle créance est ainsi garantie par une créance antérieure, comme les cartes d’un château de cartes.

Cet « effet de levier » (ou effet démultiplicateur) du crédit a atteint des niveaux considérables. Les banques et autres fonds d’investissements « ont investi en moyenne sur la base d’un ratio de 24 à 1 entre capitaux extérieurs (empruntés) et capitaux propres »48. La banque Lehman Brothers, célèbre pour sa retentissante faillite en 2008, était championne en cette matière: « 677 milliards de dettes pour 23 milliards de capital fin 2007 »49, soit environ 1 dollar apporté contre 29 empruntés pour un investissement de 30! Ce qui signifie évidemment un profit énorme quand tout va bien et, à l’inverse, une perte tout aussi énorme en cas de mauvaises affaires: il faut alors rembourser 24 ou 29 en plus du 1 perdu. Ce qui veut dire vendre d’autres titres ou actifs matériels. Mais comme dans la crise, tout le monde veut vendre en même temps, pressés par les créanciers de rembourser les dettes50, obligés de combler les trous de leurs propres créances devenues irrécouvrables, tous les prix s’effondrent et c’est l’insolvabilité générale qui se développe. Le crédit s’effondre. Spirale de la hausse ou spirale de la baisse, « dans les deux cas, la rationalité individuelle produit l’instabilité collective »51. C’est ainsi que plus de 50 000 milliards de dollars sont « partis en fumée sur les marchés financiers en 2008 »52.

Pour en revenir à l’effet de ciseaux évoqué ci-dessus, on voit bien que l’accroissement de la masse monétaire induit par l’accroissement du crédit produit de l’inflation. Celle-ci n’a pas disparu, contrairement à ce qu’ont affirmé nombre d’experts. Simplement, elle s’est portée sur les prix des actifs financiers et immobiliers (bases des rentes) plutôt que sur ceux des biens de consommation. Ce qui est encore, nous le verrons, une manifestation de la suraccumulation du capital (et de la mondialisation qui l’a accompagnée), qui a induit une concurrence plus acharnée et une tendance déflationniste du prix des marchandises produites massivement.

Ce gonflement de la masse des titres financiers et de leurs prix finit par produire une baisse du taux de profit moyen, non seulement comme nous l’avons dit ci-dessus à cause de la démultiplication des ayants droit au partage des profits, mais aussi parce que la hausse des prix de ces titres abaisse mécaniquement leur rendement (le ratio taux intérêt/somme investie pour l’achat du titre). Et cette baisse des rendements, rendements qui sont pour les capitalistes passifs les seuls taux de profit qu’ils connaissent et qui motivent leur décision d’investir ou non, conduit les Etats et les banques à augmenter davantage encore l’émission de crédits dans l’espoir de la contrer. Ces crédits deviennent alors nécessairement de plus en plus risqués. Au point que le risque tourne en catastrophe comme ce fut le cas pour les désormais célèbres « subprimes » aux USA et ailleurs. Mais ce qui est apparu comme un excès de crédits dans le secteur immobilier n’était que la partie émergée de l’iceberg. L’excès était généralisé et mondial comme l’a prouvé l’effondrement de tout le système du crédit. Et cet effondrement du système financier s’est révélé être en fait une crise généralisée du capitalisme comme l’a prouvé la mise en évidence par cette crise de la suraccumulation/sous-consommation. Cette évidence, la quasi totalité des économistes n’arrive toujours pas ou ne veut toujours pas la reconnaître. Ces économistes ne parviennent toujours pas à aller au-delà des apparences.

Qu’est-ce qui fait que la crise leur apparaît comme due aux « excès » de la finance, à l’hypertrophie anarchique du crédit, aux manœuvres folles de traders cyniques avides de bonus, bref, à des causes limitées à la sphère financière? C’est que non seulement tous ces faits sont réels, mais ils sont aussi les plus immédiatement visibles; ils crèvent les yeux, tandis que les raisons profondes qui les engendrent et les nourrissent ne le sont pas et exigent un travail scientifique d’analyse et d’approfondissement tel celui entrepris par Marx dans le Capital.

Il est exact que toute crise de l’époque capitaliste apparaît dans la sphère financière, celle de la circulation de l’argent. Il en est ainsi parce que c’est sous la forme argent que le capitaliste « entreprend ». C’est aussi sous la forme argent qu’il découvre plus tard si son entreprise a ou non atteint son but, c’est-à-dire s’il a ou non récupéré plus d’argent qu’il n’en avait misé au départ. Ainsi, il ne connait la validité de ses choix qu’après la phase de production proprement dite. Et dans le capitalisme moderne, où tout le procès de valorisation est fondé essentiellement sur le crédit, c’est l’insolvabilité massive des emprunteurs qui annonce, après coup, qu’il y a eu suraccumulation de marchandises et de moyens de les produire, relativement à la production-réalisation de profits. C’est pourquoi la crise apparaît d’abord dans la sphère financière comme un effondrement des titres de crédit.

Mais est-ce pour autant que la cause de la crise est financière, qu’elle réside dans ces excès de crédits? La réponse à cette question se trouve déjà dans les analyses précédentes. Cependant, il est utile d’y revenir maintenant de façon spécifique parce que tous les idéologues bourgeois, économistes, politiciens, journalistes, n’ont cessé de mettre en cause non pas le capital, mais la finance et les financiers, non pas le capitalisme mais le libéralisme. Il convient donc d’accorder une attention particulière à cette question et de s’opposer à cette escroquerie qui a pour but, conscient ou non, peu importe, de conserver et de reproduire le capitalisme sous une forme qu’ils nous promettent évidemment bien meilleure.

3.4 Crise financière ou crise du capitalisme?

Il suffit de regrouper les résultats obtenus dans les chapitres précédents pour comprendre que la crise financière ne s’explique que dans le cadre de la crise du mode de production capitaliste53 en général. On le constatera en effet en résumant ce que nous savons sur le crédit, dont les titres constituent la base du capital financier.

– Il a sa possibilité dans le fait que la valeur d’une marchandise (la quantité de travail social qu’elle contient) ne peut se connaître que dans l’échange avec une autre, l’argent (la monnaie) qui lui est extérieure. Avec l’argent, la valeur, forme de la richesse dans le capitalisme, acquiert une existence sociale autonome par rapport au travail social qui en est le fondement.

– Cette possibilité se développe en une réalité de plus en plus impérieuse, en même temps que les forces productives, l’accumulation et la concentration du capital, comme une contre-tendance à la baisse du taux de profit.

Ce qui produit le crédit, sa nécessité, son extension découle donc des rapports sociaux de la propriété privée des moyens de production qui induisent l’argent comme médiation dans les échanges de marchandises, ainsi que la tendance à la baisse du taux de profit qui rend le crédit indispensable pour la contrecarrer.

Ceux qui le produisent sont les agents privés propriétaires de ces moyens. Et ils le produisent comme monnaie, selon les besoins, l’ampleur de leurs activités et de leurs échanges, selon leur but personnel qui est la production maximum pour un profit maximum. La rationalité individuelle des agents privés entre ainsi en contradiction avec leur intérêt collectif puisqu’elle aboutit constamment à une production anarchique, pléthorique et de plus en plus mécanisée (donc réduisant la quantité de travail vivant employé relativement à cette pléthore de moyens de production et de marchandises). Il s’agit de comportements qui, là encore, sont inhérents à cette propriété privée.

Ce que le crédit produit, c’est:

1°) le dopage du procès de valorisation du capital (production et réalisation de la pl) et de son accumulation. C’est pourquoi Marx qualifie à juste titre le système de crédit de « système artificiel d’extension forcée du procès de reproduction »54. Ce faisant, il dope aussi toutes les contradictions de ce procès, jusqu’à finalement, le faire de la tendance à la baisse du taux de profit qu’il contrecarrait initialement:

2°) la constitution d’un capital financier qui gonfle d’autant plus que les titres qui le composent peuvent se démultiplier sur eux-mêmes (« produits dérivés ») jusqu’à un certain point: le krach financier qui vient acter qu’il ne s’agissait là que d’un capital fictif (au mieux dédoublant un capital réel, au pire de la pure spéculation, paris sur des évènements futurs telles que des insolvabilités, des variations de taux, d’indices, de prix, etc.). Cette masse de capital financier contribue à accentuer la tendance à la baisse du taux de profit, au-delà des hausses boursières momentanées auto-entretenues et attisées par ces spéculations.

Mais pour autant, l’hypertrophie du crédit et du capital financier n’est pas la cause fondamentale de la baisse du taux de profit. Ils ne font qu’y contribuer, de deux façons conjointes: en l’accélérant et en l’aggravant. Le crédit l’accélère parce que c’est un dopant. Comme la drogue qui améliore d’abord les performances du sportif, puis ensuite le détruit. Il l’aggrave en gonflant la masse de capital fictif, consommateur55 mais non producteur de plus-value. Mais dans tous les cas, les causes profondes de la tendance à la baisse du taux de profit sont internes au procès de valorisation (hausse de la composition organique, diminution relative ou absolue de la masse salariale). Le crédit (le capital financier qui en découle) n’est qu’un facteur externe à ce procès qu’il stimule dans son développement, y compris dans ses effets négatifs pour le capital (pour le taux de profit) qui finissent par prendre le dessus. Il stimule ces effets, il ne les crée pas. Nous en avons rappelé le principal facteur: les hausses de productivité qui finissent par réduire la quantité de travail vivant employée par le capital, sur laquelle repose tout le procès de valorisation (production et réalisation du profit). Hausses qui se manifestent par le phénomène de suraccumulation/sous-consommation dont il a été rendu compte ci-dessus au chapitre 1 (et dont nous avons en particulier montré l’unité, contre les thèses qui séparent les deux aspects pour analyser à tort la crise soit comme surproduction, soit comme sous-consommation).

Constater que l’extension du crédit et du capital financier aggrave les contradictions qui mènent à la crise – et cela d’autant plus qu’elle est gigantesque – n’est pas dire qu’elle les crée. Elle contribue à les pousser jusqu’à l’antagonisme, mais la crise reste le résultat du processus interne du développement de ces contradictions (en même temps qu’elle est le moyen par lequel le capital tente de les surmonter et de reprendre son procès historique d’accumulation). Il n’y a donc pas une cause financière isolée, ni même « principale » à la crise. La crise dans la sphère financière ne peut être qu’une composante d’une crise généralisée du système de la reproduction du capital dans sa globalité, c’est-à-dire de la reproduction du capital comprise dans son procès complet, argent-moyens de production-marchandises-argent.

La contradiction du capital financier est un développement de la contradiction monétaire que nous avons évoquée au début de ce chapitre (cf. section 3.1). La monnaie de crédit démultiplie les titres financiers qui, dans l’imaginaire capitaliste, se veulent capital, s’affirment comme producteurs de valeur, ayant droit à une part de cette soi-disant production, à un profit. Avec le capital financier, l’argent ne se veut plus seulement médiation, étalon représentant la valeur dans l’échange, ni même conservateur dans le temps de cette valeur, mais créateur de valeur. Mais la démultiplication des titres, simples signes de propriété de l’argent – voire même simples signes d’appropriation d’un éventuel gain futur (opérations à terme pour lesquelles presque aucun argent n’a à être engagé, seuls circulent à terme le gain et la perte) – ne démultiplie pas pour autant la production de pl. Or le prix de ces titres financiers n’est pas celui du capital matérialisé qu’ils représentent: il repose sur l’intérêt attendu (il est calculé par capitalisation de ce revenu)56. Cet intérêt n’étant finalement qu’une part de la pl réalisée par le capital productif, la démultiplication des titres financiers, qui eux n’en produisent pas, ne peut qu’aboutir à terme à une diminution de cette part pour chacun, et donc à leur dévalorisation pour tous (d’autant plus que les spéculations fondées sur le crédit qui en ont fait d’abord artificiellement monter les prix, contribuent à en abaisser le rendement). La contradiction du capital financier est ainsi celle d’une multiplication de signes qui se veulent être du capital ou représenter du capital, mais qui est sans rapport avec l’accroissement du capital matérialisé dans un procès de production de pl. Les signes se multiplient sans rapport avec la valeur réellement créée. Jusqu’au moment où le krach vient leur signifier qu’ils n’étaient que du capital fictif. En effet, la démultiplication des titres induit qu’il arrive toujours un moment limite, celui où leur prix s’avère très inférieur au prix payé initialement, voire nul. Cela arrive quand quelque part, dans une branche d’activité, un pays, des débiteurs s’avèrent insolvables pour un total de dettes important (comme, par exemple, ce fut le cas avec les prêts immobiliers « subprimes » aux USA), de sorte que cela entraîne, par effet de dominos, l’écroulement de toute la chaîne des crédits et des dettes réciproques qui relie tous les éléments du système financier57.

Mais si l’incendie qui se déclare dans la chambre financière se répand dans tout le bâtiment capitaliste, c’est bien qu’il y avait de la matière inflammable partout. Il ne faut pas confondre l’origine de la crise au sens de ce qui la déclenche avec l’origine au sens de ce qui en est la cause profonde. Si la crise ouverte par le krach financier se révèle être, en fait, une crise du système capitaliste, c’est que les conditions de la crise existaient bien mûres dans ce système, et c’est que celui-ci est basé sur un vice fondamental qui se développe dans toutes ses composantes. Ce vice, on le connait, ce sont les rapports de l’appropriation privée des moyens de production, qui produisent le capitalisme comme n’existant que s’il y a valorisation perpétuelle du capital, accumulation permanente de moyens de production toujours plus perfectionnés et efficaces, diminution relativement à cette accumulation de la quantité de travail vivant employée. Tous phénomènes qui aboutissent à cette baisse tendancielle du taux de profit à laquelle le crédit finit par contribuer alors qu’il devait s’y opposer.

Nous avons dit pourquoi la crise se déclenchait dans la sphère financière. Le krach ouvre une période au cours de laquelle le capital (ses fonctionnaires) va œuvrer à établir des conditions permettant une reprise du procès de valorisation (un rétablissement du taux de profit). Cette période est celle de la crise globale. Là encore, la question du crédit va jouer un rôle important. Il est évident que puisque tout le système capitaliste ne survivait que sous perfusion massive de crédits qui maintenait ses organes vitaux (bases de la production des profits) en fonctionnement, le « credit crunch » (effondrement de la masse des crédits) qui suit fatalement le krach ouvre une période déflationniste, destructrice de capital. Les prix des marchandises diminuent parce que toutes ont été sur-accumulées et que tout le monde veut vendre pour rembourser ses dettes, combler les impayés. La concurrence s’accroît de ce fait, mais aussi du fait de la crise elle-même. Moins de crédit, c’est moins de consommation (dans le secteur 1 des moyens de production comme dans le secteur 2 des biens courants), donc encore moins de production, donc encore plus de faillites et de chômage, et à nouveau moins de consommation et accentuation de l’effondrement du crédit. Et ainsi de suite, c’est d’abord tout un processus déflationniste auto-entretenu qui est à l’œuvre.

Il est néfaste pour le profit, donc dévalorise et détruit du capital, ce qui ensuite peut finir par constituer un élément favorable au rétablissement du taux de profit58 et à l’accumulation du capital. Mais peut-on en sortir en injectant en catastrophe des milliers de milliards de dollars ou d’euros pour tenter de rétablir les transactions et le système de crédit qui les accompagne? On le croira si on n’a pas compris que le crédit ne peut se développer que si les affaires du capital reprennent, et que les conditions de cette reprise sont d’abord dans le rétablissement d’une production de profits plus importante, d’un taux de profit suffisant. On le croira donc si on n’a pas compris qu’il ne s’agit pas d’une crise dont la seule cause serait financière, due à une politique « libérale » qui aurait trop facilité la création monétaire et les revenus financiers en même temps que l’appauvrissement de la masse des salariés petits et moyens.

Or nous avons montré qu’il ne s’agissait pas d’une crise financière, mais « systémique », caractérisée par le phénomène de suraccumulation du capital (sous toutes ses formes) est de sous-consommation, dont l’unité se manifeste comme baisse du taux de profit. Sur cette base maintenant établie, il sera possible d’examiner comment tous les faux diagnostics amènent à de fausses solutions. Et a contrario, de comprendre quelles mesures essentielles, au-delà du nécessaire sauvetage immédiat du système de crédit, le capital met et mettra en œuvre pour « sortir » de la crise. De comprendre aussi quelle solution le prolétariat peut de son côté mettre en œuvre pour sortir définitivement de ces crises récurrentes.

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CHAPITRE 4. DES FAUX DIAGNOSTICS AUX FAUSSES SOLUTIONS

Tous les économistes, ou peu s’en faut, ont trouvé la cause de la crise dans l’hypertrophie du crédit, du capital et des revenus financiers. Pour eux, la solution consiste donc à réguler l’expansion de ce capital financier par des mesures qui permettraient aux Etats de contrôler l’émission monétaire en restreignant ou en augmentant le crédit.

Ce raisonnement implique évidemment qu’on croit ou qu’on veut faire croire que cette hypertrophie du capital financier est seulement due à une mauvaise politique, dite libérale. On préconise donc une autre politique plus étatique dont on pense ou feint de penser qu’elle pourrait résoudre le problème et remettre le capitalisme sur les (prétendus) bons rails de la « croissance ». Il n’y aurait donc pas à procéder à une remise en cause du capitalisme, mais seulement à constater que « les marchés n’autorégulent pas l’économie », qu’il faut y ajouter un pilotage par l’Etat qui les oriente et les réglemente, les protège contre leurs propres excès et aveuglements, voire, comble de la propagande, les « moralise ».

Mais nous savons qu’il ne s’agit ni d’une crise financière, ni d’une crise due à une mauvaise politique. Il s’agit d’une crise résultant du développement « normal », inéluctable, du mode de production capitaliste et de ses contradictions. La bourgeoisie ne peut modifier ce développement que marginalement, l’accélérer ou le freiner mais pas lui faire suivre un cours très différent. Elle n’est pas une classe d’individus libres mais, comme le disait Marx, une classe de « fonctionnaires du capital ».

Ainsi réguler, rééquilibrer, proportionner, sont des propositions que les experts bourgeois formulent toujours en temps de crise. En fait, ces propositions consistent simplement à faire ce que la crise a pour fonction de faire, et qu’elle oblige les fonctionnaires du capital à faire. En effet, la crise est le moment où le capital s’efforce de réunifier tout ce qu’il a auparavant séparé jusqu’à créer des disproportions pour lui insupportables: le « trop » de moyens de production par rapport aux besoins solvables, le « trop » de capital fictif par rapport au capital productif de pl, le « trop » de monnaie par rapport aux valeurs réelles en circulation, le « trop » de profits financiers par rapport au pas assez de salaires, etc. Ces disproportions sont réelles et se constatent aisément. Mais il ne s’agit que de conséquences, de phénomènes quantitatifs dont les causes sont sociales et qualitatives. Dans le mode de production capitaliste, tout n’apparaît que comme marchandises et valeurs, donc quantités. Les problèmes ne sont donc vus par ses fonctionnaires que comme des quantités, de sorte qu’ils se disputent sur les « trop » et les « pas assez ». C’est pourquoi la solution leur paraît simple. Ce n’est qu’une question de « régulation » ou de planification, un problème que des experts peuvent résoudre par des calculs. Ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir qu’à la base de tous ces rapports entre quantités, il y a des rapports sociaux de production, une division sociale du travail, une propriété privée des moyens de production, le concret des hommes et des rapports humains historiques, le concret de la production de leur vie et d’eux-mêmes: un concret en tout point éminemment qualitatif. Qu’ils le savent ou non n’a d’ailleurs guère d’importance. Sous couvert de régulation, d’équilibre, « d’ordre juste » et de réforme, c’est bien sur ces rapports sociaux que la bourgeoisie agira, sera néanmoins obligée d’agir afin que la production de plus-value et le taux de profit soient augmentés.

Bref, ce que la bourgeoisie est et sera obligée de faire ne découle pas d’un choix politique totalement libre mais d’un choix politique répondant le plus judicieusement possible aux lois de la reproduction du capital et de la survie de la société capitaliste59. Cela ne découle donc même pas en premier lieu de son avidité, ni de son cynisme, ni de sa cruauté, même s’il faut bien admettre qu’elle n’en est pas exempte, et que ces qualités accentuent les désastres.

Dans ce chapitre, nous allons examiner les deux séries de mesures qui, aujourd’hui, font l’objet du plus grand battage médiatique et qui sont présentées comme solutions permettant de sortir de la crise. La première propose une relance par l’offre (de crédits et de produits); la seconde par la demande ou, si l’on préfère, par la consommation. Puis, ayant montré qu’elles ne peuvent ni l’une ni l’autre permettre à elles seules de relancer un procès de reproduction du capital, nous examinerons au chapitre 5 les vraies solutions alternatives, bourgeoise et prolétarienne, qui s’attaquent vraiment au cœur du problème, c’est-à-dire aux rapports sociaux de production et d’appropriation, mais qui s’y attaquent de façon opposée.

4.1 Les mesures de sauvetage par la relance du crédit

Les mesures de sauvetage du système financier par l’Etat ont été massives et spectaculaires. Mises en œuvre par le Trésor Public et la Banque Centrale, elles auraient soi-disant pour résultat de relancer le crédit, et par là, les affaires et la croissance. Elles sont, bien sûr, accompagnées de promesse de réglementation, de contrôle et de moralisation du système financier, destinées à justifier les milliers de milliards d’euros et de dollars qui y sont déversés. Il s’y ajoute un soutien financier massif aux grandes entreprises en difficultés notamment dans le secteur automobile afin de les restructurer et d’y retrouver une production profitable.

Ces mesures de sauvetage du système financier consistent pour l’essentiel à ce que les Etats lui fournissent des liquidités lui permettant de ne pas s’écrouler sous le poids du gigantesque monceau d’impayés, et d’échapper à la faillite généralisée. Les Banques Centrales abaissent les taux d’intérêt de l’argent qu’elles prêtent, allant jusqu’à ce que ces taux soient négatifs en termes réels, c’est-à-dire en dessous du taux d’inflation. Elles prennent, en soi-disant garantie de leurs prêts, des créances « toxiques » quasi irrécouvrables dont se débarrassent ainsi les banques. Mais cela ne suffit pas, elles doivent aussi acheter les titres des dettes du Trésor Public, car celles-ci gonflent tellement que ces titres ne trouvent pas tous preneurs, même aux USA. Tout cela est de la création monétaire à grande échelle qui ne va pas ralentir de sitôt puisque les dettes publiques, à tous les échelons administratifs, ne cessent de gonfler davantage comme si les milliers de milliards de dollars déjà déversés par les divers appareils d’Etat l’avaient été dans un tonneau des Danaïdes. Petit à petit, les Trésors Publics sont obligés d’aller jusqu’à prendre directement à leur charge un monceau de dettes de certaines banques en les nationalisant en tout ou partie. Ceci, faut-il le rappeler, ne change d’ailleurs quasiment rien au système capitaliste. Or les experts doivent constater dépités que ces milliers de milliards de liquidités dont ils annonçaient qu’elles permettraient de renflouer les institutions financières et de relancer le crédit qui à son tour relancerait les affaires, la production et la croissance, n’aboutissent pas à ce résultat. Pourquoi?

Observons d’abord qu’il s’agit là de mesures indispensables à la survie du système financier, et donc du système capitaliste lui-même, puisque le crédit, donc aussi les bourses, les banques et les autres organismes de concentration et de placement du capital argent, lui sont indispensables. Quand il y a une voie d’eau, il faut d’abord la colmater avant de pouvoir faire repartir le navire.

Mais justement l’effet de ces milliards déversés dans le système financier est seulement de maintenir à flot le navire en panne. Ni le crédit, ni la croissance ne redémarrent pour autant. Les raisons en sont bien connues. Il y a tout d’abord le phénomène dit de « trappe à liquidités »: criblées de dettes, les banques utilisent l’argent reçu de l’Etat pour les rembourser, ou pour combler le trou de leurs propres créances irrécouvrables. Même quand elles le peuvent, elles n’osent plus prêter vu que le risque d’insolvabilité s’aggrave tant que la crise se généralise et s’approfondit et tant que le monceau de créances toxiques n’aura pas été purgé. Ensuite, il n’y a pas non plus beaucoup d’emprunteurs dans cette situation, à part l’Etat lui-même qui a l’avantage d’être réputé toujours solvable. En effet, les ménages sont surendettés, les entreprises aussi et d’autant plus depuis que leurs ventes s’écroulent et que les machines sont sous-utilisées, que la production est en berne60. « La politique de baisse des taux d’intérêt trouve ses limites: ce n’est pas parce que l’argent est bon marché que les entreprises et les ménages emprunteront, mais parce qu’ils ont des projets viables (i.e. profitables). On retrouve le phénomène bien connu de « trappe à liquidité »… les banques centrales ont beau créer des liquidités jusqu’à plus soif, cet argent ne parvient pas à s’incarner dans des investissements »61.

La conséquence de tout cela est que ces injections massives de liquidités par les Etats:

– maintiennent à flot le système financier – dont l’écroulement total serait catastrophique pour le capital – au moyen de la transformation de créances privées irrécouvrables (dettes privées insolvables) en titres de la dette publique (créances privées supposées recouvrables);

– ne produisent pas à elles seules de reprise de l’investissement productif et de la croissance (i.e. de l’accumulation du capital).

A cela, il faut ajouter une autre conséquence. Par ces mesures financières, la bourgeoisie arrive à un paradoxe: elle a proclamé que l’overdose de crédit était la cause de la crise et voilà qu’elle est en train d’en créer tant qu’elle peut! Elle avoue ainsi, malgré elle, qu’elle ne peut calmer le drogué en crise de manque qu’en lui en redonnant. Jusqu’à évidemment provoquer une nouvelle crise. Et on voit bien effectivement gonfler rapidement une nouvelle bulle: celle des titres des dettes publiques émis massivement. Ils trouvent facilement preneur du fait même que la débâcle financière pousse les propriétaires de l’argent au « flight to quality », à l’achat de titres censés conserver la valeur, notamment les bons du trésor US. Mais ceci n’est nullement garanti. Déjà la Chine et d’autres annoncent qu’il convient de se méfier du dollar.

Les Etats sont supposés ne jamais tomber en faillite! Quelle erreur! Cela s’est déjà produit à plusieurs reprises. Leur faillite peut d’ailleurs prendre plusieurs formes plus ou moins subtiles: radicale avec le moratoire qui annule brutalement tout ou partie des dettes; plus étalée avec l’inflation monétaire qui permet de rembourser les dettes en « monnaie de singe »; plus masquée avec les hausses d’impôts qu’on fait passer comme justifiées par des besoins sociaux alors qu’ils remboursent la dette publique par une ponction sur les revenus du peuple. Bien sûr, tous ces moyens ne sont pas exclusifs les uns des autres. Il est même certain qu’ils seront tous utilisés compte tenu des montants astronomiques que devraient atteindre les dettes publiques dans le monde. Tous, y compris le moratoire qui pourrait peut-être même concerner les plus puissants, tels les USA. Inimaginable? Nullement! Certains experts commencent à l’envisager sérieusement. Ainsi on peut lire dans La Tribune du 15 mai dernier cette déclaration: « Les USA, too big to fail?… La réalité, c’est que les USA ne pourront faire face à leurs engagements (non seulement « une dette gigantesque », mais « des garanties sur tout et n’importe quoi » précise l’auteur). Ils devront dévaluer le dollar, mais cela ne suffira pas. Ils devront également renégocier leur dette ».

Certes, les dirigeants du capitalisme passent sous silence ce paradoxe. Ils nous assurent, au contraire, qu’ils ont bien compris la leçon des conséquences d’une overdose de crédits et qu’à l’avenir cela ne se reproduira plus. La finance sera réglementée et contrôlée (oublions le « moralisée » sarkozyste qui fait rire jusqu’au moins cynique des financiers). Mais leurs actes témoignent du contraire: ils émettent des titres et des liquidités à tout va.

En outre, examinons un instant cette idée de contrôle du crédit. Les experts se flattent de pouvoir trouver un équilibre entre le « trop » de crédit qui produit des bulles et des krachs, et le « pas assez » qui entrave la croissance. C’est tout le dilemme des politiques fondées sur l’illusion monétaire qui est de croire que c’est la quantité d’argent disponible qui détermine le niveau des échanges et de la production alors que c’est l’inverse. En réalité, ce sont les capitalistes qui en décident en fonction des profits qu’ils espèrent pouvoir obtenir. Et comme c’est l’Etat qui émet la monnaie officielle, il y a en outre l’illusion politique en vertu de laquelle l’Etat pourrait contrôler à sa guise l’activité économique en ouvrant plus ou moins les vannes du crédit.

Certes, en proposant des crédits à des taux très bas, l’Etat abaisse les frais financiers des entreprises et peut ainsi améliorer le taux de profit. Du moins si les conditions de cette amélioration existent d’abord dans les composantes internes du taux de profit (composition organique, taux d’exploitation), et notamment dans la production et la réalisation de la pl. Ce qui justement est loin d’être le cas, ainsi que la crise le révèle. On a déjà vu dans de nombreux cas (le Japon des années 1990-2000 par exemple) que même un taux d’intérêt proche de zéro n’entraînait aucune reprise de l’activité. Ce n’est qu’au moment où le taux de profit se relève et que le procès de valorisation du capital reprend vigueur qu’une baisse des taux du crédit peut être un stimulant efficace de cette reprise.

La question n’est pas que les banques centrales ne disposent pas de moyens techniques de contrôle du crédit. Elles disposent notamment des taux de refinancement du niveau des dépôts obligatoires, de celui du ratio des fonds propres par rapport aux prêts, etc. Le problème ne réside pas non plus dans l’impossibilité d’améliorer ces moyens. En effet, il est possible de rendre plus transparents les circuits opaques de la circulation de l’argent, de supprimer les paradis fiscaux et les cascades de filiales offshore, de réglementer strictement et de limiter les techniques de titrisation qui permettent aux banques de se refinancer hors contrôle des banques centrales, d’ouvrir totalement tous les comptes des sociétés financières cotées ou non, de taxer sévèrement les opérations spéculatives, etc. Mais imposer tout cela sans toucher aux bases mêmes de la propriété capitaliste n’est que rêves véhiculés par tous les moralisateurs du capitalisme et autres utopistes62. C’est que, répétons le, c’est le niveau de développement des productions et des échanges, les perspectives de profits futurs, le taux d’accumulation du capital qui décident de la progression ou de la régression des crédits, et à partir de là, de l’activité des marchés financiers, les spéculations y étant inéluctablement inclues63. Que les affaires marchent, et les banques centrales ne peuvent pas empêcher que les investisseurs enthousiastes investissent sans trop se soucier d’elles. D’autant plus que tout le monde s’en félicite, de sorte qu’on ne les laisserait pas casser un si beau mouvement! « Qui s’est plaint de l’expansion permise par l’argent facile ces 15 dernières années? » observe l’éditorialiste de La Tribune le 27 octobre 2008. Et quand les affaires ne marchent pas, nous venons de voir que les Etats ne parviennent pas à les relancer par la simple émission de liquidités.

4.2 Les mesures de relance par la consommation

Ces mesures, dites parfois mesures keynésiennes, visent à relancer la croissance de la production par une augmentation de la consommation. Laquelle serait obtenue, non seulement par le déficit budgétaire afin d’augmenter les commandes et dépenses de l’Etat, mais aussi, ce qui donne une coloration « de gauche » aux mesures en question, par une nouvelle répartition entre profits et salaires, répartition s’opérant en faveur de ces derniers.

Ceux qui préconisent ces mesures savent que le sauvetage du système financier est indispensable pour sauver la société actuelle. Ils l’approuvent, mais ils le jugent insuffisant pour relancer la croissance. Pour cela, disent-ils, il faut aussi relancer la consommation de masse. Mais il ne leur apparaît pas souhaitable de le faire par un surcroît de crédit dont l’excès a, selon eux aussi, causé la crise. De toute façon, ajoutent-ils, un surcroît de crédit n’apporterait rien tant les ménages sont déjà surendettés. Par conséquent, la seule solution réside dans l’augmentation des salaires, directs et indirects.

Voilà une solution qui paraît « de gauche » puisque favorable aux salariés. Le constat sur lequel ces experts la fondent pourrait même sembler marxiste puisqu’il affirme la sous-consommation des masses comme cause ultime de la crise. Mais en réalité, l’analyse diverge absolument de l’analyse marxiste en ce qu’elle ne comprend pas cette sous-consommation comme une conséquence inéluctable de l’accumulation du capital, mais comme étant due à une politique délibérée qualifiée de libéralisme64 et menée à partir des années 1980 par les gouvernements des Reagan, Thatcher, Mitterrand et autres, qui n’auraient gouverné que dans les intérêts du seul capital financier, au détriment de ceux du capital en général, le fameux soi-disant « intérêt général ». Une autre politique capitaliste servant l’intérêt général serait donc possible. La politique libérale, ayant systématiquement choisi de sacrifier les salaires (et d’y substituer le crédit, enflant par là les bulles financières) afin d’augmenter les rentes financières, devrait être abandonnée et remplacée par une autre. Celle-ci rééquilibrerait le partage de la « valeur ajoutée » (salaires + profits) en faveur des salaires, donc de la consommation, ce qui, selon eux, relancerait la production.

Cette analyse des « régulateurs » repose sur une réalité incontestable: l’augmentation considérable au cours des trente dernières années de l’écart dans la répartition de la richesse produite entre d’une part, les revenus financiers et les hautes rémunérations des couches supérieures, y compris celles parasitaires des politiciens, des sportifs, des vedettes médiatiques diverses, et d’autre part, la masse des travailleurs. La paupérisation relative des prolétaires, entre autre, s’est dans l’ensemble profondément accentuée, au point d’aboutir à des situations de plus en plus nombreuses de paupérisation absolue (comme celle des RMIstes et autres SDF en France, par exemple).

Mais observons d’abord que cette réalité n’est pas tant le résultat d’un choix politique délibéré de la bourgeoisie, qui se nommerait libéralisme, mondialisation, dictature du capital financier, que celui de la nécessité où elle se trouvait de mettre en œuvre cette politique là. Elle a conduit d’ailleurs cette politique là avec d’abord un succès certain, une phase de vive croissance mondiale de la production, de l’emploi, des profits, et même une amélioration du pouvoir d’achat des salariés. Ce relatif succès était dû au fait que ces mesures agissaient comme contre-tendances aux difficultés croissantes que rencontrait le procès de valorisation–reproduction-accumulation du capital dans le cadre des rapports sociaux du « compromis fordiste ». Mais ces difficultés se sont accumulées et ont atteint un point culminant avec les grandes révoltes ouvrières de mai-juin 68 en France et les crises dites des deux « chocs pétroliers » des années 70. Et la mise en œuvre de ces contre-tendances n’a finalement abouti qu’à porter les contradictions du procès d’accumulation à un niveau d’antagonisme plus élevé. En retardant l’éclatement de la crise, elle l’a aussi rendue plus aiguë et plus massive comme nous l’avons observé précédemment.

Certes, la bourgeoisie est bien responsable et coupable d’avoir mené cette politique libérale dont elle était la grande bénéficiaire. Mais ce sont les conditions et nécessités de la reproduction du capital qui la lui ont dictée. Et nous verrons ultérieurement que la politique « étatiste » qu’elle mène maintenant pour tenter de sortir de la crise n’est nullement l’inverse du libéralisme. Elle est, au contraire, son prolongement et son renforcement par la mobilisation accrue de la puissance collective de la classe bourgeoise, l’Etat. Cette affirmation selon laquelle la bourgeoisie n’est pas une classe libre65 et selon laquelle elle n’a pas de choix, sauf dans d’étroites limites qui se rétrécissent encore plus en temps de crise, se trouve bien illustrée par cette proposition d’un partage de la valeur ajoutée qui soit plus favorable aux salariés comme moyen de relancer l’accumulation capitaliste. En effet: 1°) aucune fraction politique du capitalisme, droite ou gauche, ne peut faire ce choix dans la situation actuelle; 2°) si la lutte des prolétaires le leur imposait néanmoins, cela ne serait de toute façon pas un moyen de relancer le procès d’accumulation du capital. Bien au contraire. L’unité fondamentale des politiques dites de droite et de gauche apparaît ici très clairement. C’est d’ailleurs la gauche qui, après 1983 en France, a la première développé à grande échelle la politique libérale.

Observons maintenant que cette notion, utilisée par les économistes, de valeur ajoutée (les salaires + les profits) dont un meilleur partage permettrait de réguler l’accumulation capitaliste est fort ambiguë. Son ambiguïté tient d’abord au fait qu’elle revêt divers sens suivant ceux qui l’utilisent. Le fisc, par exemple, n’en a pas la même définition. Elle tient aussi au fait que la notion de profits telle que la saisissent les comptabilités et les statistiques ignore cette part de la plus-value qui va à toutes les fonctions de la haute bourgeoisie (ainsi qu’aux couches parasitaires), ce qui minore considérablement cette valeur ajoutée qui serait à partager. Elle tient ensuite au fait qu’on ne sait pas comment pourrait se faire ce partage. Selon quels critères? Globalement? Entreprise par entreprise en fonction de leurs caractéristiques propres? Nul ne peut le dire. Elle tient enfin et surtout au fait qu’elle sous-entend que la richesse produite serait le fruit d’une association entre des capitalistes qui apportent les moyens de production et des travailleurs qui apportent la force de travail, chacun devant être rémunéré en fonction de son apport. Or on le sait, il n’y a pas association mais antagonisme, car les moyens de production ne sont que du travail passé, approprié par les capitalistes, moyens qui, entre leurs mains, s’opposent aux ouvriers, les dominent et les écrasent. Toute la richesse n’est que le produit du travail et de la nature qui est à tous. Il ne s’agit donc pas de partager cette valeur ajoutée. Ce serait d’ailleurs reconnaître cette appropriation spoliatrice. D’ailleurs, le capitalisme lui-même impose tout autre chose: la loi du profit maximum et croissant avec l’accumulation. Les travailleurs doivent donc s’approprier toute cette valeur ajoutée, collectivement et individuellement. Cette affirmation ne remet nullement en doute la nécessité de la lutte pour de meilleurs salaires, directs et indirects, d’autant plus d’actualité que la situation matérielle des prolétaires s’aggrave considérablement avec la crise. Mais elle en redit les limites, et notamment celle-ci: qu’elle ne remet pas en cause le rapport d’appropriation capitaliste, le capitalisme. Or, tant qu’il existera, il soumettra toujours la lutte salariale aux exigences de sa reproduction dont une des conséquences inéluctables est cet écart croissant dans le partage de la richesse. Et quand crise il y a, comme aujourd’hui, toute hausse des salaires qui pourrait être momentanément obtenue sera combattue avec acharnement et intransigeance66 par la bourgeoisie étant donné l’impérieuse nécessité dans laquelle elle se trouve de redresser les profits. La lutte de classe doit alors s’élever à un tout autre niveau qui, si elle y parvient, affirmera des objectifs révolutionnaires beaucoup plus vastes et radicaux que la lutte salariale: la suppression du salariat.

Ceci étant dit, revenons-en au constat, bien réel, que la part de richesse produite revenant au capital n’a cessé d’augmenter par rapport à celle revenant aux simples travailleurs. Aux yeux des régulateurs, cela paraît une erreur, le fruit d’un mauvais et injuste choix politique. Certes, cela peut être dit des revenus pharaoniques que s’accordent en toute légalité quelques dizaines de milliers de hauts dirigeants capitalistes et de stars diverses. Revenus tellement scandaleux qu’ils focalisent l’attention et permettent de justifier du caractère anormal et corrigible de cet écart. Pourtant, mis à part le caractère scandaleusement « excessif » de ces revenus, il n’y a rien d’anormal à ce que croisse, de toute façon, cet écart car c’est là une conséquence du mouvement « naturel », « normal », inéluctable de l’accumulation capitaliste.

En effet, plus l’accumulation croît, plus croît aussi l’importance des moyens de production utilisés, donc la masse d’argent (le capital constant, Cc) qui doit être avancée par les actionnaires et autres créanciers pour leurs achat, entretien et fonctionnement. En même temps, décroît, relativement à cette masse de capital constant, la masse d’argent (Cv) qui achète la force de travail en étant convertie en salaires. Cela ne veut pas dire que la masse salariale décroît nécessairement, bien que, lorsque la crise prend de l’ampleur, cela finisse par arriver sous le double effet de la baisse des salaires réels et de la quantité de travail employé. Au contraire, elle a pu augmenter mondialement avec le développement capitaliste des pays « émergents » (Chine, Inde, Brésil, etc.) qui a transformé des dizaines de millions de paysans en prolétaires urbains. Mais cela veut dire qu’au « mieux », elle tend nécessairement à croître en valeur (Cv) moins que n’augmente celle de la masse de capital constant (Cc)67. Et cette loi du capital se manifeste y compris dans les pays développés, où les salaires ont même baissé. Cette baisse des salaires y est d’ailleurs relativement ancienne. En glissement annuel, les salaires réels (c’est-à-dire compte tenu de l’inflation) ont baissé en moyenne de 0,8 % en Grande Bretagne ainsi qu’en zone euro de 1996 à 2009, de 3 % aux USA68. Mais qui plus est, cette évolution de la moyenne des salaires réels ne rend pas compte de la réalité69 puisque: 1°) elle inclut une hausse très importante des salaires les plus élevés qui masque la baisse de ceux de la grande majorité; 2°) elle ne prend pas en compte la baisse du salaire indirect, c’est-à-dire des prestations sociales qui représentent souvent une part importante du revenu prolétaire (42 % en France par exemple); 3°) elle omet aussi l’augmentation du nombre de non salariés pour cause de chômage. Enfin, il faut ajouter que, dans le même temps, les dépenses quasi obligatoires augmentaient. Ainsi en est-il, par exemple, des transports, conséquence de l’urbanisation capitaliste imposant l’éloignement des lieux de travail, ou aussi du développement d’Internet puisque de plus en plus d’actes de la vie courante exigent de l’utiliser, transférant ainsi des coûts des entreprises aux particuliers.

Comme nous l’avons rappelé au chapitre 1, les revenus allant aux capitalistes (à tous, passifs et actifs)70 croissent toujours plus que ceux allant aux prolétaires. Ces derniers finissent même par décroître absolument. C’est là une loi découlant des augmentations de productivité, lesquelles sont la dynamique propre du mode de production capitaliste. Il en résulte qu’une part plus importante de la richesse produite doit revenir aux propriétaires du capital constant puisque ce dernier représente une part plus importante de sa valeur. Tandis que la part de cette valeur imputable au travail vivant diminuera, sinon de manière absolue, du moins relativement. En effet, la part revenant au capital constant doit pouvoir, premièrement, assurer son renouvellement (amortissement) et son accroissement, ainsi qu’un profit aux créanciers, propriétaires de l’argent avancé pour constituer ce capital constant. Ce profit, part de plus-value qui leur revient sous forme de dividendes, d’intérêts ou de rentes, doit d’ailleurs croître en proportion de ces avances afin que son taux reste stable. Cela, Marx l’avait parfaitement analysé. Il écrivait: « Avec le progrès de la productivité du travail social, accompagné qu’il est d’un accroissement du capital constant, une partie relativement toujours plus grande du produit annuel du travail échoira aussi au capital en tant que tel, et par là même la propriété du capital (indépendamment du revenu) augmentera constamment et la proportion de la valeur créée par l’ouvrier individuel, et même la classe ouvrière, diminuera de plus en plus par rapport au produit de leur travail passé qui leur fait face en tant que capital »71. De plus, la part du produit du travail revenant au capital doit aussi pouvoir assurer la rémunération des capitalistes actifs, maîtres et possesseurs du procès de production concret. Ainsi, les hauts dirigeants et les équipes qui les entourent ont vu leurs revenus (salaires, stock options, bonus, retraites, etc.) incroyablement exploser ces 20 dernières années. On observe donc aujourd’hui les effets de cette loi de l’écart croissant entre, d’un côté les revenus du patrimoine et d’activité des capitalistes, et de l’autre la précarité grandissante du travail prolétaire faisant des ravages sur leurs revenus, même si le salaire horaire nominal augmente encore un peu, dans certaines périodes.

C’est là un mouvement historique qui s’est développé du 19ème siècle à nos jours. Il n’y a donc rien d’anormal à constater qu’au fur et à mesure que le capital s’accumule sous ses formes matérielles et financières, la part revenant aux salaires dans la répartition de la richesse nationale tende à diminuer relativement par rapport à celle revenant aux divers propriétaires du capital. La part des revenus tirés des patrimoines, notamment, s’accroît sans cesse par effet cumulatif. Il est évident qu’un même gain de 3 % augmente de 30 un patrimoine de 1000, contre 3 seulement pour un patrimoine de 100. Le fait que cet écart se soit accru de façon inouïe ces dernières années n’est pas le plus significatif même si cela est spectaculairement scandaleux et propre à déchaîner de justes colères. Ce n’est pas tant « l’exagération » du phénomène qu’il faut comprendre que le phénomène lui-même, caché derrière son exagération. Cela permet de passer sous silence cette loi de l’accumulation capitaliste. D’ailleurs, les « régulateurs » l’ignorent. Ils imaginent même que le scénario inverse soit possible puisqu’ils proposent de relancer la croissance du capitalisme au moyen d’une réduction drastique de la masse des profits afin d’augmenter celle des salaires. Et qui plus est, au moment même où ces profits s’effondrent avec la crise.

En fait les « régulateurs » sont soumis à ce que Marx appelait le fétichisme de la marchandise. Ils ne comprennent pas le capitalisme comme un rapport social d’appropriation et de production entre des hommes, mais comme un rapport entre des choses telles les profits, les salaires, les prix, la monnaie, etc. Tous les problèmes viendraient, selon eux, d’un mauvais dosage entre les quantités de ces choses:

– trop de crédits, de titres financiers et pas assez de capital matérialisé, « réel »,

– trop de profits et pas assez de salaires,

– trop de production et pas assez de consommation, etc.

Ils se voient en experts capables d’établir correctement ces proportions, ce qui, selon eux, permettrait de réguler à peu près harmonieusement la croissance capitaliste. Prétendre relancer la production en prenant sur les profits pour augmenter les salaires et, de là, la consommation, puis la production et créer ainsi ce que certains appellent une spirale vertueuse, est un raisonnement simpliste basé sur une série d’erreurs. La plus évidente consiste à considérer « la » production comme une abstraction alors qu’elle a une détermination concrète, précise dans le système capitalisme: elle est production de profit. Pas de production sans plus-value et taux de profit suffisants. Il ne peut y être question d’un angélique « partage de la valeur ajoutée » dont déciderait une quelconque instance arbitrale neutre, au dessus des classes sociales. Celle que formeraient, par exemple, de soi-disant scientifiques économistes indépendants. Croire cela revient à faire du boniment comme sait si bien le faire Sarkozy lorsqu’il évoque la possibilité d’un partage en trois tiers, sortis d’on ne sait quel chapeau: un tiers pour l’investissement, un tiers pour les profits et un tiers pour les salaires. Le mouvement historique de l’accumulation du capital est inévitablement celui d’un écart – et d’un antagonisme – croissant entre le pôle du capital qui accumule et celui du travail qui est dépouillé.

En même temps, les « régulateurs » séparent arbitrairement production et réalisation de la plus-value, production et consommation des marchandises alors que le cycle de reproduction du capital englobe tous ces moments dans un seul et même procès. Selon eux, en augmentant exagérément leurs profits par « trop » d’avidité, les capitalistes compriment « trop » les salaires au point de produire un « excès » de plus-value tel que celle-ci ne peut plus se réaliser, la consommation demeurant trop faible. La crise serait donc un problème de réalisation de la pl. Augmenter les salaires en diminuant la pl résoudrait le problème. Dans la même veine, mais vu sous l’angle non plus de l’argent mais des marchandises, ils voient, d’une part, des surcapacités de production, et d’autre part, une sous-consommation. La crise serait alors une crise des débouchés. Même analyse et même solution: augmenter les salaires. Ce qui permettrait une consommation plus élevée sans crédits excessifs! Salaires plus élevés, profits rognés, crédits réglementés et limités, voilà une potion magique propre à envoyer le capitalisme au tapis plutôt qu’à le réguler comme elle le prétend!

En fait, les régulateurs ne comprennent pas que le problème n’est pas seulement la réalisation de la pl, mais d’abord sa production: comme nous l’avons montré précédemment, quand la rentabilité des investissements décroît, il y a blocage de l’accumulation (cf. Chapitre 1). Le problème n’est pas surcapacité des moyens de production d’un côté et sous-consommation de l’autre puisqu’il s’agit du même phénomène de suraccumulation/sous-consommation simultanées ayant la même cause immédiate (les gains de productivité). Il s’agit là du mouvement même du capital existant comme procès de valorisation-reproduction-accumulation. Mouvement qui implique cet apparent paradoxe et véritable contradiction du capitalisme: que l’extorsion accrue de pl qui est le but de chaque capitaliste s’accompagne de la diminution, relative puis absolue, du travail vivant employé, celui-là même qui produit la pl. C’est cette diminution qui agit dans tous les moments du cycle de la production de pl; dans sa production stricto-sensu comme augmentation de la composition organique Cc/Cv, et dans sa réalisation comme sous-consommation.

Les « régulateurs » et autres réformistes affirment qu’une mauvaise politique est cause de la crise. Mais, au bout du compte, nous voyons qu’ils ne voient pas que l’économie est politique. Ils ne comprennent pas que le politique est ce qui organise l’ensemble de la société, l’ensemble des rapports sociaux entre les hommes à partir de ce qu’ils sont dans la production des moyens et des conditions de leur existence. Soumis au fétichisme de la marchandise, ne voyant que les rapports entre les choses, ne prenant en considération que les aspects purement quantitatifs qui sont les apparences du rapport social d’appropriation capitaliste, ils ne voient rien de ce qui fait l’essentiel des rapports entre les hommes c’est-à-dire leurs aspects qualitatifs. La politique économique qui ne touche pas à ces rapports d’appropriation, de division du travail et des connaissances, ne peut qu’accompagner et organiser l’accumulation capitaliste selon ses lois et ses contradictions, ou si elle prétend faire autre chose, n’être qu’utopique, inapplicable sauf à engendrer des catastrophes.

4.3 Une sortie de crise par les grands travaux ou grâce à « l’industrie verte »?

Pour en terminer avec l’examen des propositions de sortie de crise qui font l’objet d’un affichage médiatique et qui vont au-delà du sauvetage du seul secteur financier, disons un mot de celles qui préconisent une relance de la production par de « grands travaux » financés par l’Etat ou encore par le financement étatique de nouvelles productions, une « industrie verte » par exemple.

Des grands travaux (autoroutes, TGV, stades ou autres), ça fait survivre les entreprises du BTP un temps supplémentaire mais artificiellement car, ce faisant, la dette publique s’accumule et accroît le capital fictif qui exige sa part de profits. Cela ne résout donc rien au problème de la suraccumulation de capital, au contraire, puisque cela retarde les nécessaires destructions de capitaux excédentaires. Une industrie verte ne résoudrait rien non plus de ce problème puisqu’elle ferait monter les coûts de production, serait soutenue par l’Etat à l’aide de nouveaux impôts pesant sur les ménages, et ferait donc baisser la consommation.

Cette « relance par l’offre » qui se distinguerait de la « relance par la demande » des « régulateurs » que nous venons d’examiner relève du même bricolage superficiel qui ignore les vraies causes de la crise. L’échec flagrant d’une relance de ce type dans les années 30 du New Deal de Roosevelt, avec cependant des moyens considérables, suffit à établir l’incapacité de telles mesures à résoudre la crise. D’une façon plus générale, ces dépenses étatiques qui augmentent la dette publique, augmentent aussi la probabilité d’une faillite financière des Etats eux-mêmes. Elles sont une forme de protectionnisme, chaque pays cherchant, par ces moyens, à éviter que ce soit ses propres entreprises qui disparaissent dans la crise. Si elles ne résolvent rien des problèmes posés par la crise, elles contribuent par contre à aviver les rivalités et à élever le niveau des conflits entre les nations.

Nous avons fait un rapide tour d’horizon des faux diagnostics concernant les causes de la crise et des fausses solutions pour la surmonter qui en découlent. Nous avons posé le vrai diagnostic de la crise dans le phénomène de suraccumulation/sous-consommation qui se traduit par une chute du taux de profit. Il nous reste maintenant à examiner les moyens de résoudre ce problème là.

Ils sont de deux types. Soit on vise à rétablir le taux de profit qui permettrait de démarrer un nouveau cycle de valorisation et d’accumulation du capital et on se situe dans une perspective de perpétuation du système capitaliste et d’aggravation considérable de la situation des masses prolétaires du monde entier, comme nous allons maintenant le démontrer (chapitre 5). Soit on envisage de supprimer carrément les causes qui sont à la racine du problème et on se situe alors nécessairement dans une perspective révolutionnaire visant à renverser le système et à lui en substituer un autre plus humain.

La bourgeoisie, sans l’afficher médiatiquement, prend toutes les mesures qu’elle peut pour imposer la première solution. Les prolétaires sont amenés à lutter contre ces mesures, mais ils doivent comprendre qu’ils ne peuvent réellement s’en sortir que par la seconde solution. Toutes deux ont un point commun essentiel qui se situe dans les rapports sociaux de production. Ce sont ceux-ci que la bourgeoisie doit transformer pour accroître l’exploitation des prolétaires et restaurer ainsi le taux de profit. Ce sont ceux-ci que le prolétariat doit abolir s’il veut sortir de la situation catastrophique qu’il devra sinon subir.

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CHAPITRE 5. LA POLITIQUE DU CAPITAL DANS LA CRISE

Nous savons qu’il ne s’agit pas d’une crise due aux « excès » financiers d’une politique libérale, mais bien à une baisse du taux de profit engendrée par un phénomène de suraccumulation/sous-consommation et aggravée par une hyperinflation de capital financier fictif. Au-delà du sauvetage du système financier que les Etats étaient dans l’obligation d’entreprendre de toute urgence, mais dont nous avons montré qu’il ne constituait nullement une solution à la crise, il nous faut donc examiner comment le capital et ses fonctionnaires œuvrent à redresser le taux de profit dans la situation concrète du capitalisme, spécifique à ce stade de son développement historique.

Evidemment, il leur faut agir sur les facteurs qui constituent ce taux, pl et Cc + Cv, soit aussi la composition organique Cc/Cv et le taux d’exploitation pl/Cv. Rappelons en effet que le taux de profit est pl/Cc + Cv, qui peut s’écrire pl/Cv/Cc/Cv + 1. Il s’agit donc d’essayer d’augmenter pl/Cv tout en augmentant moins vite, voire en diminuant Cc/Cv. Ceci devient objectivement de plus en plus difficile compte tenu du haut niveau de productivité déjà atteint. C’est pourquoi la solution principale consiste à augmenter pl/Cv, qui est le taux de plus-value et aussi le taux d’exploitation.

Avec la crise, les lois du marché agissent aveuglément dans ce sens. Le capital constant est dévalorisé. Des entreprises en difficulté peuvent être rachetées à bas prix. Les prix des matières premières s’écroulent. Les salaires sont laminés sous la pression d’un chômage massif. Il y a là des facteurs favorables à un redressement du taux de profit. Néanmoins, ils sont limités car, en même temps que ces phénomènes se produisent, la composition organique reste élevée puisque l’importance du capital fixe reste prépondérante, que la consommation diminue en même temps que la quantité de travail vivant utilisée. Une forte destruction de capitaux, marquée par des dettes non remboursées, des faillites, des fermetures d’usines, est évidemment beaucoup plus efficace pour relever le taux de profit. Du côté financier d’abord, où les centaines de milliards de dollars de capitaux fictifs qui s’évaporent favorisent un redressement du taux de profit moyen. L’effondrement des cours boursiers induit d’ailleurs une amélioration des rendements financiers car les ratios bénéfices/prix des actions montent malgré la baisse des bénéfices. Il constitue ainsi en lui-même une contre-tendance. Du côté du capital matérialisé ensuite, la destruction d’une masse importante d’entreprises élimine les moins performantes, ce qui tend aussi à élever le taux de profit moyen et à diminuer la suraccumulation relative à ce taux de profit.

Cependant, toutes ces évolutions ne changent rien à la structure même des rapports de production dont la crise a montré qu’ils ne permettaient plus la poursuite du procès de valorisation et de reproduction du capital, notamment la poursuite de gains de productivité suffisamment générateurs de plus-value supplémentaire. A supposer même – supposition toute théorique – que ces évolutions permettent une reprise de ce procès, ce serait tout à fait éphémère puisque les mêmes causes produiraient immédiatement les mêmes effets. Le carburant nécessaire et essentiel de la reproduction du capital est toujours la croissance de la production de pl. Or ceci passe, pas uniquement mais fondamentalement, par l’accroissement du taux de pl, ou taux d’exploitation, pl/Cv. Et cela implique directement les rapports sociaux de production, comme nous allons le voir. Accroître ce taux est un problème qui, avec la crise, concerne d’autant plus chaque capital qu’il s’agit de ne pas être celui qui sera éliminé mais, au contraire, d’être celui qui sera le moins dévalorisé, celui qui conservera la meilleure capacité à se reproduire. Ce problème concerne aussi les Etats. Ceux-ci doivent en effet reproduire les sociétés qu’ils organisent et donc chercher à y maintenir les capitaux, les emplois, les centres financiers où refluent les profits des multinationales. La crise aiguise ainsi les rivalités en même temps qu’elle favorise une concentration accrue de capitaux.

Et pour gagner cette bataille – du moins tant qu’elle ne tourne pas au seul affrontement militaire – la priorité est d’augmenter le taux d’exploitation, de modifier les rapports de production précédents devenus obsolètes. Le rôle de l’Etat est alors essentiel car il n’y a que lui qui peut avoir la force de peut-être réussir à imposer aux prolétaires les changements qui aggraveront considérablement leur situation puisqu’il s’agit d’obtenir une forte extorsion de plus-value supplémentaire.

Pour y parvenir, l’Etat devra abandonner ses derniers oripeaux démocratiques, se faire ouvertement policier et totalitaire. Ce processus est déjà partout en cours. L’Etat devra aussi jouer de son hégémonie pour essayer de souder le peuple derrière lui dans les batailles et guerres qui se multiplieront entre blocs rivaux pour la domination et l’accaparement des richesses mondiales. Pour ce faire, il s’emploiera à faire apparaître la concurrence entre capitaux comme une concurrence entre peuples, ce que la bourgeoisie a déjà réussi à faire mainte fois dans l’histoire. Ces guerres impérialistes seront et sont déjà présentées comme une mission civilisatrice imposant « les droits de l’homme » et la démocratie et extirpant le terrorisme.

L’étatisme est le plus grand danger qui risque d’obscurcir la conscience ouvrière dans les luttes décisives qu’elle aura à mener au cours des prochaines années. C’est pourquoi, il convient de s’y attaquer en priorité en montrant où mènent toutes les positions qui préconisent de renforcer le rôle de l’Etat, inclusion faite des positions dites de gauche qui ne se distinguent en cela de la droite qu’en lui reprochant de ne pas le faire assez.

5.1 Les effets des interventions de l’Etat pour sauver le système financier

Nous avons déjà constaté un premier résultat des interventions de l’Etat pour sauver le système financier: une énorme création monétaire pour subventionner ou nationaliser les banques et autres entreprises en déroute, au moyen d’un gonflement tout aussi énorme des dettes publiques et de l’absorption par les banques centrales d’un monceau de créances « toxiques » et de titres de la dette de l’Etat. Dans le plus grand centre financier du monde, « la base monétaire des Etats-Unis, c’est-à-dire la liquidité créée par la Réserve fédérale, a augmenté de 140 % en un an »72, alors même que la production et les échanges stagnaient. Cela entraînera « une hausse qui devra être forte de la pression fiscale », donc une baisse de la consommation et de l’activité, et une hausse du chômage. Mais cela ne suffira pas vu l’ampleur pharaonique des dettes publiques73 et le ralentissement de l’activité qui ne sera pas résorbé pour autant. L’Etat devra recourir à de nouvelles émissions monétaires; le remboursement de ses dettes se fera donc en monnaie dévalorisée74, ce qui s’apparente à un moratoire. D’ailleurs, rien ne dit qu’il ne décrétera pas ouvertement un tel moratoire. Il y rajoutera aussi évidemment, comme il a déjà commencé à le faire à grande échelle, une réduction drastique des dépenses publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation, des aides sociales, etc. Il continuera à augmenter les dépenses policières et les aides à la valorisation des capitaux. Il le fera notamment en accentuant la diminution des charges sociales payées par les entreprises. Cette méthode d’abaissement des coûts salariaux systématiquement utilisée depuis les gouvernements de gauche des années 80 semble inéluctable, quels que soient les gouvernements.

Pour le moment, cette inflation monétaire ne se traduit pas en hausse importante des prix des biens de consommation. Les liquidités fournies:

– servent à effacer les dettes privées, ce qui réduit d’autant la masse monétaire, ou

– sont thésaurisées en attente de la fin de la crise, ou encore

– se placent en titres des dettes des Etats considérés comme les plus sûrs, les USA au premier chef, mais aussi l’Europe et le Japon.

Tout cela a pour effet de gonfler une nouvelle bulle financière. Celle-ci éclatera immanquablement, ne serait-ce que parce que les prix de ces titres s’effondreront avec la hausse des taux d’intérêts des nouvelles émissions75. Cette hausse adviendra quand les prêteurs rechigneront à continuer à les acheter, lorsqu’ils réaliseront qu’ils seront remboursés en monnaie de singe du fait de la masse qui en a été émise. Déjà, en ce début 2009, on a vu la Chine, principal acheteur de titres US, et d’autres pays marquer leur défiance à l’égard de la valeur future du dollar.

La mondialisation a d’ailleurs permis jusqu’ici de contenir la hausse des prix nominaux des biens de consommation dans des limites basses en renforçant la pression à la baisse des coûts salariaux. La crise, avec le bradage des marchandises dans le climat de concurrence exacerbée qu’elle induit dans un premier temps, renforce cette tendance immédiate au ralentissement de la hausse des prix jusqu’à même produire une baisse (déflation).

Mais cette situation pourrait évoluer au cours de la crise sous l’influence de divers facteurs tels que, par exemple:

– l’affaiblissement de la concurrence due à la diminution de la production du fait de la faillite de nombreuses entreprises et à l’accentuation de la concentration oligopolistique;

– la résistance ouvrière à de plus fortes baisses de salaires, y compris dans les pays émergents;

– l’élévation des barrières protectionnistes;

– l’augmentation des dépenses militaires;

– les dévalorisations monétaires massives et généralisées que nous avons évoquées ci-dessus.

Alors, l’inflation dans la sphère financière se doublerait de la hausse des prix des marchandises qui prendrait son essor et aggraverait la situation de toutes les couches populaires, jusqu’aux classes « moyennes ». Du point de vue de la reprise de l’accumulation du capital, surgirait alors une double difficulté: on assisterait à une nouvelle baisse de la consommation et à un affaiblissement du système de crédit dont un fondement réside dans la stabilité du pouvoir d’achat de la monnaie, dans sa capacité à conserver la valeur. A cela viendrait s’ajouter l’obstacle de la décomposition sociale et de la lutte de classe que cette situation engendrerait. On verrait ainsi se développer une situation de « stagflation » c’est-à-dire une inflation des prix associée à une stagnation voire à un recul de la production et de l’accumulation.

Inflation, déflation, stagflation des prix nominaux? La question n’est pas de faire des prophéties sur l’évolution des prix nominaux. Divers scenarii sont en effet possibles. La dévalorisation monétaire que génère l’émission massive de liquidités n’implique pas automatiquement une hausse proportionnelle des prix des marchandises (d’autres facteurs entrent dans la détermination de ces prix)76. Elle peut n’affecter que le système du crédit qui exige la conservation de la valeur de la monnaie. Mais surtout, faire de telles prophéties n’a guère d’intérêt puisque la sortie de crise ne relève pas essentiellement de la question monétaire et des prix nominaux. Elle relève, répétons-le, de la quantité de plus-value contenue dans la valeur produite.

Observons, pour en revenir sur ce terrain, qu’au-delà du facteur conjoncturel de la mondialisation quant à la baisse des prix, il y a une tendance structurelle, permanente, de fond à cette baisse du fait des hausses constantes de productivité qui caractérisent l’accumulation du capital et qui abaissent les valeurs des marchandises, lesquelles sont au fondement des prix réels.

Cette tendance déflationniste des valeurs est un problème à résoudre par le capital. Il s’agit toujours de la baisse du taux de profit, à savoir qu’à force de diminuer la valeur des marchandises par les gains de productivité, le capital finit par diminuer aussi la plus-value qui n’en est qu’une partie (ceci même s’il parvient pendant un certain temps à contrer cette tendance en diminuant la part salariale au profit de la pl). Nous reviendrons plus loin sur cette question.

Et si l’émission monétaire à laquelle les Etats procèdent pour sauver le système financier parvient, tellement elle est massive, à ce que cette tendance déflationniste de fond soit contrecarrée et dépassée par une inflation, alors le capital en tirerait sans doute un avantage immédiat puisque la hausse des salaires ne suivrait pas celle des prix. Mais toutes les conséquences négatives de la dévalorisation monétaire n’en seraient qu’accentuées en ce qui concerne le système de crédit. D’abord, les taux d’intérêts y seraient bas parce que les liquidités fournies par les Etats seraient abondantes, et qu’elles seraient dirigées vers la sphère financière, notamment vers les titres d’Etat. Mais avec la prise de conscience de la dévalorisation monétaire et de la baisse du pouvoir d’achat de la monnaie, la crainte des créanciers d’être remboursés en monnaie de singe serait décuplée. Alors ils seraient rétifs à prêter, et les taux d’intérêts remonteraient. Les investissements deviendraient de plus en plus coûteux, la consommation ralentirait et l’accumulation se bloquerait à nouveau.

C’est bien parce que le capitalisme moderne nécessite un système de crédit ultradéveloppé, donc une monnaie stable, conservant la valeur, que le « monétarisme » et la soi-disant indépendance des banques centrales77 se sont imposés comme une nécessité après les années 70 de forte inflation.

En réalité, le procès de valorisation du capital n’est pas fondé sur la monnaie, bien qu’elle lui soit évidemment nécessaire et que son rôle s’accroît avec l’importance qu’y prend le crédit pour qui la stabilité monétaire est une exigence. Il est fondé sur l’augmentation de la masse de valeur produite générant toujours plus de plus-value. On en revient à ce constat que la crise n’est pas financière, que le sauvetage du système financier, pour nécessaire et urgent qu’il soit pour le capital, ne résout pas pour autant le problème de fond que la crise révèle. Non seulement le système financier ne fait que fournir par le crédit une dose de dopant supplémentaire au capital, mais en augmentant la dette publique, il en fait payer l’énorme prix aux couches populaires.

Pour que le capital puisse relever son taux de profit moyen et reprendre son procès de valorisation et d’accumulation, deux conditions complémentaires doivent essentiellement être réunies au-delà du maintien à flot du système financier: première condition, détruire une grande masse de capitaux, non seulement sous leurs formes financières mais aussi sous leurs formes matérialisées, pour en réduire « l’excédent » et aussi pour pouvoir reconstruire un système de production qui permette, deuxième condition, d’augmenter le taux d’exploitation pl/Cv (réduire la composition organique du capital n’est, aujourd’hui, qu’une possibilité au mieux mineure). C’est ce dernier point que nous allons examiner puisqu’il concerne la transformation des rapports de production, le cœur de la lutte des classes.

5.2 Les effets des interventions de l’Etat dans les rapports de production

Pour augmenter le taux de profit, le principe est simple à définir. Il s’agit d’augmenter la pl ou/et de diminuer le capital engagé Cc + Cv. Mais il est plus difficile à appliquer, et c’est là tout ce qui distingue l’habile capitaliste du moins bon. Pour y parvenir, il dispose de deux moyens essentiels en dehors d’autres contre-tendances dont nous reparlerons plus loin: augmenter l’extraction de la pl sous sa forme absolue, ou l’augmenter sous sa forme relative. Ces deux moyens sont presque toujours employés simultanément bien que le second ait été, et de loin, le plus employé et le plus efficace. On les confond souvent. D’une part, parce que le résultat recherché est évidemment le même: il s’agit toujours d’augmenter la part de travail non payé (le surtravail qui est la plus-value potentielle) dans la valeur produite. D’autre part, parce qu’un des moyens d’augmenter la pl absolue, celui qui consiste à augmenter l’intensité du travail, c’est-à-dire la quantité de travail fournie dans un même temps, exige toujours ou presque une amélioration du système des machines, laquelle s’accompagne alors aussi d’une augmentation de la pl relative, c’est-à-dire d’une amélioration de la productivité. Mais il convient cependant de bien comprendre ce qui les distingue, car nous verrons que le fort ralentissement de l’extraction de la pl sous sa forme relative, à partir des années 70, explique le recours acharné de son extraction sous sa forme absolue qu’à, depuis ces années, entrepris le capital. Recours qu’il accentue et va encore accentuer pour tenter de surmonter sa crise. Ce qui a des conséquences importantes sur la lutte des classes.

Examinons donc cette distinction.

L’augmentation de la pl relative est obtenue par une diminution du capital à engager (Cc + Cv) pour une production de valeur donnée. Cela implique d’utiliser des machines plus perfectionnées. Cc, l’intensité capitalistique, augmente mais Cv, la quantité de travail vivant employée, diminue davantage. Le solde marque donc une diminution, de sorte que la part de la pl dans la valeur du produit (Cc + Cv + pl) augmente. On connait l’extraordinaire développement de la science et de ses applications aux machines, de la productivité horaire du travail et de la production que la recherche constante de l’augmentation de la pl relative a engendré. Mais on connaît aussi ses limites: l’augmentation de la composition organique du capital et la baisse relative concomitante de la masse salariale, donc de la consommation. Ce sont ces limites qui ont affecté les pays industrialisés78 dans les années 1960-70 ouvrant la période de crise généralisée qui culmine aujourd’hui.

Ces limites ont plusieurs causes, dont les deux principales sont les suivantes:

1°) Les investissements nécessaires pour obtenir des gains de productivité additionnels étaient devenus très lourds du fait de la puissante sophistication des technologies déjà mises en œuvre. Les économies sur la quantité de travail vivant et donc sur la masse salariale restaient nécessaires mais devenaient de plus en plus difficiles à obtenir du fait qu’elle était déjà fort réduite par rapport à l’énorme quantité de marchandises produites. Autrement dit, le gain de productivité exigeait une augmentation considérable de Cc difficile à compenser par une diminution qui devait être encore plus grande de Cv (phénomène dit des rendements décroissants).

2°) La résistance ouvrière au travail ultra-parcellisé s’accroissait. Le travail abrutissant et exténuant de la chaîne fordiste était contesté. Les cadences infernales, sans cesse relevées, généraient des actes de sabotage. Cette résistance accrue était facilitée par une situation de relatif plein emploi et par la grande concentration prolétaire au sein de l’usine fordiste. Les manifestations de mécontentement trouvaient mille prétextes pour ralentir la production. La qualité des produits était notoirement affectée à cause de la fatigue mais aussi à cause des multiples actes de petits sabotages. De sorte que le nombre croissant de rebuts devenait de plus en plus coûteux pour le capital. Des pièces à retoucher ou à refaire, c’est autant de temps de travail machine et humain, de capital engagé jeté à la poubelle. Et sur des centaines de postes de travail, un petit pourcentage de rebuts sur chacun fait une très grosse perte au total, sans compter les pertes de clients mécontents. La résistance ouvrière s’est aussi manifestée dans les grandes grèves qui ont culminé en France et en Italie, notamment à la fin des années 60. Débordant les syndicats cogestionnaires, ces mouvements sociaux ont fini par imposer une limite à l’accentuation du taux d’exploitation obtenu par ce type d’organisation et de division sociale du travail. Briser cette résistance en allant chercher ailleurs une masse de main d’œuvre disponible pour faire pression sur les salaires et modifier les rapports de production pour transformer l’usine « fordiste » devenait une nécessité pour le capital.

Venons-en maintenant à l’extraction de la plus-value sous sa forme absolue.

Comme il était devenu difficile d’augmenter substantiellement l’extraction de la plus-value sous sa forme relative, il fallait à la bourgeoisie mettre l’accent sur une relance de cette extraction sous la forme absolue. Rappelons qu’il s’agit là, non pas de la diminution de la part du travail nécessaire (celle qui s’échange contre le salaire, Cv) relativement à celle de la pl par le moyen de l’usage de machines plus performantes, mais de l’augmentation de la quantité de travail vivant obtenue par le moyen d’un allongement de la journée de travail ou/et par l’intensité du travail fourni en un temps donné: accélération des cadences, simplification, densification et accélération des gestes pour éliminer tous les « pores » d’inactivité, « chasse aux temps morts », et autres moyens que nous détaillerons plus loin. Il s’agit là de la classique méthode tayloriste, mais qui va aussi être modifiée de telle sorte qu’il n’y ait pas, ou le moins possible, d’accroissement simultané important de capital fixe (machinerie) dont on a rappelé combien il était aujourd’hui difficilement rentable.

La méthode tayloriste, dont les astuces sont bien connues, impliquait une hausse de l’utilisation des machines, ce que Ford perfectionna avec la chaîne. Cette méthode était déjà entièrement liée, et même soumise à l’objectif d’augmenter l’intensité du travail et de chasser la « paresse ouvrière », véritable obsession de Taylor. Modernisée, elle consiste à augmenter la quantité de travail non payé de l’ouvrier (surtravail) sans augmenter, ou le moins possible, le capital fixe. Il ne s’agit pas d’allonger le temps de travail en même temps que l’intensité car les deux sont rapidement incompatibles, l’intensification exigeant un ouvrier autant que possible « frais et dispos ». Certes, cette augmentation zéro du capital fixe est un idéal tout théorique, mais c’est celui que cherchent à approcher au plus près les mesures prises depuis quelques années et accentuées tous les jours. Mesures auxquelles s’ajoutent celles visant une diminution absolue des revenus ouvriers, salaires directs et indirects et sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Or cela a de multiples conséquences concernant la lutte des classes. Dès maintenant, notons celle-ci: le renforcement du totalitarisme étatique du fait que ces mesures impliquent une lutte ouverte et brutale contre les prolétaires (et ici la difficulté pour beaucoup de travailleurs est de comprendre qu’il s’agit de l’Etat quel que soit son gouvernement). En effet, l’extraction de la plus-value relative constitue un mode d’exploitation relativement pacifique, relativement indolore, car l’augmentation de la plus-value y apparaît comme due au perfectionnement des machines, donc à ce qui vient du côté du capital et des scientifiques que celui-ci s’est attaché et non du côté des prolétaires. De plus, comme ces gains induisent une production plus massive et abaissent les prix des marchandises, ils peuvent même permettre, dans une phase de croissance forte telle que celle dite des « Trente Glorieuses »79 d’après guerre d’en laisser quelques miettes aux ouvriers et d’augmenter quelque peu leur pouvoir d’achat, tout en réduisant aussi leur temps de travail hebdomadaire et annuel (congés payés). C’était l’époque des « acquis sociaux » du soi-disant Etat Providence. Tandis que l’extraction de la plus-value absolue est une forme beaucoup plus ouverte, visible, évidente de l’exploitation, car l’augmentation de la plus-value y apparaît nettement comme due entièrement à ce qui vient du côté du travail ouvrier. Celui-ci est allongé, intensifié, flexibilisé, et qui plus est, avec la crise, de moins en moins payé. Il faut donc une violence et une dictature accrue de l’Etat pour imposer la destruction des acquis sociaux de l’Etat Providence ainsi que ces mesures d’exploitation ouvertement accrues80. Ces transformations des rapports sociaux sont et seront encore accentuées dans le cadre de la crise actuelle.

On sait que ce tournant fut amorcé dans les pays industrialisés par les Reagan, Thatcher, Mitterrand. La victoire de la bourgeoisie fut alors écrasante, illustrée notamment par l’échec total de quelques grandes grèves emblématiques, telles celles des contrôleurs aériens US, des mineurs anglais, des sidérurgistes français. A partir de ces échecs, apparurent les premières modifications des rapports sociaux. Depuis, elles ont été patiemment et systématiquement développées et aggravées. Elles devront l’être encore bien davantage car la crise ouverte en a révélé toute l’insuffisance pour relancer le procès d’accumulation capitaliste. L’exemple français est une bonne illustration de la mise en place de cette politique dite libérale par un gouvernement de gauche. Politique qui continue aujourd’hui, menée par un gouvernement de droite, au moyen d’un étatisme qui a dû être renforcé. Ce qui démontre bien que le capital en crise exige les mêmes remèdes quels que soient les gouvernements et les moyens mis en œuvre pour les faire ingurgiter au peuple, et que libéralisme et étatisme ne sont que deux formes de la politique bourgeoise.

Résumons brièvement ces débuts dans lesquels toute la suite s’annonce.

a) Echec total en 1981-83 de la tentative d’exhumer le vieux programme réformiste de la gauche qui prouve, une fois de plus, son incapacité à modifier le cours du capitalisme. Elle en tire la leçon en se lançant à corps perdu dans le « libéralisme ».

b) Première mesure pour pouvoir abaisser les salaires afin d’augmenter la pl: la désindexation de l’évolution des prix. Leur indexation, bien que tronquée, avait néanmoins une certaine réalité pendant la phase fordiste.

c) Deuxième mesure pour passer à l’acte, mais « par la bande »: décharger le capital du paiement des charges sociales (le salaire indirect), sous prétexte de favoriser l’emploi. Initiée par le gouvernement Fabius, cette politique sera sans cesse poursuivie et accentuée ensuite par tous les gouvernements de droite ou de gauche puisqu’elle présente l’avantage de ne pas toucher au salaire direct et de faire payer ce salaire indirect par les salariés eux-mêmes en le fiscalisant!

d) Troisième série de mesures pour augmenter le taux de plus-value, et tout particulièrement par le moyen de la pl absolue: les lois Aubry de 1998 et 2000 sur les 35 heures hebdomadaires de travail. Mesures qu’il est intéressant de rappeler dans leurs grandes lignes parce qu’elles ont été présentées comme une grande réforme favorable aux travailleurs alors qu’elles jettent les bases de la modification des rapports de production qui seront ensuite sans cesse amplifiées dans un sens toujours néfaste pour eux. Quelles sont donc ces grandes lignes?

– Les modalités d’application des 35 heures devaient faire l’objet d’accords, entreprise par entreprise. Ceci a ouvert la voie à la division des prolétaires en autant de petits sous-groupes impuissants, et au-delà, a renforcé l’individualisation du rapport salarial. Les patrons sont évidemment très favorables à cette individualisation car elle met le prolétaire totalement à leur merci.

– En légalisant l’annualisation du temps de travail en lieu et place de la limite hebdomadaire, le gouvernement ouvrait la porte au développement de la flexibilité du travail, et au-delà, à sa précarisation. En effet, cette annualisation permettait au patron d’obliger l’ouvrier à travailler jusqu’à 48 heures certaines semaines et de moins travailler d’autres semaines. Cela faisait accepter le principe que l’ouvrier travaille un maximum lorsque le patron en a besoin et ne travaille pas en d’autre temps. Poussé au bout de sa logique, ce principe implique que la plus-value absolue est augmentée quand il travaille, et le salaire annulé quand il ne travaille pas. Là se trouve en gestation ce qui deviendra la « précarité », le rapport de production « précarisé » analysé ci-après. De cette flexibilité du temps de travail à la précarité du travail, il n’y a qu’un pas, ou plutôt c’est la même chose.

– Les accords entreprise par entreprise sur les modalités d’application des 35 heures ont le plus souvent permis aux patrons d’obtenir une suppression des pauses et une densification du temps travaillé, d’organiser la polyvalence des postes et d’obtenir un travail en continu plus intense. D’où une augmentation notoire de la pl absolue en même temps qu’une amélioration du temps d’utilisation des machines, augmentant la productivité (plus-value relative).

– Le financement des 35 heures a été mis à la charge des salariés par le biais, une fois de plus, d’une accentuation du non paiement des charges sociales par les patrons. Les lois Aubry ont ainsi mis à la charge des impôts quelques 10 milliards d’euros annuels d’allègements de cotisations patronales81. Ce procédé pour baisser les coûts salariaux et augmenter la plus-value sera utilisé tant et plus de sorte qu’aujourd’hui, on en est à un minimum d’au moins 30 milliards d’euros d’allègements de charges sociales par an (sans compter l’insuffisance notoire des cotisations pour les retraites). Ainsi, par ce moyen, Sarkozy a réussi à ce que les patrons paient moins cher les heures supplémentaires que les heures normales. « La France est devenue le seul pays de l’Union européenne où les heures supplémentaires sont, pour les employeurs, moins chères que les heures normales (grâce à la suppression de toute cotisation sociale, patronale et salariale) »82. Allonger ainsi la journée de travail avec des heures qui coûtent moins aux patrons, c’est formidable pour augmenter la pl absolue83. Mais cela ne crée aucun emploi supplémentaire, au contraire: « 40 millions d’heures supplémentaires en plus sur un an (en 2008) correspondent à 90 000 postes de travail à temps plein sur le trimestre »84. Et c’est « 3 à 4 milliards d’euros » d’exonérations de charges sociales (de coût salarial) en plus pour les patrons. Le résultat du chemin ouvert par la gauche dans ce domaine aboutit à ce que les déficits dans le budget de l’Etat se creusent (« trou » de la Sécu, dette publique). Ces déficits sont alors brandis comme des preuves qu’il faut rogner encore plus les dépenses sociales de santé, d’éducation, de logement, ainsi que les allocations diverses. En outre, une part de plus en plus grande de l’entretien et de la reproduction de la force de travail est prise en charge par l’Etat. Ce qui est une caractéristique du rapport de production précarisé que nous allons maintenant analyser. Celui-ci indique le sens des principales mesures de fond dont la bourgeoisie va accélérer et accroître la mise en œuvre pour relancer la valorisation du capital.

Le rapport de production précarisé, dont la bourgeoisie développe systématiquement la mise en place dans les pays de l’U.E. (ailleurs, il l’est déjà), répond évidemment à l’objectif d’accroître la pl au détriment du travail nécessaire (ou part de son travail qui revient à l’ouvrier). Mais elle se trouve devant ce problème spécifique de l’époque d’avoir à économiser au maximum sur l’augmentation du capital constant dont nous avons vu que les hauts niveaux atteints en faisaient le principal responsable sur le long terme (structurellement) de la baisse du taux de profit.

Ses efforts dans ce sens ont d’ailleurs déjà porté quelques fruits. Par exemple, en 2002-2004 aux USA, « les gains en terme de productivité du travail… ont été stupéfiants: 4,4 % contre une tendance à long terme de 2,3 % après la seconde guerre mondiale. Plus stupéfiant encore, cette accélération ne vient pas d’une augmentation de plus en plus rapide de l’intensité capitalistique… »85. Il s’agit bien d’une augmentation de l’intensité du travail (pl absolue), de la production par travailleur sans que le capital fixe ait augmenté en proportion. Mais il s’agit aussi dans une certaine mesure d’une hausse de la pl relative car les auteurs ne voient pas que, si l’intensité capitalistique n’a que peu ou pas augmenté en valeur, c’est en partie dû au fait que les prix relatifs des biens d’équipement (leur valeur) ont baissé notoirement. Par exemple, les prix des matériels informatiques ont baissé de 80 %, à qualité égale, de 1998 à 2007. En réalité, il y a eu une certaine augmentation en volume du capital fixe. Aux USA, l’intensité capitalistique est passée de 43 % du PIB en 1996 à 52 % en 200286. Mais de ce fait, elle ne s’est pas traduite autant en valeur, ce qui est idéal pour le capitaliste qui augmente la pl relative en n’investissant que peu ou pas en capital fixe.

Selon un autre auteur: « Le stock de capital fixe des entreprises françaises a culminé à 179 % de la valeur ajoutée en 1982: pour produire 100 F de richesses supplémentaires (cette valeur ajoutée: coûts salariaux + profits bruts, n.d.a.), il fallait disposer au préalable de 179 F sous forme de machines, bureaux, etc. En l’espace d’une décennie, l’intensité capitalistique des entreprises est redescendue, se situant à 155 % en 1996: pour 100 F de valeur ajoutée, on n’a plus besoin aujourd’hui que de 155 F de capital fixe. Soit 13 % de moins qu’en 1982 »87.

Mais observons néanmoins, à propos de ces quelques exemples, que leurs auteurs surestiment la stagnation ou la diminution de la valeur du capital fixe. Cela du fait qu’un certain nombre de ses composantes sont ignorées des statistiques, ou non prises en compte comme afférentes au capital fixe. Tel est le cas, par exemple, du capital « immatériel »: achat des scientifiques, dépenses de travail intellectuel, brevets. Par ailleurs, la diminution de la valeur du capital fixe, lorsque c’est le cas, ne suffit pas à relever le taux de profit. En effet, la valeur des autres éléments du capital constant Cc, tels l’énergie et les matières premières, peut augmenter du fait même de l’accroissement du capital fixe en volume (plus il y a de machines, plus il faut de l’énergie, etc.). Ce qui pousse à augmenter la composition organique Cc/Cv, et donc à diminuer le taux de profit.

Quelle que soit l’approximation de ces chiffres concernant le capital fixe, ils indiquent néanmoins une augmentation significative de l’extraction de la pl sous sa forme absolue. D’ailleurs, l’exemple français permet d’illustrer comment la bourgeoisie modifie systématiquement les rapports de production (sans parler ici des modifications qui interviennent conjointement dans la « superstructure » étatique, juridique et médiatique, tout cela tendant à devenir un même appareil totalitaire) pour parvenir à augmenter cette pl, en accroissant l’intensité du travail horaire fourni et en économisant le plus possible sur Cc. Nous n’examinerons qu’ultérieurement le moyen le plus radical et le plus nécessaire de cette économie, à savoir la destruction massive de capital à quoi procède la crise. Car il s’agit là moins d’un plan conscient de la bourgeoisie que d’un effet qu’elle subit de la concurrence entre capitaux exacerbée par la crise.

Nous en resterons donc pour le moment à l’analyse de ce qui relève de la politique bourgeoise volontaire, organisée par l’état-major de la bourgeoisie, son Etat, concernant la modification des rapports de production dans le sens évoqué ci-dessus. Pour l’exposer, il sera commode de séparer ce qui relève de l’économie de Cc, et ce qui relève de la diminution du travail nécessaire (Cv, les salaires). Mais bien évidemment, les deux aspects sont intimement liés, un certain système de machines et d’organisation de la production induisant toujours un type spécifique adéquat des rapports de production (il n’y a jamais rien de purement technique dans la production).

En ce qui concerne les économies sur le capital constant, on peut en relever de trois types, utilisés depuis longtemps mais dont la mise en œuvre aujourd’hui revêt des caractères très spécifiques.

1°) Economies dans la partie circulante de ce capital, les marchandises entrantes et sortantes. C’est le « zéro stock » et le « flux tendu », le « just in time », la fabrication enclenchée par la vente. Les stocks de produits finaux et de fournitures intermédiaires sont du capital engagé, payé, qui ne rapporte rien, comme toute machine, tout travailleur immobile. Le but est d’obtenir un procès de production souple dont le principe réside dans la « flexibilité », un procès de production devant réagir quasi instantanément aux fluctuations du marché afin de n’engager que les dépenses strictement et immédiatement nécessaires, afin d’immobiliser le moins de capital possible, contrairement aux rigidités de la lourde chaîne fordiste. Tout cela a fait l’objet d’une abondante littérature descriptive de la part des sociologues sur laquelle il n’est pas besoin de revenir ici. Le point essentiel sur lequel nous allons par contre revenir est que cette flexibilité recherchée dans le procès de production conduit directement au travail précaire qui caractérise le rapport de production capitaliste contemporain.

2°) Economies dans la partie fixe de ce capital (machinerie, bâtiments, terrains). L’intensité capitalistique, c’est-à-dire l’importance du capital immobilisé sous forme de moyens de production, rend primordial l’utilisation en continu des machines ou des bâtiments. Toute immobilisation coûte fort cher, c’est une masse de capital qu’il faut quand même amortir et dont il faut, par exemple, rembourser les crédits. D’autant plus qu’avec le « zéro stock », un arrêt d’une machine dans la chaîne des opérations aboutissant au produit fini peut suffire à immobiliser toutes les machines de cette chaîne. D’où l’importance non seulement du « zéro panne » afin que les machines soient utilisées en permanence, mais aussi du « zéro défaut » afin que tout ce temps soit un temps de production utile et non de pièces à mettre au rebut. Cet objectif du zéro défaut induit notamment une plus forte simplification du travail, ce qui facilite aussi la polyvalence des ouvriers. En outre, il nécessite un travail minutieusement prescrit et plus rigoureusement contrôlé. L’informatique est d’une grande utilité à cet égard car elle facilite le « one best way » taylorien perfectionné à l’extrême. Il nécessite aussi des ouvriers pas trop fatigués, dociles, « impliqués » (ils seront appelés « équipiers », « associés », le groupe sera appelé à contrôler lui-même ses membres par le biais de diverses récompenses). L’usage de moyens de production « just in time » implique évidemment que des salariés soient disponibles la nuit, le dimanche88, mais seulement le temps nécessaire, de façon flexible.

3°) La sous-traitance. Le but de la sous-traitance est de se débarrasser du capital constant en en faisant supporter le fardeau, en tout ou partie, à d’autres89. Dans des cas extrêmes, cela peut aller jusqu’à « l’entreprise sans usine », la société mère ne conservant que les activités supérieures qui lui permettent de conserver la maîtrise sur les sous-traitants et de s’approprier l’essentiel de la pl produite chez eux. L’accumulation financière reste ainsi dans les grands centres. Dans les pays de sous-traitance, l’extorsion de la plus-value est maximum, combinant tous les moyens: chaîne taylorisée au maximum, longueur de la journée de travail, absence de congés, forte productivité, bas salaires, conditions de travail quasi esclavagistes.

Observons que la flexibilité ne supprime pas la chaîne tayloriste-fordiste. Elle l’assouplit en la segmentant en « cellules » qui sont localisées dans le monde et organisées en fonction du type d’opérations qui leur sont confiées. Ainsi, elles n’ont pas la rigidité qu’avaient les anciennes chaînes fordistes organisant en un bloc compact tout un long procès de production. Cette segmentation permet aussi de briser les grandes concentrations ouvrières qui constituaient de facto une force imposante face aux patrons. Elle organise une sorte de chaîne taylorisée à l’échelle mondiale et maintient le principe fordiste du « flux continu », mais avec toute la souplesse que permet la diversification des sous-traitants. Les uns sont choisis pour des fabrications simples avec main d’œuvre bon marché; d’autres le sont pour leurs qualifications (l’informatique « externalisée » à Bangalore en Inde par exemple), d’autres pour leur situation géographique à proximité du marché par exemple. Tous sont mis en concurrence pour qu’ils travaillent aux plus bas coûts, pouvant aisément être remplacés par d’autres quand ils ne donnent pas satisfaction aux donneurs d’ordres. Ainsi, la précarité est partout. Cette organisation d’une chaîne hyper-taylorisée, mais mondialement segmentée, est typique de l’impérialisme moderne et de sa division du travail. C’est la 3ème phase de la mondialisation capitaliste90.

Tout ce qui vient d’être analysé en ce qui concerne les économies de capital constant va se répercuter en ce qui concerne la diminution du travail nécessaire (Cv) par l’augmentation de l’intensité du travail et par sa flexibilisation-précarisation. Mais comme cela s’avèrera insuffisant, il faudra y ajouter une prise en charge grandissante du coût de l’entretien et de la reproduction de la force de travail par l’Etat. Autrement dit, une baisse du coût salarial pour l’entreprise, qui s’ajoute à la baisse du salaire réel (salaire nominal déflaté), et qui augmente d’autant la pl. Nous verrons que cette caractéristique est hautement significative de l’ampleur des difficultés que le capital à son âge sénile doit résoudre pour poursuivre son existence, son procès de valorisation.

Choisir d’augmenter l’intensité du travail prolétaire tout en diminuant son temps de travail, et donc son salaire, correspond à une situation où l’intensité capitalistique est forte. Pour compenser ce handicap pour le capital, il faut que la machinerie, le travail mort (passé) consomme et transfert au produit le maximum de travail vivant dans un même temps. Augmenter l’intensité du travail correspond à cet objectif. Pour ce faire, on soumettra le prolétaire au contrôle rigoureux d’un travail minutieusement prescrit et on s’efforcera de supprimer jusqu’au moindre temps mort dans ses gestes afin qu’il travaille plus vite. Ces moyens sont connus et appliqués depuis Taylor. Ils induisent la plus grande simplification et la segmentation du travail et sont aujourd’hui « perfectionnés », systématisés et amplifiés grâce à l’informatique. Mais, comme dans de nombreux postes de travail, une large part du temps consiste à surveiller la machine, le capital développe aussi la polyvalence des tâches. L’ouvrier travaillera donc sur plusieurs machines à la fois et sur plusieurs postes différents91. Toujours plus de flexibilité! Désormais, il doit être encore beaucoup plus que cela. Il doit accepter de travailler intensément quand le capital en a besoin, et d’être immédiatement rejeté lorsqu’il n’en a plus besoin. Il doit être totalement disponible aux besoins du capital. Il doit subir une alternance perpétuelle de périodes de travail intense et de non travail, un déplacement de lieux au gré des mouvements du capital. Il doit subir les effets de la segmentation mondiale du procès de production évoquée ci-dessus (les fameuses délocalisations). Le travail ainsi intensifié, segmenté, intermittent, aléatoire, ne lui procurera pas un surcroît de salaire. Bien au contraire, celui-ci sera diminué et aléatoire. C’est là une partie de ce que désigne la notion de travail précaire92, ou de rapport de production précarisé. Nous compléterons le contenu de cette notion plus loin.

Ce rapport précarisé est celui que tend à systématiser, et renforcer, la bourgeoisie comme moyen d’augmenter la production de plus-value93. Il présente plusieurs avantages pour les entreprises à forte intensité capitalistique dont on peut maintenant donner un premier résumé:

1°) Le travail précarisé, c’est non seulement le travail intermittent, mais aussi la multiplication des emplois à temps partiels, tout cela générant des salaires partiels. Les « working poors », travailleurs pauvres, voient leur nombre croître.

2°) Le travail court est adéquat à la recherche du maximum d’intensité et de qualité du travail; le rendement du prolétaire est toujours plus élevé dans les premières heures. « Comment le travail est-il rendu plus intense? Le premier effet du raccourcissement de la journée du travail procède de cette loi évidente que la capacité d’action de toute force animale est en raison inverse du temps pendant lequel elle agit. Dans certaines limites, on gagne en efficacité ce qu’on perd en durée »94. On a vu que tel était déjà un des objectifs atteint des lois Aubry sur les 35 heures. Ce gain d’efficacité augmente le taux de pl (d’exploitation). Par exemple, à salaire horaire égal, le temps de travail et le salaire peuvent être divisés par deux, mais la quantité de travail vivant fourni pendant ce mi-temps est supérieure à la moitié de la quantité du même travail qui aurait été fourni à plein temps. A intensité de travail différente, le même temps de travail ne fournit pas la même quantité de travail, ce gain est donc du surtravail (pl).

3°) Mieux vaut donc en général pour un capitaliste, deux ouvriers travaillant chacun quatre heures qu’un huit heures. De plus, si l’un d’eux vient à manquer, l’autre peut être immédiatement appelé à le remplacer. Ou si la production doit ralentir, l’un d’eux pourra être renvoyé immédiatement. De même, l’usage massif des intérimaires constitue un volant de sécurité, réducteur de risque. A production « just in time », travail « just in time ». Si on ne peut empêcher l’arrêt des machines, au moins qu’on économise sur tout le capital circulant: zéro stock d’intrants, zéro stock de produits finis, zéro stock d’ouvriers. Au moins avec tous ces zéros, le capitaliste n’aura à supporter que l’immobilisation du capital fixe (ce qui pour lui est déjà beaucoup)95.

4°) Le rapport de production précarisé est une réponse du capitalisme au phénomène de la réduction de la quantité de travail vivant prolétaire qu’il peut employer pour une production donnée. Il en tient compte à sa façon: a) en raccourcissant le temps de travail prolétaire, b) en en profitant pour augmenter l’intensité horaire, c) en présentant tout cela comme des mesures « pour l’emploi », une façon à lui de partager le travail prolétaire tout en le rendant plus productif. La cerise sur le gâteau: il pourra faire croire qu’il diminue le chômage.

De sorte que le rapport de production précarisé apparaît comme le rapport de production idéal pour les capitalistes et leurs porte-paroles. Ils argumentent que c’est la seule façon de permettre aux « entreprises » (pour ne pas dire aux capitalistes) d’embaucher plus: il y en a tant, n’est-ce pas, prêts à travailler aux plus bas prix. Cela leur reviendrait « trop cher » d’employer une main d’œuvre stable, un peu protégée des licenciements par quelques droits. Avec un culot monstre, ils accusent ainsi les prolétaires qui défendent leurs maigres droits et revenus d’empêcher l’embauche, d’être responsables du chômage! Quand on pense aux pharaoniques salaires, indemnités de départ, stock-options, bonus et autres retraites chapeau qu’ils s’octroient, on ne peut que se dire que la reine Marie-Antoinette était bien moins cynique qu’eux lorsqu’elle répondait au peuple affamé et venant lui demander du pain: « si vous manquez de pain, mangez de la brioche! » Qui sait alors le sort qui leur sera réservé aux jours de la colère? Quoi qu’il en soit, leur conclusion est formelle: « La priorité aujourd’hui, c’est de donner à la fois plus de souplesse aux entreprises et plus de sécurité aux salariés pour aller enfin vers cette fameuse flexsécurité… »96. « Flexsécurité » est le mot qu’ils donnent au rapport de production précarisé.

Pour la souplesse, la flexibilité, les choses avancent à grands pas. En France par exemple, « près de 2 salariés sur 3 travaillent avec des horaires atypiques, que ce soit de nuit, le week-end, à temps partiel ou à des périodes imprévisibles ou décalées »97.

Pour la sécurité, le mot est là pour tromper. Il s’agit en réalité de l’intervention de l’Etat pour assurer la survie des prolétaires « employables », précarisés, en complétant leurs salaires intermittents. Au mieux, cette sécurité relève du misérable RMI ou se présente comme l’augmentation exponentielle du nombre des « working poors ». Même au Japon, pays autrefois réputé pour « l’emploi à vie », « un tiers des employés japonais sont aujourd’hui des travailleurs temporaires »98. Il en va de même en France, « aujourd’hui, environ un tiers des salariés est à « temps non complet » alors que ce pourcentage s’élevait à 18 % en 1978 »99.

Une fois compris que le rapport de production précarisé permet d’augmenter le taux d’exploitation, on doit constater que les limites rencontrées par le capital pour y parvenir sont telles (nous verrons pourquoi au point 5.3 ci-dessous) qu’elles ne lui permettent pas de relever le taux de profit à un niveau lui permettant de retrouver une dynamique d’accumulation quelque peu vigoureuse. D’où l’antienne martelée jour après jour: « la seule variable d’ajustement possible pour les entreprises (entendez le capital, n.d.a.) consiste à réduire (les coûts salariaux)… (ce qui) appelle une solution commune: la baisse globale des charges et des prélèvements obligatoires. Aujourd’hui (en France), les salaires n’entrent en effet qu’à hauteur de 60 % dans la composition du revenu brut des ménages… »100. 40 % de ces revenus, et bien plus pour les ménages modestes, sont faits de salaire indirect. C’est dire l’importance qu’il revêt pour le pouvoir d’achat de ces ménages. Et comme il est plus facile d’abaisser ces charges payées par les entreprises que les salaires directs, c’est par là que la bourgeoisie a décidé d’abaisser le coût salarial, « seule variable d’ajustement » pour augmenter les profits selon elle avec, bien sûr, les diminutions d’impôts sur les sociétés. Alors, le patronat, ses experts et ses médias, adjurent l’Etat – après tout c’est le leur – de poursuivre et d’accentuer le processus d’allègement des charges et des impôts sur les sociétés, qui a été initié par les gouvernements de gauche dans les années 80. Pensez donc, « il reste encore 20 % de cotisations patronales sur un SMIC brut »101 gémit l’un de ces experts!

Et l’Etat ne peut manquer d’obtempérer, lui dont la tâche est d’organiser la valorisation du capital, tout en maintenant l’ordre social, afin de reproduire la société capitaliste dont il a la charge. Les mêmes arguments sont sans cesse ressassés: pour que le capital produise, croisse et embauche, il faut briser la « barrière », le « fardeau » de ces charges et du droit du travail, toutes choses, disent-ils, qui « obligent » les capitalistes à délocaliser. Les charges seront donc abolies pour les patrons, les diverses allocations sociales, l’éducation et la santé « dégraissées » selon la formule du ministre socialiste Allègre. Par contre, la fiscalité des particuliers sera aggravée.

Cette politique d’allègement des charges patronales sera couplée avec celle qui organise le rapport de production précarisé. Toujours sous prétexte de favoriser l’emploi, les exonérations de charges seront plus spécialement accordées aux entreprises développant le temps partiel. C’est encore un ministre de gauche, Bérégovoy qui, en 1992, porte à 50 % l’exonération de charges sociales pour l’emploi de salariés à temps partiel. Cette politique s’est depuis sans cesse amplifiée, jusqu’au récent « revenu de solidarité active » (RSA) sarkozyste. Celui-ci va encore au-delà de l’exonération des charges puisque, tout en favorisant fortement l’emploi à temps très partiel, il met carrément à la charge de l’Etat le paiement d’une partie du salaire, ce qui permet au patron de diminuer sa part de salaire direct en plus de celle du salaire indirect.

Avec ce RSA, on a une systématisation de l’emploi précaire, sous-payé, et payé en partie par l’Etat. Le procédé existait déjà avec les diverses formes « d’emplois aidés », mais la participation de l’Etat au salaire était temporaire tandis qu’avec le RSA, elle est pérenne. Bref, on voit se développer une autre caractéristique essentielle du rapport de production précarisé et qui est rarement prise en considération et analysée. C’est la forte accélération de la tendance à la prise en charge par l’Etat102 de l’entretien et de la reproduction de la force de travail prolétaire. Il assure une part grandissante du revenu prolétaire, via le salaire indirect et même le salaire direct, tout en les faisant diminuer, tant par la dégradation des prestations sociales, des systèmes de santé et d’éducation, qu’en augmentant les impôts que paient même les prolétaires pauvres. Par exemple, en France, la CSG-CRDS passe de 0 à 12,1 % en une vingtaine d’années pendant que la contribution patronale « au financement de la protection sociale est passée de 44 % du total en 1981 à 37 % en 2006 », alors que pendant la même période, « les cotisations salariales ont augmenté de 5 points »103. L’Etat assure a contrario une part grandissante de la pl104.

On est donc loin du soi-disant désengagement de l’Etat dont la gauche nous rebat les oreilles. C’est tout le contraire. On a vu son ampleur en ce qui concerne le sauvetage du système financier et des entreprises du secteur marchand. On le voit maintenant dans cette restructuration des rapports de production, et notamment, dans cette prise en charge d’une part croissante du revenu prolétaire, c’est-à-dire dans l’entretien et dans la reproduction de la force de travail prolétaire. Nous devons donc analyser quels sont les effets de ce phénomène sur la « sortie de crise », et surtout quelle est sa signification quant à la situation dans laquelle le capitalisme se trouve. Mais auparavant, il n’est pas inutile de dire en quoi le rapport de production préconisé modifie le rapport salarial, la vente de la force de travail.

Fluidité, flexibilité, intensité, ces caractéristiques du rapport de production produisent le prolétaire comme précaire et pauvre face au capital sur-accumulé vampirisant l’essentiel des richesses produites. Le rapport de production précarisé est généralement reconnu en tant que contrats de travail spécifiques (intérim, CDD, temps partiel, contrats professionnels, d’apprentissage, de Nouvelle Embauche, etc.) dont les statistiques établissent le rapide accroissement. Mais premièrement, le fond de l’affaire n’est pas là, sur le terrain juridique. Ce type de contrats se généralise parce que l’emploi en général, l’emploi « normal », bref, le travail prolétaire, doit prendre concrètement les caractéristiques de l’emploi précaire: un ou plusieurs emplois à temps partiels, payés partiellement, alternance de temps de travail intense et déqualifié (avec toutes les souffrances qui vont avec) et de non travail. La vente de la force de travail inclut tous ces temps, le temps de non travail n’est plus séparé mais comme inclut dans le temps de travail au sens où il fait partie du rythme du travail segmenté et intermittent. Et deuxièmement, l’autre caractéristique est que l’Etat prend en charge une partie grandissante du paiement de ce temps global, tout en en diminuant le montant au strict minimum vital, voire moins.

Après avoir montré les caractéristiques du rapport précaire, on peut maintenant en résumer les effets en trois points principaux:

1°) La pl absolue est augmentée par la concentration et l’intensification maximale du temps de travail sur certaines périodes alternant avec des périodes de non travail. Cette alternance constitue un temps global dont font partie les temps de pause, de congés, de chômage partiel, de maladie, temps pendant lequel le travailleur appartient au capital105. La « flexsécurité » est le nom que la bourgeoisie donne à cette globalisation du rapport prolétaire-capital. Il y a une corrélation entre ce rapport et l’intervention accrue de l’Etat dans la gestion de la « flexsécurité », dans le fait qu’il est le représentant, l’agent du capital global. Aujourd’hui, l’intérêt de chaque capital particulier, son profit, est plus que jamais directement dépendant des conditions générales de la valorisation du capital, lesquelles sont l’affaire de l’Etat. A capital globalisé (suite à l’extinction de la propriété privée personnelle des moyens de production et à la concentration oligopolistique), gestion globalisée par le fonctionnaire du capital en général, l’Etat106. De sorte que les prolétaires ont face à eux le capital moins comme patrons particuliers que comme un maître global, totalitaire, l’Etat. C’est plus que jamais contre l’Etat qu’ils pourront se constituer comme classe révolutionnaire, et non en s’affrontant localement à tel ou tel capitaliste particulier.

2°) La plus-value est aussi augmentée par la baisse du coût salarial pour le capitaliste. L’Etat finance cette baisse pour une part. En France, par exemple, par l’allégement des charges sociales et prélèvements obligatoires, et en se chargeant de payer une part grandissante du revenu ouvrier qu’il diminue dans le même mouvement en favorisant le travail précaire et en diminuant le montant et la qualité des prestations sociales. Ainsi, l’entretien et la reproduction de la force de travail sont de plus en plus assurés par l’Etat, tandis que l’usage de cette force et son produit restent aux mains des capitalistes particuliers. Par le biais de l’augmentation de la dette publique et des impôts, c’est finalement le travailleur contribuable qui subventionne la baisse croissante du coût du travailleur salarié dont bénéficie le capitaliste. Ce qui est non seulement un comble de l’exploitation et de la paupérisation, mais une impasse évidente (cf. infra).

3°) Le travail précaire se traduit finalement par une augmentation massive du nombre des travailleurs pauvres (qui s’ajoute à celle des « exclus » définitifs du marché du travail).

Plus le capitalisme est capable de produire des richesses matérielles (on ne discutera pas ici de leur utilité) et plus se développe la pauvreté, non seulement relativement à la richesse produite, mais de manière absolue. C’est une loi du capitalisme depuis longtemps découverte par Marx: « Plus le travail gagne en ressources et en puissance… plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire… C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère… »107. Loi qu’aucune prétention à établir un « bon capital » ne peut transgresser puisqu’elle est inhérente à l’essence du capital, le rapport d’appropriation privée. Le rapport de production précarisé n’est que ce rapport capitaliste poussé à son comble pour faire face à l’aggravation des contradictions du procès de valorisation et de reproduction du capital. Mais cela ne les abolit pas pour autant. Au contraire, notamment celles-ci: l’antagonisme bourgeoisie-prolétariat et la baisse de la consommation.

Cependant, malgré tous ces efforts intenses pour développer ce rapport de production précaire depuis maintenant plus de vingt ans, les crises se sont multipliées jusqu’au grand krach de 2008. La bourgeoisie va donc être obligée de les intensifier. Or elle se heurte à des limites pour augmenter, par le développement de ce rapport, l’extraction de la pl sous sa forme absolue. Or, comme on l’a déjà vu, augmenter la pl sous son autre forme, la pl relative, se heurte aussi à des limites: ce sont précisément celles qui ont obligé la bourgeoisie à développer le rapport de production précaire, ainsi que cela a été montré précédemment. C’est pourquoi, cette situation va l’obliger à amplifier l’autre volet de sa solution à la crise: la destruction du capital sous toutes ses formes. Nous disons amplifier parce que la crise produit déjà d’elle-même et « naturellement » cette destruction.

5.3 Etatiser pour détruire

L’accroissement de l’intensité du travail qui est recherchée avec le rapport de production précaire a des limites physiques objectives même s’il est réduit à un travail très simple ou de simple surveillance. C’est alors le « stress » qui se développe avec le nombre de machines et d’opérations à surveiller, la peur de la faute et du licenciement, et aussi le mortel ennui. De plus, il ne résout en rien le problème de la sous-consommation. Au contraire, il s’agit toujours de diminuer la masse salariale (Cv) relativement à celle de pl, tout en augmentant la production et l’accumulation du capital. Le fond des difficultés du capital à accroître la plus-value, que ce soit sous forme relative ou sous forme absolue, à une époque de son développement où l’intensité capitalistique a atteint des niveaux très élevés, peut se résumer à ceci: cet accroissement est beaucoup plus difficile à obtenir quand l’exploitation accrue, qui en est le moyen, ne porte plus que sur une quantité de travail prolétaire devenue très faible dans la valeur produite, et que le perfectionnement incessant des méthodes tayloristes d’Organisation Scientifique du Travail a porté le taux d’exploitation de ces prolétaires à un niveau difficile à dépasser. Et quand, plus généralement, les autres contre-tendances à la baisse du taux de profit ont touché également leurs limites.

Il faut d’abord observer que la diminution relative de la quantité de travail prolétaire s’étend partout, y compris dans des pays, comme la Chine ou l’Inde, où on a connu ces 20 dernières années un accroissement important du nombre de travailleurs, extraits des campagnes et transformés en prolétaires par le capital mondialisé venu chercher les coûts salariaux les plus bas. En effet, ces pays se sont industrialisés selon les moyens techniques les plus modernes, et l’intensité capitalistique s’y est rapidement rapprochée de ce qu’elle est dans les pays les plus avancés. Ainsi en Chine, la « fabuleuse croissance » est due selon les estimations pour 62 % à la croissance du capital fixe, « la part de l’augmentation de l’emploi est donc devenue très faible »108. De même, en Slovénie, un directeur de l’usine d’assemblage Renault explique que la main d’œuvre y est certes trois fois moins chère qu’en France, mais qu’elle ne représente que 15 % « du prix de revient d’une auto – ce faible coût étant également vrai pour nos équipementiers »109.

Bien évidemment, il n’y a pas que ces difficultés objectives. On sait le rôle que la résistance ouvrière, par exemple en mai-juin 68 en France, a joué pour détruire le rapport de production fordiste. Et la formidable aggravation de la condition prolétaire que le développement accéléré du rapport de production précarisé produit, suscitera tôt ou tard une résistance plus forte encore, sortant du train-train syndical ou de l’impasse des luttes émiettées. Mais pour ne rien prophétiser et en rester sur le terrain des difficultés objectives que rencontre la bourgeoisie pour valoriser et reproduire le capital, et avec lui, la société capitaliste, il faut généraliser notre analyse et constater l’épuisement de l’ensemble des contre-tendances110 à la baisse du taux de profit qu’elle a pu mettre en œuvre ces vingt dernières années.

On connaît les trois principales:

– l’augmentation du taux d’exploitation par la précarisation du rapport de production;

– la mondialisation (3ème phase) qui a permis l’extension des échanges et de la production mondiale, tout en contribuant à la baisse des coûts salariaux;

– l’hypertrophie du crédit qui a dopé cette extension, notamment en soutenant artificiellement la consommation dans les pays centraux, les principaux consommateurs.

La crise actuelle marque la fin des effets « bénéfiques » de ce système contre-tendanciel qui a été appelé libéralisme. Il répondait à la crise du système fordiste ouverte dans les années 70 qui manifestait les limites rencontrées à l’accroissement de la pl sous sa forme relative. La bourgeoisie y a répondu, comme nous l’avons montré ci-dessus, par une intense offensive pour accroître la pl sous sa forme absolue et pour abaisser les coûts salariaux. Mais il n’y a pas d’autres modes d’extraction de la pl que ceux là. Qu’ils s’épuisent marque bien le caractère sénile du capitalisme. A cela, le dopage massif par le crédit n’a apporté qu’une rémission provisoire ainsi qu’on peut le constater par l’effondrement du système financier. Quant aux effets « bénéfiques » de la mondialisation, ils s’épuisent également. La poursuite des baisses des coûts de production se heurte à des salaires déjà extrêmement bas et à des révoltes contre la misère, contre l’impérialisme, et contre les graves dégâts écologiques que la bourgeoisie doit prendre en compte, au moins dans la mesure où elle peut en être elle-même victime tant qu’elle vit sur la même planète que les prolétaires.

Ce sombre tableau ne signifie pas pour autant que le capitalisme va s’effondrer tout seul. Il montre seulement que les moyens mis en œuvre jusqu’ici ne suffisent pas à relancer la valorisation du capital de manière assez vigoureuse. D’où l’engagement des principaux Etats pour sauver le système financier à coups de milliers de milliards de dollars et pour fournir au capital la plus-value qu’il réclame. Ce n’est que la prolongation d’une tendance ancienne, mais l’ampleur prise par cette évolution mérite qu’on caractérise spécifiquement ce phénomène. Il n’est pas anodin en effet que dans un pays développé comme la France, l’Etat fournisse environ la moitié du – très modeste – revenu prolétaire moyen.

C’est parce que chaque capital particulier peine à réaliser un taux de profit suffisant que l’Etat se comporte de plus en plus comme « le » capitaliste, « le » fournisseur de plus-value.

Il le fait en abaissant les impôts sur le capital et les capitalistes. Il le fait en déchargeant les capitalistes (surtout ceux qui favorisent l’emploi précaire) d’une partie du coût salarial. Mais là n’est pas le plus important. Il fiscalise le revenu prolétaire: il le diminue aussi. Premièrement, en augmentant leurs impôts, et qui augmenteront encore plus avec le creusement de la dette publique à laquelle ces faveurs faites au patronat contribuent. Deuxièmement, en diminuant le salaire indirect et en dégradant les services publics au nom de cette même dette publique (« trou » de la Sécurité sociale, « trou » des caisses indemnisant le chômage, « trou » des caisses de retraite, etc.). Troisièmement, par l’inflation monétaire que cette dette gigantesque engendrera.

En devenant « le » capitaliste, l’Etat organise la baisse du niveau de vie prolétaire. Mais il camoufle cette activité derrière l’idéologie de l’intérêt général dont il se prétend le représentant. Ne va-t-il pas jusqu’à soutenir qu’il favorise l’emploi en abaissant le coût salarial des emplois les moins qualifiés, que cette baisse favorisant l’emploi favorise en même temps la reprise de la croissance? Dans les conditions du capitalisme, cela peut s’avérer exact, quoi que momentanément et dans d’étroites limites. Mais ce serait dans l’intérêt du capital et de ses fonctionnaires, et non dans l’intérêt général.

L’Etat comme « le » capitaliste se substituant à l’Etat des capitalistes, on se croirait presque en route vers un régime de capitalisme d’Etat de type stalinien. Mais ce n’est pas du tout la même situation historique. L’Etat stalinien a puissamment organisé une sorte « d’accumulation primitive », à très grande vitesse. Dans les vieux pays impérialistes comme la France, il n’y a rien de cela, mais au contraire une accumulation arrivée à un stade sénile, gâteuse dans tous les sens du terme.

Cela fait penser à cette formulation quelque peu énigmatique de Marx et Engels dans le Manifeste du Parti Communiste: « Elle (la bourgeoisie) ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui ».

Enigmatique parce qu’évidemment, la bourgeoisie n’existe qu’en se nourrissant du travail prolétaire. Marx le sait bien puisque c’est lui qui l’a établi définitivement. C’est pourquoi, il précise que si la bourgeoisie n’y parvient plus, c’est qu’elle ne peut plus régner. Et il en a établi la cause dans ses travaux ultérieurs: dans les sociétés hautement mécanisées, les prolétaires ne produisent plus assez de cette plus-value qui la nourrit. Dès lors, elle ne peut plus non plus les employer. Et eux ne peuvent plus se nourrir de leur « travail nécessaire » puisque leur revenu n’est plus assuré par les possesseurs des moyens de production. En effet, c’est la production de plus-value qui décide de leur emploi et rien d’autre. Dire que la bourgeoisie doit nourrir les prolétaires est un oxymore puisque ce ne peut être que l’inverse. Ce qui est certain, c’est « qu’elle est obligée de les laisser déchoir ». Et ce qui aurait pu être dit, et que Marx dira plus tard, c’est que les machines hautement perfectionnées, et derrière elles, la science, peuvent nourrir les travailleurs, quand bien même ils travailleraient très peu… si du moins elles ne revêtaient pas la forme de capital, c’est-à-dire si les travailleurs collectivement en avaient la possession.

Pour en revenir à notre propos, on voit que l’évocation de « l’esclave » nourri par la bourgeoisie est une formule qui se rapproche du phénomène de « l’esclave » nourrit par l’Etat, la bourgeoisie organisée, dont nous avons vu la tendance se développer. Mais le parallèle s’arrête là, car c’est en aggravant les impôts sur le peuple ainsi que la dette publique qui pèse et pèsera toujours davantage sur lui, que l’Etat le nourrit précairement comme un RMIste ou un « working poor ». Dans le même mouvement, il abreuve le capital de liquidités et de profits supplémentaires. Ce système mène à une impasse car il revient, poussé à sa limite, à ce que « l’esclave » n’ait plus de revenu et que la consommation s’effondre, effondrant davantage la production de pl qu’on voulait par là augmenter. Lorsque l’essentiel de la richesse est produite par les machines automatisées et que celles-ci sont possédées par la bourgeoisie, alors c’est cette dernière qui se l’approprie nécessairement. En poussant la tendance de l’accumulation du capital au plus loin qu’elle peut, la bourgeoisie, qui possède les moyens de production, ne peut plus les faire fonctionner faute de pl, les prolétaires ne le peuvent pas non plus faute d’en être possesseurs. Voilà l’impasse criminelle et stupide où mène le capitalisme!

On doit donc aboutir à la conclusion que l’ensemble des moyens mis en œuvre par la bourgeoisie pour surmonter la crise évoqués jusqu’ici, depuis le sauvetage du système financier jusqu’au développement du rapport de production précarisé et l’intervention renforcée de l’Etat dans la production de la plus-value, ne sont que des solutions de court terme, insuffisantes pour résoudre le problème de la suraccumulation/sous-consommation qui est la cause immédiate de la crise, la cause ultime étant ce qui engendre ce processus: le rapport d’appropriation privée des moyens de production. C’est pourquoi, la bourgeoisie devra nécessairement attaquer de front ce problème en opérant une destruction de capitaux excédentaires et fictifs, bien au-delà de celle que la crise induit « naturellement » avec son cortège de dévalorisations, de faillites et de fermetures d’entreprises.

« Le stade suprême du développement de la puissance productive ainsi que le plus grand accroissement de la richesse jamais connue coïncident donc avec la dépréciation du capital, la dégradation du travailleur et l’épuisement systématique de ses capacités vitales. Ces contradictions conduisent à des explosions, des cataclysmes, des crises dans lesquelles, par la suspension momentanée du travail et la destruction d’une grande partie du capital, ce dernier est ramené par la violence à un niveau où il peut reprendre son cours »111.

Mais le capital n’est pas seulement « ramené à un niveau » antérieur, résolvant le seul problème quantitatif des surcapacités. La suraccumulation n’est pas seulement une surcapacité. La surmonter exige aussi des mesures qualitatives que nous avons exposées ci-dessus. Les mettre en œuvre exige évidemment la destruction des anciens rapports de production. La destruction de ces rapports va de pair avec celle des surcapacités. Tant par le chômage accru qu’elles impliquent, qui induit une forte pression sur des prolétaires encore sur la défensive, que par la fermeture des entreprises trop obsolètes, les destructions des surcapacités permettent d’une part, de remplacer l’ancien par le neuf, les entreprises les moins performantes par de plus performantes112 et d’autre part, de transformer toute l’organisation de la production, de casser les acquis sociaux. La destruction massive de capital fait donc en quelque sorte d’une pierre deux coups: elle réduit les surcapacités, elle permet aux entreprises de sortir de la crise autrement qu’elles y étaient entrées, avec des rapports de production modifiés qui permettent d’augmenter le taux d’exploitation et le taux de profit.

Tout cela exige un renforcement conséquent de la dictature de l’Etat. Il est nécessaire pour imposer aux prolétaires l’aggravation de leur situation. Mais il est aussi nécessaire parce que l’ampleur des destructions à réaliser implique une très vive aggravation de la concurrence entre capitaux, chacun déployant tous ses efforts pour que ce soit les autres qui disparaissent. Vaincre dans cette concurrence exige notamment d’organiser une défense plus collective des divers capitaux nationaux, déclarés « stratégiques » pour l’occasion. Chaque Etat s’empresse d’organiser cette défense, tant sur les plans économique (protectionnisme) que militaire. Mais il le fait dans le contexte de la mondialisation, dans le système planétaire du procès d’extraction de la pl. Ce niveau de la concurrence implique la formation d’alliances plus ou moins solides, de blocs plus ou moins stables113. Aucun Etat, pas même les USA, ne peut assurer seul sa place dans cette compétition planétaire qui met en jeu des forces énormes et complexes (rivalités entremêlées entre capitaux, nations, classes et intérêts spécifiques pour tels marchés ou zones d’influence; alliances qui incluent aussi des rivalités entre alliés, etc.)114.

Cette concurrence internationale a évidemment parmi ses divers enjeux celui de la domination des pays plus faibles, producteurs des matières premières indispensables aux plus puissants. Et c’est là, dans la capacité à s’approprier le maximum de ces ressources et à évincer les concurrents, que se montre la puissance. C’est là que la force militaire et les guerres se déploient d’abord. Déjà en 1914, il s’agissait du partage des colonies. La concurrence ne fera que s’accroître, particulièrement pour savoir qui pillera le plus les ressources du « Tiers Monde ». Cela se passe déjà tous les jours sous nos yeux.

Plus généralement, la puissance des grands centres de l’impérialisme tient en leur capacité économique et militaire à capter le plus de richesses produites mondialement. C’est d’ailleurs pourquoi, ce sont des centres financiers et des puissances militaires. C’est cette capacité qui fait que le dollar et les Bons du Trésor US restent encore les titres les plus recherchés, alors même que c’est le système financier américain qui est au cœur de la débâcle et que l’émission de dollars atteint les montants les plus pharamineux.

Il n’est donc pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que cette crise entraînera un fort renforcement de la dictature de l’Etat (on en voit déjà la tendance en France avec le sarkozysme). Malgré l’aiguisement objectif de l’antagonisme bourgeois-prolétaires, l’Etat trouvera des bases pour obtenir le soutien d’une partie plus ou moins importante des masses populaires dans le fait que cette concurrence accrue entre capitaux en difficultés induit aussi une concurrence accrue entre travailleurs pour la vente de leur force de travail, leurs intérêts individuels immédiats, ou ce qu’ils croient l’être. A partir de là, les idéologues et propagandistes du capital peuvent exciter et développer, à l’aide des puissants moyens médiatiques qu’ils possèdent, ces tendances à l’étatisme, au protectionnisme, au nationalisme et à la xénophobie.

Il serait tout à fait impossible d’éviter l’écrasement des prolétaires et des peuples du monde, ainsi que les massacres et les catastrophes pouvant aller bien au-delà de ce que le monde a connu dans les années 30-45, sans combattre et refuser fermement tout ce fatras étatiste nationaliste et européocentriste. C’est exactement cette idéologie délétère qui a conduit de trop larges fractions de la gauche et des peuples à soutenir, ou à tout le moins, à tolérer la montée au pouvoir des fascismes dans les années 30.

Nous venons de voir dans ce chapitre que le renforcement du rôle de l’Etat dans la crise ne produisait que destructions et catastrophes non seulement pour les prolétaires mais aussi pour les masses populaires. Mais si la crise ne se résout que par des destructions, pourquoi ne pas choisir de détruire le capitalisme? On le peut, et il le faut car c’est le seul « humanisme » vrai aujourd’hui. Il faut alors comprendre que ce qui pousse le capital à devoir détruire tant de richesses et tant d’individus contient aussi les conditions de la destruction du capital, de l’abolition de l’appropriation privée des moyens de production. Cette crise révèle combien ces conditions sont mûres. Il revient aux communistes de travailler à le faire voir le mieux possible afin de montrer que ce qui conduit aux pires catastrophes dans le cadre d’un capitalisme « rénové », peut conduire à une communauté d’individus libres dans un système où les prolétaires prendraient le pouvoir et s’émanciperaient de l’exploitation et de la domination bourgeoises.

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CHAPITRE 6. DE LA NECESSITE D’ETRE RADICAL

Etre radical, c’est aller à la racine et agir radicalement. C’est éradiquer les causes des catastrophes au lieu de ne s’en prendre qu’à ses symptômes, ses manifestations superficielles. Mais qu’est ce qu’aller à la racine de la crise? L’analyse exposée dans les cinq chapitres précédents permet maintenant de répondre à cette question.

C’est d’abord rejeter les soi-disant remèdes bourgeois qui consistent à vouloir moraliser le capitalisme financier, à le réglementer, à réguler la reproduction du capital, à accroître l’étatisation de la société. Ces remèdes ne résolvent rien. Tout au plus, ils fournissent un bref répit au capital tout en préparant les conditions d’une crise encore plus grave et au prix d’une profonde aggravation de la situation des masses populaires.

C’est ensuite comprendre que cette crise n’est pas simplement une crise financière, mais le résultat d’un blocage de la reproduction du capital, du capitalisme comme mode de production fondé sur la propriété privée des moyens de production.

C’est encore comprendre que le capitalisme est ce rapport social spécifique qui, entre autres effets, induit un développement permanent et aveugle des capacités de production et de la productivité, d’où il résulte une production croissante de richesses grâce aux applications de la science et aux machines de plus en plus puissantes et automatiques. Donc c’est comprendre aussi que la part du travail vivant dans le produit diminue sans cesse relativement à celle du travail mort accumulé dans cette machinerie, phénomène qui se développe quand le capitalisme va bien et que le capital s’accumule.

C’est enfin comprendre que s’accumulent en même temps les contradictions du système, contradictions dont la crise n’est que l’apparition soudaine, le symptôme d’une maladie qui a plus ou moins longuement incubé, le signal que ce processus de suraccumulation/sous-consommation est arrivé à un point où non seulement il y a « trop » de capital par rapport à la plus-value qu’il peut réaliser et recevoir, mais aussi que cette plus-value, qui ne peut même plus être convertie en capital additionnel, apparaît contradictoirement comme « trop » de plus-value. Or le capital ne peut exister que s’il peut assurer cette conversion, que s’il peut s’accumuler.

Il y a donc une condamnation radicale de ce mode de production dans ce fait que ce qu’il a pu apporter de positif dans le développement humain, à savoir le développement fantastique de la science et de ses applications qui a permis d’accroître formidablement la production de richesses par le moyen de machines de plus en plus efficaces, il l’a transformé en moyens de paupérisation massive, d’aliénation des individus, et de destruction de la planète. La diminution du travail contraint et répulsif que permettent les machines ne se traduit pas, pour ceux qui y sont obligés, par une vie plus libre, plus maîtrisée, plus enrichissante, mais par plus de misères, de crises et de guerres.

Cette diminution n’est pas un phénomène nouveau. Elle est constitutive du capital. Elle fait corps avec son existence même. Ses fonctionnaires n’y peuvent rien. Ils sont obligés d’agir ainsi. Mais elle a connu une accélération exponentielle depuis un peu plus d’un siècle. Marx la prévoyait déjà il y a quelques 150 ans: « Il n’y a pas le moindre doute que la tendance du capital à se rattraper (de la tendance à la baisse du taux de profit, n.d.a.) sur l’intensification systématique du travail… et à transformer chaque perfectionnement du système mécanique en un nouveau moyen d’exploitation, doit conduire à un point où une nouvelle diminution des heures de travail deviendra inévitable »115.

Si ce phénomène n’est certes pas nouveau, l’ampleur extraordinaire de la crise actuelle révèle combien il a atteint un niveau extrême et insurmontable sauf, bien entendu, à détruire dramatiquement et massivement hommes, richesses, nature et humanité. Cette situation, Marx et Engels l’ont imaginée quand ils écrivaient dans le Manifeste du Parti communiste que viendrait le moment où la bourgeoisie ne pourrait plus être nourrie par le prolétariat, ni donc celui-ci se nourrir, parce qu’elle ne pourrait plus le faire travailler suffisamment, et devrait donc « le laisser déchoir ».

C’est à ce stade sénile qu’est parvenu le capitalisme définitivement mondialisé, avec une overdose de crédit et contraint de « laisser déchoir » les prolétaires par dizaines voire centaines de millions. Mais il ne mourra qu’exécuté par la lutte révolutionnaire visant à abolir le rapport d’appropriation ainsi que les classes sociales. Il nous faut maintenant comprendre, pour en finir avec l’analyse de la crise, ce que nous révèle cette sénilité du capital quant à la possibilité de le détruire en construisant une société d’individus sociaux libres, possesseurs des moyens de la vie que l’humanité a créés et qu’ils perfectionneront à leur tour.

Nous savons qu’à force d’améliorer l’efficacité des machines, le capital diminue la quantité de travail que contient chaque marchandise, c’est-à-dire leur valeur. Or, le capital ne peut exister et se reproduire sans se nourrir de « survaleur » (plus-value), laquelle finit par décroître tant la valeur qui la contient décroît elle-même (chaque capitaliste, à force de vouloir diminuer la quantité de travail vivant payé, finit par diminuer aussi la quantité de travail vivant totale jusqu’à un point où le surtravail non payé diminue lui aussi, malgré l’augmentation du taux d’exploitation pl/Cv). Mais ce n’est pas tout. Le capital n’existe que dans les échanges entre propriétaires privés, capitaux, produisant non pour eux-mêmes mais pour les autres, pour la vente. La valeur est ce qui permet de mesurer ces échanges qui forment ensemble le procès de production capitaliste. Sous forme de prix, c’est elle qui permet de faire fonctionner « la main invisible » et anarchique du « marché » qui équilibre tant bien que mal les activités privées. Sans valeur, pas de survaleur (plus-value), pas de mesure des travaux, pas de prix, pas d’échanges, pas de répartition quelque peu équilibrée des activités entre les différentes branches, etc. Bref, sans valeur, pas de capital qui est « valeur se valorisant ».

Bien sûr, on est encore très loin d’un monde sans valeur, un monde où tout le travail humain serait d’une telle qualité qu’il serait volontaire, libre, et qu’il n’y aurait plus besoin de le compter de la sorte comme travail social moyen abstrait116. Mais ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est cette tendance à la baisse des valeurs, et pourquoi elle se présente comme une catastrophe pour le capital et une bonne nouvelle pour le communisme.

Le mouvement des prix réels, ou même celui des prix nominaux quand l’inflation monétaire est faible117, ce qui était le cas ces vingt dernières années, reflète sur longue période celui des valeurs. Or c’est bien une tendance générale à la déflation qui s’est établie depuis une vingtaine d’années. Si on laisse de côté la hausse purement conjoncturelle des prix des produits à production limitée et longue à modifier, que produit un brusque déséquilibre de l’offre et de la demande (par exemple, la hausse spectaculaire des prix des matières premières en 2007-2008 juste avant le krach), on observe une tendance générale à la baisse des prix réels. Par exemple, les prix, même nominaux, de nombreux biens de consommation courants ont baissé en France selon l’INSEE: « En France, l’INSEE estime que le prix des équipements ménagers a baissé de 15 % depuis 1998, l’audiovisuel de 60 %; les matériels de traitement de l’informatique, y compris micro-ordinateurs, ont chuté de plus de 80 % (à qualité égale faut-il préciser) »118.

Cette baisse des prix ne tient pas seulement aux bas salaires chinois ou autres, même si cela a joué un rôle conjoncturel puissant d’accélération de la baisse. Que l’inflation hors secteur financier ait été en général faible dans les pays développés, malgré les émissions massives de crédits (de monnaies), montre d’ailleurs, a contrario, l’ampleur de la déflation des valeurs.

Mais si les marchandises n’ont plus de valeur (simple cas limite théorique de la tendance à la baisse des valeurs), alors non seulement les produits et les échanges n’ont plus de mesure, mais le capital ne peut se reproduire puisqu’il est « valeur se valorisant ». C’est une observation générale que l’on doit au génie de Marx qui écrivait: le capitalisme est « contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté, il pose le temps de travail (la valeur, n.d.a.) comme seule mesure et source de la richesse »119. Et il fut le premier à comprendre dans cette contradiction une cause de la finitude du mode de production capitaliste, en même temps qu’une condition de son abolition: « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange (et donc l’argent, le prix, n.d.a.) d’être la mesure de la valeur d’usage… Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange (le capitalisme)… C’est le libre développement des individualités… où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc., (le travail riche) des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous »120.

Certes, on n’est pas encore à la fin du travail immédiat contraint, répulsif, abrutissant, qui implique sa représentation et sa mesure, ainsi que celle de la richesse qu’il produit, par la valeur121. Mais c’est de cette tendance qu’il s’agit. La crise en révèle l’avancement, l’acuité atteinte par la contradiction de vouloir mesurer la création d’une richesse d’un contenu qualitatif élevé par la quantité, de plus en plus faible, d’un travail prolétaire de plus en plus pauvre. Alors que cette richesse dépend maintenant «… bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit, de l’application de cette science à la production »122. Laquelle science est une activité intellectuelle aléatoire et qualitative qui ne peut se réduire à une quantité de travail social simple et abstrait (à une valeur d’échange).

C’est finalement le niveau extrême atteint par cette contradiction, qui est aussi celui atteint par la productivité de la production planétaire, que révèle cette crise. Niveau à partir duquel il devient difficile au capital d’augmenter la quantité de travail prolétaire qu’il peut employer, et difficile aussi d’accroître substantiellement – même s’il s’y emploie avec la plus grande et brutale énergie – le taux d’exploitation de celle qu’il emploie. Ce sont là les sources fondamentales de la plus-value qui se tarissent petit à petit, ce que manifestent les pertes gigantesques de capitaux et l’effondrement des profits qui se produisent avec la crise.

Certes, le capital espère trouver de nouveaux « gisements de croissance ». Par exemple, voilà toute la bourgeoisie qui rejoint sa nouvelle avant- garde verte. Elle ne jure plus que par le vert, cette nouvelle forme de l’idéologie du « bon capitalisme ». Le capitalisme vert permettrait de relancer l’accumulation du capital grâce à tous les travaux de mise aux normes écologiques: nouvelles voitures, nouveaux bâtiments, nouvelle agriculture, nouvelles industries, et cerise sur le gâteau, nouveau personnel politique vert garanti « propre » et dévoué à l’intérêt général. Cette promesse d’un capitalisme vert, moral, durable et équitable n’est qu’une escroquerie. Le capital n’existe pas sans valorisation et accumulation. Une accumulation capitaliste qui ne ruinerait pas les prolétaires et la planète est une contradiction absolue dans les termes. Au mieux, ou plutôt au pire, le capitalisme vert reviendrait à faire payer les surcoûts de toutes ces « nouveautés » au peuple, via les dépenses de l’Etat (ce qui est, par exemple, déjà le cas avec l’électricité verte achetée fort cher aux capitalistes, et générant donc la hausse des prix pour les consommateurs). Car évidemment, il n’est pas question d’avoir le capitalisme vert sans profits verts. Que les hommes maîtrisent et gèrent intelligemment leurs rapports avec la nature, cela passe nécessairement par un autre mode de production qui leur serait soumis au lieu qu’ils lui soient soumis, par une société d’individus sociaux, non aliénés.

Devant toutes ces impasses, il ne reste au capitalisme que le moyen des destructions (guerres comprises) pour pouvoir réemployer et exploiter les prolétaires (ceux qui y survivraient).

Les prolétaires n’ont, eux, d’avenir désirable que dans l’abolition de leur condition de prolétaires, de « déchus », d’incarcérés, de massacrés. Pour cela, il leur faut parvenir, ce qui n’est possible que par un procès révolutionnaire long et complexe, à se saisir de cette situation où le temps du travail contraint, qui est le leur, a baissé – et peut objectivement baisser encore bien plus – tandis que la production augmentait, pour achever, mais à leur façon, dans le but de se supprimer comme prolétaires, ce mouvement que le capital ne peut pas achever, mais doit au contraire stopper et contrarier123 par le moyen de crises toujours plus destructrices.

A leur façon? C’est d’abord d’avoir à lutter contre la baisse de leurs revenus et de leur niveau de vie, baisse qui va fortement s’accentuer ces prochaines années, tant par la précarisation accrue du travail que par la hausse probable de l’inflation. En effet, celle-ci, récurrente dans le secteur des actifs financiers, pourrait aussi se produire dans le secteur des marchandises. Car, face à la tendance fondamentale à la déflation de leurs valeurs, il y a la débauche inouïe des émissions monétaires. Celle-ci poussera à la hausse des prix nominaux, d’autant plus que les hausses de productivité stagnent ou faiblissent, que la concentration oligopolistique et le protectionnisme s’accroissent, que la liquidation des stocks s’achève et que des limites sont plus ou moins atteintes dans les bas salaires chinois (et autres pays « low costs »).

De plus, les Etats ont tout intérêt à l’inflation, indispensable pour abaisser le montant de leurs dettes gigantesques car la hausse des impôts ne saurait suffire à les honorer. Grâce à l’inflation, ils les rembourseront en « monnaie de singe » ou ils rachèteront à bas prix, la valeur des titres de la dette déjà émis s’écroulant avec la hausse des taux d’intérêt qu’entraînerait inévitablement l’inflation.

L’inflation sera une cause supplémentaire de ruine pour les salariés, les chômeurs, les retraités. Mais elle se retournera aussi rapidement contre le capital, puisqu’elle a aussi pour effet, du fait de la hausse des taux d’intérêts, de ruiner l’épargne, la valeur du titre financier, et donc finalement le crédit dont nous avons souligné le rôle essentiel dans le capitalisme financier. C’est pourquoi les financiers, qui d’un côté adjurent l’Etat de les inonder de liquidités, s’inquiètent fort de l’autre de l’inflation qui pourrait les ruiner, eux et le système financier.

En réalité, déflation ou inflation monétaires sont toutes deux néfastes à la reproduction du capital. Et cela d’autant plus que le rôle du crédit y est devenu important. Restreindre les liquidités au niveau de celui de la valeur des marchandises en circulation conserverait la valeur de la monnaie mais ferait immédiatement s’effondrer un système financier asséché car croulant sous la masse de capital fictif, de titres sans valeur. Les augmenter massivement pour sauver ce système aujourd’hui ne fait que retarder et aggraver sa chute demain. Il n’y a pas de solution monétaire à la crise, parce qu’elle n’est pas monétaire, parce que ce n’est pas l’argent en plus ou en moins qui produit le profit dont se nourrit le capital. La déflation traduit finalement la tendance fondamentale à la baisse des valeurs, donc la dévalorisation du capital lui-même. Mais démultiplier la masse des signes monétaires alors que celle des valeurs en circulation stagne ou baisse avec la crise, ce n’est rien que créer du papier, de la monnaie dévalorisée, de la richesse fictive.

Mais revenons à la lutte pour le revenu et le pouvoir d’achat. Il faut bien comprendre ce point essentiel qu’elle ne pourra pas être déconnectée de cette réalité qu’est la baisse de la quantité de travail prolétaire nécessaire. Nous savons comment la bourgeoisie tente de faire face à sa façon à cette diminution de la quantité de travail: elle développe le travail précarisé et baisse le coût salarial, poursuivant par là son objectif permanent d’accroissement de la plus-value.

Les prolétaires doivent refuser l’escroquerie qui consiste à essayer de leur faire croire que s’ils acceptaient de s’adapter « au monde moderne » (la soi-disant « rupture » sarkozienne), comme si ce monde était objectivement le seul possible, s’ils acceptaient aujourd’hui de faire les sacrifices « nécessaires » – pendant que la haute bourgeoisie et les politiciens continuent de se gaver – alors il y aurait une nouvelle croissance, et leur sort s’améliorerait (ils en auraient des miettes). Ceux qui avaient accepté ces dernières années une dégradation de leurs conditions de travail contre la promesse de sauver leur entreprise et leur emploi en savent quelque chose. Ils sont souvent aujourd’hui parmi les premiers licenciés.

Mais plus important encore est de comprendre que toute tentative de s’accrocher à l’ancien rapport de production dit fordiste (ou compromis fordiste), caractérisé selon ses laudateurs, les régulateurs, comme fondé sur un partage des gains de productivité entre le capital (pour lui beaucoup) et le travail (pour lui beaucoup moins), permettant à la fois la valorisation et l’accumulation du premier et l’élévation du pouvoir d’achat du second, est aussi vouée à l’échec. Les syndicats qui cogéraient ce compromis avec le patronat recherchaient avec eux la croissance à tout prix, et notamment, au prix de l’aggravation des conditions de travail de l’OS. Pour eux, la croissance était la panacée censée générer l’emploi pour tous et une relative hausse du niveau de vie. Nous ne reviendrons pas ici sur la réalité, beaucoup moins idyllique (notamment pour les OS et les immigrés, souvent les mêmes d’ailleurs), de cette croissance. Bornons nous à constater que le « compromis fordiste » est définitivement obsolète depuis plus de vingt ans, et que l’ancien mouvement ouvrier (sous l’égide, en France, du couple PCF-CGT), qui ne cherchait pas à supprimer la condition de prolétaire mais seulement à améliorer un peu son sort matériel tout en conservant la vieille division capitaliste du travail dirigeants/exécutants, est lui aussi mort depuis longtemps. Reste le nouveau rapport de production précarisé, l’hyper-taylorisation du travail et la baisse du pouvoir d’achat. Reste un « nouveau » mouvement prolétarien à surgir. Nouveau en ce sens qu’il n’a rien à espérer pour les prolétaires du côté de la fameuse croissance. Nouveau, donc, parce qu’il ne pourra pas séparer la question de l’amélioration, ou pas, du niveau de vie prolétaire de celle de la diminution du temps de travail nécessaire, du temps de « l’emploi ». Car soit il reste soumis à l’idéologie réformiste et tente de négocier le rapport de production précarisé, et donc finalement accepte de travailler moins pour gagner beaucoup moins. Soit il lutte frontalement contre ce rapport en reliant le « travailler moins » à « travailler tous » (partage du travail contraint) afin de dégager du temps libre pour « travailler autrement », c’est-à-dire s’approprier les conditions d’un travail riche, libre. Ce qui nécessite d’engager un processus révolutionnaire passant, tout d’abord, par le renversement de l’Etat (de la dictature bourgeoise).

L’Etat devenant totalitaire est la cible immédiate de la lutte. A partir du moment où le prolétaire tend à devenir un « working poor » de plus en plus « poor », un sans travail fixe souvent même sans domicile fixe, et où une part grandissante de son revenu de survie lui est payé par l’Etat, il en résulte que sa lutte tend à ne plus se focaliser sur le problème d’une hausse de salaire à arracher à tel ou tel capitaliste particulier, mais sur le problème d’une hausse de son revenu à arracher à l’Etat, « le » capitaliste global. Il n’y a pas assez de travail? Certes, et finalement tant mieux car il y a aussi beaucoup de richesses!

Cela rappelle toutes les thèses des années 90 sur le thème d’un « revenu à vie pour tous indépendant du travail » type allocation universelle (cf. les différentes propositions à l’époque des G. Aznar, A. Gorz, D. Meda, A. Lipietz, etc.), que j’avais critiquées absolument124 en ce que, prétendant résoudre cette question dans le cadre d’un « bon capitalisme », elles ne pouvaient que soit rester des utopies, soit aboutir concrètement à des résultats dérisoires, ce que l’on a vu avec le RMI français. Ces élucubrations ayant ainsi été vite et justement enterrées, il convient maintenant de reprendre cette question de façon plus réaliste.

Il faut un revenu de partage des richesses produites (essentiellement par les machines) en fonction des besoins de chacun et du partage de ce qui reste de travail contraint (ou restera une fois supprimés gaspillages et productions socialement nuisibles ou inutiles). Or il ne peut y avoir un partage de ce qui est produit s’il n’y en a pas de la possession de ce qui les produit, des moyens de production. C’est toujours ceux qui possèdent ces moyens, les maîtrisent, qui décident aussi, finalement, de l’affectation du produit. Ceci quelle que soit la forme plus ou moins « démocratique » sous laquelle se fait éventuellement cette affectation. Car la démocratie reste formelle tant que les conditions de la production de la vie et de la société appartiennent à une classe particulière.

Pas de lutte efficace pour le niveau de vie qui ne s’affronte à l’Etat jusqu’à le renverser, et pour renverser avec lui le rapport de production capitaliste dont il est plus que jamais le grand organisateur. Et qu’est-ce que renverser ce rapport, aujourd’hui le rapport précarisé? C’est se mettre dans le sens du mouvement réel, celui de la diminution du travail contraint, prolétaire – mouvement que la bourgeoisie bloque au prix de crises de plus en plus destructrices – mais pour le réaliser jusqu’au bout, jusqu’à la fin de la domination du travail contraint sur la vie prolétaire (à vrai dire d’ailleurs, c’est toute la vie du prolétaire qui est contrainte, et pas seulement dominée, du moins tant qu’il n’exerce pas sa liberté par une activité révolutionnaire). Jusqu’au bout, c’est donc jusqu’à la fin de l’ultime grande division du travail (i.e., de la propriété) capitaliste entre puissances intellectuelles et managériales d’un côté, et masse des exécutants dépouillés de l’autre125. Ce qui est la fin de la propriété privée des conditions de la production de la vie, et l’abolition des classes.

Pour entamer ce processus – qui exige le renversement de l’Etat – le mot d’ordre n’est donc pas croissance à n’importe quel prix, emploi pour n’importe quel prix, étatisation renforcée au prix d’une dictature renforcée. Il est partage du travail contraint et partage des richesses selon les besoins. Mais un tel partage ne supprimerait pas encore la condition de prolétaire, pas plus que celle du maître des conditions de la production qui lui fait encore face. De ce fait, il ne saurait d’ailleurs pas perdurer longtemps. C’est pourquoi, la lutte devra se poursuivre pour que, s’appuyant sur le temps libre procuré par la baisse drastique du temps de travail contraint, les prolétaires s’en servent comme base matérielle pour s’approprier jusqu’aux conditions intellectuelles de la maîtrise de la production et de la société, et ainsi pour diriger leur propre développement d’individus, d’individus sociaux parce que s’enrichissant les uns des autres de leurs qualités, sans compter égoïstement et âprement.

Evoqué ci-dessus, le « nouveau » mouvement ouvrier révolutionnaire, qui reste à construire dans sa forme comme dans son contenu dans le cours des prochaines luttes qui s’annoncent devoir être radicales, sans renier les exploits de ses prédécesseurs, sans négliger non plus les leçons critiques à en tirer, met sur son drapeau le vieux mot d’ordre du Manifeste du PC qui reprend un sérieux coup de jeune: abolition du salariat, abolition du prolétariat par la révolution politique et sociale.

« Il ne peut pas s’agir pour nous de transformer la propriété privée mais seulement de l’anéantir, il ne s’agit pas d’arranger les contradictions de classes, mais de supprimer les classes, il ne s’agit pas d’améliorer la société existante mais d’en fonder une nouvelle »126.

Ce que la crise révèle, c’est que la situation contient d’excellents moyens pour y parvenir. Car ce qui est néfaste au capital, cette diminution du travail prolétaire dont il se nourrit tel un vampire, qui est la base de son existence, est excellent pour les prolétaires au sens que, puisque c’est de leur disparition dont il s’agit, ils peuvent la réaliser à leur façon plutôt que de se laisser « déchoir » au plus bas.

Tom Thomas

Juillet 2009

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NOTES

Les abréviations suivantes sont utilisées pour les œuvres de K. Marx, Editions Sociales (ES):

Pour Le Capital, K. I, II, III pour les livres et 1, 2, 3 pour les tomes.

Pour les Grundrisse, I et II pour les tomes.

Pour les Théories sur la Plus-Value, I, II, III, IV pour les tomes.

1 Dans ce livre, quand on parle de « production » en général dans le capitalisme, il s’agit aussi bien de la production stricto sensu que de la vente puisqu’il s’agit de la production-reproduction du capital, ce qui inclut la vente, la circulation et le réinvestissement de l’argent.

2 J. M. Vittori, Les Echos, 28/05/09.

3 Rappelons que dans la suite du texte, la plus-value sera indiquée « pl ».

4 La production de pl implique l’extraction du surtravail dans la production et la transformation de ce surtravail en plus-value dans la vente de la marchandise, sa réalisation. Cf. note 1.

5 Bien évidemment, tant que le capital est dans une phase d’accumulation, dans une période de croissance de la production et de la consommation, le Cc (capital fixe: machinerie et bâtiments + matières premières et autres intrants) et le Cv (masse salariale) peuvent croître conjointement, mais Cv toujours moins que Cc sinon le capitaliste n’aurait pas intérêt à remplacer la main d’œuvre par la machine.

6 Observons bien que sous-consommation ne veut pas dire nécessairement que la consommation (la masse salariale) baisse. Au contraire, elle est toujours à un maximum avant la crise. Cela veut dire que la masse salariale tend à croître moins vite que celle des moyens de production et que la production. D’où le crédit pour rétablir l’équilibre.

7 P. Artus et M-P. Virard, Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Paris, La Découverte, 2005, pp. 22 et 27.

8 M. Aglietta et L. Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, 2007. Par « part du capital », l’auteur entend le capital fixe.

9 Etude citée dans le Figaro Economie du 24.01.08.

10 Dans cette affaire, le capitaliste a voulu se décharger sur le vulgum pecus de toutes les prises de risque qui sont censées être sa vertu et justifier sa rémunération: le risque de l’investissement a été fourgué aux acheteurs sous forme de crédits, et le risque de ces crédits octroyés par les banques a été fourgué aux épargnants sous forme de « titrisation » de ces créances. Mais, comme on le sait, cela s’est aussi retourné contre le capital en faisant apparaître du même coup la suraccumulation généralisée.

11 Ce qu’on appelle intérêt comme ce qu’on appelle dividende, n’est en fait qu’une part de la plus-value. Marx l’a fort bien montré. Voir: T. Thomas, L’hégémonie du capital financier et sa critique, Paris, Albatroz, p. 49 à 57.

12 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit. p. 21.

13 K. Marx, K. III, 1, p. 269.

14 Rappelons que le taux de profit pl/Cc + Cv peut s’écrire pl/Cv/Cc/Cv + 1, il baisse quand croît la composition organique Cc/Cv.

15 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit. p. 23.

16 Ibidem, p. 25.

17 Voir, Alternatives Economiques, n°228, septembre 2004, p. 15.

18 Les Echos 6-7/03/09, article d’Eric Le Boucher, p. 15.

19 Le Figaro, 06.05.09.

20 D. Plihon, Le nouveau capitalisme, Paris, Flammarion, Domino, p. 77.

21 P. Artus et M-P. Virard, Globalisation, le pire est à venir, Paris, La Découverte, 2008, p. 102.

22 Ibidem, p. 102.

23 T. Thomas, « Les Mondialisations », Contradictions, Bruxelles, 2003, n°102, p. 139.

24 Etude de P. Artus, citée dans Problèmes Economiques n°2756, 10.04.02. Rendements décroissants: plus la valeur de la part du capital fixe (machines, bâtiments, etc.) dans la production augmente, et plus le taux de profit tend à diminuer, sauf contre-tendances plus ou moins durables ainsi que nous le verrons plus loin.

25 La « vraie » monnaie d’Etat diffère de ces monnaies en ce qu’il s’agit, dans ce cas, d’une créance sur la richesse sociale dont la valeur est, en principe, mieux garantie, puisque l’Etat peut augmenter ses ressources par l’impôt, ou en émettant de la monnaie, quitte à en dévaluer la valeur nominale. Divers mécanismes permettent de transformer la monnaie de crédit privée en monnaie d’Etat.

26 Observons incidemment que leurs dirigeants (capitalistes actifs, en fonction) n’engagent plus que l’argent des autres. Le scandale de leurs bonus, de leurs parachutes dorés, des stock-options et des autres moyens d’enrichissement ne réside pas seulement dans les montants pharamineux qu’ils s’octroient, mais aussi dans le fait qu’ils ne courent aucun risque sur leurs fortunes personnelles, contrairement aux capitalistes d’antan qui pouvaient se retrouver ruinés, courant un risque personnel qui était censé justifier leurs profits. Le capitaliste moderne, quant à lui, ne risque de ruiner que les salariés et les épargnants!

27 Le Monde Diplomatique, décembre 2008, p. 13. Comme dans beaucoup d’autres pays, le crédit s’est porté essentiellement sur l’immobilier dans les années 2000. « 40 % des emplois créés aux Etats-Unis entre 2001 et 2007 l’ont été dans le bâtiment… Dans les pays industrialisés, il (l’immobilier) figure au premier rang de la consommation des ménages, qui y consacrent en moyenne entre 20 et 30 % de leurs revenus ». Mais le crédit concerne aussi la consommation courante. Rien que sur leurs cartes de crédit, « près d’un tiers des américains ont ainsi cumulés plus de 10 000 $ de dettes chacun ».

28 Chiffres cités par P. Artus dans Les Echos 22.01.09, et dans Globalisation… op. cit.

29 Le Figaro, 20.05.09.

30 Le Figaro, 19.12.08.

31 Voir T. Thomas L’hégémonie du Capital Financier et sa Critique, op. cit. où le sujet a été traité plus longuement.

32 Ibidem, chapitre 1, section 1.2, p. 18 à 26.

33 Le fait que les monnaies métalliques aient une valeur propre n’est pas traité ici. Non seulement parce qu’elles ne sont plus utilisées depuis longtemps mais aussi parce qu’elles ne supprimaient pas la contradiction monétaire.

34 K. III, 2, p. 139.

35 Déjà en 1840, un banquier cité par Marx (K. III, 2, p. 65) écrivait à ce propos: « Les traites sont un élément de la circulation d’un montant supérieur à tout le reste pris ensemble ».

36 K. Marx, K. III, 2, p. 122.

37 Ibidem.

38 Avec la carte bancaire informatisée, la circulation monétaire de monnaie officielle se réduit encore plus. Le crédit, par contre, se développe davantage et concerne les moindres consommations quotidiennes.

39 K. III, 2, p. 138-139.

40 « Entre 1992 et 2007, la taille du marché financier a été multiplié par 150 ». Le Monde Diplomatique, décembre 2008.

41 Effet de levier: acheter un actif pour 30 euros par exemple, en en empruntant 29. Emprunt garanti par la valeur de l’actif. Si la valeur de l’actif monte à 40, l’euro investi en aura rapporté 10. Si celle-ci s’écroule, la perte est démultipliée de même, et souvent, le créancier perd sa créance devenue « actif toxique ».

42 D’après La Tribune du 23.11.07, dont 374 000 mds. de contrats sur les taux d’intérêts, 49 000 mds sur les taux de change et 9000 mds sur les actions. Chiffres certainement approximatifs compte tenu de l’opacité du monde de la finance.

43 Une ex-vedette de la finance proposait cette métaphore: « Les CDS, c’est un peu comme si on pouvait acheter une assurance incendie sur la maison de quelqu’un d’autre et percevoir une prime le jour où la maison brûle ». J. M. Messier, ex-PDG condamné de Vivendi, Les Echos, 22.01.09.

44 Les Echos, 16.06.09.

45 Je passe ici sur le fait que certains titres financiers ne sont que des spéculations où les gains des uns sont faits des pertes des autres. C’est alors un jeu à somme nulle qui n’a pas de conséquence sur le taux de profit moyen, du moins tant que les crédits qui sous-tendent ces opérations sont remboursés aux banques et n’affectent pas leurs bénéfices. Or c’est bien ce qui ne se passe plus aujourd’hui avec la crise.

46 K. III, 1, p. 252-253.

47 Création d’un « produit financier structuré » regroupant et mélangeant des créances de différentes espèces et représenté par des titres (type CDO: collateralized debt obligations) qui sont vendus sur le marché financier à des institutions ou des particuliers.

48 Problèmes Economiques n° 2958, 12.11.08.

49 La Tribune, « éditorial », 27.10.08.

50 La situation des débiteurs s’aggrave d’autant plus que, lorsque leur situation se dégrade, les créanciers font jouer les clauses des contrats, dites « covenants », qui leur permettent d’être plus exigeants en matière de taux d’intérêts, de garanties et de remboursements.

51 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit. p. 223.

52 Estimation de la Banque Asiatique de Développement, citée par Le Figaro Economie 10.03.09, et considérée par lui comme assez inférieure à la réalité puisque ne tenant pas compte des pertes considérables enregistrées sur certains produits dérivés tels les fameux CDS (credit default swaps).

53 MPC: mode de production historiquement déterminé par les rapports d’appropriation privée des moyens de production et par les conditions de sociales de la vie, par les comportements qui en découlent et par la société qu’ils fondent.

54 K. III, 2, p. 151.

55 Et consommateur qui, plus encore que l’ancien capitaliste industriel attaché à développer son entreprise, tend à réclamer des résultats immédiats, quitte à négliger non seulement des investissements pour le long terme, et même d’entretenir l’existant, voire préférant vendre l’entreprise par petits bouts ou en bloc. Il est vrai aussi, comme nous l’avons déjà remarqué, que la préférence à distribuer des profits plutôt qu’à les réinvestir est aussi, pour une large part, une conséquence de la suraccumulation de capital et au manque d’espoir concernant les profits supplémentaires à attendre d’un investissement.

56 Voir L’Hégémonie du capital financier… op. cit., p. 52 à 54. Dans des cas spécifiques, tel par exemple un rachat d’entreprise par OPA ou une spéculation particulière, le prix des titres peut évidemment subir des variations exceptionnelles.

57 Selon l’OFCE (cité dans Problèmes Economiques n° 2963 du 21.01.09), fin 2008, ces subprimes totalisaient une perte d’environ 700 milliards $, soit très peu de choses par rapport à la masse financière mondiale. Or à la même époque, les pertes financières mondiales étaient d’environ 50 000 mds de $ (cf. note 52), soit quelque 71 fois plus! Et les pertes sont loin d’être terminées à fin 2008. Cela illustre bien l’ampleur de la masse du capital fictif ainsi que le fait que les seuls crédits subprimes ne pouvaient être la cause de la crise, contrairement à ce qui était clamé à l’époque.

58 La baisse des prix des moyens de production et des intrants (éléments formant le capital constant Cc), ainsi que la baisse des prix des biens de consommation qui entrent dans le prix de la force de travail, sont des facteurs qui augmentent le taux de profit (pl/Cc + Cv).

59 Ce qui explique que des individus d’autres classes, y compris des prolétaires, parce qu’ils n’existent et croient ne pouvoir exister qu’en tant qu’agents salariés du capital, peuvent soutenir la politique bourgeoise et même prétendre diriger le capitalisme mieux que les bourgeois qui ont été incapables d’éviter la crise. Ceci a produit les divers fascismes.

60 « Lors des crises, le capital (comme marchandise) ne peut pas s’échanger, mais ce n’est pas par manque de moyens de circulation (de monnaie, de crédit, n.d.a.); il ne circule pas parce qu’il est inéchangeable ». K. Marx Gr. II, p. 94.

61 Le Figaro, 10.11.08. On dirait que le journaliste du Figaro a lu Marx, qui écrivait: « Tout ce système artificiel d’extension forcée du procès de reproduction (le système de crédit, n.d.a.) ne saurait naturellement être remis sur pied parce qu’une banque, par exemple la Banque d’Angleterre, s’avise alors de donner à tous les spéculateurs, en papier monnaie émis par elle, le capital qui leur manque… ». K. III, 2, p. 151.

62 Comme la proposition en France du N.P.A. trotskyste de nationaliser le système bancaire pour pouvoir le réduire à une seule Banque Centrale qui déciderait donc de toutes les allocations d’argent aux entreprises. Car d’abord, il faudrait préalablement une révolution politique faite de nationalisations totales pour pouvoir réaliser ces allocations selon un Plan afin qu’elles soient proportionnelles aux besoins des différentes activités. Et même dans ce cas, le problème ne serait pas résolu. Voir T. Thomas, Karl Marx et la Transition au Communisme, Paris, Albatroz 2000.

63 Marx citait un expert anglais qui écrivait déjà en 1834: « Le but des banques est de faciliter les affaires. Tout ce qui concoure à ce but facilite en même temps la spéculation… il est difficile de dire où cesse l’affaire et où commence la spéculation… ». (K. III, 2, p. 70). Un autre, banquier, observait en 1840: « Il est impossible de décider quelle fraction de ces traites provient d’affaires réelles… et quelle fraction en est constituée artificiellement… de façon à constituer un capital fictif par la création de simples moyens de circulation ». (K. III, 2, p. 65). Il est plus que jamais illusoire aujourd’hui de vouloir séparer la « saine » finance de la spéculation.

64 Politique qui aurait brisé ce que ces experts ont appelé le « compromis fordiste » des « trente glorieuses » d’après guerre. Lequel aurait permis de « réguler » la croissance en équilibrant à peu près production et consommation par un harmonieux partage des gains de productivité. On ne discutera pas ici de cette thèse dite de « la régulation ». Rappelons seulement que ce « compromis » n’avait de réalité que dans une petite minorité de pays impérialistes. En outre, il n’était pas le résultat d’un choix politique raisonné mais d’un rapport de force entre les classes de l’après guerre (et à la lutte contre le pseudo « communisme » version « consomme et tais-toi »). Enfin, ces gains de productivité n’ont pu exister que parce que la guerre mondiale avait permis de résoudre la grande crise de sur­accumulation des années 30, et que les hausses de pouvoir d’achat avaient fait accepter le surcroît d’aliénation du travail ouvrier qu’ils impliquaient… du moins jusque dans les années 1960!

65 Sur ce point, voir T. Thomas, « Propriété et Possession, Aliénation et Liberté », Contradictions, 2006, n° 116.

66 Par la solution classique de l’inflation, mais aussi, si nécessaire, par tous autres moyens tels la guerre civile, le fascisme, la guerre internationale.

67 Ainsi par exemple, en France, selon le Figaro Economie du 17.02.08, commentant une étude de l’INSEE, « le revenu salarial moyen a stagné depuis le début des années 1980 en euro constant. La progression du salaire horaire par tête – due à l’amélioration de la productivité – est compensée par le fort développement de l’emploi à temps partiel au cours des 25 dernières années ». Développement qui abaisse la masse salariale. Le même article rapporte que « au cours des 6 dernières années, le coût salarial unitaire a baissé de 15 % dans l’industrie allemande contre 5 % dans la française ».

68 Les Echos, juin 2009, tableau p. 50.

69 Sur ce sujet, les statistiques et leur manipulation par le pouvoir bourgeois et ses médias, voir l’excellent livre d’un collectif de statisticiens écœurés: L. Data, Le Grand Truquage, Paris, La Découverte, 2009.

70 Sur cette distinction, voir T. Thomas, « Propriété et Possession.. », op. cit.

71 TPV, II, p. 494.

72 P. Artus, Les Echos, 30.04.09.

73 Déjà en France, en 2009, le remboursement des seuls intérêts des emprunts d’Etat est supérieur aux recettes de l’impôt sur les revenus (IRPP).

74 Dévalorisée, l’unité monétaire représente une quantité de travail social moindre. La valeur du remboursement d’un titre financier de type obligataire libellé dans cette monnaie est moindre que sa valeur lors de l’achat.

75 Calculés par capitalisation, les prix des titres de type obligataire, ce que sont les Bons du Trésor, montent quand le taux d’intérêt descend, et réciproquement, baissent quand il monte.

76 De nombreux facteurs déterminent les prix à partir des valeurs. Pour en rester au seul facteur monétaire, toutes choses égales par ailleurs, il n’y a inflation concernant les biens de consommation que si la masse monétaire en circulation dans ce secteur (essentiellement donc la masse salariale) augmente par rapport à la quantité produite de ces biens. Tant que cette masse salariale n’augmente pas de la sorte, la hausse des prix, dans la crise, provient de facteurs tels que la raréfaction de l’offre, les ententes monopolistiques, le protectionnisme, etc. Cela stimulera alors la lutte salariale, l’émission de liquidités pour y faire face et l’inflation correspondante.

77 Qu’elles soient ou non formellement indépendantes des gouvernements, les banques centrales, comme les Etats, se plient aux exigences de la reproduction du capital, même si des politiciens essaient de faire croire qu’ils pourraient faire tout autre chose en manipulant à leur guise l’émission monétaire. On l’a bien vu récemment quand les banques centrales se sont toutes précipitées au chevet du système financier en l’inondant de liquidités.

78 Sur ce processus, voir T. Thomas, « La crise chronique… », op. cit., chapitre 4.

79 Observons néanmoins que pendant les « Trente Glorieuses », qui n’étaient que 20, bien d’autres facteurs ont joué en faveur de la classe ouvrière. Ainsi en est-il de l’affaiblis­sement de la bourgeoisie par sa période fasciste au contraire des organisations populaires, du plein emploi, de la volonté de la bourgeoisie de diminuer l’influence du soi-disant communisme qui l’effrayait en tant que tel et en tant que puissance impériale soviétique. Par ailleurs, cet Etat Providence du régime fordiste n’a concerné qu’un petit nombre de pays dits développés.

80 C’est ce que Sarkozy, petit Badinguet des temps modernes, appelle en France « la rupture », comme pour indiquer que ces transformations n’ont été jusque là que beaucoup trop modérées.

81 Selon l’étude de P. Artus et L. Maillard dans Problèmes Economiques n° 2870, 2 mars 2005. Ces auteurs concluent: « 10 milliards d’euros par an pour 400 000 emplois créés représentent donc 25 000 euros par emploi, ce qui est de l’ordre du salaire annuel, y compris les charges ». Autrement dit, ces emplois (sans doute moins que 400 000 en réalité) sont gratuits pour le capital! Par contre, le déficit budgétaire est à la charge du salarié contribuable.

82 D. Clerc, La France des travailleurs pauvres, Paris, Grasset, p. 116.

83 Encore que Sarkozy se soit trompé d’époque. L’allongement de la journée de travail n’est plus la préoccupation principale des patrons, car à l’époque du machinisme très développé, il s’agit surtout d’augmenter l’intensité de l’utilisation des machines par les ouvriers. Intensité du travail qui est incompatible avec la fatigue de journées trop longues. « Le bas prix du travail agit donc comme un stimulant pour la prolongation du temps de travail ». (K. I, 2, P. 218). Certes, et cela reste vrai dans les entreprises à faible intensité capitalistique. Et quand Marx faisait cette observation, l’allongement de la journée de travail était encore quasiment partout le meilleur moyen d’augmenter la pl absolue, le machinisme étant beaucoup moins avancé qu’aujourd’hui.

84 Alternatives Economiques, n°279, avril 2009.

85 M. Aglietta et L. Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, opus cité.

86 Selon P. Artus, Problèmes Economiques n°2756, 10.04.02.

87 G. Duval. L’entreprise efficace. Paris, La découverte, 2004.

88 La bataille que mènent en France les grandes surfaces commerciales pour l’ouverture dominicale n’a évidemment pas d’autre but que d’éviter l’immobilisation de leur capital constant (bâtiments et stocks) un jour par semaine.

89 Ce point est spécialement développé dans T. Thomas « Les Mondialisations », op. cit.

90 Ibidem.

91 Au moment où j’écris ces lignes, il est question que les sarkozystes élargissent cette polyvalence par le prêt d’ouvriers d’une entreprise à une autre. L’ouvrier appartient au capital qui veut pouvoir le déplacer et le vendre comme sa chose.

92 Voir le livre précurseur de J. Aubron, N. Ménigon, J-M. Rouillan, R. Schleicher, Le Prolétaire Précaire, notes et réflexions sur le nouveau sujet de classe, Paris, Acratie, 2001.

93 A l’exception d’un certain nombre d’emplois qualifiés pour lesquels il lui faut au contraire chercher à s’attacher un personnel stable, de même qu’il lui faut garder un minimum de salariés expérimentés pour encadrer les travailleurs précaires.

94 K. I, 2, p. 93. Observons cependant que lorsque le woorking poor parvient à cumuler 2 ou 3 emplois par jour, travaillant une douzaine d’heures ou plus, cela montre que l’allongement de la journée de travail reste un fait.

95 Il est des secteurs, comme celui des commerces, où de toute façon le capital fixe ne peut pas être utilisé à plein et en continu puisque dans ce cas, les surfaces doivent être dimensionnées pour les heures de plus forte affluence. D’où la flexibilité des horaires des employé(e)s à temps partiels. Puis un jour, peut-être, la disparition de ces surfaces avec la vente par Internet (le capital fixe est transféré à l’acheteur, mais alors ce n’est plus du capital!).

96 J. M. Vittori, Les Echos, 12.05.09.

97 Etude DARES, ministère du Travail, citée dans Les Echos, 26.05.09.

98 Le Figaro 07.05.09.

99 L. Data, Le Grand Truquage, op. cit.

100 Le Figaro, 17.02.08.

101 P. Mabille, La Tribune, 23.05.09.

102 Evidemment, cette prise en charge existait déjà dans des domaines tels que l’éducation, la santé, le logement, etc. Voir T. Thomas L’Etat et le Capital, Paris, Albatroz, 2002.

103 Alternatives Economiques n°281, juin 209.

104 On peut ajouter que ceci joue aussi pour les petits, et surtout pour les gros capitalistes agricoles: « un paysan français touche en moyenne annuelle 20 000 euros d’aides, mais 9,4 % reçoivent plus de 50 000 euros et se répartissent 34 % de l’enveloppe… les subventions représentent la moitié des 71 000 euros d’excédent brut d’exploitation d’une ferme moyenne ». Ibidem. Ainsi, le travailleur paie sa nourriture deux fois: une fois par l’impôt et une fois quand il l’achète.

105 Certes, le travailleur appartient toujours au capital d’une façon générale. Mais ici, il s’agit plus précisément du fait que le temps de non travail accompagne en permanence le temps de travail comme inséparables, deux faces de la même médaille.

106 Nous ne discuterons pas ici de la question de la pérennité des Etats, de la concurrence et des nationalismes dans le cadre de la mondialisation. Voir « Les Mondialisations », op cit.

107 K., I, 3, p. 87-88.

108 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit. p. 266.

109 Le Figaro 24.04.07. Evidement, ce faible taux ne s’applique pas à l’ensemble des emplois, notamment dans les pays du Centre où nombre d’entre eux sont des emplois qualifiés, de sièges sociaux ou de recherche, et où le secteur des services, financiers, logistiques et autres, est important. Dans cette situation, le taux de main d’œuvre est beaucoup plus important (quelque 70 % en France, selon Le Figaro 16-17/02/08). Mais elle ne produit pas de pl; elle en consomme, extraite pour l’essentiel des pays « émergents » et dominés. D’ailleurs, dans ces secteurs des services, le taylorisme s’est aussi beaucoup développé (cf. les McDo, les call centers, etc.), en même temps que l’informatique (caisses automatiques, e-commerce, gestion des flux, comptabilité, etc.), ce qui ne manque pas d’y induire, là aussi, une forte tendance à la diminution des emplois. Voir sur cette taylorisation à outrance l’intéressant ouvrage de G. Duval, L’entreprise efficace, Paris, La Découverte.

110 Expliquées par Marx (K. III, chapitre 14), elles donnent la réponse à cette question qui est que le problème, fait-il remarquer, n’est pas tant d’expliquer pourquoi le taux de profit tend à baisser, mais pourquoi cette baisse « n’a pas été plus importante ou plus rapide ». K., III, 1, p. 245.

111 Gr. II, p. 238.

112 Rappelons que ce n’est qu’après les destructions de la deuxième guerre mondiale que le système de l’usine fordiste s’est progressivement répandu en Europe à un certain nombre d’industries. Auparavant, il y était resté marginal.

113 A l’instar de ce qui était déjà le cas lors des deux premières guerres mondiales.

114 L’extension de l’OTAN, le renforcement de l’adhésion française, ne sont que des signes parmi d’autres de ce jeu d’alliances car les rapports entre grandes puissances telles que les USA, la Chine, l’Europe, la Russie, etc., ne sont pas encore figés.

115 K., I, 2, p. 99-100.

116 Sur ce sujet, voir T. Thomas, K. Marx et la transition au communisme, op. cit.

117 Une hausse des prix peut avoir de nombreuses causes différentes. Par inflation monétaire, on entend une hausse des prix nominaux due à une hausse de la quantité de monnaie en circulation (par émission, par circulation plus rapide) plus forte que celle des marchandises.

118 Le Figaro, 17.12.2007.

119 Gr. II, p. 194.

120 Ibidem, p. 193.

121 Pour une discussion sur le lien entre ce travail contraint et sa mesure par la valeur, voir l’annexe de K. Marx et la transition au communisme, op. cit.

122 Gr. II, p. 193. Contradiction qui apparaît au regard du taux de profit comme prédominance absolue du capital fixe sur le travail vivant, composition organique élevée.

123 Une crise n’est pas seulement le moment où éclatent les contradictions du capitalisme, mais aussi celui, et le moyen par lequel il les surmonte, tout en les reproduisant à plus grande échelle en se reproduisant lui-même.

124 Voir la liste de mes ouvrages publiée dans ce livre.

125 Il s’agit évidemment de la division sociale bourgeoisie/prolétariat, mais comprise dans son contenu fondamental, c’est-à-dire la place de chacun quant à la possession des conditions des activités par lesquelles les hommes produisent leur vie, leur société, eux-mêmes. Voir Propriété et Possession, op. cit.

126 Marx et Engels, Adresse du Comité Central à la Ligue, 1850.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

Chapitre 1. LA SURACCUMULATION GENERALISEE DU CAPITAL

Chapitre 2. LE ROLE DE PLUS EN PLUS ESSENTIEL DU CREDIT DANS LE CAPITALISME

Chapitre 3. CREDIT, CAPITAL FINANCIER ET CRISE

3.1 Formation d’un système de crédit et d’un capital financier
3.2 Puissance d’expansion autonome du capital financier
3.3 Le rôle du capital financier dans la crise
3.4 Crise financière ou crise du capitalisme?

Chapitre 4. DES FAUX DIAGNOSTICS AUX FAUSSES SOLUTIONS

4.1 Les mesures de sauvetage par la relance du crédit
4.2 Les mesures de relance par la consommation
4.3 Une sortie de crise par les grands travaux ou grâce à « l’industrie verte »?

Chapitre 5. LA POLITIQUE DU CAPITAL DANS LA CRISE

5.1 Les effets des interventions de l’Etat pour sauver le système financier
5.2 Les effets des interventions de l’Etat dans les rapports de production
5.3 Etatiser pour détruire

Chapitre 6. DE LA NECESSITE D’ETRE RADICAL

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