LES RACINES DU FASCISME


INTRODUCTION

Le mot fascisme ne veut pas dire grand-chose dans le langage courant d’aujourd’hui. Trop ou trop peu: soit on l’utilise à propos de n’importe quelle violence étatique ou policière (CRS-SS…), soit on n’entend par là qu’un antisémitisme particulièrement féroce. Si tout est fasciste, jusqu’au langage lui-même selon BARTHES, rien ne l’est. Si seule la négation du juif l’est, alors le fascisme n’est qu’un accident de l’histoire et rien n’est plus fasciste aujourd’hui, pas même la négation, parfaitement équivalente, du peuple palestinien par le sionisme.

Cependant, beaucoup sentent plus ou moins confusément la montée d’un danger en France, dont le développement du Front National leur paraît souvent le signe précurseur. Or comment combattre ce que l’on ne connait pas? B. BRECHT nous a avertis que le ventre est encore fécond, d’où est sortie la bête immonde. L’avertissement était judicieux. Mais reste mystérieux. Car pourquoi cette fécondité, quel est ce ventre, qui est-ce qui l’ensemence? Seule la réponse à ces questions, c’est-à-dire la mise à jour de la cause, de l’origine, et de ce qui nourrit le phénomène, peut permettre de pouvoir espérer agir sur lui. Se contenter d’en critiquer et combattre les résultats est toujours agir et trop tard et trop superficiellement.

Parler du fascisme, c’est d’abord pouvoir répondre à la question: qu’est-ce que le fascisme? Pour cela, il est impossible, comme pourtant tant l’ont fait, de se limiter à la description de telle ou telle forme spécifique qu’il a revêtue (nazisme, mussolinisme, pétainisme, etc.), de tel ou tel aspect qu’il a particulièrement développé ici plus que là (comme l’antisémitisme en Allemagne). Dans ses formes nationales, il y a autant de fascismes différents que de situations historiques différentes. Mais tous ont en commun leurs caractères essentiels, chaque branche est rattachée au même tronc. C’est de l’essence commune, des caractères généraux communs à tous les fascismes dont nous parlerons. Car ce n’est qu’ainsi qu’on pourra aller à la racine, et prévenir une victoire du fascisme dans le futur. Car demain, il ne revêtira évidemment pas les mêmes oripeaux qu’hier: se fixer sur leur description peut amener à ne pas voir sous quelles formes se développe le fascisme d’aujourd’hui (et d’ailleurs, il n’y aurait rien à craindre si celui-ci se bornait au folklore nauséabond de nostalgiques du nazisme se déguisant en SS).

La plupart du temps, le fascisme est réduit d’abord à une seule forme, le nazisme, puis à un seul fait, l’extermination qu’il a systématiquement mis en œuvre contre les juifs dans les dernières années de son pouvoir (prolongeant dans ce carnage la politique d’expulsion et de pillage des années 1930). S’il n’est « que » cela, alors ni le nazisme des premières années, ni encore moins les régimes de Mussolini ou de Franco ne seraient fascistes1. Et aujourd’hui, le danger fasciste serait bien faible, l’antisémitisme n’étant plus le racisme dominant.

Réduire le fascisme à certains de ses excès les plus barbares, ce n’est pas seulement faire comme si d’autres de ses horreurs étaient acceptables. C’est surtout masquer que le fascisme est beaucoup plus ordinaire, plus banal, plus sournoisement répandu, et est un phénomène beaucoup plus complexe et plus vaste qu’un antisémitisme brutal. Qu’il n’est pas un accident, une folie exceptionnelle, quasiment inexplicable et n’ayant donc que peu de chances de se reproduire, pourvu qu’on veille à réprimer toute résurgence de l’antisémitisme.

Le choix presque systématique de cette présentation très restrictive du fascisme n’est pas anodin. Il permet d’occulter que le pire ennemi de tous les fascismes furent les communistes (DACHAU, premier camp de la mort, fut créé pour eux) et les résistants combattants, quelle que soit leur « race ». C’est-à-dire, en le réduisant à un racisme, d’occulter les caractères fondamentaux du fascisme déjà à l’œuvre dans la démocratie, dont le racisme n’est qu’une extrémité particulière.

De plus, en réduisant la cible du racisme fasciste aux juifs (« oubliant » les slaves, les tziganes, etc.), on a tenté de justifier la colonisation sioniste de la Palestine, et de masquer que la négation du peuple palestinien par les sionistes, son exode systématiquement et brutalement organisé, le pillage de ses ressources vitales (terres et eau) n’a rien de très différent de la même négation des juifs organisée par les nazis. Ce genre de « purification ethnique » s’effectue toujours au nom des droits supérieurs du « peuple élu », « Gott (ou Yahvé) mit uns », et il n’y manque jamais un PETAIN-ARAFAT pour serrer la main du bourreau en le remerciant d’avoir octroyé une zone « libre », bantoustan où il se chargera de faire la police pour le compte de l’occupant.

Certes, il ne manquera pas d’ardents défenseurs des Droits de l’Homme pour nous expliquer que ce ne sont pas ces faits barbares qui comptent, mais celui-là, autrement plus important du point de vue du droit il est vrai, que les membres du peuple élu participent démocratiquement à ce processus par leurs votes, leurs actions, leurs volontés. Il ne s’agit donc pas d’un fascisme israélien, mais d’une démocratie israélienne.

Fort bien. Mais cela ne fait que prouver que le racisme et l’ethnocide peuvent être démocratiques, approuvés par une majorité populaire (cf. aussi l’ex-Yougoslavie). Ce que HITLER et MUSSOLINI et PETAIN savaient déjà puisqu’ils ont été élus démocratiquement. Cela ne fait qu’attirer l’attention sur ce que je souhaite montrer dans ce livre, à savoir:

1°) que fascisme et démocratie ne sont que deux formes politiques, alternant suivant les circonstances historiques, des mêmes rapports sociaux capitalistes;

2°) que le fascisme est un phénomène de masse qui peut fort bien être démocratique tant que la masse approuve et soutient son idéologie et ses objectifs (comme de nos jours en Israël).

Que le fascisme soit un phénomène bien banal et bien profondément inséré au cœur de la démocratie bourgeoise, nous l’avons encore appris récemment quand la vie du grand héros de la gauche, F. MITTERRAND, a été étalée sous nos yeux2, comme nous l’avions déjà appris quand les chefs de la Gestapo en France ont été graciés par la République, et en bien d’autres occasions où est apparue la sympathie, engagée ou prudente en actes, mais toujours très réelle, des « élites » françaises vis-à-vis du fascisme.

Dès la fin de la guerre, la question de savoir s’il fallait sanctionner sérieusement ne serait-ce que ceux qui avaient eu d’importantes responsabilités (politiques, administratives, financières, médiatiques et artistiques, etc.) dans le régime PETAIN avait vite due être résolue par la négative. Car ça aurait été mettre en cause 95 % des « élites » bourgeoises, et donc la bourgeoisie elle-même. La démocratie remise en selle n’envisagea d’ailleurs jamais une seconde d’épurer au nom de l’antifascisme, mais seulement, et de manière homéopathique, quelques collaborateurs. Vous fûtes fasciste, fort bien et pourquoi pas? (« Il était si difficile d’y voir clair », « un moment d’égarement », « une jeunesse française », les justifications ne manqueront pas). Collaborateur des allemands, traitre à la patrie, voilà bien le vrai grand crime! Le seul impardonnable!

L’antifascisme a servi à justifier la guerre, à déclarer tel camp impérialiste celui des bons et tel autre celui des méchants. Mais la guerre n’a pas été antifasciste, ou du moins elle ne l’a été qu’accessoirement, par la défaite des forces armées fascistes, pas par celle de l’idéologie fasciste et l’éradication de ses causes. Elle a été une guerre nationale-patriotique (y compris pour les dirigeants du PCF), entre concurrents capitalistes pour la domination du monde.

« La majeure partie de l’activité réglementaire et même législative de l’Etat (de Pétain)... a été maintenue… Comme a été confirmée la quasi-totalité des fonctionnaires… Ni le vote des pleins pouvoirs, ni l’appartenance au Conseil National de Vichy n’ont empêché nombre de parlementaires parmi les plus importants d’être constamment réélus… On constatera qu’il n’y a pas de réelle solution de continuité pour tout ou partie de l’appareil d’Etat entre l’Etat français de Vichy et l’Etat des républiques ultérieures »3. On peut tout aussi bien ajouter: entre l’Etat de la république antérieure et celui de Vichy.

Reste à savoir pourquoi l’essentiel des hommes et des idées du fascisme ont ainsi survécu? Pourquoi la République n’apparaît que comme un simple ravalement à couleur démocratique? Pourquoi les frontières sont-elles si floues entre démocratie et fascisme, au point que les mêmes responsables, la même police, la même justice, qui avaient assassiné tant de résistants, et les mêmes lois, puissent, à si peu d’exceptions près, servir aussi aisément l’une que l’autre?

C’est ce que je tenterais d’expliquer dans les chapitres suivants, en rappelant que le fascisme ne se caractérise nullement, dans son essence, par l’exceptionnel, comme le coup d’Etat, ni même par la violence, mais n’est qu’un prolongement, une radicalisation, à une étape historique particulière du développement du capitalisme, de comportements existants déjà dans la démocratie, engendrés par les rapports sociaux de séparation et de désappropriation qui caractérisent le capitalisme, quelle que soit sa forme politique. De sorte que ces comportements sont ceux de larges masses, que le fascisme est un phénomène de masse, non pas une simple dictature militaro-policière ne s’imposant que par la terreur d’un petit groupe.

Nous verrons qu’en réalité, le fascisme est avant tout la proposition (absolument contradictoire et irréalisable) de restaurer la force et l’existence de la Nation comme communauté tout en conservant intact ce qui l’a créée comme communauté imaginaire, de substitution, fétichiste (le fétiche étant justement ce qui se substitue à la réalité dans la détermination des comportements humains), à savoir: les rapports sociaux capitalistes. Rapports qui, dans leur évolution moderne, aboutissent à la division atomistique, à l’éclatement de la société. En voulant empêcher un éclatement aussi inéluctable que nécessaire, le fascisme ne peut aboutir qu’à l’emploi de la violence la plus brutale, comme tous ceux qui veulent imposer coûte que coûte une volonté contraire à la réalité des rapports humains concrets; et aussi qu’à l’échec, une idéologie ne pouvant faire ce que l’activité concrète des individus défait tous les jours.

Le racisme n’est qu’une conséquence du fascisme, comme de tout nationalisme exacerbé. Il n’en est pas l’essence, et l’antisémitisme encore moins. Le fascisme peut aussi baser sa volonté de reconstruire la communauté à l’aide d’autres mythes que celui de la « RACE »: par exemple sur la Religion, comme on le voit aujourd’hui avec l’intégrisme, ou encore sur une mythique Idéologie Prolétarienne comme on l’a vu avec le stalinisme, en fait sur n’importe quoi qui puisse servir de substitut accepté, bien qu’artificiel, à des liens directs entre les hommes sociaux.

Un des rares universitaires à avoir étudié sérieusement le fascisme, l’américain R. O. PAXTON, a écrit justement que ce ne n’est pas par les apparences qu’il revêt dans tel ou tel pays, au sein de telle ou telle culture locale, de telle ou telle situation historique, qu’on peut saisir le fascisme. Mais avant tout par la fonction qu’il remplit. Celle-ci serait selon lui d’être: « un système d’autorité et d’encadrement qui, dans la représentation qu’il fait de lui-même, promet de renforcer l’unité, l’énergie et la pureté d’une communauté moderne, c’est-à-dire déjà consciente d’elle-même face à d’autres communautés et déjà capable d’exprimer une opinion publique »4.

C’est juste, mais on ne peut pas s’arrêter à la représentation que le fascisme affiche de lui-même, à ce qu’il dit qu’il fera. Il faut de plus dire ce qu’est cette communauté que le fascisme promet de renforcer, et dire encore pourquoi « l’opinion publique » y adhère.

Le fascisme ne prétend renforcer que la Nation, qui est, pour lui et ceux qui le suivent, « la » communauté. Or défendre, restaurer, développer la communauté nationale n’est au fond pas le propre que du seul fascisme, mais de la démocratie également. Alors qu’est-ce qui les distingue dans cette affaire? Rien d’autre que les circonstances: le fascisme n’accède au pouvoir qu’en période de crise aigüe du capitalisme. Il regroupe alors la masse de ceux qui, inversant toujours l’ordre des choses, s’imaginent que l’affaiblissement de la Nation est la cause de la crise et non l’inverse. Si crise il y a, c’est selon eux que le fétiche Nation n’a pas reçu les soins et les sacrifices qui lui étaient dus. Ses membres, au lieu de s’en faire les pieux serviteurs, se sont adonnés au culte idolâtre des particularismes, de l’individualisme, des intérêts égoïstes, abandonnant celui de l’esprit national, et avec lui, leur âme éternelle, les traditions et valeurs du sang et du sol qui fondaient solidement la communauté dans les temps antiques et qui pourraient la refonder aujourd’hui pourvu qu’on lutte contre l’avachissement dû au matérialisme dominant et à ses succédanés: la consommation, l’immoralité, la jouissance. Bref, pourvu que reviennent l’âme et l’esprit, la force et la volonté.

Finalement, on verra que le fascisme partage avec la démocratie l’idéologie du fétichisme de la Nation. Mais il le porte à un paroxysme: alors même que les Nations ont démontré qu’elles sont incapables de jouer ce rôle de communautés humaines que l’idéologie leur assigne, il prétend le leur faire jouer de force, en invoquant pêle-mêle tout ce qui, dans l’histoire ancienne des hommes, a pu être une forme de communauté, mais alors, de communauté sans individu. Le fascisme veut que la Nation soit directement les individus, sans les intermédiaires du citoyen et des élus. Vouloir que les individus réels fusionnent avec une communauté mythique revient à escamoter la réalité, à faire disparaître les individus devant la Nation, incarnée par l’Etat (ce qui n’est que prolonger ce que la démocratie a déjà presqu’entièrement accompli). Il pense que la volonté politique suffit pour y arriver, pourvu qu’elle soit assez forte pour éliminer toute opposition.

Plus l’unité nationale est affaiblie par le mouvement du capitalisme lui-même (expansion mondiale, brassage des capitaux et des populations, luttes de classe), et plus le fascisme en cherchera les causes dans ce qu’il considérera comme des ennemis de la Nation. Que ce soit ceux qui la déchirent de l’intérieur par leurs luttes (le prolétariat et ses organisations) ou ceux qui, pour différentes raisons (racistes, culturelles, religieuses), seraient étrangers à la pureté nationale.

Fascisme et démocratie partagent la même idéologie nationale, à des nuances près, parce que ce sont deux formes politiques exprimant les mêmes rapports de production. Le fascisme fonde son succès sur les échecs évidents, l’impuissance notoire de la démocratie à assurer une vie digne et correcte au peuple. Il se présente aussi comme une révolution parce qu’il fonderait un système économique qui ne serait ni communiste, ni capitaliste, mais national. En réalité, si son anticommunisme est forcené, son anticapitalisme n’est que de pure forme. Il ne prétend interdire que le « mauvais » capitalisme, le capitalisme antinational, mondialiste, cosmopolite, à l’opposé du « bon », celui qui investit pour la Nation, celui qui est au service de tous (un capitalisme de « service public » pourrait-on dire). Sur ce terrain du « bon capitalisme », on reconnaitra qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre le discours réformiste de la « troisième voie » étatiste et le discours fasciste.

Nous verrons aussi pourquoi et dans quelles circonstances les capitalistes sont amenés à rallier et soutenir le fascisme, jusqu’à lui concéder une part plus ou moins importante du pouvoir étatique. Si ce soutien fut toujours décisif, il ne fut pas le seul: d’autres couches sociales l’ont aussi, et massivement, soutenu, tant il est vrai que le fétichisme de la Nation est une chose fort répandue en ce vingtième siècle.

La grande et absurde boucherie de 1914-18 marque la faillite des deux grands piliers idéologiques de la démocratie: la Liberté et la Raison (la liberté de la propriété privée et son corollaire, la rationalité de l’ensemble des choix des individus privés). Ils se sont effondrés dans le bain de sang, ils ont été broyés par des forces économiques et étatiques s’avérant incontrôlables.

En même temps, ces forces ont mises en branle des masses énormes, au nom de la Patrie (nom de guerre de la Nation). Des masses pour une large part paysannes, qui n’existeront bientôt plus, pour l’essentiel, que comme des noms sur des monuments aux morts, ou comme des ouvriers taylorisés dans les usines. En 1918, après l’énorme bouleversement, les masses des pays développés ont majoritairement basculé dans l’urbanisation et le salariat, et même ce qui restait de ruraux n’étaient plus confinés à l’horizon borné de leurs villages.

Masses urbaines que « l’élite » intellectuelle ne verra que comme vulgaires, sales et brutales. Leur politisation, que cette concentration rendait inéluctable, les feront se rassembler en organisations syndicales et politiques qui effraieront cette « élite »: à bas la démocratie qui pourrait permettre que ces masses incultes, donc manipulées, grégaires, prêtes à se donner à n’importe quel beau parleur, influent sur le pouvoir. A bas « La Gueuse »! Il faut sélectionner les « meilleurs » autrement que par la démagogie inhérente à toute élection!5

De cette façon, les intellectuels individualistes et élitistes rejoignirent les intellectuels populistes « déçus du prolétariat » (type SOREL), pour soutenir, tous ensemble, le fascisme, le mouvement politique qui se prétendait ni capitaliste, ni communiste, mais rassembleur des masses pour le véritable combat, le combat national, derrière la véritable élite, celle des chefs au verbe haut et aux muscles saillants, qui n’en appellent pas à la raison, mais à la force et aux mythes.

Le fascisme, c’est le mythe de la volonté politique, impuissante car fondée sur l’incompréhension la plus totale des causes de la crise, c’est une idéologie utopique d’un « bon capitalisme », c’est l’adoration du fétiche Nation sensé être le sauveur suprême des adeptes de sa secte.

Tel est le ventre de l’immonde bête que nous allons maintenant disséquer plus en détail.

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CHAPITRE 1. DU FETICHISME DE LA NATION

Comme tout mouvement politique naissant, le fascisme apparaît d’abord comme une idéologie et cherche à conquérir l’opinion. Evidemment, cette idéologie ne tombe pas du ciel. Elle a nécessairement ses racines dans des rapports sociaux particuliers, dans une base matérielle. C’est donc à partir de la compréhension de ces rapports et de leur évolution historique qu’on pourra comprendre les origines du fascisme.

Toute la propagande fasciste tourne autour de l’idée de Nation. D’où vient cette idée d’une Nation que le fascisme propose comme la forme absolue et unique d’existence sociale des individus? D’où vient qu’elle rencontre un large assentiment, dans certaines circonstances, dans des couches diverses de la population? C’est une idée récente, dont on peut cependant déjà faire l’histoire, de sa naissance (en France vers 1789) comme communauté idéelle et idéale organisant et protégeant les nouvelles libertés du propriétaire privé, de l’individu enfin reconnu par le Droit (dit à tort de « l’Homme » anhistorique) comme base de la nouvelle société, jusqu’à sa décrépitude dans la boucherie de 1914-18, la barbarie fasciste, et les massacres coloniaux.

C’est sur cette idée de la Nation que se greffera l’idéologie fasciste, mais en l’entourant de toutes sortes de considérations propres aux spécificités du capitalisme moderne et de sa crise. Le fascisme est, en effet, un phénomène politique et social qui n’existe que dans une société capitaliste développée. Le constater, c’est dire qu’il ne peut être expliqué que comme expression particulière de ce capitalisme. Nous allons donc devoir analyser pourquoi, d’une façon générale, le capitalisme n’existe pas sans une idéologie de la Nation et de l’Etat, et pourquoi, dans son évolution moderne, celle-ci évolue en fascisme.

1.1 DU FETICHISME DE LA MARCHANDISE AU FETICHISME DE LA NATION

Le capitalisme ne dispose pas d’un acte datant le jour et l’heure de sa naissance. Il s’est construit sur toute cette période historique qui a vu les rapports de production marchands devenir hégémoniques. Ce qui est daté, ce sont seulement les lois qui ont consacré l’hégémonie de certains rapports de production. D’abord les rapports marchands, c’est-à-dire le droit codifiant la conquête par les hommes de la propriété de leurs moyens de production personnels (terre, outils), et donc, de la liberté de produire et d’échanger. Puis leur transformation en rapports capitalistes avec l’extension de la loi marchande de l’échange égal (c’est-à-dire de quantités de travail égales) au travail de l’homme lui-même (ce qui suppose sa transformation sociale en simple quantité).

Dans ce chapitre, nous allons voir comment, dans leurs caractères généraux, l’Etat et la Nation sont produits par les rapports marchands et leurs prolongements capitalistes. Nous verrons seulement dans les chapitres suivants que les rapports marchands (individu fondé sur la propriété privée) d’une part, et les rapports capitalistes (individu fondé sur le salariat et la perte de cette propriété) d’autre part, aboutissent nécessairement à des conceptions de l’Etat et de la Nation qui ne sont pas strictement identiques (ce que le langage officiel nomme l’Etat libéral et l’Etat providence, bien qu’ils ne soient jamais ni l’un ni l’autre), et que c’est de la conception de l’Etat-providence que peut naître l’idéologie fasciste.

Avec la propriété privée nait aussi l’individu privé, qui est jusqu’à aujourd’hui, la conception tronquée, bornée et fausse que nous avons de l’individu. L’homme de la propriété privée n’est plus, comme dans les époques précédentes, déterminé par son appartenance à la communauté et les liens de dépendance personnels qui la caractérisaient et qui lui fixaient clairement, de façon directe et transparente, sa place. Il est maintenant délivré de ces liens qui l’immobilisaient, seul propriétaire des éléments de sa force de travail. Il est singularisé, individu particulier. Mais aussi individu fondé dans la séparation d’avec les autres, chacun produisant et vivant pour lui-même, suivant ses seuls « libres » choix (libre voulant dire qu’il n’en connait pas les déterminations en dehors de lui).

La séparation des individus définis comme propriétaires privés, chacun à part, de leur force productive et de ses moyens, tel est le premier fondement de la société marchande (ou société des origines du capitalisme).

Si les individus de la propriété privée sont séparés, et ne se croient individus que séparés, cela ne veut évidemment pas dire qu’ils peuvent l’être et exister isolés, ni qu’ils ne sont pas déterminés par l’ensemble des activités et des rapports sociaux. S’ils n’établissent effectivement pas de liens directs pour organiser et coordonner leurs travaux, et bien, il faudra qu’ils s’en créent malgré eux, donc en dehors d’eux et à leur insu, puisque tout travail ne peut être que coopération. C’est ainsi que séparés dans la production, chacun dans sa spécialité, ils entrent en rapport uniquement par l’échange de leurs produits. Ceux-ci sont leurs activités objectivées, leur utilité pour les autres, ce qu’ils sont pour les autres. Mais dans l’échange marchand, ces qualités disparaissent puisqu’il ne peut avoir lieu que sous la forme de quantités égales de travail social (ou « valeurs »), seul élément commun à tous les produits-marchandises.

Je ne peux ici que rappeler ce fondement de l’économie marchande que K. MARX a si magistralement exposé6. A partir de là, nous pourrons voir ce qu’entraine cette situation quant à la perception, à la représentation qu’ont les individus de leurs rapports, c’est-à-dire quant à l’idéologie, la façon dont ils se représentent eux et la société, et comment ces rapports de production et cette idéologie évoluent dans l’histoire du capitalisme.

L’ensemble des rapports sociaux forme ce qu’on appelle la société. Individus et société sont donc en unité dialectique, deux faces de la même médaille: il n’y a que des individus sociaux. Mais si les hommes perçoivent ces rapports différemment de ce qu’ils sont réellement, alors ils penseront aussi vivre dans une autre société toute aussi différente de la réalité, c’est-à-dire une société construite par leur imagination.

Dans la situation de l’individu privé, les autres ne lui apparaissent pas directement dans leurs activités propres, dans leurs qualités. Il ne les rencontre que par et dans l’échange des marchandises. D’où ce que K. MARX a appelé « le fétichisme de la marchandise ». Fétichisme, comme ce nom veut l’indiquer, signifiant qu’il s’agit d’une représentation illusoire par laquelle les hommes remplacent une réalité qu’ils ignorent (dont ils n’ont pas une représentation adéquate). Illusoire ne veut pas dire qu’elle ne joue aucun rôle. Au contraire, ils vivront, tisseront des liens sociaux, se comporteront suivant cette représentation illusoire qui est la leur, qui devient pour eux ce qui doit déterminer leur conduite, qu’ils substituent, ou plutôt superposent, comme une réalité superficielle à la réalité profonde (qu’ils ne peuvent évidemment pas supprimer). Résumons brièvement ce qu’est le fétichisme de la marchandise7.

Dans l’échange marchand, ce n’est pas directement l’activité (purement qualitative) qui est échangée, ni principalement la qualité, l’utilité du produit de cette activité (sa valeur d’usage, qui ne peut avoir de mesure), mais seulement des quantités de travail social, abstrait, des « valeurs » selon la terminologie marxiste. Lesquelles, afin que toutes les marchandises puissent aisément se comparer et s’échanger entre elles, sont représentées par une abstraction universelle: l’argent.

C’est seulement dans et par l’argent que les individus sont connectés les uns aux autres. L’activité de chacun ne devient activité pour autrui que sous cette forme. Chacun ne peut exister comme individu social, c’est-à-dire son activité ne peut être validée, reconnue socialement, que si elle prend cette forme valeur, argent («… C’est-à-dire quelque chose d’universel en quoi est niée et effacée toute individualité, toute propriété particulière » K. M).

Toute activité productive, vitale (laquelle ils exerceront, ou pas, comment, en quelle quantité, etc.), est donc soumise aux nécessités de sa transformation en valeur, et par suite, aux mouvements de la valeur. Donc aussi toute l’existence sociale des producteurs.

Le fétichisme de la marchandise trouve sa source dans ce fait que les individus fondent leurs connexions sociales dans et par l’échange des marchandises. Toutes leurs connexions leur apparaissent ainsi comme des rapports entre choses, entre valeurs. Tous leurs comportements immédiats, spontanés, seront donc nécessairement réglés par les mouvements de ces valeurs, qu’ils percevront comme naturels et rationnels parce que chaque génération trouve cette forme valeur toute prête, léguée par la précédente, et qu’ils ne peuvent pas spontanément avoir connaissance de ses origines sociales spécifiques (ne s’agit-il pas en apparence du seul mouvement des marchandises?).

Voilà la valeur d’échange qui, sous sa forme généralisée argent, s’installe comme la médiation entre les hommes, règle leurs rapports fondamentaux, ceux de leurs activités productives. Mais avec le développement de la société marchande en société capitaliste, et l’évolution de celle-ci, la valeur se divise en de multiples formes concrètes: prix, salaires, intérêts, rentes, profits, impôts, etc. Ces formes se détachent de plus en plus de leur origine, la valeur (dans laquelle le travail existe encore, quoique sous la forme très déformée et réductrice de quantité abstraite) et s’autonomisent, semblant vivre leur vie propre de choses: par exemple l’intérêt, ce serait l’argent qui rapporte de l’argent, le prix une somme de prix, et ainsi de suite.

Et ce sont toutes ces choses, formes autonomisées de la valeur, qui mènent la danse du « monde enchanté » (monde de la superficie des phénomènes), dictent et imposent aux hommes leurs comportements, leurs places sociales, leurs guerres, etc. Suivant que ces prix, ces taux, ces profits, montent ou baissent, les hommes se consacrent à telle ou telle production, sont actifs ou chômeurs, ici ou là-bas. C’est le produit de leurs activités, sous ces formes étranges et apparemment sans rapport avec elles, qui les domine, qui organise leur vie.

Plus généralement, ces mouvements des prix, taux, profits, intérêts, etc., paraissent, avec l’aide des économistes, organiser la vie du capital, forme la plus « haute », parce que la plus générale, la plus abstraite (dans sa forme argent notamment), revêtue par le travail-marchandise dans ce système.

Au fur et à mesure que le capital enfle et se concentre, tout semble dépendre de lui de plus en plus. C’est lui qui, embauchant les ouvriers, enrôlant la science et les techniques comme puissances à ses côtés, décidant de l’utilisation des moyens de production, les maîtrisant, semble organiser la coopération, être l’âme du travail collectif; à tel point que toute la force supérieure (à l’addition des forces individuelles) qu’engendre cette coopération, tout le progrès des méthodes productives, toute l’efficacité et l’innovation, semblent venir de son côté, lui être dus. A ce titre, le capital est le grand fétiche, puissance incontournable. Il en résulte aux yeux des hommes, dominés par cette puissance mystérieuse (bien qu’elle ne soit qu’accumulation des travaux de toutes les générations), qu’elle est naturelle et vénérable. Il n’y a pas pour eux de remise en cause du capital, mais seulement distinction entre les bons et les mauvais capitalistes, ce que nous développerons ci-après.

Mais nous devons maintenant examiner ce qu’il en est du rapport entre ce fait que les individus du capitalisme sont dominés par ce « fétichisme de la marchandise » en général, et du capital en particulier, et le fascisme comme forme idéologique et politique apparaissant à une certaine époque.

Puisque le fascisme est une idéologie concernant la communauté, le pourquoi et comment « vivre ensemble », faire cet examen, c’est analyser quelle « vie commune », quelle communauté produisent ces rapports sociaux qui sont vécus, réellement mais de façon illusoire, par les individus comme de simples rapports entre choses, comme l’éternité et la toute puissance de la vie du capital sur les hommes.

Il n’y a pas, sauf dans l’imagination née des rapports marchands, d’individus privés, mais seulement des individus sociaux, déterminés et n’existant que dans leurs rapports avec tous les autres. Le capitalisme a engendré, comme nous venons de le rappeler, des connexions (par les choses) obligeant les individus séparés à coopérer. Mais ces connexions par les choses cachent aux hommes leurs rapports profonds (la séparation et l’appropriation/désappropriation). Cette opacité ne permet pas de fonder une communauté, laquelle suppose par définition des rapports transparents, ni même de fournir une justification de la nécessité de liens humains de tous avec tous assez forte pour faire accepter l’indispensable unité sociale.

On comprend aisément que cette unité ne peut pas être générée directement par des individus qui ne se définissent comme tels qu’en rapport avec la propriété privée, que s’ils sont isolés, seuls sujets indépendamment de tous les autres. Ils ne pourront donc la concevoir que comme quelque chose « de plus », quelque chose d’autre, une construction spéciale postérieure à leur existence, issue seulement de leur propre volonté. Construction extérieure à eux puisqu’ils sont par définition « privés » (propriétaires privés; privés de quoi? de liens sociaux humains, d’échanges de qualités humaines). C’est d’abord sur le plan purement idéologique que les « Lumières » inventeront un cadre à cette coopération, et ensuite, les Conventionnels créeront les institutions pour l’organiser. L’idéologie expliquera à la fois pourquoi les individus n’existent que privés et souverains, mais doivent néanmoins consacrer énormément d’énergie à organiser une vie sociale, et que celle-ci, appelée démocratie ou république, n’enlève cependant rien à leur souveraineté sur eux-mêmes. Nous abordons là évidemment le terrain de la Nation et de l’Etat (que sa mort prématurée a empêché K. MARX d’analyser comme il en avait l’intention).

Nous allons donc voir comment ont été créés la Nation comme communauté extérieure aux individus et l’Etat comme appareil spécial, à part d’eux, organisateur concret de la société qu’ils ne peuvent pas organiser eux-mêmes.

La Nation et l’Etat sont des constructions idéologiques et pratiques rendues absolument nécessaires par le fait constitutif de la société marchande: la création des individus comme hommes à la fois singuliers (ce qui est le progrès majeur apporté par la société marchande) et séparés (ce qui est sa limite), puis désappropriés (ce qui est sa perte). D’où il découle que, leurs connexions sociales leur étant opaques, leur échappant, n’existant qu’en dehors d’eux par l’échange des choses (donc, en particulier, après que chacun ait produit dans l’ignorance des actes des autres, inconsciemment), ils ne réalisent pas par eux-mêmes, directement, leur coopération, leur unité, leur volonté. Il leur faut donc en quelque sorte recréer ailleurs un moyen, un appareil spécial, pour suppléer à cette désunion anarchique, cette absence de relations directement sociales. Nous allons voir que ce moyen, ce sera l’Etat, appareil pour imposer par l’obligation et la coercition l’unité sociale qui se doublera du principe d’une communauté, imaginaire et illusoire, la Nation.

1.2. L’ETAT ET L’INTERET GENERAL

Rappelons que, dans ce chapitre, nous nous limiterons au domaine des caractéristiques générales communes aux rapports marchands simples et capitalistes qui fondent le système politique de l’Etat-Nation. Plus loin, nous aborderons les spécificités des rapports capitalistes modernes qui fondent plus particulièrement l’Etat fasciste.

L’individu de la propriété privée se concevant comme tout à fait libre, indépendant et souverain, s’imagine aussi être le sujet de qui tout doit procéder. Je suis à moi-même la matière de ma vie, de mes actes, pourrait-il dire paraphrasant MONTAIGNE, tout en regrettant comme LA BOETIE sa servitude volontaire, c’est-à-dire d’avoir à abandonner une part de sa souveraineté à une puissance extérieure représentant la société. Ainsi nait, à un moment de l’histoire, la conception de la prééminence et même de la préexistence des individus à toute société. S’ils s’associent, ce ne peut être qu’une bonne idée qu’ils ont un jour, une initiative volontaire de créer par libre choix une société à leur service.

La société leur apparaît comme leur création, donc postérieure à eux, fruit d’un « contrat social » passé volontairement entre eux, bref, leur construction, leur chose. De ce fait, elle serait naturellement rationnelle (c’est-à-dire selon leurs intérêts individuels bien compris) puisque les libres choix individuels le sont (donc, le serait aussi leur somme!).

Bien sûr il y a, à la base de cette idée d’association volontaire, la perception de la dépendance réciproque. Mais la volonté d’union des individus trouvait, à l’origine, une base encore plus forte dans le fait qu’il leur fallait conquérir, et défendre, leur existence toute nouvelle contre les aristocraties. Plus généralement, cette association ne semblait concerner que la nécessité de protéger la propriété de ses membres, garantir la liberté des échanges, faciliter l’écoulement des produits de chacun. C’est dire que l’association n’était conçue par chacun que comme un moyen de mieux satisfaire ses intérêts privés, un « plus » en matière de sécurité et de protection de l’individu privé, codifié dans des droits que l’Etat avait pour fonction de faire respecter.

En réalité, bien sûr, la dépendance et la détermination réciproques existent dès le moment de la production. Mais cela est caché à l’esprit du propriétaire privé qui s’imagine libre de produire selon son choix, sa seule volonté et son talent. Ensuite, dans l’échange des choses, seule apparaît la valeur, la mesure par l’argent: chacun est indifférent à chacun.

L’association républicaine n’a donc pour objectif originel que de protéger et favoriser les travaux privés et le commerce des choses qui en sont issues. Le reste, c’est la « vie privée ». Elle ne semble donc concerner que ce qui est au dehors de la vie privée de chacun. Voilà pourquoi, elle apparaît aussi comme un acte volontaire, qui apporte un « plus » (une protection, une garantie) à l’individu, un MOYEN à son service.

Pourtant, par quels moyens s’exerce la vie privée? Pas par des moyens privés, mais par l’argent, qui fait fonction de représenter le travail, les qualités de tous. C’est caché derrière l’argent, comme effacé par lui, que chaque producteur entre dans la vie privée d’un autre et lui apporte sa contribution. L’argent est ainsi la négation du besoin que chacun a de se lier concrètement aux autres, de la nécessaire relation des individus entre eux dans l’échange de leurs qualités, fondement de la construction d’une vie plus riche et plus créative. Et il est l’affirmation de la puissance des choses sur l’homme: celui qui le possède peut acheter ce qu’il n’a pas (beauté, art, aventure, amour, etc.). Il peut acheter, posséder, mais non pas avoir lui-même. Il peut accaparer la puissance sociale (le produit de l’activité des autres, leur puissance) « dans sa poche ». Par l’argent, les autres, leurs activités, ne sont pour lui qu’un moyen, un moyen de posséder des choses qui formeront sa « vie privée ».

C’est ainsi qu’on peut caractériser la société marchande: un société où les connexions sociales se font par l’argent, où les individus sont indifférents les uns aux autres, où (et ici s’annonce tout le rapport de l’individu privé à l’Etat) « les autres » (la société) ne sont pour chacun que le moyen d’enrichir de choses sa « vie privée » et d’acquérir par là une puissance sociale particulière.

La société capitaliste qui est à la fois un développement de la société marchande (les rapports sociaux y sont toujours fondés sur la séparation des individus et des unités de production) et son renversement (dépossession des individus de la propriété des conditions de la production), va à la fois accentuer et transformer ces caractéristiques. Accentuer l’idée que la société n’est qu’un moyen au service des individus, mais dans le sens de protection non plus seulement de la propriété privée mais de celle du salariat, dont c’est la situation pour la majorité des individus. On verra, au cours du vingtième siècle, se développer ce phénomène, en quelque sorte de vases communicants, que plus les individus perdent de maîtrise sur leurs conditions d’existence, plus ils sont désappropriés de toute qualité par le capital, et plus ils attendent de l’Etat (représentant à leurs yeux de la société) qu’il assure la satisfaction de leurs besoins, qu’il substitue sa puissance à la leur. Représentation de l’Etat que moquait déjà TOCQUEVILLE à l’aube du capitalisme: « Que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et la peine de vivre ».

Avec le capitalisme moderne, ce phénomène atteint son apogée. L’accumulation, sous la forme de capital, du travail des générations passées, ou « travail mort » selon la terminologie de MARX, entraine non seulement la désappropriation des conditions du travail pour la majorité, mais de plus en plus la disparition même du travail (au sens capitaliste du terme) et « l’exclusion » d’un grand nombre de chômeurs. « Exclus » des rapports fondant l’existence sociale de l’individu dans la société capitaliste, ils se retrouvent totalement dépendants de l’Etat et de ses aumônes. L’Etat est alors le maître qui décide de leur vie.

Ouvrons une parenthèse pour observer que ce phénomène de massification, de perte de toute propriété, donc de perte de ce qui fondait socialement l’identité individuelle dans la société marchande, a frappé beaucoup d’intellectuels de ce siècle. Mais ils n’en comprenaient nullement l’origine et le considéraient comme la perte des « racines » antérieures, traditionnelles (de la terre, du métier, du village), et des « valeurs » individuelles et aristocratiques du groupe, du sang, du respect de la hiérarchie sociale, qu’elles nourrissaient. Ils décrivaient donc les résultats des rapports de désappropriation comme dus à la démocratie qui était selon eux l’avènement des « foules », grégaires et abêties, une dictature de la médiocrité et des instincts les plus bas de ces nouveaux troupeaux humains guère moins sauvages à leurs yeux que les animaux (et même plutôt plus selon beaucoup). Pour eux, la toute puissance de la froide technique, le matérialisme consumériste, l’urbanisation outrancière avaient tué l’essentiel de ce qui constitue un individu: l’âme, l’esprit, la vertu, et de ce qui structure une société: une aristocratie, dont la modernité serait qu’elle serait fondée sur les qualités innées et le mérite, et non plus sur un droit de naissance.

Il en découla toute une littérature prônant ce retour aux « valeurs authentiques » de la terre, du métier, de la famille, le mépris (affiché du moins) de l’argent, vil car sans qualité, l’exaltation de la noblesse de l’âme (supposée remplacer plus justement celle de la naissance). Elle recherchait le retour à un âge d’or mythique, où seul compterait le mérite de l’individu, et où la société serait ce qu’elle dit être: un moyen pour garantir l’existence et le développement des individus, selon leurs mérites, et non une machine à uniformiser les comportements, à laminer les élites au nom de l’égalitarisme républicain8. Et nous verrons que le courant intellectuel de « retour aux valeurs », comme moyen de recréer l’individu contre la « massification » dont nous avons parlé ci-dessus, prépare au fascisme, même si cela paraît paradoxal puisque, on le sait, le fascisme prendra le plus grand soin de flatter et mobiliser ces « masses grégaires ». Cela n’a d’ailleurs jamais paru une contradiction insurmontable à l’intellectuel que de revendiquer pour lui la totale indépendance due à « l’élite », tout en argumentant que les masses incultes ne sont faites que pour suivre cette élite « vraie » (celle qui se sélectionnerait « naturellement » par ses qualités reconnues!).

Il en découla aussi, à l’opposé, une prise de conscience que la civilisation n’est que le produit de l’enrichissement des capacités scientifiques, techniques, artistiques des individus les uns par les autres. Que le retour au passé est non seulement fondé sur une image purement mythique de ce passé, mais est aussi un renoncement, marqué de désespoir souvent morbide. Que l’avenir est toujours la poursuite de plus de décloisonnement, de destruction des barrières qui isolent et appauvrissent. Qu’il est de lutter pour une communauté, pour une transparence des rapports humains permettant les échanges les plus riches. Ce qui conduit à supprimer les séparations de l’appropriation privée afin que chacun puisse maîtriser, avec les autres, les conditions de la production de sa vie.

Mais laissons là cette ultra-rapide évocation des grandes lignes du communisme. Ce qui nous intéresse ici ce sont les origines de l’idéologie fasciste.

Revenons donc au fil de notre propos sur l’association des individus. Voilà que l’évolution du capitalisme en arrive à, d’un côté une masse séparée de l’Etat, dépossédée de sa puissance sociale, voire totalement « exclue » et soumise à son seul bon vouloir, et de l’autre une grande bourgeoisie, avec « l’élite » médiatico-intellectuelle stipendiée qui l’accompagne, qui n’a guère besoin de l’Etat que comme instrument pour garantir l’ordre social et aider à ses affaires dans la guerre économique mondiale.

Mais il ne suffit pas de constater que la société du capitalisme ne peut pas exister comme association des individus eux-mêmes, mais doit être contrainte de l’extérieur par un instrument spécial coupé des masses et dépositaire de leur pouvoir social: l’Etat. Il faut dire pourquoi les individus acceptent, tolèrent de se séparer d’une part d’eux-mêmes. Certes, il y a tout un enseignement et une propagande autour des vertus de la démocratie qui poussent à cette autocastration. Mais ils ne peuvent convaincre à eux seuls sans s’appuyer sur une certaine logique ayant ne serait-ce que l’apparence du réel.

Il y a bien abandon de soi à la société politique (ou Etat). Mais il est masqué, à l’origine, par le fait qu’il est non seulement volontaire, mais aussi utile à l’affirmation de l’individu naissant dans l’histoire, et qu’il n’apparaît pas comme un abandon total puisque celui-ci semble y avoir un rôle déterminant, par le truchement d’un autre lui-même: le citoyen. Cet acte volontaire et ce truchement fondent le système dit démocratique, supposé fournir la meilleure représentation possible de la volonté de chacun en ce qui concerne les affaires de tous.

Le citoyen est l’habit que doit revêtir l’individu pour participer à l’association, pour entrer dans ce domaine spécial où elle se forme et existe: le domaine politico-étatique. Mais de même que chacun, derrière son masque, devient un autre le jour de carnaval, le citoyen (cet autre soi-même politique) n’existe que le jour du vote, juste le temps de se dessaisir de son pouvoir au profit des membres spécialisés de la société politique. Après quoi, le citoyen redevient individu renvoyé dans ses foyers, et ces spécialistes s’occupent de la « chose publique », de l’Etat.

L’acte du vote est évidemment très important. D’abord, il permet de faire croire à l’égalité de tous, mythe fondateur de la démocratie, puisque, comme des individus derrière un masque de carnaval, les citoyens sont tous égaux, « un homme-une voix ». Il permet aussi de dire que l’Etat est le produit de la volonté individuelle, que par là, l’individu est bien le maître du domaine politique, quoiqu’il n’y mette un pied qu’une ou deux minutes tous les 5 ou 7 ans.

Mais l’argument apparaît vite assez irréel et ne suffit pas à justifier, ni ce qui doit bien être finalement perçu comme une perte de souveraineté des individus, ni son corollaire, l’existence de cet Etat qui se fait très vite despotique. Il faut plus. Il faut que cette société politico-étatique à qui il la délègue, par le truchement du vote et de la « libre association » des citoyens, fasse ce qu’ils attendent d’elle: être un moyen de la satisfaction de leurs intérêts privés, de leur existence d’individus privés.

C’est là l’autre grand mythe de la démocratie, l’idée qu’il y aurait un intérêt général, différent, supérieur, quoique bien souvent opposé, à chaque intérêt privé, mais qui optimiserait néanmoins chacun d’eux. Ce qui fonde l’abandon volontaire par chacun de sa souveraineté à la sphère politico-étatique, c’est la prise en charge de cet « intérêt général ». S’il est besoin de construire ainsi un intérêt extérieur, différent, des intérêts des individus, c’est qu’évidemment ceux-ci ne peuvent ni concevoir, ni moins encore prendre en charge directement des intérêts autres que privés, les seuls qui les fondent comme individus. Extérieur à eux, l’intérêt général doit donc être représenté par une institution également extérieure à eux. Ce sera l’Etat. Son existence sera nécessairement très étroitement associée, dans l’idée que chacun s’en fait, à l’efficience supposée de cet intérêt général, fondatrice de la justification de l’Etat: s’il le prend en compte, s’il le gère scrupuleusement, l’Etat doit pouvoir satisfaire les intérêts privés de chacun puisqu’il est entendu que l’intérêt général est l’optimisation des intérêts privés.

Cette société politico-étatique est donc finalement bien étrange. Elle dépossède les individus d’une part (grandissante avec le développement du capitalisme) de leur puissance sociale afin qu’ils puissent exister en tant que tels! Reconnaître ainsi qu’il faut qu’elle exerce à leur place leur puissance, qu’elle les en dépouille pour constituer en dehors d’eux une force chargée de garantir, de réaliser leur existence, c’est bien reconnaître que la société « civile » d’une part (celle des rapports sociaux d’appropriation) et la société politique d’autre part (celle du juridique qui codifie la désappropriation de la masse, de l’idéologique qui brode sur les thèmes de « liberté-égalité-fraternité-droits de l’homme », du policier et du militaire pour maintenir la domination d’une classe) sont, l’une, une non-communauté, l’autre, une communauté de substitution, illusoire. Ce sont des masses grégaires (sauf à ce que la lutte de classe ne les structure en forces ennemies) d’un côté et des bureaucraties de l’autre. C’est reconnaître aussi que l’individu privé n’est ni souverain, ni libre, mais soumis et subordonné à l’Etat, que le domaine où peut s’exercer le pouvoir du privé est réduit à la taille d’un mouchoir de poche.

La perception qu’a l’individu né des rapports marchands que l’Etat n’est qu’un moyen pour lui ne cessera de s’amplifier avec le développement du capitalisme. L’individu dépossédé, sans puissance, attendra tout de lui. Ceux qui se retrouvent face au capital comme des rouages, comme des « riens », s’imaginent volontiers que l’Etat, parce qu’il représenterait leur puissance collective, peut et doit être la force qui force le capital à ses devoirs de servir la prospérité de chacun. L’Etat serait la force chargée d’imposer au capital les lois de la justice et de l’égalité républicaine, le chevalier des « Droits de l’Homme » face à ceux qui détourneraient à leur seul profit la puissance du capital.

Mais la puissance sociale n’est jamais que du côté de ceux qui, concrètement, possèdent les moyens de production, du côté des puissances financières et intellectuelles de la production, elles-mêmes non pas libres, mais simples « fonctionnaires du capital ». L’Etat ne peut suppléer en rien à cette domination effective. Certes, il devra feindre, comme nous le verrons, d’en être l’organisateur avisé. Mais loin de renforcer la puissance collective des individus, il contribue, en se substituant à eux, à obscurcir leurs rapports, donc à les rendre aveugles à eux-mêmes, à leurs actes, et par là à les affaiblir tous.

La séparation des individus privés produit l’opacité de leurs relations qui sont comme déterminées par les mouvements des choses qu’ils ont produites: c’est le fétichisme de la marchandise qui fait des formes de la valeur (prix, salaires, intérêts, argent, etc.) le déterminant de ces rapports. Cette même séparation produit, de la même façon, l’Etat comme une espèce d’antidote à cette opacité, instrument créé pour réguler la vie sociale, suppléer à des rapports sociaux directs, conscients, maîtrisés. La conception privée de l’individu le prive de son existence sociale. Castré de cette part essentielle de lui-même, il n’a d’autre solution que celle d’un artifice, d’une prothèse: l’Etat. On peut donc parler du fétichisme de l’Etat comme d’un corollaire du fétichisme de la marchandise. En effet, quoiqu’en dise la théorie libérale, le libre échange des marchandises se révèle incapable de réguler les rapports sociaux. Cet échec du fétiche « Main Invisible » oblige à user d’un instrument, l’Etat, certes fort concret et visible, mais en définitive tout aussi fétiche dans le rôle qu’il est supposé avoir, puisqu’il est tout à fait illusoire de s’imaginer que les individus aient pu lui remettre une puissance sociale qui ne peut appartenir qu’à eux, seuls sujets agissants, et qu’ils ont perdue dans les séparations marchandes.

L’Etat atteint le comble de l’hypertrophie au stade monopoliste du capitalisme. Mais, et paradoxalement en apparence, il est aussi alors au comble de l’impuissance puisqu’il grossit en proportion de l’impuissance sociale des individus: son impuissance n’est, au fond, que le reflet de la leur. La masse étatique croît d’autant qu’il se heurte à des tâches (que nous dirons ci-après) de plus en plus difficiles à résoudre.

Quelle puissance peut avoir l’Etat comme appareil extérieur aux individus, quand seuls les hommes dans leur travail collectif sont acteurs et créateurs? Rien qu’une puissance artificielle, fictive. Rien qu’une puissance autre que celle des hommes, une puissance inhumaine d’autant plus violente que la coercition est le seul moyen dont il dispose puisqu’il est, en réalité, aveuglement et incapacité.

Aux origines de la société bourgeoise, l’Etat peut servir au développement des individus dans la mesure où il est, pour une part, eux-mêmes organisés. L’intérêt des individus est alors de s’affirmer contre les forces du passé féodal. Il peut alors se former un intérêt général en relative concordance avec les intérêts individuels, et donc un Etat qui soit proche d’une association des individus eux-mêmes (cf. les Clubs, la Convention, le peuple en armes de la période révolutionnaire).

Ainsi aux débuts de la démocratie, quand l’Etat agissait comme une force aux côtés des propriétaires privés pour briser les barrières des rapports sociaux féodaux, défendre les nouvelles libertés de posséder ses moyens de production, de produire, d’échanger, de circuler, il était pour eux un instrument pour progresser d’un pas (historiquement parlant) dans la maîtrise par chacun de ses conditions de vie. Paysans, artisans, bourgeois, et même prolétaires, tous avaient un réel intérêt commun, à ce moment là, contre la royauté. Cet intérêt commun, fondé sur la conquête de la propriété privée et des premières libertés individuelles qui lui étaient liées, pouvait donc être vraiment posé par la bourgeoisie comme l’intérêt général, de tous. Il est historiquement indissolublement lié à la conquête de la démocratie comme forme d’exercice du pouvoir en charge d’appliquer cet intérêt commun.

La forme démocratique représente, à ce moment là, elle aussi, un progrès en ce qu’elle exprime l’existence et le pouvoir de cet homme nouveau et enfin singularisé: l’individu privé. Si déjà il délègue ce pouvoir, il ne le perd pas encore tout à fait. En effet, le domaine de l’Etat est encore assez réduit puisque l’individu-propriétaire a une certaine maîtrise de ses conditions de travail, donc aussi de ses relations sociales, qui sont dès lors des affaires privées dans lesquelles l’Etat n’a pas à intervenir. Par ailleurs, l’intérêt privé est, en général, encore proche, comme nous l’avons dit, de l’intérêt général que cette délégation organise. De ce fait, l’Etat peut apparaître à l’individu comme lié à lui, réellement sous son contrôle, et le citoyen comme coïncidant avec lui, pour une part au moins. La démocratie, alors, est une forme relativement adéquate à son contenu.

Puisque l’individu-citoyen a, à ce stade historique, les libertés et les intérêts de la propriété à conquérir et à défendre, en commun avec les autres, contre les forces conservatrices-féodales, il se représente avec eux comme membre d’une communauté (qui n’est que l’association d’intérêts privés provisoirement convergents), que la Nation symbolise et que l’Etat organise. La forme démocratique contribue, par son contenu concret (coïncidence au moins partielle du contenu des intérêts privés et général) à la constitution de ce sentiment d’appartenance communautaire.

Plus tard, au bout du processus capitaliste, à l’époque des monopoles, l’Etat a beau être immense, tentaculaire, s’occuper de tout, il est impuissant à unir la société, à être l’organisateur de la communauté. Il est écartelé entre sa fonction impossible d’organiser, malgré eux, sans eux, la puissance collective d’individus qui en ont été dépossédés, l’unité sociale d’une société totalement éclatée, et la pression sur lui de la seule source de puissance existante, qui est du côté du capital, des monopoles. Bien sûr, ceux-ci ne veulent que d’un Etat à leur dévotion. Mais s’il apparaissait ouvertement ainsi, s’il n’était uniquement que cela, alors cet Etat avouerait ne pas assurer le rôle que l’immense majorité attend de lui, serait rejeté par elle, et apparaîtrait dans toute la nudité d’une simple dictature ultra-minoritaire. Il ne serait plus un fétiche, mais seulement un vrai démon armé. Pour jouer ce rôle social, et tant qu’il le joue, l’Etat ne peut pas être ouvertement le simple instrument des monopoles, mais doit chercher à représenter l’intérêt général. Ce qui est une des raisons qui l’amène à prétendre s’occuper de tout et de tous. Mais l’histoire moderne fourmille d’exemples montrant que les Etats les plus énormes, les plus puissants en apparence (exemples: les Etats nazis ou staliniens), étaient aussi les plus aveugles, les plus impuissants en réalité, comme l’a attesté leur écroulement rapide.

Finalement, on peut dire qu’avec l’évolution du capitalisme, les liens démocratiques entre les individus et l’appareil politique se distendent nécessairement, disparaissent petit à petit (ce qui est une sorte d’évidence dès lors qu’on a constaté la disparition de l’individu né de la société marchande avec sa désappropriation). Il n’y a plus que, d’un côté, le capital en général (et son armée de fonctionnaires-managers-intellectuels) et, en face, une masse d’individus dépossédés, n’ayant plus par eux-mêmes de puissance et attendant de l’Etat protection et assistance. L’Etat se justifie par l’intérêt général (sous le nom d’intérêt national). Mais celui-ci, en tant qu’intérêt du capital en général (et non de tel ou tel capital en particulier) est un monstre froid et abstrait, non seulement pour les travailleurs dépossédés, mais même pour les possédants privés. Chacun ne le voit nécessairement que comme un moyen, toujours trop coûteux, jamais assez efficace, et n’attend de lui qu’aide, prébende, avantage, subvention. Chacun ne peut être vis-à-vis de lui qu’un consommateur, sans plus de fioritures « civiques ». D’ailleurs, les oripeaux de la démocratie, le citoyen, le vote, l’égalité juridique, etc., ne charment plus grand monde. Ce que la masse dépouillée de tout tend à exiger n’est plus une participation à l’association (ce qui exige au minimum qu’il existe des individus ayant un pouvoir à associer à d’autres), mais que l’Etat soit le bon gérant de l’intérêt général, le moyen fournissant à chacun les meilleures conditions d’existence tout en exigeant le moins d’eux.

Toute communauté veut, avant tout, se reproduire. L’Etat gérant la communauté nationale a nécessairement pour but d’en assurer la pérennité. C’est-à-dire d’assurer la reproduction de ses rapports sociaux fondamentaux (rapports de séparation et d’appropriation). C’est nécessairement cette reproduction qui sera appelée « intérêt général », et il est donc essentiellement, de ce fait, l’intérêt de la bourgeoisie.

Ce ne sera pas une mince affaire pour l’Etat de faire passer cet intérêt général là pour celui de toute la société. Celle-ci n’étant fondée dans sa réalité profonde que sur la division, et l’accroissement de la division entre ses membres (d’où l’Etat de plus en plus abstrait, technocratique, envahissant, comme nous l’avons vu), il devra user de moyens de coercition pour diffuser l’idéologie de l’unité nationale, de violence policière et militaire, pour organiser le minimum de cohésion sociale indispensable.

Mais il ne faudrait pas croire que cette fonction répressive serait le seul moyen de son pouvoir. L’idée mystifiée que se font les individus de l’Etat est encore plus efficace qu’un moyen coercitif (le « flic dans sa tête » est toujours beaucoup plus efficace que le flic à la matraque). Elle se traduit en effet naturellement par une exigence de plus d’Etat, d’un Etat s’occupant toujours plus à régler leurs problèmes, à prendre en charge tous les aspects de leur vie. De plus, fruit de la volonté collective, dépositaire de la puissance sociale, cet Etat serait sans cesse perfectible. On pourrait le corriger, le dépouiller de ses caractères politiques de classe, et obtenir finalement qu’il soit conforme à l’idée mystifiée qu’on s’en fait: produisant la société, réel instrument d’un réel intérêt général, moyen pour chacun. Il devient alors, dans le vocabulaire du capitalisme développé, l’organisateur des « services publics », de la solidarité-charité-fraternité, le dispensateur du savoir pour tous, le garant de « l’égalité des chances », le maître de la santé, etc. A ce stade du capitalisme, l’Etat se substitue aux dieux! Les plus exaltés dans cette nouvelle religion, ceux du PCF, vont jusqu’à s’imaginer que l’étatisme généralisé permettrait un capital au service de tous!

Nous n’avons jusque là que posé les généralités de l’Etat: son origine dans la séparation des individus, son contenu idéologique dans l’intérêt général, lequel n’est l’intérêt que du capital. Et il est perçu, dans le fétichisme des représentations marchandes, que l’intérêt du capital n’est pas nécessairement celui d’une classe mais celui de tous parce que tout semble provenir de lui, tout dépendre de lui, pas seulement les profits, mais aussi les richesses, le progrès, l’emploi, etc. D’où tout un courant « socialiste » et national qui s’imagine un capital sans bourgeoisie, un capital qui, conçu comme n’étant que des choses, pourrait être au service de tous, de la Nation.

Toutefois, il ne suffit pas que l’intérêt général dispose d’un appareil pour l’organiser. Il faut encore que celui-ci, l’Etat, apparaisse bien comme agissant au service de la communauté. Mais comment servir ce qui n’existe pas (puisqu’il n’y a pas d’association directe des individus-propriétaires privés dans les activités produisant leur vie)? L’idée de communauté étant indispensable et inséparable de toute vie humaine, on lui a donc inventé une forme d’existence particulière et imaginaire: la Nation, indispensable compagne de l’Etat moderne (celui de l’intérêt général). Cette création idéologique pour se représenter comme communauté doit, afin de s’en donner au moins l’apparence, trouver des fondements ailleurs que dans la vie réelle, que dans la réalité des rapports marchands qui ne peuvent pas la fonder. Alors, on invoquera toutes sortes de caractéristiques du passé (telles la langue, les traditions, l’appartenance à tel ou tel clan originel, ayant eu bien sûr une « terre des ancêtres », transformée parfois en caractéristique raciale), qui, bien que n’ayant jamais eu ce rôle jusque là, seront déclarées arbitrairement établir des barrières permettant de classer comme étrangers ceux qui en seraient démunis, et de délimiter ainsi, par exclusion, des nationaux qui auraient, à partir de ces caractéristiques, un destin commun particulier! Ainsi, on crée une communauté imaginaire: la Nation.

La Nation, bien que de création récente (environ deux siècles), sera présentée par ses idéologues comme ayant une si longue histoire qu’elle semble préexister à sa propre histoire. Et comme ayant coûté tant d’efforts aux générations passées à construire qu’elle en acquerrait un statut justifiant qu’à leur tour ses membres actuels, qui devraient à la Nation d’exister, se soumettent sans réserve à sa reproduction, à sa pérennité.

Le dit « intérêt général » s’incarne concrètement dans l’Etat, et, idéologiquement, dans la Nation. Ce sont les trois piliers de la démocratie. La « communauté » nationale n’existe qu’idéologiquement en tant que telle, puisqu’en réalité, la société marchande est fondée sur la séparation des individus privés et l’opacité de leurs rapports. Mais il advient souvent que l’idéologie soit prise pour une réalité et décide de comportements. Evidemment, ils ne peuvent être alors qu’irrationnels, voire totalement absurdes. Quoiqu’il en soit, ces trois piliers forment la structure des représentations de la société moderne. Nous verrons que la forme qu’elle revêtira (démocratique ou fasciste) sera affaire de circonstances historiques particulières. D’où la nécessité d’analyser plus en détail les rapports et l’évolution dans l’histoire de ces trois catégories: déclarées fondatrices de la démocratie, nous verrons qu’elles le sont tout aussi bien du fascisme.

1.3 ETAT ET NATION MODERNES

La théorie du contrat social avait l’intérêt de représenter la société comme une construction humaine et d’évacuer toutes les constructions fantasmagoriques telles que la volonté divine ou la « loi » immuable de la communauté ethnique. Elle correspondait à l’émergence historique de l’individu comme sujet et, émerveillée de cette création humaine, mettait l’accent sur sa puissance propre au point de le vouloir idéalement totalement libre, indépendant, son seul maître, soumis à sa seule volonté. Elle pose donc la souveraineté des hommes, au lieu de leur dépendance aux rois, aux castes, aux corporations, aux églises, comme une caractéristique innée de l’Homme.

Mais quelle qu’ait été la valeur émancipatrice de cette théorie, elle ne tient évidemment pas la route une seconde. Non seulement parce qu’elle repose sur la fiction que les individus préexisteraient, isolés, à l’état de nature, à la société, et auraient décidé un beau jour de s’associer pour la créer. Mais encore parce qu’alors cette société n’est qu’une construction conjoncturelle qui peut, ou pas, exister au gré de la volonté des associés souverains.

HEGEL est réputé avoir fourni l’effort le plus systématique pour fonder rationnellement la société par sa théorie de l’Etat. Il comprend que les individus privés ne peuvent pas exister sans agir collectivement. C’est une rationalité incontournable, il faut donc qu’elle soit réelle. Puisque la séparation des individus privés s’y oppose concrètement, il faut nécessairement poser cette réalité ailleurs que dans leur vie: il faut qu’elle se représente à eux comme un préalable dans lequel leur vie doit se fonder. Ainsi, pour HEGEL, l’Idée d’unité est préalable à l’unité, et l’Etat est la réalisation de cette Idée, le sujet rationnel qui représente et organise l’unité. Il est rationnel parce qu’il répond à la nécessité (et qu’il est le seul à pouvoir le faire) de l’unité organique des individus pour qu’ils existent. Avec l’Etat, le rationnel est réel et vice et versa.

Mais préexistence et prééminence du Tout sur l’individu ou l’inverse n’est que fausse opposition. La vérité est que la dialectique entre les hommes et leur environnement engendre une transformation réciproque des deux termes, un mouvement historique dans lequel l’individu se dégage à la fois comme personne singulière et comme tissant des liens sociaux de plus en plus universels, donc l’enrichissant, avec les autres. Ce mouvement est unique, et non dual (tout comme la conscience qui en est un résultat).

K. MARX a démonté cette construction idéaliste par laquelle HEGEL fait de l’Etat une rationalisation du réel, la réalité de l’unité sociale. Il a montré que l’Etat moderne n’est qu’un résultat historique, produit des rapports marchands qui, détruisant la communauté fondée sur les rapports de dépendances personnelles qui les précédaient, obligent à lui substituer un ensemble d’institutions, l’Etat, spécialement chargé d’organiser, à l’extérieur des rapports directs des individus, l’unité, ou à tout le moins la cohérence, des comportements nécessaires à la production de la vie.

La fonction première de toute communauté étant toujours de se reproduire, l’Etat doit donc, puisqu’il « est » (représente) la communauté, assurer la reproduction de la société marchande-capitaliste. C’est ce qu’on appelle, comme nous l’avons vu, la poursuite de « l’intérêt général ».

Bien entendu, ceci implique que, dans le capitalisme, l’intérêt général est toujours avant tout celui de la bourgeoisie. Mais dans la mesure où la « bonne santé » du capitalisme, donc de la bourgeoisie, est une condition pour que d’autres classes obtiennent des miettes (l’autre étant évidemment la lutte pour qu’elle n’oublie pas d’en distribuer), l’idéologie de l’intérêt général trouve des arguments pour apparaître effectivement comme telle: ne serions-nous pas tous sur le même bateau? Ainsi agit le fétichisme du capital qui fait croire que toute richesse provient de lui, et que s’il est malade, tout le monde n’a d’autre alternative que d’en souffrir.

Ce n’est pas une découverte, l’intérêt général est toujours une manière pour la classe dominante de tenter de rallier les autres à sa cause, et il doit toujours être organisé par un Etat. Mais il faut distinguer l’origine de la nécessité de l’Etat (que nous avons vue au chapitre précédent dans l’impossibilité d’une association directe des hommes à cause de leurs séparations, d’abord dans la propriété privée, puis, avec le capitalisme moderne, dans la division sociale du travail et les classes qui en découlent), du caractère de classe de cet Etat (à savoir quels rapports sociaux il protège et développe).

Observons aussi que le mot Etat revêt des significations diverses. Par exemple, ce que des historiens appellent « l’Etat » antique (notamment athénien) est en fait plutôt un non-Etat. Il n’est pas un appareil séparé, mais il s’agit seulement d’un moment dans le tout de la vie de la communauté antique, non d’un rouage séparé. Chacun n’est encore qu’un élément de la communauté, n’a rien à déléguer mais à être à sa place.

Ou encore, LOUIS le quatorzième pouvait bien dire « l’Etat, c’est moi », cela ne signifiait pas l’existence de l’Etat comme appareil au service d’un intérêt général. Cela marquait au contraire clairement, sans équivoque, qu’il n’y avait d’intérêt que royal, le roi et ses sujets étant dans un rapport transparent de dépendance personnelle.

Nous n’allons parler pour notre part ici que de l’Etat du capitalisme, et des diverses formes qu’il peut revêtir (démocratie, fascisme).

Nous avons vu que l’existence de cet Etat exprime la séparation et la désappropriation d’où naît l’impuissance des individus. Que plus le capitalisme se développe, plus ils disparaissent devant l’Etat, attendent tout de l’Etat (et dès lors sont revêtus de qualificatifs tels que « horde de quémandeurs », « assistés professionnels » par les idéologues contemporains, comme si c’était une volonté consciente).

Dès l’origine, l’Etat de la société marchande et de l’individu privé dut édicter les lois codifiant les nouveaux rapports sociaux, c’est-à-dire fixer les droits et les bornes de la propriété, définir la justesse des échanges, le contenu des contrats, la réglementation de la concurrence et autres comportements. Bref, l’intérêt privé, loin de poser les bases d’un comportement libre et rationnel, dut, à peine né, être corseté, limité, contraint. Non tant par la volonté arbitraire de CESAR que posé comme une nécessité (nommée intérêt général) pour l’existence même des intérêts privés. Ainsi la liberté de l’individu résiderait, depuis ROUSSEAU, en ce qu’il accepte librement, pour un bien supérieur, les contraintes limitant sa liberté! C’est, en quelque sorte, parce que la soumission est consentie qu’on l’appelle liberté! Il est vrai, aussi de nos jours, comme chacun sait, que le salarié est libre d’être exploité ou pas (et alors de crever, ce qui est aussi un choix!). Bref, le « contrat social » qui fonderait la liberté individuelle et démocratique, pose celle-ci uniquement dans la reconnaissance juridique des lois économiques marchandes.

Mais les conditions générales de la reproduction du capitalisme sont de plus en plus difficiles à réunir au fur et à mesure qu’il se développe. « L’intérêt général » étant de garantir la valorisation du capital (sinon la production s’arrête), l’Etat est amené à prendre de plus en plus en charge toutes sortes d’investissements lourds, tels que infrastructures, énergie, logements sociaux, hôpitaux, enseignement, recherche scientifique, etc., ce qui permet de baisser les coûts de mise en œuvre des capitaux privés. Par là aussi, l’Etat enfle donc régulièrement.

Dans le même temps, la concentration du capital en sociétés par actions désindividualise complètement la propriété; le capitalisme fonctionne de plus en plus comme « capital en général », et non plus privé, avec son armée de fonctionnaires, de managers, de cadres, puissances intellectuelles de la production gérant collectivement et bureaucratiquement sa valorisation. Le développement du capitalisme entraine la disparition de la propriété privée, la « massification » des individus et accentue leurs divisions en grandes classes sociales, dont les conditions de travail et les comportements s’uniformisent. Mais cela a aussi pour conséquence d’accentuer la politisation de leurs membres du fait que, sortis de l’horizon borné de leurs propriétés privées, de leurs campagnes, de leurs échoppes et de leurs ateliers, ils élargissent sans cesse le champ de leurs rapports sociaux.

Ainsi, non seulement l’intérêt privé ne peut pas exister sans son contraire, l’intérêt général, mais qui plus est, celui-ci ne cesse de réduire le domaine de l’intérêt privé, pour la plupart des individus du moins (car évidemment, ces limitations se relativisent suivant les classes).

La sphère étatique ne peut donc être pour ces individus qu’objet de mécontentement et d’insatisfaction: toujours trop contraignante dans son rôle de soumettre l’individu à l’intérêt général, jamais assez efficace dans son rôle d’être le moyen de satisfaire l’intérêt individuel. L’Etat est cet appareil froid et lointain, qui me prend toujours plus et ne me donne jamais assez: telle est finalement le rapport habituel de l’individu à l’Etat dans le capitalisme moderne. Cette attitude, aujourd’hui généralisée, n’est pas due à un manque d’esprit civique comme le disent les idéologues stipendiés de la démocratie. Ou plutôt cet incivisme n’est que l’état d’esprit inévitable, parfaitement déterminé, engendré, comme nous l’avons vu précédemment, par les rapports marchands: lorsque le citoyen n’est plus qu’un fantôme, sa qualité, le civisme, n’est plus elle aussi qu’un souvenir.

L’Etat, compris comme le dépositaire de la puissance sociale des individus et le moyen des intérêts privés de chacun, finit par représenter une sorte de deus ex-machina. Tout est simplement question de volonté politique, d’énergie, de capacité de « ceux qui nous gouvernent ». Ils doivent pouvoir se soumettre toutes les puissances particulières de la société, notamment économiques, par une judicieuse utilisation de l’Etat, puisque cette puissance, étant supposée détentrice de la puissance de tous, doit être supérieure à toute autre.

Cette illusion quant à la possibilité pour le pouvoir politico-étatique de dominer l’économie (parce qu’on croit qu’il s’agit de gérer des rapports entre choses et non de rapports sociaux déterminant des comportements, que l’Etat le veuille ou non) et toutes les forces sociales particulières, égoïstes, d’imposer un intérêt commun aux intérêts particuliers mais dans l’égalité et le respect et la satisfaction de ces intérêts particuliers, bref, de réunir en une communauté unie ce qui est fondamentalement séparé dans les rapports sociaux concrets du capitalisme, nous la retrouverons à la base même de l’idéologie fasciste.

Cette illusion est en somme un fétichisme de l’Etat tout à fait complémentaire au fétichisme du capital. Dans ce fétichisme généralisé, le capital n’est conçu que comme une vaste machinerie qui produit la richesse (et non comme un rapport social historique), et l’Etat comme la puissance supérieure ayant la mission, et tous les moyens de la puissance humaine qu’il concentre pour l’accomplir, d’en garantir le fonctionnement. En somme, le travailleur, percevant le capital simplement comme une chose, une puissance mécanique, technologique, ou une masse d’argent, croira que l’Etat peut dominer cette chose qui lui échappe, et le protéger contre les capitalistes (ou du moins le mauvais usage que pourrait faire du capital ceux d’entre eux qui en seraient les « mauvais », « égoïstes », propriétaires). Il en résulte inévitablement que tout dysfonctionnement, toute crise, ne peut résulter, dans son esprit, que du manque de dévouement à l’intérêt général, de volonté, ou de capacité, des dirigeants de l’Etat, dus notamment, à leur corruption, leur carriérisme, leur éloignement du peuple ou toute autre raison, que les critiques des cafés du commerce ou des canards déchainés fournissent chaque jour à la pelle. S’il ne s’agit que de cela, la cause est entendue: il suffit alors de faire appel à d’autres hommes, dotés d’une morale et d’une volonté politique plus fortes et ne lésinant pas sur les moyens pour « en sortir ».

Mais si l’idéologie de l’intérêt général conduit ainsi, avec le développement du capitalisme moderne, à ce fétichisme absolu de l’Etat, il ne faut pas oublier qu’en tant que telle, en tant qu’idéologie, elle sert à justifier le système capitaliste, à assurer sa reproduction. Or, en même temps que le développement du capitalisme moderne supprime l’individu privé (et par suite son double politique, le citoyen), il accentue sans cesse la division sociale du travail, donc aussi les classes sociales et leurs différenciations. C’est dire que l’idéologie de l’intérêt général doit recouvrir une contradiction de plus en plus béante entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. D’un côté, elle prétend que le capitalisme est au service de tous, que l’économique (la production et la distribution des marchandises) peut être et doit être dominé par le politique, de l’autre, elle contribue à assurer dans la réalité l’existence d’un rapport social qui conduit inexorablement à accumuler de plus en plus toutes les richesses aux mains d’un petit nombre de bourgeois.

Il ne suffit donc pas de montrer quel rapport général entre l’individu de la masse et l’Etat produit l’idéologie de l’intérêt général dans les temps modernes. Il faut entrer plus dans le concret et dire quels rapports particuliers entre chacune des différentes classes et l’Etat engendre cette contradiction de plus en plus béante entre ce que l’Etat dit qu’il est (qui est, comme nous l’avons vu, aussi ce que la masse croit en général qu’il doit être) et ce qu’il est réellement (garant du rapport social, dont il est aussi le produit, qui fait de la bourgeoisie la classe appropriative).

On sait que, dans la tradition léniniste, l’Etat est défini comme l’appareil d’une classe, une machine spéciale construite tout exprès par cette classe et entièrement entre ses mains pour exercer son pouvoir, pour mater la révolte inexorable des exploités, pour prolonger sur le plan politique son pouvoir économique, n’en faire qu’un tout (« l’Etat des patrons » dit-on encore parfois aujourd’hui). L’Etat ne serait ainsi qu’un instrument aux mains de la bourgeoisie. Ceci, qu’il soit essentiellement un instrument bureaucratique, policier, armé (LENINE) ou, aussi, plus largement, idéologique et culturel par son contrôle de l’information, de l’enseignement, de la culture, etc. (GRAMSCI).

Or, s’il est incontestable que l’Etat est une machine spéciale, garante de la reproduction des rapports d’appropriation et de tout l’ordre économique et social capitaliste (et donc finalement au service de la bourgeoisie), cela n’implique pas qu’il ne soit qu’un instrument entre les mains de la bourgeoisie, contrôlée entièrement par elle, et elle seule, ne servant qu’elle.

L’Etat est le garant des rapports d’appropriation capitalistes, mais à sa façon. C’est-à-dire en devant donner corps à la mystification de l’intérêt général puisqu’il n’est justifié que par ce service. Non seulement, il n’est pas dans sa fonction de servir tel ou tel groupe capitaliste plus que d’autres (même si cela arrive conjoncturellement, suivant les liens particuliers existant entre tel gouvernement et telle ou telle fraction capitaliste), mais plutôt de servir le capitalisme « en général », mais plus encore, il doit tout faire pour assumer son rôle de puissance suprême, au service de toute la Nation (ce qui est supposé être au service de tous), apte à organiser la prééminence de la volonté politique (supposée être l’expression de la volonté de tous). Son activité est alors bien plus que celle d’un instrument que la bourgeoisie manierait à sa guise (ce qu’il reste bien sûr en dernière instance, quand l’heure est venue, par exemple, de mater une révolte). Il doit par nature concilier deux fonctions contradictoires:

1°) Protéger et organiser la reproduction du capitalisme comme mode de production fondant le système social. Cela implique notamment que l’Etat interviendra pour stimuler la valorisation du capital (par exemple par la dépense publique, la fiscalité, la législation sur le travail et sa « flexibilité », etc.) et pour assurer la pérennité des rapports d’appropriation (par exemple par le droit, la police, l’enseignement, etc.).

2°) Etre le garant et l’organisateur de l’unité sociale (la « communauté »). Cela lui impose des obligations particulières pour apparaître comme l’Etat pour tous, l’Etat serviteur de l’intérêt général, organisateur du bien être collectif, protecteur de chacun.

Il serait erroné de croire que l’Etat n’a pour fonction que de reproduire ce qui divise (le rapport social capitaliste), car il doit aussi réunir ce qui est ainsi divisé. Pourquoi l’Etat parvient-il souvent à surmonter ce paradoxe d’être un Etat de classe apparaissant comme « au dessus des classes »? C’est bien là le résultat des fétichismes que nous avons évoqués ci-dessus. Fétichisme « hégélien » (ou religieux) de l’Etat qui le fait considérer comme produisant la société (au lieu qu’il est produit par elle, comme Dieu est produit par les hommes). Fétichisme du capital considéré comme simple accumulation de moyens techniques, force technique soumise à la volonté sociale comme une voiture à son pilote: il faut et il suffit qu’il sache conduire. De même, il faut et il suffit que l’Etat, porteur de la volonté sociale, soit bien piloté!

Contrairement à ce que certains s’imaginent parfois, la grande masse des individus sait fort bien aujourd’hui que l’intérêt général est celui du capital. Mais cela ne les gêne pas du tout à partir du moment où ils conçoivent le capital comme une machine à produire des richesses. Par contre, ils considèrent que cet intérêt général n’est pas nécessairement celui des capitalistes: n’étant, dans le fétichisme, que choses, machines, mécanique à produire des richesses, le capital pourrait satisfaire les intérêts de tous, pourvu que les produits soient équitablement répartis. Le rôle de l’Etat serait justement d’y veiller, d’empêcher que des « profiteurs » qui ne savent pas partager équitablement ne s’approprient trop des richesses produites par le capital. Ainsi, ils distinguent en général le développement du capital (duquel dépend leur niveau de vie), qui est une excellente chose, que l’Etat doit assurer, des avantages qu’en tire la bourgeoisie, que l’Etat doit limiter au nom de la justice (mais il ne doit pas non plus décourager les « entrepreneurs »: difficile de tout concilier!).

Ce sont ces fétichismes qui font que, dans l’esprit de beaucoup, l’Etat n’est pas nécessairement un Etat de classe, et que s’il l’est, c’est qu’il est dévoyé, et on peut, et on doit y remédier. Qui ne comprend pas ces fétichismes ne comprend rien non plus à l’attitude de larges fractions des masses vis-à-vis de l’Etat, et en arrive à la conclusion erronée, dès qu’il a fait le premier pas de saisir le caractère de classe de l’Etat, que cela est « anormal » et constitue un dysfonctionnement.

Et c’est aussi parce qu’il tire sa légitimité et, croit-il vraiment, sa raison d’être, son existence, d’être réellement la puissance de tous, le représentant de l’intérêt général, que l’Etat, dans sa forme, tend à s’organiser comme un appareil autonome par rapport à une classe particulière. Et aussi que tous ceux qui profitent des prébendes de l’Etat le font au nom de soi-disant missions de « service public ».

Cette autonomie apparaît bien sûr dans la désignation par élection des principaux dirigeants de l’Etat, mais aussi dans sa composante bureaucratique même: chacun peut postuler à être fonctionnaire, le fonctionnaire est « neutre », obéit au peuple, à ses lois et aux directives des « élus ». Le corps des fonctionnaires obéit cependant d’autant mieux qu’on lui accorde toutes sortes d’avantages particuliers pour prix de sa fidélité. Parlant de cet appareil, K. MARX disait que la bourgeoisie y « case sa population superflue et complète, sous forme d’appointements, ce qu’elle ne peut encaisser sous forme de profits, d’intérêts, de rentes et d’honoraires »9. Certes, mais elle n’y case pas que des bourgeois aux postes élevés, mais aussi des petits bourgeois, en quantité innombrable de nos jours, employés et fonctionnaires moyens, qui y trouvent de menus avantages, telles la sécurité de l’emploi, des retraites spéciales, et pour beaucoup, sinécures, abrutissantes peut-être, mais tranquilles sûrement.

Cette fraction fonctionnarisée, nationalisée, des couches moyennes vit dans la dépendance de l’Etat, attachée à lui comme le veau à sa vache à lait, et justifie sans cesse son statut supérieur à celui de la masse des salariés « du privé » par d’imaginaires douloureuses servitudes du « service public »! Leur présence dans l’Etat permet en tout cas de renforcer l’idée de son autonomie, voire de son indépendance, à l’égard des seuls capitalistes.

Apparence encore renforcée par ce fait que, dans sa composante gouvernementale, l’Etat se présente en général comme l’alliance de différents groupes d’intérêts, se nouant de différentes façons au gré des résultats électoraux. Ainsi non seulement le personnel bureaucratique et politique, mais aussi les intérêts pris en compte semblent pluralistes, interclasses.

Il peut arriver (et il arrivera nettement avec le fascisme) que même les sommets de l’Etat ne soient pas aux mains de représentants directs de la bourgeoisie, de sorte que, formellement, il apparaisse vraiment comme n’ayant pas un caractère de classe bourgeois.

Bref, si le moyen ultime de l’Etat pour imposer « l’intérêt général » reste toujours la force armée, quotidiennement et normalement, il use surtout très efficacement de cet autre: être le lieu d’alliances de groupes sociaux divers, voire de classes, permettant d’associer tous ceux qui pensent que leurs intérêts particuliers seront servis au mieux par l’Etat. Et ceux là se retrouvent aussi bien dans la « gauche » de l’échiquier politique que dans le fascisme.

Plus nombreux sont ainsi les groupes et classes associés (ou qui se croient associés) à la gestion de l’Etat, mieux celui-ci peut jouer son rôle d’organiser l’unité sociale dissoute par les rapports de séparations capitalistes. Les exemples de ces compromis sont quotidiens et innombrables, des lois favorisant les petits commerçants contre les grandes surfaces jusqu’aux innombrables prébendes distribuées aux dirigeants des syndicats dans les organismes sociaux et autres instances « paritaires ».

Mais en fin de compte, ces compromis sonnants et trébuchants, ces alliances de classe, ne sont pas seulement une meilleure façon de gérer ou une habileté machiavélique de la bourgeoisie pour étouffer la lutte de classe, parce qu’elle aurait compris que le consensus est en général plus efficace que la force. En rester à cette seule analyse serait ne pas voir que ces alliances sont inhérentes au fétichisme qui fonde l’Etat bourgeois, qui exige qu’il apparaisse, tant dans ses fonctions que dans sa forme, comme celui de tous les citoyens. Cette autonomie de l’Etat apparaît bien encore dans cette phase du capitalisme monopoliste à laquelle a correspondu « l’Etat-providence » pour gérer le rapport salarial généralisé, dont nous reparlerons plus loin. Qu’il exprime les intérêts bien compris du capitalisme n’empêche pas qu’il ne s’est pas construit sous la pression immédiate des capitalistes.

L’impression d’une indépendance du pouvoir politique à l’égard d’intérêts de classe particulier vient donc de ce que l’Etat n’agit pas seulement en fonction d’injonctions de tels ou tels groupes de pression, et semble même parfois s’opposer aux intérêts immédiats que formule la classe dominante, par exemple dans le cadre de la législation sociale. Mais il n’y aurait pas d’Etat si la bourgeoisie pouvait assurer directement le pouvoir selon ses seuls intérêts (eux-mêmes divers d’ailleurs). Même la classe dominante est obligée d’être représentée, et est aussi obligée de rechercher l’alliance d’autres classes ou fractions. L’Etat n’est pas seulement son « conseil d’administration », qui réglerait les conflits d’intérêts entre les différentes fractions bourgeoises. Il doit d’abord assurer la reproduction du mode de production. Ceci implique des tâches économiques, certes, mais aussi idéologiques et sociales. L’unité, ou du moins la cohésion sociale, sont des conditions de cette reproduction. Le « compromis démocratique » est une façon d’y parvenir. Et il a ses contraintes: faire vivre, tant bien que mal, la fiction de l’intérêt général, et celle que les dirigeants de l’Etat œuvrent pour le « bien commun ». Lequel exige en premier lieu, dans l’idéologie courante, que le capital soit en « bonne santé », puisque c’est la première condition de la prospérité de tous sous le capitalisme. Et, en deuxième lieu, que cette prospérité apparaisse comme « équitablement » partagée. Exigences qui peuvent conduire à remettre en cause tel ou tel gouvernement, mais pas nécessairement l’Etat, ni les fondements du capitalisme tant que domine le fétichisme dont nous avons parlé. L’indépendance de l’Etat apparaît ainsi dans l’esprit des individus en ce que la gestion du capital (vu comme choses, machines, argent, etc.) et la répartition des richesses pourraient être indépendantes de l’appropriation privée des conditions de la production.

Ainsi la théorie instrumentaliste de l’Etat (LENINE), comme outil forgé par et pour assurer le pouvoir de la bourgeoisie, est insuffisante. Elle ne fait que décrire la fonction répressive de l’Etat, essentielle certes, au service de la classe dominante. Mais elle ne donne pas l’ensemble des fondements et des fonctions de l’Etat, et ne permet pas d’expliquer l’ensemble des rapports spontanés, immédiats, des masses à l’Etat.

La théorie de l’Etat comme organisateur de l’hégémonie de la bourgeoisie (GRAMSCI) développe la précédente en insistant à juste titre sur les moyens autres que répressifs (tels par exemple que la mise en forme et la diffusion de l’idéologie démocratique, les compromis entre classes, etc.) pour assurer la domination d’une classe (qui n’est pas nécessairement son pouvoir exclusif, comme l’indique le mot hégémonie).

Mais là encore, l’Etat n’est vu que comme un outil, un moyen d’assurer la prééminence d’une classe. Certes, cela est bien une fonction réelle de l’Etat dans la mesure où son rôle est de contribuer à la pérennité d’un système social où domine la bourgeoisie. Mais il n’y a pas que cette fonction concrète là à prendre en compte. Il y a aussi celle qui entretient les rapports à l’Etat des individus dans la représentation qu’ils ont de lui. Car cette représentation détermine des comportements concrets par rapport à l’Etat, qui influent sur sa forme et sur la façon dont il assure la reproduction des rapports capitalistes.

Soit ces comportements sont de lutte de classe pour le pouvoir quand l’Etat apparaît dans ces représentations pour ce qu’il est, le rempart de la bourgeoisie, l’organisateur de l’oppression et de la répression. Soit ils sont d’exiger de lui qu’il soit ce qu’on pense idéalement qu’il est, dans le fétichisme, c’est-à-dire détenteur de la puissance collective, maître à sa guise de la vie sociale, instrument de l’intérêt général. Or cette dernière représentation a beau n’être qu’une représentation mystifiée, elle n’en est pas moins une réalité dans l’esprit de nombreux individus, détermine leurs comportements quant à l’Etat, jusqu’à, comme ce sera le cas avec le fascisme, aboutir à construire un type d’Etat « nouveau », voulu tout puissant.

La panoplie des représentations mystifiées de la collectivité des individus dont l’Etat est censé gérer et assurer le destin ne serait cependant pas complète si celle-ci n’était pas elle-même représentée. En effet, dire que l’Etat gère un « intérêt général », c’est dire qu’il prend en charge la vie d’une communauté. Quelle est-elle? Il faut bien l’inventer puisqu’elle n’existe pas dans la société marchande des individus séparés. Ce sera la Nation, et l’intérêt général sera l’intérêt national. L’individu qui revêt l’habit de citoyen devant l’Etat sera sommé de revêtir celui de patriote devant la Nation. Ce qui sera source d’innombrables exaltations meurtrières, la Nation se nourrissant, comme chacun l’apprend dès son plus jeune âge, du sang impur qui abreuve ses sillons.

La Nation, tout comme la libre association des citoyens dans le monde politique, semble une réalité émanant des individus. Elle se définit, selon ses idéologues, sur des liens qui existent entre eux depuis fort longtemps: langue, culture, territoire, histoire passée. Mais ces liens préexistaient tous à la Nation, et on ne voit donc pas ni qu’ils nécessitent tout d’un coup l’existence de cette nouvelle entité, la Nation, ni que ces traits partagés du passé doivent être absolument maintenus, ni qu’ils entrainent nécessairement un destin commun dans le futur (ultime élément constitutif de la Nation selon ces mêmes idéologues). Par exemple, pourquoi les U.S.A. se seraient-ils séparés de l’Angleterre pour se constituer (les premiers) en Nation, alors qu’ils partageaient tous les deux les soi-disant fondamentaux d’une Nation (langue, culture, passé, etc.)? De même, le Brésil du Portugal, où les autres Etats d’Amérique du sud et centrale de l’Espagne, et pourquoi ces derniers ne forment-ils pas qu’une Nation puisqu’ils satisfont aux critères requis? C’est qu’à vrai dire toutes les créations de Nations n’ont qu’un point commun, une cause fondamentale: la lutte d’individus pour créer un marché à eux, c’est-à-dire un territoire, un cadre, où ils puissent être propriétaires, travailler, échanger et accumuler pour eux-mêmes. Ce qui amène les individus considérés à s’unir pour détruire les dominations empêchant cette souveraineté spécifique (pouvoir royal ou colonial, ou les deux à la fois) Cette lutte peut, le cas échéant, mettre en avant la revalorisation d’une langue et d’une culture mises sous l’éteignoir par les dominants, puisque cela constitue un facteur supplémentaire de cohésion des dominés, et une « noble » justification.

B. ANDERSON10 cite ce passage significatif de RENAN (dans « Qu’est-ce qu’une Nation »): « Or l’essence d’une nation est que les individus aient beaucoup de points communs et aussi que tous aient oublié bien des choses… Tout citoyen français doit avoir oublié la Saint Barthélémy et les massacres du midi du 13ème siècle ». Ainsi RENAN, célèbre pour avoir voulu fonder une imaginaire unité nationale sur la langue, la culture, le destin, la volonté, doit, pour parvenir à cette unité, demander, ou plutôt exiger, « d’oublier » les réelles, et sanguinaires, désunions (il aurait pu rajouter à la liste de ces oublis nécessaires celui de la Commune, encore toute fraîche, fait justement remarquer B. A.). A force « d’oublis » de ce genre, on peut évidemment fonder l’unité de n’importe quoi!

Evidemment, cette lutte pour la Nation ne peut qu’avoir les limites des caractéristiques de l’époque, du niveau de développement de chaque pays (par exemple: difficultés des communications qui limitent l’ampleur des échanges, donc aussi celle du territoire national). Le cadre du marché est forcément borné puisque les intérêts de classe veulent le protéger d’une trop vaste concurrence. L’unité d’un marché nécessite d’ailleurs une unité administrative (un Etat), des règles fixant les usages et une langue commune. Ce qui explique que c’est, en général, les anciens cadres administratifs et linguistiques existants (royaumes, territoires coloniaux) qui ont été repris par les nouvelles Nations: c’est ainsi que la continuité territoriale devient un argument de l’éternité de la Nation comme forme de communauté humaine.

Que ces éléments communs hérités du passé facilitent la coopération des hommes qui les partagent (en même temps qu’ils se sont développés par elle et les échanges progressivement élargis), certainement. Qu’ils puissent fournir l’idée, l’impression, d’une communauté, certes aussi. Mais dans l’imaginaire. Car pourquoi, par exemple, parce qu’on parlerait la même langue partagerait-on nécessairement le besoin commun d’agir collectivement, de vivre ensemble, d’avoir un destin commun? Pourquoi a-t-il fallu que, un beau jour, les hommes aient eu besoin d’un concept nouveau, de s’inventer l’idée de Nation, pour justifier de coopérer et d’échanger à l’intérieur de frontières restreintes, à l’exclusion d’autres? C’est parce qu’ils se sont affirmés comme individus privés, hommes propriétaires de leurs outils et activités. Et qu’ils ne pouvaient s’affirmer comme tels qu’en même temps que leurs rapports formaient la société marchande. Les individus-propriétaires privés, les rapports marchands, voilà donc les caractères historiquement nouveaux qui font qu’on parle de Nation, à partir du moment où ils apparaissent, et pas avant.

Ainsi tous les éléments communs « officiellement » constitutifs de la Nation lui préexistaient, et donc ne la justifient pas spécialement, tandis que le seul élément nouveau qui puisse justifier de l’apparition de cette nouvelle forme communautaire dans l’histoire, l’individu privé relié aux autres par les marchandises dans le marché, n’est pas jugé constitutif de la Nation. Cet étrange paradoxe a cependant une explication toute simple. Ne pouvant ni reconnaitre l’inconsistance des fondements officiels de la Nation, ni reconnaître corrélativement qu’elle n’est que le cadre dans lequel s’organise une puissance marchande-capitaliste, les idéologues de la Nation ont dû la justifier par un prétendu caractère naturel. Chaque formation sociale a d’ailleurs évidemment tendance à se considérer comme naturelle, ou divine, de telle sorte d’apparaître comme devant être immuable et comme correspondant le mieux à la meilleure vie possible pour les hommes, bref, incontestable. Trouver le fondement de la Nation comme communauté dans un système économique donné, le marché (appropriation privée et son libre usage: production et circulation libres des marchandises), c’est lui reconnaître un caractère historique et donc éphémère. C’est aussi lui reconnaître un caractère de classe, puisqu’alors la Nation est le cadre dans lequel des propriétaires privés, la bourgeoisie, organisent leurs activités en se protégeant des concurrents d’autres Nations, et la base à partir de laquelle ils partiront ensuite à la conquête du monde.

Tandis que plus on placera les fondements de la Nation dans un lointain passé, en utilisant des éléments communs tels que « race », territoire, langue, histoire, etc., et plus la Nation apparaîtra éternelle et naturelle: justifiée. Dès lors, placée comme mythe sacré, elle pourra mieux remplir son rôle d’exiger une unité sociale qui transcenderait les rapports de classe, par la soumission de chacun à ses « intérêts supérieurs ». Ainsi la France, ou l’Allemagne, etc., seraient des communautés intemporelles, préétablies, préexistant à leur propre histoire en tant que Nation, mais aussi formes ultimes de l’histoire. Et c’est ce qu’enseigne le catéchisme scolaire quand il donne pour pères fondateurs de la Nation, française par exemple, des Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, etc., sous prétexte que leur autorité se serait étendue sur un territoire qui est aujourd’hui la France (ce qui est d’ailleurs faux). Tel un péplum au cinéma, ce catéchisme transfert dans le passé les rapports sociaux, et les caractères historiques qui en découlent, du présent. Mais si la langue, le territoire, la « race », la domination d’un chef de guerre ou la religion fondaient une Nation, alors les Egyptiens, Hellènes ou Aztèques auraient été des Nations, ce qui, chacun le sait, ne fut pas le cas. Et à ces titres, nos soi-disant pères fondateurs auraient tout aussi bien fondé l’Allemagne, la Belgique ou la Hollande, territoires qu’ils dominaient également.

Si donc, il est parfaitement exact que ces éléments communs du passé facilitent l’imagination d’une communauté nationale (et à partir de là les comportements nationalistes) en lui servant de ciment idéologique, la réalité est que c’est l’organisation d’un marché comme cadre des nouveaux rapports de production et d’appropriation, comme place forte du nouvel individu propriétaire privé, qui est le fondement historique de la Nation.

Or nous l’avons rappelé, dès leur origine, les rapports marchands sont des rapports de séparation, d’isolement et d’égoïsme, et ne peuvent donc fonder aucune communauté. Et c’est bien pourquoi la Nation doit trouver ailleurs que dans une réelle pratique communautaire de quoi représenter l’idée de communauté qui la justifie. Voilà pourquoi elle s’invente un passé et se prédit un avenir faute de pouvoir s’expliquer par le seul présent vivant. Elle n’est qu’un ersatz de communauté, un fétiche à son tour, qu’on invoque, par lequel on explique, au nom duquel on s’agite. Des individus sont ainsi amenés à croire qu’en se battant pour défendre la Nation, ils se battent pour leur existence d’hommes, une maîtrise de leur vie, le progrès de « la civilisation », alors qu’elle est avant tout le cadre de l’accumulation d’un capital national, aux mains d’une bourgeoisie qui n’est nationaliste que tant que cela la sert, mais préfère les puissances étrangères dans tout autre cas (comme en 1871 où elle s’alliait aux Prussiens contre la Commune, en 1939 où, dans son immense majorité, elle préféra « HITLER au Front Populaire »). Mais depuis, au minimum, la boucherie impérialiste de 1914-18, beaucoup ont compris que la défense de la patrie n’était jamais que celle des intérêts bourgeois.

Certes, la Nation peut être une idée démocratique, au même titre que l’Etat peut être une forme démocratique. Il ne s’agit pas ici de discuter des caractères progressistes du mouvement national dans certaines circonstances historiques (débuts du capitalisme, peuples colonisés), ni de la position du mouvement prolétarien à son égard (là dessus, « l’abominable » LENINE a tout très bien dit).

En tant que revendication démocratique, la Nation, à ses origines, a correspondu aux intérêts des individus-citoyens-patriotes (et de ce fait, les trois pouvaient se confondre). Elle était un symbole de la souveraineté populaire: on ne dépendait plus des rois ou des empereurs, mais d’une Nation imaginée être « nous ». Elle était le drapeau des nouvelles libertés contre tous les carcans féodaux. Mais le développement du capitalisme élimina, en moins de deux siècles, la propriété individuelle des moyens de vie, et avec elle, la démocratie, qui devint purement formelle. Le nationalisme se transforma vite en brutal impérialisme dans les pays au développement le plus avancé. Le patriote n’est plus que le sacrifié des boucheries mondiales pour la conquête des marchés; ou alors, il n’est que la dupe plus ou moins consentante d’un gang attaché au pillage du monde dont il espère avoir une part, si minime soit-elle le plus souvent.

Dès lors, la Nation apparaît au grand jour, dépouillée de sa construction idéale originelle, pour ce qu’elle est: une communauté illusoire, idéologique. Seulement le territoire où s’exerce la domination de la bourgeoisie nationale. Seulement le ghetto où règne, recrute et rançonne un gang particulier. Seulement un mythe, fondé sur des traits communs tirés du passé et extérieurs aux rapports sociaux fondamentaux entre les hommes vivants, qui seuls peuvent (ou pas) fonder une communauté. Or ces rapports étant, sous le capitalisme, de séparation et de dépouillement de la masse des individus, ils ne peuvent nullement dans ce cas fonder une communauté. L’idéologie nationaliste a pour fonction d’y suppléer, en s’appuyant sur l’idée à courte vue que la bonne santé du capitalisme national est source de bien-être pour tous les ressortissants de la Nation (« tous sur le même bateau », même si certains galèrent dans les cales et d’autres se gobergent sur le pont). Elle développe toujours, sous tous les angles, la vieille fable de MENENIUS AGRIPPA.

Pour ses idéologues, la Nation présente aussi le grand intérêt d’unir, dans une même entité, société civile et société politico-étatique, de surmonter de manière idéelle leur séparation. Ainsi, le service de la Nation serait pour l’Etat la mesure suprême de son utilité pour la société civile (et donc de son unité avec elle).

Si le peuple s’assimile à la Nation, c’est son sort qui lui semblera en dépendre. Lors des crises, il assimilera sa situation déplorable à une situation déplorable de la Nation. Et quel microbe, quel virus, peuvent-ils bien rendre malade la Nation? Son vieil ennemi, le sang impur, l’étranger, celui qui n’a pas le même intérêt national, voire pas d’intérêt national du tout (le cosmopolite ou l’universaliste). L’Etat étant le garant et le gérant de la Nation, c’est donc, s’il ne corrige pas cette situation déplorable, qu’il est aux mains de cet étranger ou de cet apatride.

Un Etat fort et national pour retrouver une Nation forte et conquérante: le fascisme poussera cette solution « évidente » jusqu’à ses conséquences concrètes les plus radicales. Il proposera que le peuple soit réellement la Nation à travers son organisation en « faisceaux » tout à la fois convergents et unis, qui ne seraient pas politiques mais association directe des différents éléments nationaux. L’Etat séparé (séparation vue seulement comme due à la médiatisation d’une sphère politique), deviendrait ainsi en quelque sorte mécaniquement l’Etat fusionné avec le peuple, et ce tout serait aussi immédiatement la Nation. L’Etat serait l’union des organisations professionnelles (les faisceaux corporatistes), elles-mêmes unions de leurs membres. Il serait donc à la fois apolitique, hiérarchisé, partout et tous. Si les individus, le peuple, la Nation, l’Etat, ne font qu’un, la cause supposée des malheurs n’existe plus.

Ce qu’il faut expliquer maintenant, c’est comment de telles élucubrations fantasmagoriques ont pu, et peuvent encore, convaincre des millions de gens. Pour ce faire, nous allons montrer que l’idéologie fasciste, loin d’être extérieure aux différentes classes, ou même émanation seulement de quelques couches sociales particulières, ou simplement accidentelle, exceptionnelle, est intimement liée au capitalisme développé, trouve ses fondements dans le fétichisme qui lui est inhérent et se retrouve donc aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier politique démocratique, touche, à des degrés bien sûr très divers, toutes les classes de la société bourgeoise.

Nous avons vu le fétichisme de la société politique naître dans les rapports de séparation marchands, se cristalliser dans l’Etat, s’idéaliser dans la Nation. Et bien voyons maintenant comment cela donne naissance à l’idéologie fasciste (ce que le fascisme dit qu’il est), et est la cause profonde de son « succès » dans de nombreuses couches de la population.

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CHAPITRE 2. LE FASCISME, UNE IDEOLOGIE DE MASSE

2.1 LA PUISSANCE DE LA VOLONTE POLITIQUE

Le fascisme se présente toujours comme le remède qui redonnera puissance et maîtrise à ceux qui l’ont perdu. Il n’explique l’impuissance que par la perte de la volonté. Ce qu’il dit de lui, la première pierre de son édifice idéologique, c’est d’abord que la volonté politico-étatique est le fondement de la puissance d’une Nation et de la richesse de ses membres. Bref, il prétend suppléer à l’impuissance des individus par la puissance de la Nation, alors qu’à son origine, celle-ci ne se disait puissante que de ceux-là.

L’idée de la volonté de l’Etat comme expression de la volonté des individus n’est évidemment pas nouvelle. Nous avons vu qu’elle existe dès l’origine historique de l’individu privé et de la démocratie. Chez les Lumières, c’est le culte de la Raison: la volonté doit être guidée par la Raison, et celle-ci s’exprime par l’Etat comme expression de la volonté commune supérieure. On connait le raisonnement: sauf à être fou, chacun ne peut qu’agir rationnellement en voulant poursuivre son intérêt personnel, et une somme d’actes rationnels ne peut qu’être rationnelle aussi. Donc la poursuite par chacun de son intérêt personnel n’est pas contradictoire avec cette somme qui est l’intérêt général, et réciproquement. Une Raison suprême fait ainsi mystérieusement son chemin par addition d’intérêts particuliers divergents, institue mystérieusement l’unité sociale d’individus recherchant chacun leur plus grand enrichissement. Les philosophes appelleront ce mystère « la ruse de la Raison », tandis que les économistes y verront le travail d’une « Main Invisible ».

Ainsi l’idéologie marchande décrète l’harmonieuse coexistence de l’Individu et de la Raison (forme philosophique du fameux Intérêt Général). Mais il apparaît que cette Raison devient de plus en plus Raison d’Etat, parce que la Main Invisible qui est censée harmoniser les raisons individuelles a des faiblesses et que, loin de se réaliser toute seule spontanément, la Raison laisse place aux plus grands désordres irrationnels et qu’il faut qu’une puissance particulière l’incarne, l’impose de force comme Intérêt Général.

Sous cette forme, la Raison-Intérêt Général se soumet de plus en plus l’individu. Devant cette déchéance de la puissance de l’individu privé, certains idéologues, NIETZSCHE notamment, ont réagi. Puisque cet individu a été posé comme l’alpha et l’oméga de la nouvelle civilisation, il ne doit pas abdiquer, mais pousser à bout la logique de sa naissance qui l’institue son seul maître: il doit mettre son désir et sa volonté au dessus de toute règle sociale, morale ou divine. Constatant que loin de favoriser le plein épanouissement des individus, la Raison Générale s’oppose à leurs raisons et les écrase, NIETZSCHE prend le contre-pied de ROUSSEAU: loin d’être un signe de civilisation, la libre association des individus serait un signe de retard. En effet, tant que l’individu a besoin des autres, c’est qu’il est encore faible, qu’il ne peut pas être vraiment individu privé, libre, maître absolu de lui-même, et qu’il doit donc leur abandonner une part de lui-même comme prix de sa faiblesse et du soutien qu’il doit en conséquence leur demander. Le progrès, pour l’individu (toujours conçu en tant que « privé »), c’est qu’il se dégage des autres, et aussi de Dieu, de la Raison, de la Morale, de l’Etat, de tout ce qui n’est pas « lui », et affirme sa seule puissance, sa différence unique. Quitte même à « se soumettre les autres si l’indépendance est à ce prix ».

On dira bien sûr que NIETZSCHE n’était pas fasciste parce que radicalement individualiste, refusant toute allégeance, exaltant l’individu et honnissant la masse, la foule indifférenciée, l’Etat et tout ordre social disciplinaire. Néanmoins, lui et le fascisme retiennent la même chose du capitalisme: la lutte pour la vie, le « darwinisme social » (hiérarchie élitiste parmi les humains), la justification par la force. Simplement, l’un ne retient que le chacun pour soi individuel tandis que l’autre prône le chacun pour soi national. L’un est d’avant la première guerre mondiale (élitisme individualiste), l’autre est d’après ce broyage de l’individu et en déduit naturellement que toute puissance n’est désormais que de masse (élitisme nationaliste).

D’ailleurs, l’idéologie républicaine a depuis longtemps proposé de concilier ces deux points de vue sur la base de leurs ressorts communs en disant que l’intérêt de la Nation et de l’individu sont les mêmes: en la servant,  l’individu se sert. Comme expliqué au chapitre précédent, c’est l’Etat qui est chargé de mettre en œuvre cet intérêt commun. Ce qui amène à penser que, comme cet Etat est pour les individus du capitalisme l’expression de leurs volontés associées, leurs puissances réunies, s’il se montre inefficace dans l’accomplissement de sa mission de protection et d’assistance, ce ne peut être que par insuffisance de ses dirigeants, voire trahison, puisqu’ils lui ont donné, en se dessaisissant eux-mêmes à son profit, tous les moyens pour réussir.

Le moyen imaginé par le fascisme pour que l’Etat-Nation soit bien leur puissance, soit bien eux, c’est de décréter la fusion des individus avec lui, de lier en un tout ce que la démocratie a séparé par une multitude de médiations « représentatives » et d’institutions bureaucratiques, dans un même corps, mû par une seule volonté. C’est l’idéologie du « faisceau », tous les épis rassemblés en une seule gerbe, ce qui abolirait la représentation politique au profit de l’action directe de chacun à sa place dans la hiérarchie sociale.

Mais alors chaque individu n’est qu’un élément de la gerbe. Ils ne sont pas individus sociaux, ne maîtrisent pas leurs rapports avec les autres, mais sont seulement les uns à côté des autres. Il n’y a plus d’individus reconnus comme tels, mais une masse d’éléments fondus dans le « tous » que serait l’Etat-Nation. Ou si l’on veut, il n’y a plus d’intérêt individuel, mais seulement l’intérêt général, la raison d’Etat. L’Etat qui serait de tous, pour tous, faisant la volonté de tous, selon la formule de MUSSOLINI: « Tout pour l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat ». Formule qui ne fait que pousser jusqu’au bout la logique démocratique de la séparation de la société civile des individus privés d’avec la société politico-étatique des citoyens représentés, en décrétant la suppression de l’un des termes. La volonté, exprimée par décret, serait ainsi le moyen simple de prétendre surmonter cette séparation!

Il est d’ailleurs inéluctable que l’Etat-Nation, qui se donne pour un tout, bien qu’étant fait d’autre chose que des éléments qu’il prétend totaliser, doive finalement dominer ceux-là, comme une puissance qu’ils ont eux-mêmes construite à part et au dessus d’eux. Quant à la forme fasciste que peut prendre cette domination, cela dépend de circonstances que nous verrons plus loin.

Déjà, sous la forme démocratique du pouvoir politique, l’Etat absorbe la puissance sociale des individus afin que les rapports marchands puissent quand même produire une société et se reproduire. Puis, au fur et à mesure du développement des rapports capitalistes, la plupart sont dépouillés de leur puissance productive au profit du pôle capitaliste (les puissances financières et intellectuelles de la production). Ce sont ces rapports que l’Etat protégera et ce pôle qui exercera l’influence dominante sur lui.

Mais nous avons vu que l’idéologie spontanée à propos de l’Etat est qu’il est la puissance de tous devant résoudre les problèmes de chacun. Or la force de chacun ne peut pas ainsi se déléguer, être séparée de l’individu qui la porte: elle ne peut qu’entrer avec lui, et seulement avec lui, en coopération avec celle des autres. En tant qu’appareil spécial séparé des individus, l’Etat ne peut avoir qu’une puissance bureaucratique et policière. Il ne peut qu’organiser une coopération coercitive pour suppléer aux divisions des individus privés, et donc peu efficace, au contraire d’une coopération choisie et maîtrisée par ses membres. Plus l’Etat est « fort » veut dire plus les forces agissantes, les individus producteurs, sont faibles, dépouillés de la propriété des conditions de leurs activités, de la production de leur vie, et sont donc inefficaces.

La volonté politique qui n’est fondée que sur la faiblesse des individus qu’elle est sensée représenter ne peut être elle-même que faible. Elle ne peut avoir pour moyen que de développer la seule force à sa disposition: l’appareil d’Etat. Ce développement ne peut qu’augmenter corrélativement l’impuissance des individus. Les idéologues justifient parfois cette tendance (qu’ils réfutent pour eux-mêmes en tant « qu’élite ») en lui attribuant la vertu républicaine du sacrifice (le devoir!) que l’individu consent à la Nation. Mais comme celle-ci n’a, surtout au stade du capitalisme développé, de force que l’Etat, ce sacrifice, soi-disant signe de civilisation (l’homme abandonnerait l’état primitif de nature en cédant volontairement une part de lui-même à la société disait déjà ROUSSEAU) n’est, concrètement, que soumission à l’Etat.

Certes, toute volonté n’est pas nécessairement ainsi impuissante. Mais elle ne peut avoir de force réelle, produire des résultats tangibles et durables, que si elle est fondée sur « l’intelligence de la nécessité », en entendant par là, en matière sociale, non pas seulement la compréhension profonde, aussi scientifique que le permettent les conditions de l’époque, de la réalité du mode de production, mais plus encore, celle de discerner quel est tout le champ du possible de l’époque historique déterminée par ce mode de production, toutes les transformations qu’il contient déjà en germes et qu’il est apte à produire (ainsi que leurs limites), et les conditions à remplir pour les réaliser.

Mais le monde capitaliste est celui du fétichisme généralisé, où les hommes ne maîtrisent pas leurs forces sociales, c’est-à-dire leurs rapports réciproques, qui sont masqués par les rapports entre les choses qu’ils ont produites. Dans ce monde, ils prennent donc sans cesse les effets pour les causes, et cet aveuglement sera le plus profond fondement du fascisme.

Nous avons vu que le fétichisme de l’Etat se forge dans cette nécessité d’une puissance extérieure aux individus et les dominant, et qu’il est fondé sur les séparations des rapports marchands, tout comme le fétichisme de la marchandise dont il est finalement le complément. Mais pour que la puissance de l’Etat apparaisse possible aux individus, encore faut-il qu’ils croient que la volonté politique est effectivement un moyen. Et là intervient encore le fétichisme de la marchandise qui fait croire que « l’économie », ce sont des choses, les formes autonomisées de la valeur (argent, prix, salaires, rente, intérêt, monnaie, etc.). Or des choses, ces choses là donc aussi, on peut les compter, les mesurer, les manipuler, bref, on peut régler à sa guise leurs proportions, leurs mouvements, leurs affectations et leurs répartitions. Il suffit d’être suffisamment expert en matière de « lois » économiques et de vouloir agir pour le bien commun: alors, tout doit nécessairement pouvoir bien aller.

Or ces « lois » économiques sont, tout comme le fameux système de PTOLEMEE qui indiquait que le soleil tourne autour de la terre, totalement erronées, tout en pouvant fournir un certain nombre de résultats relativement utilisables. Ce qui les fait croire vraies, bien qu’elles ne fournissent qu’une description superficielle du mouvement dont elles parlent et dont la réalité profonde, vraie, leur échappe. La seule conséquence tangible de tout cela est que voilà le substitut trouvé à l’impuissance des individus à maîtriser consciemment ensemble leurs activités productives: puisque ce qui est déterminant ne sont que des choses, « l’économie », elles (ou elle) peuvent être commandées par une volonté politique adéquate. Ce qui fait que tous les partis politiques de la démocratie promettent, pendant les campagnes électorales, de faire ceci et cela. Comme ils ne le réalisent pas, notamment en période de crise, cela ouvre la voie au fascisme qui, à partir de la même idéologie de la volonté politique pouvant diriger le marché à sa guise (alors que ce sont les rapports sociaux du capitalisme qui imposent « les lois incontournables » du marché), proposera l’explication d’une volonté déliquescente de la démocratie pour expliquer la catastrophe, et de mettre en œuvre une réelle volonté politique pour en sortir.

Quoi qu’il en soit, une fois compris le fétichisme d’une puissance politico-étatique extérieure aux individus, dont nous avons vu la formation dans le chapitre précédent, et une fois compris cette conception de l’économie comme la gestion des choses, on aboutit inéluctablement à cette idée complémentaire que la volonté politique peut agir à sa guise. L’aveuglement sur quoi cette idéologie est fondée est évidemment la dernière chose dont les puissances intellectuelles (le pôle capitaliste) puissent rendre compte, puisque ce serait se nier elles-mêmes. Il nous reste donc à voir par nous-mêmes comment se développent concrètement les arguments de la volonté politique toute puissante, d’où vient leur succès à en convaincre beaucoup.

2.2. LA CRITIQUE D’UN CERTAIN CAPITALISME

L’idéologie fasciste s’est toujours développée en période de crise profonde du capitalisme. Sa propagande, bien que musclée et cynique, n’aurait à elle seule guère de force de persuasion si elle ne rencontrait pas le sentiment spontané de beaucoup à ce moment, si elle ne semblait pas fournir des analyses aptes à expliquer pourquoi « ça ne va pas », et à proposer les remèdes correspondants. Ceux-ci sont, de plus, familiers et sécurisants puisqu’il ne s’agit, au fond, que de mettre en œuvre des moyens connus et admis, Nation, Etat, etc., mais en promettant que la réalité se conformera à l’idée qu’on s’en est faite, qu’ils produiront les effets qu’on en attend. La radicalité de l’idéologie fasciste est dans cette exigence volontariste de plier la réalité à ces idées mystifiées nées bien avant lui. Cette radicalité du discours comme des méthodes sont évidemment en rapport avec la radicalité de la crise, qui rend intolérable le soporifique, impuissant et hypocrite discours des élites démocratiques, championnes toutes catégories en matière de « langue de bois ».

Dans la phase de conquête de l’opinion publique, le fascisme s’appuiera notamment sur une critique d’apparence radicale du capitalisme et de ses élites dirigeantes. Elle sera influente car elle rencontrera facilement l’opinion spontanée de larges fractions de la population. Citons deux idées fort répandues concernant le chômage et la misère et que développera le fascisme:

– Les capitalistes ne se soucient pas de nous. Peu leur importe d’investir à l’étranger, de faire travailler des étrangers, d’importer des produits étrangers, pourvu qu’ils engrangent des masses de profit. De l’idée « les capitalistes ne se soucient pas de nous », on passe immédiatement à l’idée « les capitalistes ne se soucient pas de la Nation » puisque, comme nous l’avons vu, celle-ci représente, dans l’imaginaire, le « nous ».

– Et si tout cela advient, c’est que l’Etat ne joue pas son rôle de protéger la Nation, qu’il approuve ces agissements néfastes des « spéculateurs », ou à tout le moins les tolère. C’est donc qu’il est entre les mains de gens à la solde de ces mauvais capitalistes a-nationaux, voire à la solde des étrangers eux-mêmes.

Les « mauvais » capitalistes sont aussi dénoncés, mais sous un angle différent, quand il s’agit de s’attirer la sympathie des petits propriétaires, artisans, boutiquiers, petits entrepreneurs et petits paysans. Alors, on insiste sur les « gros » qui mangent les « petits ». Cette défense des « petits » s’accompagne de tout un discours sur l’importance des valeurs morales (« fondement de notre société ») liées à la petite propriété, et sur la nécessité de les rétablir: sécurité, épargne, famille, religion, mérite du travail bien fait recevant sa juste récompense, par opposition aux revenus financiers immoraux, etc.

Ces « mauvais » capitalistes, ceux de « l’argent-roi » (R. HUE), ceux qui « s’enrichissent en dormant » (MITTERRAND), sont aussi une des cibles préférées de la gauche qui ne cesse d’opposer le bon capital « productif » au mauvais capital « spéculatif ». K. MARX a proprement ridiculisé ces « socialistes » qui se bornent là à considérer le capital sous sa forme argent et à critiquer une forme du profit (en l’occurrence l’intérêt ou la rente), stigmatisée comme spéculative, plutôt qu’une autre honorée comme « prix du risque et de l’initiative » (ce qu’est pourtant aussi, après tout, la spéculation). Quand il revêt la forme argent « qui est la plus étrange et en même temps la plus proche de la représentation la plus populaire, le capital est… la cible la plus proche d’une critique superficielle… il est la forme où, se manifestant de la façon la plus irrationnelle, il offre la cible la plus facile pour les socialistes vulgaires… Il est clair qu’une autre répartition du profit entre les différentes sortes de capitalistes… n’affecte en aucune façon l’essence de la production capitaliste. Le socialisme qui s’en prend au capital rapporteur d’intérêt comme à la « forme de base » du capital, n’est donc pas seulement enfoncé lui-même jusqu’aux oreilles dans la vision bourgeoise… il n’est lui-même, au plan de la théorie, qu’un symptôme du développement capitaliste »11. On a encore eu un exemple récent de ce distinguo absurde entre les différentes formes de profit quand le gouvernement JUPPE a déclaré « bon » (en le défiscalisant) le profit réinvesti par l’entreprise et « mauvais » celui qui prend la forme de dividende distribué (qui cependant alimente l’épargne, ou stimule la consommation).

Pour les fascistes aussi, tous les maux s’expliquent parce que l’Etat est aux mains de politiciens vendus à ces « mauvais » capitalistes, corrompus par l’argent, se servant au lieu de servir. Le constat est certes réaliste, mais le diagnostic est tout à fait superficiel, car l’argent et son appropriation sont la substance même de la société marchande et aucune morale ne saurait l’empêcher12. Et les prêches moralisateurs d’une partie de l’élite sont pitoyables. Ces gens ne combattent en rien les causes de l’accumulation de la richesse à un pôle, mais ils en appellent à la tolérance, à la charité, à la patience. De « S.O.S. machin » à « truc du monde » ou « bidule sans frontière », la charité n’a jamais que l’aspect du mépris, le goût du très peu, l’efficacité de ce qui ne change rien.

L’élite démocratique n’a jamais rien à dire d’un tant soit peu sensé et convainquant sur la crise et ne sait que promettre que les tunnels ont un bout et que les lendemains chanteront. Le fascisme ose, dans un premier temps du moins, critiquer les capitalistes. Par exemple, le premier programme fasciste italien (23 mars 1919, réunion de San Sepulcro à Milan) n’hésitait pas à réclamer13 rien moins que l’abolition de la monarchie, du sénat, des titres nobiliaires, l’instauration de la république, le droit de vote aux femmes, la confiscation des biens de l’Eglise, l’expropriation des grands propriétaires et industriels, l’attribution de terres aux paysans, etc.

Même si ce programme ne sera jamais repris de façon aussi tranchée par la suite, même si le fascisme se rapprochera de plus en plus du grand capital à l’approche du pouvoir, comme nous le verrons, il gardera longtemps un discours social affirmant la primauté du travail sur le capital, du capital productif sur le financier, de l’intérêt général sur l’intérêt privé.

Le fascisme intègre à sa façon un aspect de la modernité et se différencie du nationalisme conservateur par des revendications sociales aptes à mobiliser des masses, en mal d’action directe face à ce qu’elles pensent être l’inaction des élites traditionnelles dans la crise. Il n’est pas simplement un parti de notables. Les conservateurs se méfient du peuple, pas les fascistes: ils veulent le mobiliser contre tous les antinationaux. Les conservateurs se sont appropriés la Nation, en partage avec les financiers mondialistes sans patrie. Les fascistes veulent réunir la Nation et les individus en un tout.

Le fascisme peut d’autant mieux développer sa critique des mauvais capitalistes et des politiciens corrompus après que les deux grandes « familles » politiques traditionnelles, la droite et la gauche, qui se partagent en général la gestion du capitalisme, à laquelle leur alternance au pouvoir est censée donner une allure démocratique, aient fait faillite, se soient déconsidérées, aussi bien pour avoir fait la preuve de leur incapacité à gérer l’Etat (à obtenir les résultats que les individus attendent de lui), que de leur capacité concomitante à « s’en mettre plein les poches ». Le fascisme trouvera donc les esprits tout prêts à recevoir la critique superficielle, mais verbalement radicale, qu’il porte au « système » et à ses deux familles.

La famille des libéraux-conservateurs (la droite) prétend à l’efficacité du « marché » et au « moins d’Etat ». Elle déclare que la compétition économique est la source du progrès, et ne semble donc pas se soucier de protéger les nationaux contre la concurrence du monde entier, si plein de pays aux bas salaires, sans protection sociale. Le fascisme dira qu’ils sont les représentants des trusts a-nationaux, cosmopolites. Avec eux, la Nation est condamnée à disparaître, à se soumettre à des forces étrangères, à un marché mondial inquiétant parce qu’apatride (sans Etat, sans Nation: ce serait la cause que la volonté politique n’a pas prise sur lui!).

La famille des sociaux-démocrates (gauche réformiste PC-PS) fut aussi critiquée comme celle des partisans de l’étranger, en l’occurrence de Moscou. Plus généralement, le fascisme dira qu’elle prône un égalitarisme décadent, décourageant l’initiative personnelle, niant le mérite individuel et encourageant à la paresse par l’étatisation. L’Etat social-démocrate n’est plus, selon les fascistes, qu’un appareil de coercition fiscale à l’encontre des entrepreneurs d’un côté et une sorte d’assistante sociale vis-à-vis d’une multitude de parasites, immigrés surtout, de l’autre. Etat qui étouffe et affaiblit la Nation au lieu de développer ses « forces vives ».

Ces critiques se nourrissent largement de celles que chacune des deux familles porte à l’autre. Le fascisme n’aura qu’à en radicaliser la forme (par exemple, au lieu de dire comme les démocrates: nous ne pouvons pas accueillir les immigrés, il dira: les immigrés dehors, etc.). Mais la critique commune qu’il leur portera sera de déplorer que l’Etat ne joue pas le rôle de puissance sociale qui est le sien (dans l’idéologie du fétichisme bien sûr). Que ce soit par démission libérale et cosmopolitisme, en ce qui concerne la droite, ou par avachissement bureaucratique, pour la gauche, il est laxiste en tout et mal utilisé en tant qu’instrument de la richesse nationale.

C’est une critique purement idéologique (le capital comme l’Etat étant considérés comme de simples moyens, institutions, techniques, instruments). C’est donc aussi à l’idéologie, à la volonté nationaliste, qu’il revient de faire fonctionner ces outils au service de tous. Il faut arracher l’Etat des mains des mauvais gérants, et mettre à sa tête des chefs qui n’auront que le souci du bien commun, de la Nation. C’est, au fond, une logique très républicaine. Le fascisme ne remet en effet rien en cause des objectifs proclamés par les idéologues bourgeois eux-mêmes quant au rôle de l’Etat et de la Nation. Il affirme seulement que tout le système de médiation démocratique entre les individus et la Nation (partis, élus, Etat, etc.) a permis, par la complication et l’autonomie de toutes ses composantes, de constituer une puissance opaque particulière, un appareil ayant ses intérêts propres, en des mains elles-mêmes au service d’intérêts particuliers. Il s’agit donc pour lui nullement de remettre en cause l’idéologie nationale-étatique en vigueur, mais simplement de proclamer qu’elle a été dévoyée par le biais de ces médiations, et qu’il faut l’appliquer de façon plus radicale en reliant directement le peuple et l’Etat dans la Nation.

2.3 LES MOYENS DE LA VOLONTE POLITIQUE

Le fascisme fixe pour objectif à la volonté politique de réaliser un « bon » capitalisme, national et social à la fois, social parce que national. Le diagnostic étant posé, à savoir que la misère de chacun vient de la faiblesse de la Nation, et celle-ci des agissements en son sein d’individus n’ayant aucun attachement national, le remède coule de source:

– Le développement de la Nation comme vraie communauté, conçue comme condition et garantie de l’existence de ses membres.

– Cette fin étant vitale au sens strict du terme, elle justifie tous les moyens. Si l’union fait la force de la Nation, il est légitime de faire l’union par la force, d’éliminer par la force tous les ennemis intérieurs, puis extérieurs de la Nation.

La violence comme moyen de régénération morale et physique: c’est dans le combat le plus brutal que se forgent les caractères et se sélectionnent les meilleurs! Le moyen essentiel du fascisme sera donc la violence d’Etat. Mais pas de façon presque honteuse, non dite, hypocrite, utilisée seulement dans des situations soi-disant exceptionnelle et sans autres issues, comme le pratique la démocratie, mais de façon ouverte et systématique. Cela apparaît d’autant plus acceptable que la violence de la crise fait qu’on exige aussi ouvertement celle des moyens pour la résoudre (ignorant les causes, le fascisme continue ainsi la tradition politique bourgeoise de préconiser un comment sans savoir le pourquoi).

La « volonté de puissance », que NIETZSCHE posait comme fondement logique de l’individualisme (en entendant par là le « moi » comme seul sujet, comme source unique de tous mes besoins et justification de tous mes actes pour les satisfaire), lui-même produit nécessaire de l’individu posé comme privé, fonde également le fascisme.

Pour NIETZSCHE, s’affirmer soi-même doit primer tout, et il faut aller jusqu’à « se soumettre », « sacrifier » les autres si cela est nécessaire pour se construire comme le plus libre, le plus exceptionnel, pour développer tous ses dons. L’idéologie fasciste ne fait que remplacer le moi über alles par la Nation über alles. Ce qui n’a rien d’étonnant. D’une part parce qu’à l’époque du fascisme, l’individu a été définitivement broyé, exclu de la scène historique, noyé dans des masses elles-mêmes mises en mouvement par des forces qui les dépassent totalement (comme l’a montré la guerre de 14-18). D’autre part, parce que les éléments qui constituent le « moi » sont les rapports sociaux. Or ceux-ci, sous le capitalisme, sont vécus idéalement dans la sphère de la Nation (ou n’intervient que le citoyen-patriote, une idée, un « non-moi »). De sorte que les éléments qui définissent en réalité le « moi », et qui sont comme tels ignorés, sont présentés et vécus comme ceux qui constitueraient la Nation, le soi-disant « nous ». Dans l’idéologie fasciste, ce moi et ce nous n’ont donc aucun mal à se confondre, dans l’idée de Nation, avec tout ce que cela comporte de borné et de fruste.

D’ailleurs, bien des intellectuels ayant servi le fascisme engloberont sans problème ce « moi » et ce « nous » dans leurs discours. Pour M. HEIDEGGER par exemple, le capitalisme est tout autant critiquable que le communisme parce qu’ils sont tous deux « matérialistes »: « La Russie et l’Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose, la même frénésie sinistre de la technique déchaînée et de l’organisation sans racine de l’homme normalisé ».

Ce « matérialisme », selon HEIDEGGER, concerne, comme les deux faces de la même médaille, aussi bien le « moi » consommateur, égoïste qui règne à l’Ouest, que le « nous » étatiste, technocratique, qui règne à l’Est: il caractérise le monde moderne dépérissant. Le nouveau monde fasciste sera antimatérialiste: « ni communiste-ni capitaliste ». Il sera spiritualiste, fondé sur la culture. Et dans le fascisme (comme aussi chez beaucoup d’autres), le culte de la culture est celui du passé. Que peut d’ailleurs cultiver la culture sinon le passé? On cultive en entretenant les racines. Par là, on fait que chacun se situe à une place bien définie, enraciné, a son rôle et ses repères, est quelqu’un dès sa naissance. Chaque individu est d’emblée défini, à sa place, en même temps que tous sont d’emblée nationaux, définis aussi d’avance par l’héritage des générations antérieures tel que l’imaginent les idéologues de l’époque présente. Finalement, le monde fasciste englobe le moi et le nous dans une unité fondée sur des racines (ou traditions, ou « âme » d’un peuple) qui leur seraient communes, tandis que le monde « matérialiste » sans racine n’entrainerait qu’éparpillement et désunion d’individus sans attaches, livrés à eux-mêmes, égoïstes, que domination de la technocratie-bureaucratie. Une fois encore, les conséquences (égoïsme, domination des choses sur les hommes) sont prises pour les causes, et on leur oppose de rétablir des conséquences d’une autre époque (communautarisme pré-marchand) vue comme idéale, mais dont les causes (les fameuses racines) ont disparu.

Cette union de l’individu et de la Nation est le premier objectif, le moyen essentiel que doit construire et utiliser la volonté politique de l’idéologie dominante pour surmonter la crise, combattre la décadence. C’est pourquoi, le fascisme, poussant cette idéologie jusqu’au bout, va s’employer à organiser la masse divisée en Nation unie, à les fusionner en un tout.

Comme chacun sait, le mot fascisme vient de faisceau, symbole de la réunion des mêmes épis épars. Prétendant que toutes les divisions sociales, à commencer par celle entre patrons et ouvriers, ne sont que le fruit de l’égoïsme, dû au « matérialisme » contemporain, dans lequel chacun ne voit plus son intérêt que dans le gain particulier et la consommation immédiate, le fascisme dira que c’est là une vue décadente, que l’optimum de l’intérêt individuel n’est pas dans l’intérêt privé mais dans l’intérêt national qui est la synthèse harmonieuse et supérieure des intérêts privés. Discours connu également des démocrates, mais le fascisme dira qu’eux ne font qu’en parler, que lui le réalisera, qu’eux ont dissous cet idéal dans le matériel, que lui restaurera la Nation comme force animée (au sens propre d’ayant une âme), sujet éternel de l’histoire.

Une telle synthèse harmonieuse des intérêts privés ne serait que question de volonté et d’organisation: que chacun s’organise à partir de ses intérêts immédiats, de son métier, en corporation professionnelle, que l’Etat soit l’ensemble de ces organisations rassemblées coordonnant leurs intérêts en un tout supérieur, et qu’au sommet un chef dévoué représente la synthèse générale, l’intérêt national, la Nation. Lequel chef peut très bien être légitimé par le vote (le plébiscite). Idéalement, il n’y aurait plus ainsi de médiations politiques opaques, mais un seul corps transparent, « tous pour un, un pour tous », chacun à sa place selon ses mérites (et non selon sa naissance). Le fascisme prétend, comme tout nationalisme conséquent, effacer par un trait de plume toutes les divisions sociales réelles. Il ne fait que l’autruche ignorant la réalité, que décréter sa volonté de les faire disparaître (dans le mythe de la Nation).

J. A. PRIMO DE RIVERA, idéologue considéré comme le père du fascisme espagnol, écrivait ainsi: « Nous concevons l’Espagne comme un gigantesque syndicat de producteurs… Nous organiserons la société espagnole selon un système de syndicats verticaux par tranches de production, au service de l’économie nationale toute entière… Les syndicats de producteurs devront avoir leurs ressources propres, nationalisation des banques, du crédit. La plus-value de la production doit rester au pouvoir des syndicats… Nous imposerons sans défaillance un ordre de choses nouveau, sans affamés, sans politiciens professionnels, sans caciques, sans usuriers et sans spéculateurs ».

La force nationale comme moyen d’assurer la prospérité et l’unité sociale: ce discours n’est-il pas du plus grand classicisme, et très en vogue de nos jours encore? Le propre du fascisme sera seulement de le pousser jusqu’au bout de sa logique, de prendre au mot l’idéologie de l’Etat et de la Nation issue de la révolution bourgeoise et de son évolution capitaliste, d’exiger que l’idéal national soit effectivement réalisé en actes, que l’imaginaire soit la réalité. Par contre, que peut vouloir dire social dans le national? Certainement pas émancipation du prolétariat puisque les classes et la lutte de classe n’existent pas devant la Nation. Il ne faut entendre par là que ceci: l’idéologie nationaliste promet à chacun, en tant que membre de la Nation, une « juste part » du résultat global, une part correspondant à sa contribution, à ses mérites, à ses efforts. Au mieux, la Nation est ainsi conçue comme une communauté réduite aux acquêts. En réalité, là aussi la promesse a été dans toutes les bouches démocratiques avec les résultats que chacun connait!

Quant à l’Etat fasciste, il ne serait, en quelque sorte, que technique, organisation de la société selon ses branches professionnelles, les faisceaux unissant en un tout les efforts et travaux de chacun. Il n’y aurait plus de politique parce que les luttes de classe (dites « catégorielles ») s’effaceraient devant l’évidence de l’intérêt général que la disparition de la caste politicienne permettrait enfin à l’Etat d’assurer vraiment. Cette conception est tout le contraire, soit-dit en passant, de la conception léniniste dans laquelle l’Etat, y compris socialiste, est un instrument de classe et de lutte de classe.

2.4 FASCISME ET REFORMISME

Le fond de l’idéologie fasciste, de sa critique du capitalisme apparaît donc très proche du discours de la « gauche » réformiste (social-démocratie) telle que la représentent, par exemple, aujourd’hui en France, le PC et le PS.

Ce courant développe aussi l’idée de la possibilité d’un « autre » capitalisme pourvu qu’on gère l’Etat autrement, qu’on l’enlève des mains des égoïstes puissances d’argent pour le confier à des représentants de l’intérêt national, de l’intérêt général. Il critique les puissances financières qui oublient l’intérêt national en ne songeant qu’à la « mondialisation » des marchés, qui « délocalisent » les capitaux au lieu de « fabriquer français », qui emploient des étrangers au lieu des nationaux. Ces « mauvais capitalistes » sont accusés de faire passer leurs intérêts égoïstes avant ceux de la Nation. Ils sont les adorateurs de « l’argent-roi », de l’argent qu’on gagne « en dormant » comme disait F. MITTERRAND (ses copains en savaient quelque chose). Le « bon capitalisme » qu’il préconise est celui où le capital obéirait à l’intérêt national, serait rationnel, planifié, équitable, parce que soumis à la puissance d’un Etat géré par de véritables représentants du peuple, déterminés à faire valoir sa volonté en usant de cette puissance (dont l’arme ultime serait l’étatisation des entreprises). Bref, l’idéal de la gauche est un capitalisme sans capitalistes (ou, à tout le moins, avec des capitalistes « vertueux », au service de la Nation).

Ce réformisme peut être plus ou moins radical, plus ou moins étatique. On a vu bien souvent les « socialistes » se livrer à des répressions massives et impitoyables (après la première guerre mondiale en Allemagne, pendant les guerres coloniales en France, en Palestine avec les sionistes, etc.). On a vu les « communistes » staliniens (le capitalisme étatique achevé) faire de même. Ce n’est guère l’usage d’une violence massive qui peut distinguer fascisme et réformisme dans l’histoire moderne.

Certes, les discours ne sont pas strictement identiques entre ces deux courants, ce qui fait qu’ils n’influent pas de la même façon les différentes classes. Par filiation historique, le réformisme développe principalement une idéologie des « Droits »14, tandis que le fascisme déclare ouvertement que la fin justifie les moyens quand il y va de l’intérêt national, que le droit n’est jamais que celui du plus fort. Mais au fond, tous deux ne jurent que par la puissance de l’Etat pour réaliser un capitalisme « d’intérêt général », au service de la Nation. Ce qui fait que le réformisme prépare idéologiquement le terrain au fascisme. Ensuite, tout est question de circonstances.

Les réformistes se posent en sages, adeptes du « juste milieu » (qui bien sûr n’est jamais ni juste, ni au milieu). Ils prétendent réaliser d’improbables équilibres entre l’individu et l’Etat, les profits et les salaires, l’exploitation et la charité, etc. Tout cela peut recevoir un semblant de réalité en période de prospérité du capitalisme, lorsqu’il y a « du grain à moudre ». Et c’est alors que le réformisme pénètre le plus aisément les masses en pouvant leur faire croire à une amélioration constante de leur sort.

Mais en période de crise, le discours « les riches peuvent payer », le capitalisme peut distribuer plus et mieux, s’avère inapplicable. Il se heurte à la réalité des taux de profit qui s’effondrent, des capitaux qui disparaissent, des entreprises qui coulent. L’heure est à ce que l’Etat tente d’y remédier (sous le drapeau de « la lutte pour l’emploi », plus rassembleur que son équivalent, la lutte pour le capital), notamment en organisant la diminution du prix de la force de travail et en arbitrant, autant que faire se peut, la dévalorisation de larges fractions du capital.

Il est fréquent qu’en de telles périodes de crise, le mécontentement populaire pousse, dans un premier temps, la gauche au pouvoir. Les capitalistes ne dédaignent pas d’ailleurs de lui voir jouer le rôle de « faire passer la pilule ». Et la gauche a toujours montré dans l’histoire qu’elle ne répugnait pas à assumer ces fonctions: rigueur, répression, guerres de pillage (la dernière en cours, dans une très longue liste, étant contre l’Irak).

Mais quand, comme la gauche, on a tant affirmé qu’il suffisait de savoir utiliser la puissance de l’Etat pour avoir une économie contrôlée au service de la Nation, on est vite considéré comme incapable quand on n’y arrive pas. Les incapables se font virer, et c’est alors, dans certaines circonstances d’une crise particulièrement forte dont nous reparlerons ci-après, le fascisme qui peut se présenter comme celui qui saura vraiment utiliser la puissance de l’Etat au profit de tous, unis dans la Nation et dans son service.

Car le fascisme arrive d’autant plus facilement au pouvoir que toutes les élites politiques et intellectuelles ayant pignon sur rue, y compris celles de la gauche réformiste, lui ont préparé le terrain idéologique sur lequel il dresse ses théories nationales-sociales-étatistes. Il lui suffira d’affirmer que si les démocrates ont si mal géré l’Etat, c’est qu’ils ont utilisé le fait que les médiations démocratiques sont des instances à part pour se les approprier (et le carriérisme et la corruption des politiciens sont là pour illustrer cette thèse superficielle), que si la Nation s’est tant affaiblie, c’est qu’ils ont laissé se dissoudre dans le « matérialisme » toutes les « vraies » valeurs spirituelles et morales qui la fondent.

C’est cette parenté idéologique fondamentale beaucoup plus que l’opportunisme carriériste, qui explique avec quelle facilité de très nombreux hommes politiques, comme l’histoire moderne le montre abondamment, sont passés sans problème de l’un à l’autre (et vice et versa), selon les circonstances15. Ceci d’autant plus pendant la première phase du fascisme, quand son baratin social est encore vivace, et avant que sa pratique au pouvoir n’en démontre l’inanité en même temps que la barbarie de ses actes.

Nous avons vu que le fascisme développait une critique du « matérialisme » contemporain face auquel il proposait de régénérer les « forces vitales » de l’Homme, les forces selon lui « naturelles » qui le font vivre et lutter au lieu de s’avachir dans le confort bourgeois, la paresse, de se dissoudre dans la décadence morale, et qui sont les mythes, l’âme, la Nature darwinienne, la terre, le sang, etc. (au fond tout ce qui animait les peuples primitifs devrait toujours animer les sociétés modernes). A ces forces « naturelles » s’oppose l’intellectuel rationaliste, le froid technocrate, pour qui l’Homme n’est jamais qu’un rouage de la machine économique. Cette veine existe toujours aujourd’hui. Par exemple, A. de BENOIST écrit: « Notre anti-intellectualisme découle de cette conviction… qu’il y a prééminence de l’âme sur l’esprit, du caractère sur l’intelligence, de la sensibilité sur l’intellect, de l’image sur le concept, du mythe sur la doctrine »16. Prééminence de l’intégriste obtus sur VOLTAIRE, de la brute primitive sur EINSTEIN, du spontané superficiel sur le réfléchi, de l’apparence sur l’essence, du fétichisme sur la science, du passé sur l’avenir.

Ce discours est certes différent de celui des réformistes, adeptes du rationalisme bourgeois. Mais il n’est celui que d’une aile du fascisme, et il ne faut pas omettre de voir que l’idéologie fasciste ratisse large. Sa seule critique systématiquement invariable ne porte que sur l’impuissance de l’Etat démocratique, et ses propositions sont un catalogue des moyens supposés pouvoir le rendre puissant, conformément à l’idée que s’en font les individus du capitalisme. L’antirationalisme technocratique est une de ces propositions, puisqu’aussi bien il porte le constat de l’échec de la Raison (dont le triomphe était conçu comme le corollaire de la poursuite des raisons, ou intérêts, privés) et des élites intellectuelles qui s’en prétendent les détenteurs suprêmes. Mais le projet fasciste d’un Etat puissant, en d’autres mains que celles de l’impuissance démocratique, s’accommode aussi paradoxalement d’une aile qu’on pourrait qualifier d’ultra-rationaliste pour laquelle le capitalisme n’est pas à remettre en cause, mais est seulement devenu trop compliqué pour que des groupes privés puissent, seuls, le maîtriser. Pour qu’il soit géré au mieux, dans l’intérêt national, c’est à l’Etat d’étendre sa puissance à l’économie et de servir de guide à l’ensemble des acteurs de l’économie regroupés en corporations professionnelles, développant à la limite le fameux rêve d’un capitalisme sans capitalistes.

C’est évidemment ce courant du fascisme, qui fut appelé « planiste », qui se montre tout à fait proche de la gauche réformiste (et souvent d’ailleurs issu d’elle).

Reprenant le thème général au sein du fascisme du « ni capitalisme, ni communisme », les planistes en donnent une interprétation technocratique, opposée à celle des courants passéistes et conservateurs (agrariens, intellectuels antirationalistes et tous ceux pour qui le progrès technique, matérialiste, et la grande ville, déracinante et immorale, sont les causes de la décadence de la société). Ils défendent l’idée de la maîtrise de l’économie par la planification, dont les experts de l’Etat auraient la charge. Des ouvriers aux ingénieurs, des ingénieurs aux directeurs et aux p.d.g., de ceux-ci au ministère central de l’économie, chacun « dialoguerait » avec les autres, dans une hiérarchie strictement technique. Syndicats et patrons forment des corporations professionnelles qui se réunissent en un tout, l’Etat, qui coordonne leurs activités. Ils veulent une société faite de multiples rouages dont ils seront les ingénieurs, et où chacun saura que, participant à l’un d’eux, il œuvre pour l’ensemble, pour la collectivité et non pour un patron particulier, en même temps que sa participation pourra être justement estimée et lui donner droit à sa « juste part ».

On retrouve évidemment ici la conception purement technique de la société dont nous avons parlé. Avec toujours l’idée d’un « bon capitalisme », pour tous, où chacun a sa place et sa part, dans une hiérarchie que seule détermineraient les mérites.

Selon un planiste célèbre, le belge issu du socialisme, H. de MAN, le Plan ouvrait ainsi une troisième voie entre le capitalisme et le communisme, la voie d’un capitalisme dirigé selon la volonté intelligente des experts! Sur cette voie, 28 députés et 7 sénateurs suivirent DEAT au Congrès socialiste de 1933 pour former le Parti Socialiste de France avec pour slogan « Ordre, Autorité, Nation » et pour programme le Plan synonyme d’efficacité, d’utilité, d’économie au service du bien public.

Ainsi pour les planistes, les individus sont les éléments d’un mécanisme dont les élites scientifiques assurent la construction et la rationalité (cette conception est proche de celle du « socialisme scientifique » de STALINE: Etat + Plan = rationalité). Les planistes rejoignent ainsi à leur manière la conception que partagent tous les courants du fascisme: l’économie peut et doit être dirigée par une volonté politique, seule l’élite est apte à diriger, les minorités conscientes d’être l’élite ont raison contre le suffrage universel qui accouche d’une médiocrité démocratique, dûment constatée il est vrai.

Mais si les intellectuels du « ni capitalisme-ni communisme » que serait le capital maîtrisé, contrôlé, par la « Raison » (autrement dit eux-mêmes) ont souvent contribué à ouvrir la voie au fascisme, celui-ci saura ne les considérer que pour ce qu’ils sont: une quantité négligeable, des technocrates incapables d’enflammer et de mobiliser les masses, ce que le fascisme veut faire. Il saura jouer sur les sentiments anti-intellectuels des masses, bien trop souvent trompées par cette élite là pour lui accorder la moindre confiance, pour les tenir à l’écart. Il retiendra bien sûr l’élitisme, mais il sera plutôt de forme tribale: la force, le clan (national, voire ethnique), la « virilité », etc. Car le fascisme, répétons-le, est toujours un mouvement de masses, pas une organisation de la minorité « éduquée » de l’élite bourgeoise dont il se méfiera toujours. S’il développe une idéologie de l’élite et du Chef, c’est en tant qu’ils seraient de vrais chefs de meute, sélectionnés par leur capacité à mener la masse au combat et à la curée.

La démocratie parlementaire et le communisme sont assimilés de ce point de vue par le fascisme comme deux formes proches d’un faux élitisme. Faux parce qu’il n’entrainerait pas les masses derrière lui, mais les tiendrait à l’écart, ou pire, dans le cas du communisme, s’y soumettrait, attitudes qui ne pourraient mener qu’à l’impuissance ou aux plus grands désordres, dont profiteraient bien entendu les ennemis de la Nation. Le fascisme s’adresse à la masse, veut la mobiliser, la pousser à l’action directe (c’est en cela, répétons le, qu’il n’est pas un parti bourgeois classique). Mais il considère qu’elle n’est efficace que comme force, énergie, moyen dirigé par une élite, qu’elle est comme toute bande qui a besoin d’un chef. Cette élite sera reconnue comme telle par la masse justement par sa capacité à la conduire au combat et à la richesse (au lieu que l’élite bourgeoise se contente de prétendre s’occuper de ses affaires à sa place, sans la mobiliser).

Quand il critique « l’establishment », le fascisme prend pour cible une élite sélectionnée par l’origine sociale et par son propre système d’enseignement et de relations, comme l’était l’aristocratie par la naissance, vivant comme une caste, protégée même de ses échecs, se perpétuant sans avoir à donner aucune preuve de ses mérites de chef, de sa capacité à redresser la Nation, faisant même la preuve du contraire. Il prétend lui opposer une élite « vraie », se distinguant de la masse parce qu’elle assumerait plus d’obligations, prendrait plus de risques, démontrerait plus de courage et de ruse, etc.

En réalité, les conceptions démocrates et fascistes de l’élite se rejoignent: l’homme d’élite se distinguerait des autres par son dévouement à l’intérêt national, sa capacité à rendre la Nation puissante. Au delà de l’autojustification que constitue toujours ce genre de discours, il y a le résultat que l’homme d’élite serait parfaitement justifié de se servir des masses pour atteindre ces buts que lui seul peut vraiment définir comme bons. La seule différence entre le démocrate et le fasciste est, une fois encore, dans le rôle qu’ils veulent que celles-ci jouent: passif pour le premier, actif pour le second pour qui la Nation doit être un organisme entièrement vivant, et pas simplement une tête sans corps. Dans un cas, l’élite se méfie de la « populace » (les « veaux » selon DE GAULLE), qui tendrait toujours au vulgaire, au rabaissement, dans l’autre, il l’utilise, la mobilise, mais en excitant ses pulsions fétichistes.

Quoiqu’il en soit, revenons à l’essentiel de notre propos: la gauche (ou social-démocratie) n’est certes pas le fascisme. Mais, par la parenté idéologique de ses thèses sur le « bon » et le « mauvais » capitalisme, sur le rôle de l’Etat et de la Nation, elle contribue tout à fait à lui paver la route. Elle fait idéologiquement partie du ventre d’où est sortie la bête immonde, même si elle n’est pas cette bête. On retrouve dans l’idéologie fasciste des thèmes, des utopies petites bourgeoises de toujours, également très présents dans le discours de la gauche: attaques contre les « gros », les profiteurs, les spéculateurs, les « mondialistes », juste répartition des richesses suivant les « mérites », union nationale, contrôle de l’économie par l’Etat, capital mis au service des hommes, de la Nation, etc.

Maintenant, il nous faut passer de l’idéologie proclamée, de ce que le fascisme dit de lui et qui fait qu’il persuade beaucoup de le rejoindre, à la réalité de ce qu’il est, qui fait que beaucoup le rejettent. Nous ne nous intéresserons pas ici à décrire la barbarie dans laquelle il a sombré, parce qu’elle est bien connue et parce que les faits historiques montrent que ce n’est pas fondamentalement par là qu’il se distinguerait de la démocratie. Mais nous passerons de l’idéologie aux faits en analysant d’abord la réalité des intérêts qu’il représente, et qu’il défend une fois au pouvoir. Car c’est la mystification du couple infernal Etat-Nation comme servant les intérêts de tous qu’il faut dévoiler, puisque c’est pour lui que s’agitent, aujourd’hui encore, tant d’hommes sur la scène de l’histoire.

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CHAPITRE 3. LE FASCISME ET SA NATURE DE CLASSE

Dire que les idéologies démocratique et fasciste ont les mêmes fondements n’est pas dire que la première accouche nécessairement de la seconde, ni, le cas échéant, qu’il y a identité totale entre elles. Si l’idéologie démocrate-nationale ne dégénère en idéologie fasciste qu’en période de profonde crise économique, toute crise économique ne produit pas nécessairement une crise politique telle que les fascistes prennent le pouvoir. Sinon, les U.S.A. ou l’Angleterre de 1929, par exemple, auraient aussi été fascistes. D’autres facteurs conjoncturels et empiriques interviennent qui font que tel pays et pas tel autre se dote d’un Etat de type fasciste. Des influences historiques particulières peuvent aussi jouer aussi un rôle. Par exemple, la forte composante antisémite était surtout affirmée en Allemagne et en France.

Par ailleurs, des différences de niveau de développement du capitalisme expliquent aussi les caractères spécifiques des différents fascismes. Par exemple, quand le pays considéré est dans un état relativement retardé de développement, le pôle fascisant sera à composante plus institutionnelle (armée, église) et agrarienne (propriétaires fonciers), comme le montre le cas de l’Espagne franquiste (il s’agit plus alors d’une réaction « vendéenne », visant à instaurer une dictature purement conservatrice de l’ordre établi). Mais dans ce chapitre, comme dans tout cet ouvrage, nous ne nous attacherons pas aux situations ou aux caractères particuliers (tel l’antisémitisme nazi), mais seulement aux traits généraux et fondamentaux du fascisme, en référence aux deux exemples historiques les plus significatifs, l’Allemagne et l’Italie. Et le plus évident de ceux-ci est que, parmi tous les régimes absolutistes, césariens, dictatoriaux que le monde a connu, le fascisme est celui de l’époque d’un capitalisme développé, des masses organisées en vastes syndicats, partis, etc., et intervenant directement sur la scène pour résoudre une crise.

Caractériser le fascisme, c’est ne pas s’arrêter à ce qu’il dit qu’il est (ce que nous avons vu au chapitre précédent), mais voir pourquoi il correspond à une forme d’Etat nécessaire à une société capitaliste à un moment donné, voir dans quelle situation historique spécifique survient cette forme particulière, quelles modifications des rapports entre les classes elle manifeste.

3.1. DE L’IDEOLOGIE FASCISTE AU FASCISME REEL

Passer de la conquête de l’opinion publique (diffusion d’une idéologie recueillant une large adhésion) à la conquête du pouvoir d’Etat, c’est ce qu’on a appelé le procès de fascisation. Rappelons les conditions générales dans lesquelles ce procès a pu aboutir relativement pacifiquement à son terme en Allemagne et en Italie.

Pour que l’explication de la crise économique par la thèse d’une mauvaise utilisation de la puissance de l’Etat puisse correspondre à la représentation que les masses se font des rapports entre l’économie et l’Etat, il faut que le rapport moderne de l’individu à l’Etat soit fermement et massivement consolidé. C’est-à-dire qu’il faut que le capitalisme en soit arrivé à ce stade de développement où la majorité les individus privés ont été dépouillés de la propriété de leurs moyens de production et, au delà même, de leur savoir-faire; bref, qu’ils aient été dépouillés de la maîtrise de leurs conditions de vie, donc de leur puissance sociale. Qu’elle leur échappe ne veut pas dire qu’il leur semble juste qu’elle soit accaparée par des individus qui en font un usage privé, capitalistes et puissances intellectuelles. C’est à l’Etat, puissance supposée les représenter, qu’il revient d’agir à leur place, suivant le fameux intérêt général, y compris contre ces capitalistes trop gourmands (comme on le voit encore une fois, la conception qu’a chaque groupe social de l’intérêt général est particulière, et opposée à celle des autres).

Aux origines du capitalisme, l’Etat apparaissait comme l’émanation des individus via la fiction des citoyens. Dans le capitalisme moderne, le citoyen a quasi disparu pour cause d’inutilité, l’individu de la masse ayant beau voter, rien de ce qui advient par la suite ne correspondant à ses vœux. Il ne reste plus à leurs yeux de justification à l’Etat que le fait qu’il soit le moyen qu’il est supposé être, que son activité ait pour résultat ce que chacun en attend: la satisfaction d’un « intérêt général » servant les intérêts privés. Il ne reste plus à l’Etat qu’à être l’instrument de la puissance nationale, de la Nation.

Nous ne sommes rien, que la Nation soit tout, tel doit être le mot d’ordre pour le fascisme et la partie des masses qu’il représente. Et cette conception, dans laquelle l’Individu, l’Homme éternel, création de la révolution bourgeoise, a disparu dans la Nation est le produit du capitalisme moderne. C’est donc là la première condition du fascisme en général. Evidemment, si une défaite, une occupation, vient aviver un sentiment d’humiliation nationale (comme en Allemagne et en Italie après le traité de Versailles), ces masses seront encore plus enclines et plus nombreuses à croire que c’est de là que proviennent leurs malheurs. Mais la base du fétichisme national est ailleurs que dans cette situation (que bien sûr la bourgeoisie exploite) qui ne fait que l’exacerber, elle est, comme nous l’avons vu, dans les rapports capitalistes de séparation et d’appropriation.

Une deuxième condition, dont la réalisation est concomitante, est que les individus aient été massivement arrachés à leurs rapports sociaux ruraux, étroits et figés d’autrefois, « déracinés », mélangés, urbanisés, uniformisés dans la dépossession et la déqualification, de telle sorte qu’ils forment des masses homogènes, ayant le sentiment de partager un sort commun, ne se voyant plus d’autre protection que l’Etat, mais aussi conscientes d’être une grande force capable d’intervenir collectivement (et pas seulement isolés et ne pouvant intervenir que par un vote les réduisant à un rôle purement passif) sur la scène de la vie politique et sociale.

Une troisième condition tient dans le constat de l’impuissance de l’Etat, cet affaiblissement apparaissant comme le fruit de l’égoïsme a-national des possédants, de la corruption des politiciens s’appropriant les appareils des médiations démocratiques, des disputes entre les partis traditionnels de droite et de gauche, qui s’amplifient lors des crises quand se posent les questions de savoir quels capitaux seront liquidés ou dévalorisés (quelles fractions des classes possédantes devront faire plus ou moins de sacrifices), quels compromis faire avec les autres classes (petits bourgeois traditionnels et couches moyennes salariées notamment), avec quelle intensité et jusqu’où mener le conflit avec le prolétariat, etc. L’impuissance de l’Etat n’est pas comprise, dans le fétichisme, comme sui generis, mais comme fruit de la gabegie de la démocratie et de ses représentants (la « droite » et la « gauche »).

Enfin, une quatrième condition est que la lutte de classe bourgeoisie/prolétariat, avivée par une crise profonde, ait débouché sur une grave défaite de la classe ouvrière et de ses organisations, en même temps qu’elle a mis la bourgeoisie dans l’obligation de s’en remettre à des forces non seulement militaires mais aussi paramilitaires issues largement de la petite et moyenne bourgeoisie: paysans et autres petits et moyens propriétaires ruinés ou menacés de l’être, déclassés de toute sorte plongés dans la situation des couches qui leur étaient autrefois inférieures, tous ceux-là, furieux, aigris, angoissés, font irruption directement sur la scène politique. Ils amplifient ainsi la dislocation généralisée des institutions et forces politiques traditionnelles d’encadrement.

La force du fascisme est de regrouper toutes ces fractions de classes diverses, aux situations et intérêts variés, et d’abord isolées dans leurs particularismes, derrière le drapeau (que nous avons dessiné dans les chapitres précédents) de l’intérêt national supérieur, de l’Etat garant de la force de la Nation et du bon capitalisme équitable et social, et de la haine de la démocratie et de ses élites qui n’ont pas su assurer tout cela.

Les masses relativement nombreuses ainsi regroupées se sentent la force d’imposer leur point de vue, de chasser du pouvoir ces élites bourgeoises effectivement aussi arrogantes que bavardes et incapables. Parce que le fascisme au pouvoir change, pour une large part, le personnel politico-médiatique traditionnel, parce qu’il a un discours volontariste, guerrier et social, parce que des masses populaires descendent dans la rue et mènent des actions violentes, on s’imagine un temps que ce mouvement est plus ou moins révolutionnaire. Il faut évidemment y regarder de plus près, ce que nous ferons plus loin.

Il est évidemment tout à fait insuffisant, si on veut analyser pourquoi, dans certaines circonstances, le fascisme devient une force capable d’influencer des millions de gens et de prendre le pouvoir, d’en rester à parler de « masses » comme nous l’avons fait jusqu’ici, comme si toutes les classes sociales étaient pareillement sensibles au nationalisme et avaient la même attitude de tout attendre de l’Etat.

On a souvent comparé le fascisme au bonapartisme dans l’analyse qu’en a donné K. MARX. Ceci parce que le bonapartisme était déjà l’émergence d’une forme de pouvoir anti-démocratique, mais fondée sur une base populaire forte de couches petites-bourgeoises, dont MARX a expliqué l’occurrence par une conjoncture politique particulière qui semble être aussi celle de la prise du pouvoir par le fascisme: la circonstance spécifique d’une neutralisation mutuelle des deux classes fondamentales du capitalisme moderne, bourgeoisie et prolétariat, permettant qu’un troisième larron, la petite bourgeoisie (dans ce cas précis surtout les masses rurales) pense pouvoir profiter du pouvoir en y envoyant un BADINGUET. Ces « couches moyennes », d’habitude partagées et subordonnées, profitent de cette neutralisation momentanée pour s’autonomiser et se donner de l’importance: ne sont-elles pas le bon sens, la sagesse même, le « juste milieu »?

Certes, le fascisme a à voir très précisément avec la masse intermédiaire petite-bourgeoise. Cependant, il n’arrive pas dans une situation de neutralisation (ou situation d’équilibre) des deux classes fondamentales, mais dans une situation de crise économique grave, suite à des affrontements de classe aigus. C’est une première raison pour ne pas l’assimiler au bonapartisme.

Une autre est que si la forme des circonstances peut présenter des similitudes (ni la bourgeoisie, ni le prolétariat ne sont suffisamment forts pour exercer le pouvoir), la situation des forces en présence est en fait très différente.

Le bonapartisme était fondé sur cette masse de petits bourgeois, petits propriétaires, paysans et boutiquiers, enfants de 1789, qui a si longtemps et tant marqué la France « profonde ». MARX fait remarquer à leur propos que plongés jusqu’au cou et isolés dans la propriété privée, ils ne sont une classe que par cette condition commune. Or s’il en émane une idéologie également commune, cette situation implique d’abord la séparation, ainsi qu’une conscience politique tout aussi limitée que l’horizon borné de la petite propriété dont elle est issue. Bref, ils sont « comme un sac de pomme de terre », ils « sont » une classe, mais ne peuvent pas exister politiquement comme une classe: ils doivent donc être représentés. D’où le bonapartisme.

Il faut citer ce fameux passage du « 18 Brumaire de Louis BONAPARTE »: « Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille; à côté une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille… Ainsi la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs du même nom à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, ni aucune liaison nationale, ni aucune organisation politique »17.

K. MARX dit encore du bonapartisme qu’il était « la seule forme possible de gouvernement à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu la capacité de dominer la nation et où la classe ouvrière n’avait pas encore acquis cette capacité ». Parlant d’un autre régime autoritaire, le bismarckisme, ENGELS dit qu’il s’agit d’un « semi-bonapartisme »: « Une dictature semi-bonapartiste… réalise les grands intérêts matériels de la bourgeoisie, au besoin contre celle-ci, mais ne la laisse pas participer au pouvoir »18. Il s’agit toujours d’une situation ou ni la bourgeoisie, ni bien sûr le prolétariat, ne sont directement au pouvoir, mais non pas parce qu’ils se neutralisent, mais tout simplement parce que, contrairement au cas de figure bonapartiste, ils ne sont encore que naissant. C’est donc une sorte de dictature « éclairée », nullement portée par la petite bourgeoisie, mais ayant pour objectif d’imposer « par en haut » le capitalisme à une Allemagne encore rurale, ecclésiastique et aristocratique.

Avec le fascisme, on est à un tout autre stade que les deux précédents: celui du capitalisme développé, de l’impérialisme. La petite propriété des moyens de production, bien que n’ayant certes pas totalement disparue, n’est plus un aspect significatif de l’économie, mais les grands propriétaires fonciers, les grandes puissances financières, les trusts, les monopoles. Il ne s’agit plus de construire un marché national, mais de le développer, de conquérir une place dans le marché mondial. A cette époque, le nationalisme ne peut plus signifier que l’enrôlement des masses dans cette lutte pour l’exportation des capitaux et des marchandises, toujours accompagnée d’expéditions militaires diverses, toujours porteuse d’affrontements entre les grandes puissances pouvant dégénérer en boucheries mondiales.

Les classes moyennes ne sont plus majoritairement rurales et comme des « additions de pommes de terre », mais urbaines, concentrées, éduquées, informées et politisées. Cette petite bourgeoisie là, fruit de l’extension de la division du travail et de la concentration dans les métropoles impérialistes de toutes sortes d’activités financières, commerciales, de gestion, ainsi que du développement de la bureaucratie étatique, politique, syndicale, des monopoles d’Etat (transports, énergie, etc.) offrant des statuts relativement privilégiés à leurs employés, est salariée et non plus propriétaire de ses moyens de production. Ces petits bourgeois salariés et urbains ont évidemment, contrairement aux petits paysans bonapartistes, des liens communs beaucoup plus que « locaux », une conscience politique, des partis, des syndicats.

Si les membres des couches moyennes urbaines gardent néanmoins une profonde mentalité individualiste, c’est non seulement parce que règnent toujours les rapports de séparation qui fondent l’individu privé, mais aussi qu’idéologiquement, ils pensent le plus souvent devoir leur statut social, un peu supérieur à celui du prolétariat, à leur mérite personnel, à leur intelligence particulière qui leur a valu de réussir tel ou tel concours, d’obtenir tel diplôme, de gravir un ou deux échelons de « l’échelle sociale ».

Le petit paysan bonapartiste craignait pour sa propriété et haïssait les gros propriétaires fonciers et les « rouges collectivistes » des villes pour cela. Le petit bourgeois salarié et urbain n’a pas la propriété de ses moyens de production, mais parfois, un peu d’épargne et de rente, et toujours, cet espoir d’ascension dans l’échelle sociale. Il veut « l’égalité des chances », il attache un prix particulier à la promotion par la sélection universitaire et l’ancienneté, il exige une « juste rémunération », qui aille à ce qu’il suppose être son mérite, et non à l’argent.

Si les petits bourgeois salariés partagent consciemment quelque chose en commun, c’est cette idéologie. A la fois, elle les isole dans le chacun pour soi et aussi les réunit dans une ardente exigence vis-à-vis de l’Etat. N’ayant ni la puissance de lutte du prolétariat, ni celle de l’argent des bourgeois, ils n’ont que l’Etat vers qui se tourner pour faire reconnaître leurs qualités d’effort, leur farouche volonté d’ascension. N’ayant plus de propriété pour fonder leur existence, plus qu’à d’autres l’Etat leur semble leur seul protecteur, leur dernier recours. Chez eux, le fétichisme de l’Etat est à son comble. Ainsi que la hargne vis-à-vis des « profiteurs » de « l’argent qui dort » qui se retrouvent tout en haut de la fameuse échelle sociale sans avoir à fournir le moindre effort sinon de naître avec tous les atouts.

La rancœur contre ceux qui ont l’argent facile alors qu’eux l’ont si pénible conduit ces petits bourgeois à l’idée superficielle « qu’il n’y a qu’à prendre l’argent, qui coule à flots, là où il est ». Il y a les pauvres et les riches, il suffit de prendre aux uns pour donner aux autres. C’est si simple qu’on se demande pourquoi la majorité (plutôt pauvre) n’a pas encore pu l’imposer à la minorité (plutôt très riche) après deux siècles de démocratie! Ce simplisme de café du commerce ignore que la richesse doit nécessairement aller à ceux qui ont la propriété (étatique ou privée, peu importe) et la maîtrise des conditions de la production, c’est-à-dire dépend de rapports sociaux d’appropriation bien déterminés. Au lieu de s’attaquer à ces facteurs qui produisent la répartition des richesses, le « bon sens » du petit bourgeois s’imagine que la volonté politique peut obliger l’argent et les puissances du capital à travailler pour le bien commun et peut imposer une répartition « équitable ».

Dans la mesure où ce discours a une tonalité protestataire à l’encontre des profiteurs et revendique cette « juste répartition » qui est le rêve social le plus hardi de la gauche démocrate, la petite bourgeoisie salariée trouve souvent l’oreille de certaines fractions de la classe ouvrière qui lui sont proches (par exemple, en France, l’aristocratie ouvrière des « services publics » étatisés), et qui, comme elle, attendent tout de l’Etat. Il n’y a d’ailleurs pas de raison pour que la classe ouvrière soit épargnée par le fétichisme étatique.

Le fascisme captera une grande partie de ces couches moyennes modernes en développant un programme destiné à redresser la Nation en utilisant la puissance de l’Etat.

Si on regarde le programme nazi, par exemple, on trouvera:

– La critique des ploutocrates et cosmopolites (les « mauvais capitalistes »), qu’il faut éliminer.

– Le nationalisme et le militarisme présentés dans une version « de gauche », comme une lutte contre les trusts internationaux qui vampirisent le peuple allemand grâce au traité de Versailles (les réparations, l’occupation de la Ruhr). Ce que le Parti Communiste allemand dénonçait aussi.

– L’antiparlementarisme fondé sur la gabegie, la corruption, l’impuissance de ce système, constat indéniable que partageaient à juste titre nombre d’ouvriers.

– L’affirmation que le peuple peut et doit user de la violence pour chasser les profiteurs de la tête de l’Etat.

Evidemment, il existe bien d’autres éléments du programme fasciste qui, eux, sont tout à fait spécifiques aux côtés réactionnaires des couches petites bourgeoises traditionnelles conservatrices (culte du chef, de l’ordre, des « valeurs morales de l’occident chrétien », élitisme et racisme, obscurantisme et anti-intellectualisme, etc.). Mais les aspects précédents, qui étayent la thèse rassurante du « ni capitalisme-ni communisme », accompagnés de l’usage de la violence qui manifeste que le temps des « discours » est terminé et que la volonté existe de « changer les choses », rencontrent l’assentiment et l’adhésion de toutes ces fractions du peuple « ni bourgeois, ni prolétaires » qui sont particulièrement soumises au fétichisme nationaliste-étatiste. Couches moyennes traditionnelles et modernes se rejoignent dans la peur de perdre ce qui constitue leurs petits privilèges (qui leur semblent d’autant plus précieux qu’ils en ont peu et qu’ils sont le fruit d’années d’efforts et d’épargne), l’hostilité aux « gros » et aux « rouges », au fisc et à la gabegie, aux étrangers et à la concurrence.

Le fascisme canalise et organise les colères et désespoirs du petit-bourgeois « qui a tout perdu » (ou se sent menacé de « tout » perdre) dans la crise et qui se manifestent par des poussées de désespoir, des jacqueries, des tendances putschistes, des comportements violents mais anarchiques et velléitaires. Pour ce fétichiste forcené de l’Etat (en même temps qu’il honnit l’Etat actuel, incapable et vampire fiscal), le fin du fin, c’est qu’il soit entre de bonnes mains, vraiment nationales, propres, travailleuses, économes, comme les siennes. Avec le fascisme, la petite bourgeoisie salariée caresse l’illusion de pouvoir se représenter elle-même et aussi la Nation toute entière puisqu’elle s’en voit comme le centre, le juste milieu.

Mais ce n’est qu’une illusion puisque, n’ayant aucun projet propre autre que de rendre propre le capitalisme, elle ne propose que de maintenir et de protéger tous les rapports sociaux qui le fondent, mais en leur redonnant leur « pureté » originelle, celle de la petite propriété vertueuse. Elle se retrouve, de ce point de vue, dans la même situation où étaient placés, selon MARX, les petits paysans français du 19ème siècle: bien qu’elle s’imagine le contraire (et c’est ce que lui fait croire le fascisme), elle est incapable d’exercer un pouvoir autonome, par elle-même. A la différence de ces paysans, elle croit pouvoir agir directement, mais en réalité, il lui faut la protection d’une puissance agissant en son nom, qui apparaisse d’une fermeté sans faille à l’encontre de tous les autres éléments qui affaiblissent la Nation, puissances d’argent mondialistes a-nationales, ou qui la divisent, puissances de classes. MARX disait en effet de ces petits paysans: « Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif »19.

La différence est dans la forme: le petit paysan parcellaire devait être représenté, il le ressentait et ne recherchait qu’à qui se confier. Il n’agissait pas collectivement, directement. Tandis que les masses petites bourgeoises urbaines forment leur propre organisation politique, le parti fasciste, par lequel elles agissent directement: se mettant en tête de se représenter elles-mêmes, elles pensent y parvenir en investissant l’Etat de ses membres, le purgeant des « incapables ». Elles envahissent effectivement ses rouages, du bas jusqu’en haut, avec le fascisme. Mais cela ne crée pas pour autant, par miracle, la fusion Etat-peuple qu’elles en attendent. Puisque l’Etat est par essence et par définition un appareil spécial, séparé, une telle fusion ne serait concrètement que la disparition de l’Etat, au lieu que le fascisme le veut puissant, le gonfle sous prétexte d’en faire l’organisation de toute la société. Il n’y a pas de fusion possible par simple changement du personnel politico-étatique, pas plus que le fait que les fonctionnaires, même jusqu’aux plus hauts, soient d’origine petite-bourgeoise ne fonde en quoi que ce soit une politique propre à d’autres intérêts que capitalistes. Ce que nous verrons en examinant, ci-après, la nature de classe du fascisme.

3.2. NATURE DE CLASSE DU FASCISME

Considérons nos deux exemples historiques. En Italie et en Allemagne, le mouvement révolutionnaire et insurrectionnel d’après guerre avait été vaincu, écrasé par la force militaire appuyée par des milices levées par des officiers laissés sans soldes, amers et revanchards, formées de nombreux éléments déclassés (anciens militaires, « exclus » du lumpenprolétariat, petits bourgeois chômeurs et ruinés), et payées par la bourgeoisie foncière et industrielle. Par exemple, les S.A. comptaient à eux seuls plus de deux millions de membres vers 1933.

Telles les Grandes Compagnies du moyen-âge, ces milices exigeaient leur butin, avaient leurs propres buts autonomes par rapport à ceux de leurs bailleurs de fonds. Leurs membres se fixaient l’objectif de se venger d’une défaite qu’ils ne pouvaient s’expliquer, alors qu’eux-mêmes avaient tant combattu, que par les trahisons, de restaurer la Nation contre tous les traitres, antinationaux, « rouges », étrangers et financiers cosmopolites, ainsi que nous en avons détaillé le mécanisme idéologique ci-dessus. Ils rencontraient sur ce terrain nationaliste toute la sympathie et le soutien des couches moyennes frappées durement par la crise, et parfaitement en symbiose avec la propagande fasciste, dont les aspects hostiles aux « mauvais » capitalistes étaient particulièrement mis en avant pendant cette phase précédant la conquête du pouvoir.

Le fascisme en Allemagne comme en Italie ne fut pas une création de la grande bourgeoisie, mais fut d’abord un surgissement « d’en bas », l’expression de l’enragement des masses petites bourgeoises, notamment urbaines, ruinées ou en voie de l’être, stoppée dans leur ascension de « l’échelle sociale », ou en train d’en dégringoler rapidement les barreaux si péniblement gravis. Dans ces masses, il faut inclure certaines fractions de la classe ouvrière qui leur sont proches: aristocratie et bureaucratie ouvrière bénéficiant de la protection de l’Etat, et très sensibles au discours réformiste-étatiste. De même, certains ouvriers qui limitent leur lutte à la meilleure vente de leur force de travail peuvent être influencés par les thèses nationalistes (fabriquons allemand, italien, français) et anti-étrangers (leurs concurrents sur ce terrain), ou considérés comme tels. Les multiples petits mafiosi qui fleurissent dans les rangs des déclassés et du « lumpenprolétariat » fournissent aussi leur part de troupes.

En tant que phénomène basé sur le « fétichisme de la marchandise » et toutes les mystifications concernant l’Etat et la Nation qui en sont les corollaires, le fascisme touche évidemment toutes les classes sociales, mais plus particulièrement la petite bourgeoisie et les intellectuels qui sont par nature sensibles à l’idéologie de la « troisième voie », du « juste milieu », du « ni-ni ». Le prolétariat peut évidemment s’imaginer que son intérêt est inclus dans un « intérêt général » (et l’appeler Nation) et aussi partager le culte de l’Etat, apparent garant de cet intérêt général (on le voit bien encore aujourd’hui en France dans l’influence que la « gauche » PC-PS peut conserver). C’est d’ailleurs un des rôles essentiels de l’Etat, sa fonction idéologique, que d’organiser les apparences qui nourriront cette croyance. Mais dans la mesure où sa fonction générale est d’organiser le capitalisme (c’est-à-dire la reproduction des rapports sociaux capitalistes), le prolétariat est aussi la classe la mieux à même d’expérimenter et de concevoir l’Etat comme un appareil au service d’une classe. Et c’est bien pourquoi, il sera de fait toujours la classe qui fournira les forces les plus nombreuses et les plus déterminées aux luttes antifascistes.

Le fascisme n’a pu apparaître révolutionnaire que pour des esprits superficiels. En matière de bouleversement, ses hauts faits se limitent à l’ouverture de camps de concentration pour les « rouges », à l’interdiction des partis traditionnels et au remplacement du personnel politique. Avec lui, la petite bourgeoisie envahit l’Etat jusqu’à ses sommets et supprime le parlementarisme. Elle s’imagine avoir ainsi supprimé les médiations politiques et, par le système des faisceaux corporatistes, avoir réalisé à sa place l’unité, la symbiose du peuple et de l’Etat dans la Nation.

Tout cela ne touche en rien aux causes des divisions, qui sont dans les rapports sociaux de séparation et d’appropriation dans lesquels les hommes exercent leurs activités. Ce ne sont pas des décrets et des lois, ce n’est pas une forme d’organisation politique et sociale ou une autre (démocratique, corporatiste, etc.), ce n’est pas un discours volontariste, qui peuvent créer les conditions d’une communauté unie des individus et maîtrisée par eux, tant qu’on ne touche pas à ces rapports. Aussi bien, le fascisme au pouvoir réalise finalement le contraire de ce qu’il proclamait et que les masses qui le soutenaient en attendaient. Ce que révèle bien sûr son histoire en Allemagne et en Italie, bien connue et qu’on peut donc se contenter de résumer.

Au début, nés des émeutes insurrectionnelles et de la guerre civile qui suivirent la grande guerre impérialiste, les groupes fascistes ne sont que des bandes armées dispersées, soldats démobilisés, demi-soldes, débris de l’armée défaite soutenus par tel ou tel financier20. Dans une telle période de guerre civile plus ou moins ouverte, les classes ne se représentent plus par le biais d’élus, mais interviennent directement par le canal d’organisations activistes, de milices, et les groupes armés prolifèrent. L’Etat est désorganisé. La bourgeoisie se partage elle-même entre le soutien à la social-démocratie pour le travail répressif (NOSKE, EBERT en Allemagne), ou à telle ou telle bande armée d’extrême droite (celle d’HITLER n’était qu’une parmi d’autres à ce moment).

La poussée révolutionnaire prolétarienne vaincue, la crise économique ne s’en développait pas moins. Les masses restaient désorientées, mécontentes et agitées, autrement dit, des « classes dangereuses ». Le fascisme se distingue alors des autres groupes paramilitaires en ce qu’il ne se contente pas de préparer un simple putsch à l’issue improbable (HITLER en avait fait l’expérience), qui laisserait les masses dans l’opposition et la révolte, mais veut les conquérir. Il développe pour cela une idéologie élaborée, dont nous avons vu l’articulation: agir suivant l’intérêt national, radicalement et pas seulement timidement, c’est agir pour le bien commun de tous, c’est la condition du progrès social. Il ne critique donc en rien les promesses de l’idéal national développé par l’idéologie démocratique, mais affirme seulement qu’elles n’ont pas été réalisées parce que l’Etat était aux mains de toutes sortes d’intérêts égoïstes, antinationaux, ploutocrates, financiers cosmopolites, juifs, rouges, politiciens véreux, etc. Ce discours a l’avantage à la fois de rencontrer le « bon sens » ordinaire des déçus de la démocratie se sentant à juste titre floués par les élites traditionnelles, et de leur proposer une perspective d’apparence radicale et vigoureuse mais ne quittant pas pour autant les schémas connus et rassurants (Nation, Etat, Famille, Travail, Ordre, etc.). Le fascisme promet le grand coup de balai qui rendra le pays propre comme un pavillon de banlieue.

Sur ces bases, il peut arriver, comme l’histoire l’a montré, que le fascisme parvienne au pouvoir par des voies électorales, légales, étant entendu que le mensonge, l’argent, le contrôle des moyens d’information, les magouilles, les intimidations, etc., font tout à fait partie de ce que la démocratie aussi considère comme des moyens usuels, voire légaux (ou alors amnistiables). Mais pour y parvenir, et étant donné que les forces qu’il rassemble sont incapables de l’action unifiée, consciente, prolongée, que suppose une révolution, il lui faut s’entendre avec la grande bourgeoisie, dont non seulement le financement lui est absolument nécessaire pour sa croissance, mais dont surtout il ne peut pas se passer pour réaliser la Nation forte (le capitalisme fort) dont il rêve. Celle-ci de son côté voit dans l’influence de masse du fascisme le moyen de museler définitivement les forces populaires qui l’inquiètent encore, de convaincre la classe ouvrière de travailler sans broncher, et de mobiliser tout le pays pour la conquête des marchés mondiaux. Cela vaut bien d’accepter l’abandon de la gestion directe de l’Etat, la disparition des partis de droite (eux aussi déconsidérés et faibles) par élimination ou ralliement au fascisme. Mais il faut que les fascistes la rassurent tout à fait en abandonnant tout ce qu’il pouvait véhiculer de phraséologie « anticapitaliste ». Ce qui ne lui est pas difficile puisqu’il ne s’agissait, comme nous l’avons vu, que de critiquer les « mauvais » capitalistes, or dès lors qu’ils soutiennent activement le fascisme, donc la Nation, ils sont « bons » et leur puissance est souhaitable.

Ainsi, après avoir financé le fascisme contre « les rouges », la bourgeoisie accepte, de plus ou moins bon gré suivant ses différentes fractions, qu’il exerce le pouvoir politique, qu’il occupe l’appareil d’Etat. « Pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne, et le glaive qui doit la protéger (du prolétariat) est nécessairement aussi une épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête »21.

Pour sa part, le fascisme liquide son aile gauche radicale (le peuple du lumpenprolétariat et des déclassés). Par exemple en Allemagne, c’est dès 1927 que les nazis commencent à abandonner les points de leur programme qui pouvaient déplaire aux capitalistes. En 1930, la quasi-totalité de la droite les a rejoint. Six mois après l’arrivée de HITLER au pouvoir (30-01-1933), le chef de l’aile gauche radicale des nazis, ROHM, est déçu et critique: « Rien du programme de HITLER n’a été exécuté: pas de partage des bénéfices capitalistes, pas de nationalisation de l’industrie, ni de réduction des intérêts des dettes agraires, pas de suppression des grands magasins »22. ROHM veut l’exécution du programme nazi, la « seconde révolution ». Il est exécuté ainsi que des centaines de dirigeants S.A. (et quelques autres adversaires politiques dans la foulée). C’est la célèbre Nuit des Longs Couteaux (30-6-34) par laquelle HITLER cèle son alliance totale avec toute la bourgeoisie allemande, l’armée et le grand capital.

Mais pour ceux-là, l’épée de Damoclès ne tarda pas à leur tomber dessus, car ils seront entrainés par les nazis dans la catastrophe que l’on sait, payant le prix des illusions nationalistes qu’ils avaient eux-mêmes semés à profusion, et de leur peur de la révolution prolétarienne. Ils purent méditer cette autre appréciation de MARX: « assurément, la bourgeoisie ne peut que craindre la stupidité des masses tant qu’elles restent conservatrices, et leur intelligence dès qu’elles deviennent révolutionnaires »23. 

L’autonomisation des couches moyennes dans le fascisme est donc toute relative. Certes, il n’est pas sans conséquences qu’elles s’emparent des postes dans l’Etat et le gèrent puisque leur nationalisme est plus radical et plus borné que celui de la bourgeoisie, qu’elles en font une question de vie ou de mort, alors qu’il n’est qu’un moyen idéologique parmi d’autres pour les capitalistes modernes. Mais cela ne signifie en rien qu’elles mènent une politique qui ne poursuive pas le développement du capitalisme. Simplement, elles influent sur ce développement par leur vision radicalement fétichiste de l’Etat-Nation. C’est pourquoi, tous les plans économiques du fascisme ont été axés sur la priorité aux dépenses militaires et policières, au détriment de ses promesses d’amélioration du sort du peuple pour qui les fardeaux de la militarisation et de l’autarcie s’ajoutèrent aux misères nées de la crise. Et finalement, loin que le culte de la Nation aboutisse à un quelconque enrichissement de tous, il a conduit à 50 millions de morts et à la ruine de l’immense majorité.

La forme fasciste de l’Etat n’a rien changé à l’essence capitaliste de la société; elle a vérifié cette profonde vérité: « C’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct… qu’il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et de dépendance, bref, la base de la forme spécifique que revêt l’Etat à une époque donnée. Cela n’empêche pas qu’une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales), sous l’influence de multiples conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports sociaux, d’influences historiques extérieures, etc., peut présenter des variations et nuances infinies que seule une analyse de ces conditions empiriques pourra élucider »24.

L’Etat fasciste est aussi un état hyper-anarchique où règne le chaos administratif25. Comme dans toute bureaucratie, chaque fonctionnaire n’est responsable de rien mais doit mettre son tampon sur tout. Et finalement, la volonté de supprimer les médiations démocratiques qui constituent nécessairement un pouvoir autonome, la volonté d’investissement de l’Etat par la petite bourgeoisie, aboutit à la création d’une multitude de pouvoirs dont la paralysie réciproque fait que seul le Chef (lui-même adepte du diviser pour régner) peut trancher et décider. La volonté d’unité communautaire derrière le Chef, le Parti, la Nation, ne peut supprimer par magie le morcellement entre classes, groupes, factions aux intérêts toujours divergents: simplement, ces conflits s’expriment plus souterrainement dans les oppositions entre les différentes bureaucraties et institutions. L’unité n’est que dans le symbolisme du Chef, le cérémonial, la mise en scène: la foule fait nombre, l’uniforme fait unité, la soumission disciplinée fait organisation, le tout fait force. Mais l’ensemble n’est qu’apparence: la foule cache les séparations des individus, l’uniforme l’inexistence de leur unité, la discipline la réalité de leur impuissance et des pires désordres.

Avec le fascisme, les couches moyennes salariées n’ont finalement fait qu’exacerber à leur façon la logique même du capital impérialiste en crise. Cette « exagération », cette radicalisation bornée et rageuse, propre à ces couches menacées d’un terrible déclassement par cette crise, permettra toujours aux divers représentants intellectuels de la bourgeoisie, eux qui ont tant et tant semé le vent de la « troisième voie » d’un capitalisme contrôlé par la volonté politique et morale, le vent du fétichisme politico-nationaliste, de dire « nous n’avions pas voulu la tempête ». BOSSUET leur avait comme par avance répondu: « Dieu se moque des créatures qui déplorent des effets dont elles continuent à chérir les causes ».

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CHAPITRE 4. LES INTERPRETATIONS DU FASCISME

Analyser ce qu’en disent les différentes interprétations, fonction de points de vue de classe particuliers, aide à saisir ce qu’est un phénomène historique. Par exemple, l’essence tout simplement capitaliste du fascisme apparaît non seulement dans l’analyse de ses actes, mais encore dans l’idéologie bourgeoise contemporaine qui nie le fascisme en le réduisant, en général, à un antisémitisme, ce qui lui permet de considérer comme non fascistes toutes sortes d’idées et de comportements ayant pourtant d’étroites parentés avec le fascisme, pour ne pas dire tout à fait identiques.

Faire du fascisme un simple accident de l’histoire, ou le fruit de la folie d’un homme (ou de quelques uns: la minuscule poignée de ceux qui furent condamnés après la guerre), ou encore simplement le produit de circonstances qu’on affirme si particulières (comme par exemple la guerre de 14-18 et ses traités injustes, la crise de 29, le retard de la formation nationale en Allemagne et en Italie) qu’elles ne se reproduiront plus, de traditions spéciales à un peuple (le militarisme prussien), c’est chercher à effacer ses liens profonds avec le capitalisme et le fétichisme qu’il génère, c’est refuser de voir la permanence du danger et empêcher de se donner les moyens de le combattre. Car enfin, s’il est vrai que ces circonstances ont joué un rôle, ce ne sont pas elles qui ont créé de toute pièce, à partir de rien, l’idéologie fasciste. Elles ont seulement amplifié son influence. Et d’ailleurs, que furent-elles d’autres pour l’essentiel que des aspects d’une crise du capitalisme qui n’a hélas rien d’exceptionnel et resurgit de nos jours?

Même les analyses récentes les plus sérieuses (comme celles présentées par N. POULANTZAS dans les années 70) n’échappent pas tout à fait à ce défaut. Leur intérêt est de présenter le fascisme comme le produit de la crise économique (et son corollaire la crise politique, la disqualification de la démocratie et de ses élites) et d’en fournir une analyse de classe: l’enragement des couches moyennes, la présence d’un prolétariat organisé mais imbibé d’idéologie réformiste, donc capable de résister aux plans d’austérité, ce qui est déjà une déclaration de guerre à la bourgeoisie vu la crise, mais restant dans une attitude purement défensive (défense des « acquis ») qui, ne pouvant permettre de gagner cette guerre, assurait de la perdre. L’Allemagne et l’Italie étaient des pays où, vu les conséquences de la guerre de 14-18 et les spécificités de leur formation nationale tardive, cette situation générale était particulièrement accentuée, en même temps que le sentiment national y était particulièrement frustré.

Si ce type d’analyse met bien le doigt sur les conditions qui ont fait que le fascisme soit arrivé au pouvoir dans les années 1920-1930 dans ces pays et non pas aux U.S.A. ou en Angleterre, elle ne dit pas pourquoi tant de monde ait pu y adhérer. Que la crise économique et que le nationalisme soient plus exacerbés dans certains pays que dans d’autres à un moment donné, ne nous dit rien sur l’origine de ces phénomènes. Dire que le fascisme « s’est enraciné sur le terrain de la crise économique et sociale », comme le répètent tant d’observateurs n’est que faire la constatation d’une occurrence, mais n’explique nullement pourquoi cette crise a produit précisément le fascisme, c’est-à-dire pourquoi il se fait alors que le fascisme soit devenu la représentation de l’avenir pour des dizaines de millions de gens en Europe (et le redevienne aujourd’hui). Bref, expliquer les circonstances n’explique pas la consistance, ni la constance, du lien entre le capitalisme et l’idéologie fasciste.

Il existe néanmoins deux autres types d’analyses qui ont tenté de donner du fascisme une définition plus générale, ayant valeur pour cette période de l’histoire moderne, celle du capitalisme développé. Nous allons les regarder de plus près pour cela. L’une, celle du 7ème Congrès de la 3ème Internationale Communiste, relie l’émergence du fascisme au stade monopoliste du capitalisme. Si elle n’a maintenant plus guère cours, l’immense influence qu’elle a eu en son temps la rend significative d’un mode de pensée toujours contemporain (le marxisme « vulgaire »). L’autre, encore très en vogue, dissout le fascisme dans le concept plus large de « totalitarisme » sensé rendre compte de tous les régimes politiques modernes qui s’opposent à la démocratie (et ainsi évacue immédiatement tout lien entre fascisme et démocratie et assimile fascisme et communisme).

4.1. LE FASCISME COMME DICTATURE DES MONOPOLES

Il faut rendre cette justice à la 3ème I.C. qu’elle n’a pas toujours été stalinienne et que, lorsqu’elle était encore une organisation révolutionnaire, elle eut la capacité d’élaborer des analyses stimulantes et novatrices, compte tenu de la nouveauté du phénomène, comme en témoigne par exemple la résolution qu’elle approuva en Juin 1923 et dont voici un extrait significatif concernant les bases de classe du fascisme:

« Son origine principale réside dans le fait que la guerre impérialiste et les troubles économiques qu’elle a engendrés ou accrus ont détruit contrairement à tous les espoirs les conditions de vie antérieures et la sécurité antérieure d’existence pour de vastes couches de la petite et de la moyenne bourgeoisie, de la petite propriété rurale et de l’intelligentsia. Ont également été déçus les vagues espoirs que certains membres de ces couches sociales avaient placés en une profonde amélioration de la société par le socialisme réformiste. La trahison de la révolution par les chefs réformistes du parti ouvrier et des associations ouvrières, leur capitulation devant le capitalisme, leur coalition avec la bourgeoisie dans le but de rétablir l’ancienne domination de classe et l’exploitation de classe – le tout sous le signe de la « démocratie » – ont conduit cette sorte de « sympathisants » du prolétariat à désespérer du socialisme et de sa capacité à rénover la société. Le manque de volonté et la peur de lutter qui font que l’écrasante majorité du prolétariat, en dehors de la Russie soviétique, tolère cette trahison, et travaille sous le joug capitaliste à renforcer sa propre exploitation et sa propre réduction en esclavage, ont enlevé aux petits et moyens bourgeois en agitation, et notamment aux intellectuels, la foi en la classe laborieuse comme pilier d’une modification radicale de la société. Se sont unis à eux certains éléments prolétaires qui, portés à une conduite active et exigeant des autres une conduite semblable, se sentaient insatisfaits du comportement de tous les partis politiques. En outre, adhérèrent au fascisme des gens déçus et déclassés, issus de toutes les couches sociales et restés sans attaches, en particulier d’anciens officiers qui se sont trouvés, après la guerre, sans profession et sans argent. Ceci vaut spécialement pour les couches moyennes évincées, d’où la marque fortement antirépublicaine prise par le fascisme ».

« Sans connaissances historiques et sans expérience politique, le groupe dominant le fascisme, constitué d’éléments très divers au point de vue social, attendait le salut d’un « Etat » qui, étant sa création originale et son instrument, et se prétendant au-dessus des classes et des partis, mettrait en œuvre son programme sans clarté et plein de contradictions, légalement ou non, « démocratiquement » ou dictatorialement ».

« Lors de la fermentation révolutionnaire et du soulèvement du prolétariat, le fascisme a partiellement sympathisé avec les forces révolutionnaires prolétariennes, ou il a plus ou moins flirté avec elles ».

« Les masses qui suivent le fascisme oscillent entre les deux camps formés par les grandes oppositions et luttes historiques de classe. Toutefois, devant le nouveau renforcement de la domination capitaliste et devant l’offensive généralisée de la bourgeoisie, elles se sont mises décidément du côté de la bourgeoisie, où leurs chefs se trouvaient dès le début. La bourgeoisie a aussitôt pris le fascisme à sa solde, pour qu’il la serve dans sa tentative d’écraser et d’asservir définitivement le prolétariat. Plus longtemps dure et plus longuement se manifeste la désagrégation de l’économie capitaliste, plus insupportables deviennent les souffrances qu’elle fait peser sur le prolétariat, et plus insuffisantes deviennent les intentions pieuses et la collaboration démocratique, prêchées par les réformistes, pour protéger l’ordre bourgeois contre la poussée de masses actives. Pour sa défense, la bourgeoisie a besoin d’un pouvoir agressif contre la classe laborieuse ».

« L’ancien appareil répressif de l’Etat bourgeois, qui se dit « apolitique », ne lui garantit plus une sécurité suffisante. Elle procède à la constitution de milices spéciales pour la lutte de classe contre le prolétariat. Ces milices lui sont fournies par le fascisme. Bien que, par son origine et par ceux qui le représentent, celui-ci comprenne aussi des tendances révolutionnaires, qui pourraient se retourner contre le capitalisme et contre son Etat, il devient néanmoins une dangereuse force de contre-révolution. Il en fournit la preuve où il gagne: en Italie »26.

Plus tard, l’I.C. évolua vers des positions totalement économistes (mécanistes) au fur et à mesure que STALINE en exerçait la direction absolue. Par exemple, quand le développement de la grande crise de 29 l’amena à affirmer que celle-ci signifiait automatiquement la fin du règne de la bourgeoisie et que le fascisme constituait sa création propre et directe, son dernier sursaut: sa situation était selon lui tellement désespérée qu’elle n’avait plus que la solution d’une dictature ouverte et violente.

Dans un premier temps, l’I.C. a affirmé que la social-démocratie, parce qu’elle représentait, sans nul doute il est vrai, l’influence bourgeoise dans la classe ouvrière, était l’alliée du fascisme. Elle la combattait en tant que « social-fasciste ». C’était confondre mécaniquement l’idéologie réformiste, qui repose effectivement, comme nous l’avons vu, sur les mêmes fondamentaux que l’idéologie fasciste, avec l’exacerbation et la mise en œuvre radicale de cette idéologie. C’était ne pas voir que les couches sociales socio-démocrates (petite bourgeoisie urbaine salariée, aristocratie ouvrière, mais aussi ouvriers peu conscients) oscillaient comme toujours entre le prolétariat et la bourgeoisie, et étaient le plus souvent attirées par les aspects apparemment anticapitalistes de la propagande fasciste à ses débuts. C’était donc s’empêcher d’en rallier ou neutraliser une partie, et s’isoler, alors que les récents mouvements insurrectionnels du prolétariat avaient été vaincus, ne le plaçant pas dans une position de force lui permettant de pratiquer ce « solo funèbre ».

Puis l’I.C., tout en conservant la même analyse que le fascisme représentait une radicalisation désespérée de la grande bourgeoisie, changea complétement de tactique. A son 7ème Congrès, elle adopta celle des Fronts Populaires qui consistait à rechercher l’alliance des forces réformistes en limitant ses objectifs à la défense de la démocratie et à l’amélioration du sort matériel du peuple. Le même économisme conduisait ainsi à un mécanisme tout aussi erroné que le précédent. Il consistait à considérer que la concentration monopoliste amenait nécessairement la bourgeoisie à être un petit groupe isolé, et que la gravité de la crise l’obligeait à s’arc-bouter sur la défense de ses seuls intérêts et à s’opposer à tout le peuple. Les couches intermédiaires ne pouvaient donc adhérer à « son » fascisme que si elles étaient trompées par sa propagande, mais leur fond restait « progressiste ». C’était encore une fois nier le caractère oscillant et contradictoire des couches moyennes. C’était surtout ignorer les racines profondes du fascisme dans le fétichisme étatico-nationaliste particulièrement développé chez elles. C’était ignorer qu’il y trouvait sa force pour ne voir en lui qu’une arme forgée de toutes pièces par la bourgeoisie contre le prolétariat et le peuple, ce qui est en réduire singulièrement la substance.

Ainsi selon la célèbre formulation de DIMITROV « le fascisme est la dictature ouverte, terroriste, des éléments les plus réactionnaires et les plus impérialistes du capital financier ». La crise ferait perdre tout appui à la bourgeoisie dans les masses, les poussant, toutes classes confondues, à la combattre. Le bloc défendant le capitalisme se retrouverait réduit à la poignée des grands financiers, « les plus réactionnaires » (les « 200 familles » disait le PCF). D’où son impossibilité à exercer le pouvoir sous sa forme démocratique, d’où la dictature ouverte de ce dernier carré de bourgeois! En somme, dans cette conception, la bourgeoisie choisit à sa guise la forme politique qui lui convient selon les circonstances, et dont elle pourrait changer comme de costume, la démocratie ou le fascisme. C’est imaginer que le pouvoir politique n’est que le simple reflet mécanique du pouvoir économique, l’Etat un simple outil forgé par la classe dominante au lieu qu’il résulte de rapports sociaux complexes.

Or, nous l’avons rappelé:

– Le fascisme est monté en puissance après la défaite des insurrections ouvrières et non comme dernier recours pour les vaincre. Il a conquis le pouvoir en éliminant aussi les partis conservateurs.

– C’est justement parce qu’elle avait peur d’être déclassée, de se prolétariser, que la petite bourgeoisie a été tentée par le fascisme qui s’affirmait comme « ni-ni » et non comme le défenseur des monopoles.

– C’est parce que la démocratie avait fait la preuve de son incapacité à surmonter la crise, de son dévouement au grand capital, du bavardage arrogant de ses élites, qu’elle s’est condamnée comme système politique. Brandir le drapeau de cette démocratie parlementaire, même affublée du qualificatif de « populaire », ne pouvait ni suffire aux masses, ni amener une solution (on sait que c’est la Chambre de majorité Front Populaire qui a mis PETAIN  au pouvoir).

– La politique des Fronts Unis de la 3ème I.C. ne pouvait que flatter les illusions sur la « 3ème voie » dont s’est nourri le fascisme. Dans une situation de crise plus encore que dans une situation « normale », toute politique s’appuyant sur l’intervention de l’Etat bourgeois et le renforcement de la Nation, avec pour objectif le « bon » capitalisme, ne pouvait que faire son jeu, lui qui promet d’être beaucoup plus radical et systématique en ce sens.

L’erreur de base de l’I.C. a consisté à considérer le fascisme comme strictement aux ordres d’une classe bourgeoise réduite à une poignée de magnats propriétaires du grand capital monopoliste, son « agent payé », « son bras armé ». Nous avons vu que s’il servait ces intérêts, c’était à sa façon, imprégné des préjugés fétichistes les plus bornés, et après avoir obligé la bourgeoisie de lui céder les rênes de l’Etat.

Sa façon, ce fut par exemple, de tout subordonner à la conquête militaire, l’autarcie, l’Etat maintenu tel quel quant à ses fonctions, mais désorganisé par la destruction des médiations institutionnelles, la toute puissance du Chef, les initiatives et la créativité bridées par l’écrasement de l’individu, l’encadrement policier comme mode d’organisation de la société. Pour éradiquer le fascisme, ce sont les racines de ces comportements (que nous avons vues aux chapitres précédents) qu’il faut détruire, et non pas flatter les illusions d’un « bon » capitalisme, juste et démocratique. Ce n’est pas parce qu’elle est dans une position économique subordonnée et menacée par le grand capital que la petite bourgeoisie développe des comportements politiques réellement anticapitalistes: le plus souvent, elle ne veut qu’un « autre » capitalisme.

4.2. LE TOTALITARISME

On a souvent dit que la promotion médiatique et le succès de l’analyse du fascisme comme totalitarisme (dont Hannah ARENDT fut sans doute la propagandiste la plus connue) venait de ce qu’elle le mettait dans le même sac que le communisme. Certes, le communisme dont il est question dans cette théorie n’est que le capitalisme d’Etat stalinien, ce qui facilite le parallèle (dont nous ne discuterons pas ici de l’éventuel bien fondé). Mais il représentait alors néanmoins, pour les bourgeois comme pour presque tous les prolétaires, la révolution (d’autant plus qu’il était tout auréolé de sa participation toute primordiale à la victoire contre le fascisme). A ce titre, il fallait le déconsidérer.

Pourtant, que la théorie du totalitarisme ait été portée au pinacle pour cette évidente raison de servir l’Occident dans la « guerre froide » ne suffit pas pour la répudier. On doit la juger sur ce qu’elle dit des causes du fascisme.

Or justement, elle n’en dit rien. Ou plutôt ne parle que de causes très superficielles: la démagogie, la volonté de puissance, la barbarie, et tout ce qu’on voudra qui découlerait inévitablement de la nature humaine dès lors que, sous l’effet d’une crise morale et politique, elle ne serait plus civilisée par la Raison démocratique et ses Droits de l’Homme.

Le fascisme serait donc un effet de la nature humaine condamnée à retourner inéluctablement à sa barbarie originelle dès qu’elle rejette les contraintes de la démocratie, ces abandons de soi-même qui, seuls, permettraient la vie civilisée en société. Il y aurait là comme du ROUSSEAU inversé: la nature humaine est mauvaise, seule les contraintes, volontairement acceptées, des formes démocratiques, viendraient permettre de la civiliser. Partant, la théorie du totalitarisme se contente de critiquer seulement la forme de pouvoir que le fascisme met en œuvre: idéologie unique, parti de masse unique, monopole de l’information, primat de la police sur la justice, principe du chef, affirmation de l’identité gouvernants-gouvernés. Ce qu’il y aurait de néfaste dans le fascisme ne serait pas tant son essence nationaliste, pas tant qu’il est le pouvoir d’une certaine classe, l’organisateur de certains rapports sociaux, mais seulement qu’il serait une forme de pouvoir n’acceptant aucune limite, voulant tout régenter, parce qu’il veut l’unicité totale de la « communauté » (de la Nation). La forme démocratique de pouvoir ne dépouillerait l’individu que d’une partie de sa puissance, lui laissant certaines libertés privées, tandis que la forme fasciste unirait en un seul tout individu et communauté.

Pour exacte qu’elle soit, cette photographie de la forme du pouvoir fasciste ne nous dit ni d’où elle provient, ni quel est son contenu. Peu importe pour elle qu’il puisse s’agir de l’organisation d’une violence des opprimés contre leurs oppresseurs ou l’inverse. Quelles classes soutiennent le fascisme? Quelles classes en souffrent? Quelles classes en bénéficient? Cela n’est pas une question pour des démocrates pour qui la forme du pouvoir d’Etat est la caractéristique déterminant s’il est « humain », civilisé, ou pas. Il est tout à fait significatif, par exemple, que la théorie du totalitarisme ne s’attache qu’à souligner les similitudes de formes du nazisme avec le stalinisme27, et ignore ses liens avec de grands groupes capitalistes allemands.

Pourtant, ces liens sont bien connus (par exemple avec l’énorme conglomérat I. G. Farben, grand financier et grand bénéficiaire du nazisme, dont le slogan « Arbeit macht Frei » ornait la porte de ses usines avant celle d’Auschwitz). Plus généralement, la théorie du totalitarisme « oublie » de considérer que les conditions générales de l’existence de ces groupes furent aussi celles du fascisme, et donc qu’un lien entre les deux est probable: concentration des capitaux et des masses, rôle économique primordial de l’Etat, nécessité de conquérir des débouchés extérieurs et rivalités acharnées pour la domination des marchés, etc. Enfin, ce que ne dit pas la théorie du totalitarisme, c’est que les circonstances qui amènent la forme fasciste du pouvoir d’Etat, correspondent aux nécessités du capitalisme concerné pour s’adapter aux problèmes particuliers qu’il rencontre (défaite militaire, perte des colonies, faibles positions sur les marchés mondiaux, faiblesses du capital national et besoins de le recomposer, lutte de classe particulièrement intense, etc.). Le contenu du fascisme est toujours de réorganiser et relancer l’accumulation du capitalisme national, et cela dans une situation politique où le consensus social est insuffisant pour permettre les nécessaires restructurations par la voie démocratique, et où la bourgeoisie n’est pas en situation d’imposer seule un régime d’exception (qui d’ailleurs ne mobiliserait pas les masses à la tâche comme le fait le fascisme), et accepte donc de céder l’appareil de l’Etat aux fascistes pour prix de leur collaboration.

Les liens particuliers du fascisme avec les couches moyennes n’existent pas non plus pour la théorie du totalitarisme. Sinon, il lui aurait fallu expliquer pourquoi ces supports massifs et traditionnels de la démocratie ont été aussi ceux du fascisme, c’est-à-dire expliquer leur conception du rôle de l’Etat et leur volonté de le voir jouer ce rôle. Et aussi expliquer leurs rapports avec l’idée de Nation.

Ne voyant rien des rapports sociaux de l’époque du capitalisme développé et comment ils sont vécus et compris par, au moins, une partie des masses, le totalitarisme ne peut évidemment pas voir non plus que la forme particulière d’Etat qu’organise le fascisme est justement l’expression, dans des circonstances historiques particulières, de représentations qui lui préexistent.

Toute classe qui tient l’Etat doit présenter son intérêt comme l’intérêt général. On a vu que cette représentation convient parfaitement aux couches moyennes. « Ni bourgeoises-ni prolétaires » mais au « juste milieu », elles pensent que servir leurs intérêts est se mettre au niveau de la moyenne, ce qui, dans leur optique comptable boutiquière, est confondu avec l’intérêt général. Elles veulent aussi supprimer les médiations du système parlementaire parce qu’elles amènent nécessairement à constituer une caste de politiciens professionnels qui se sert plutôt que de servir, comme disait le colonel de La Rocque. Le totalitarisme répond aussi à cette volonté de faire que l’Etat ne soit pas un appareil spécial dont la minorité qui l’occupe pourra profiter. Car alors, sauf à le supprimer, cela revient à imaginer que toute la société soit structurée et hiérarchisée (les faisceaux) pour former un gigantesque Etat. On peut tout imaginer dans le « Monde Enchanté » du fétichisme marchand où les divisions sociales réelles et concrètes qui fondent l’Etat sont supprimées par simple décret. Imaginer aussi bien un monde politique de citoyens égaux qu’une communauté où chacun n’est qu’un élément d’un tout ancestral et mythique (l’idéologie de « l’âme commune »!), et « naturellement » à sa place suivant les lois de la sélection darwinienne.

Le totalitarisme est aussi plus ou moins inhérent à tout moment de changement, en général violent, de la classe au pouvoir. La classe qui s’impose est certaine de représenter le progrès, l’intérêt général, et donc de son bon droit à s’imposer totalement (par exemple, la démocratie elle-même a dû être totalitaire, avec les Conventionnels, contre les Blancs, puis contre les Rouges, des Egaux jusqu’aux Communards). Et ensuite, pour conserver le pouvoir, il faut encore qu’elle use de la violence. Et aussi, il faut qu’elle contrôle et asservisse à ses fins tous les appareils idéologiques pour justifier son pouvoir et sa violence. Et encore, il faut qu’elle dispose de la police, de la justice, etc.

A vrai dire, au début de tout régime politique nouveau, l’arbitraire supplante le droit, puisque celui-ci ne peut être mis en place par la nouvelle classe au pouvoir qu’après ce pouvoir stabilisé. Etabli dans l’urgence de la nécessité et le désordre inhérent à tout bouleversement, tout nouveau régime impose arbitrairement ses propres formes de pouvoir avant que ses légistes ne les codifient, après coup, en Droit. Et notamment pour tout régime comme le fascisme qui, issu du besoin urgent des masses de surmonter une crise aigüe, donc tourné impérativement vers l’obtention immédiate des résultats dont l’espérance a fondé son succès, ne peut pas se permettre des lenteurs juridiques.

Bref, c’est quand même une évidence de dire que la violence, l’arbitraire, le musèlement des opposants au système en place, le contrôle étroit des appareils produisant et diffusant l’idéologie dominante, la manipulation de l’opinion, ne sont pas que le fait de régimes ouvertement fascistes, mais aussi des régimes démocratiques.

Finalement, la vérité de la théorie du totalitarisme tient en ceci qu’elle a pour but d’opposer une forme d’Etat à une autre, la démocratie au fascisme (et au « communisme » qui est posé comme identique au fascisme dans cette théorie), et de déduire automatiquement de cette seule opposition des formes un antagonisme absolu. Or non seulement cette théorie ne donne de la forme démocratique que l’image de ce qu’elle prétend être, et non de ce qu’elle est en réalité, mais les différences des formes entre fascisme et démocratie ne permettent pas, à elles seules, de conclure à un antagonisme fondamental.

L’hégémonie bourgeoise se réalise tant à travers les formes démocratiques que les formes fascistes de l’Etat, puisque leur contenu commun est d’organiser et développer le rapport social capitaliste d’appropriation, et qu’elle est toujours la classe qui bénéficie de ce rapport et reste, de ce fait, dominante.

La forme démocratique organise l’hégémonie bourgeoise par le moyen d’alliances de classes ouvertes. Ce sont en effet différentes organisations politiques, représentant différentes fractions et classes, qui sont admises à s’affronter sur le terrain électoral, dès lors du moins qu’elles sont constitutionnelles, c’est-à-dire n’ont pas pour objectif de renverser le capitalisme (ce que, de toute façon, le terrain électoral ne permet pas de faire). La multiplication des appareils et institutions étatiques permet un partage des ressources de l’Etat, subventions, prébendes et sinécures, suffisamment large pour faciliter et matérialiser ces alliances de différents partis et leur permettre d’entretenir leurs clientèles. A toi, à moi, on alterne. Je t’amnistie, tu m’amnisties, on se couvre. On s’immunise légalement des rigueurs de la loi. On se rétribue, on rétribue ses « amis ». On se tient par la barbichette: c’est le « consensus »!

Mais lorsqu’avec la crise vient le temps de la « rigueur » et des sacrifices, la lutte entre les différentes fractions devient plus âpre. On veut que sa part de gâteau soit préservée plus que celle des autres. Les oppositions d’intérêts corporatistes tournent à la foire d’empoigne. On va jusqu’à dénoncer les turpitudes des petits copains. Chacun pour soi et sauve qui peut. Cet égoïsme sacré, cette corruption étalée au grand jour de la misère de la masse, cette incapacité à tenir la moindre de ses promesses électorales et à résoudre en quoi que ce soit la crise, tout cela fonde l’idée que c’est la forme démocratique qui rend l’Etat impuissant à jouer son rôle de guide, de rassembleur, d’organisateur du « bon » capitalisme. Cette impuissance n’est pas comprise comme l’impossibilité de réaliser un quelconque intérêt général sous le capitalisme, mais est souvent ressentie, à l’inverse, comme la cause de la crise et de la non réalisation de cet intérêt général mythique. Alors, on veut l’union à tout prix au lieu des disputes, l’efficacité et l’ordre, au lieu de la gabegie, l’honnêteté au lieu des turpitudes, la volonté au lieu de l’impuissance. On s’imagine qu’en supprimant les formes d’expressions officielles des différentes fractions et groupes, on supprimera leur désunion, qu’en supprimant les multiples appareils démocratiques, on supprimera l’opacité et les magouilles. Bref, on s’illusionne qu’un changement de la forme de l’Etat et des hommes qui en exercent le pouvoir permettra de résoudre la crise.

Cette forme nouvelle ne sera qu’un couvercle mis sur la marmite dans laquelle bouillonnent toujours les divisions et contradictions de classes. Le fascisme sera d’autant plus violent et plus brutal que la démocratie, qu’il a fait de l’unité nationale son credo, qu’il l’a décrétée naturelle et vitale au point que tout opposant sera considéré comme un véritable criminel. Cependant, décréter qu’une idéologie est la réalité ne suffit pas à faire que la réalité corresponde à l’idéologie. On s’entête pourtant, et alors on doit utiliser de plus en plus la violence quand on est persuadé que son idéologie unioniste est l’expression du réel et que, donc, seuls des ennemis mortels, des traitres, des espions à la solde de l’étranger, l’empêchent d’être la réalité.

Pour Hannah ARENDT, ce qui opposerait fondamentalement le fascisme de la démocratie, c’est l’existence, dans la démocratie, de nombreuses institutions publiques indépendantes du pouvoir d’Etat (les fameuses médiations politiques: partis, syndicats, Justice, Parlement, etc.) garantes du respect de la diversité des opinions, des libertés individuelles. L’Etat aurait ainsi face à lui des contre-pouvoirs légaux: c’est ce que les idéologues démocrates appellent « l’Etat de Droit », l’Etat qui n’est pas le maître absolu, mais dont les pouvoirs sont limités par les droits dont disposent ces institutions représentant, soi-disant elles-aussi, les intérêts des individus. Mais déjà, ce terme « Etat de Droit » est tautologique, puisque c’est l’Etat qui fait le droit qu’il veut et que c’est lui encore qui l’exécute. Que les fonctions contradictoires d’assurer la reproduction des rapports de division sociale capitalistes et de maintenir l’unité sociale soient assurées par un appareil centralisé ou par un réseau de nombreuses institutions, qui à la fois se partagent différents rôles et luttent entre elles pour leur part de pouvoir et d’avantages, ne change que la forme de l’Etat mais nullement son essence de puissance extérieure aux individus, opposée à eux.

En réalité, toutes les institutions bureaucratiques diverses de la démocratie sont l’Etat, sont des appareils d’Etat dont le rôle est d’organiser le « consensus social », dans le respect de la Constitution, c’est-à-dire dans le respect des rapports capitalistes d’appropriation (et cela est le rôle y compris de toute l’opposition de « gauche », comme nous le rappellerons plus loin), donc de participer à l’organisation de l’hégémonie de la bourgeoisie. Qu’il existe des luttes d’influence et des dissensions entre eux est certain. Mais il ne s’agit jamais que de l’expression d’intérêts de coteries et de clans en lutte pour la prééminence.

Ces dissensions existent tout autant derrière l’unité totalitaire de façade de l’Etat fasciste28. Celui-ci d’ailleurs prolonge plutôt qu’il ne les contrarie les tendances du capitalisme des monopoles à développer un Etat bureaucratique hypertrophié, coupé de la masse des individus-spectateurs. Par exemple, en France aujourd’hui, cette tendance se vérifie à travers le renforcement du pouvoir exécutif, le déclin du rôle du Parlement, la professionnalisation poussée des fonctions politiques de plus en plus réservées à une caste, le développement de nombreux organes de pouvoir non élus (tels que Conseil d’Etat, Conseil Constitutionnel, C.S.A., le Sénat, la Banque Centrale, etc., le summum étant atteint par les institutions européennes!).

L’extériorisation des organes de pouvoir par rapport aux individus, la perte de toute maîtrise sur les décisions concernant l’ensemble des conditions de la production de leur vie, sont déjà le fait de l’Etat de forme démocratique et ne sont qu’accentuées par l’Etat de forme fasciste. Le MOLOCH totalitaire surgit des rapports sociaux d’appropriation-désappropriation de l’époque, la forme fasciste n’en est qu’un avatar particulièrement monstrueux. Elle ne fait en quelque sorte que prolonger ce que contient déjà la forme démocratique en proclamant ouvertement que l’intérêt privé doit être « totalement » soumis à l’intérêt général représenté par l’Etat, que le citoyen doit n’être qu’un patriote dissous dans la Nation. La différence, c’est que la démocratie proclame qu’il y a des Droits de l’Homme supérieurs à l’Etat: deux siècles de guerres, de barbaries coloniales, d’océans de misères autour d’ilots de richesses, nous ont cependant vacciné (espérons-le du moins) de ce genre de proclamation!

Bien sûr, si on se place seulement sur le terrain de la forme du pouvoir, comme le font les propagandistes de la théorie du totalitarisme, on pourra trouver encore bien des différences entre la démocratie et le fascisme. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’affirmer que la forme n’a aucune importance: d’évidence, la démocratique est plus lâche, plus ample, laisse plus de place aux initiatives pour construire une opposition et mener une lutte (du moins tant que celles-ci ne menacent pas trop la bourgeoisie). Mais ces deux formes émanent des mêmes rapports sociaux capitalistes et les reproduisent. Elles expriment aussi toutes deux la même illusion politique: l’idée qu’une forme politique pourrait représenter l’intérêt général (par le moyen de la puissance qu’elle aurait d’organiser et de commander à l’économie malgré l’appropriation privée de ses conditions), et concilier des intérêts privés fondés sur la séparation des individus dans la production de leur vie. Ce sont les circonstances, les conditions historiques concrètes dans lesquelles le capitalisme se développe et entre en crise, qui font que celle-ci ou celle-là prend le dessus à un moment donné.

Finalement, la tentative du concept de totalitarisme d’être le moyen d’opposer radicalement le fascisme à la démocratie échoue totalement puisque, ne pouvant aller au delà d’une opposition des formes du pouvoir d’Etat, elle laisse sans réponse la question des fondements du fascisme, de ses racines. Paradoxalement, elle rejoint la théorie stalinienne dans sa fonction d’opposer radicalement le fascisme à la démocratie. Mais le 7ème Congrès de l’I.C. avait au moins « l’avantage » sur les totalitaristes de tenter de fonder (de façon erronée) sa position sur une analyse de l’évolution du capitalisme et de ses rapports de classe.

La frontière est en fait si floue entre démocratie et fascisme, que cela rend assez facile aux idéologues fascistes de retourner aux démocrates leurs accusations de manipuler et contraindre les individus, et de leur dire: en fait, c’est vous qui les niez et les méprisez; nous, nous les prenons en considération pour ce qu’ils sont, pour eux-mêmes et non pas pour des masques, des citoyens abstraits.

Avant la guerre, Ortega y GASSET29 se taillait un franc succès en critiquant le fascisme d’être une sorte d’hyper-démocratie, un mouvement politique aboutissant à ce que les masses imposent leurs vues bornées et grégaires à la véritable élite. A peu près toute l’intelligentsia officielle du 20ème siècle pense comme lui, que le grand défaut de la démocratie, c’est d’être influencée par la foule, laquelle leur paraît tout à fait abrutie et nécessairement attirée par d’autres tout aussi médiocres qu’elle: les démagogues.

Le dictionnaire indique que la démagogie est « l’Etat politique dans lequel la multitude commande au pouvoir »30. En ce cas, O. Y GASSET a raison: le fascisme est une hyper-démocratie! C’est du moins ce que pensaient beaucoup qui ont voté en masse pour lui en Allemagne ou en Italie, croyant instaurer par là leur pouvoir direct.

Le dictionnaire dit aussi que la démagogie est « la politique par laquelle on flatte, on exploite, les sentiments, les réactions des masses ». Auquel cas, la démocratie est l’exemple type d’une démagogie comme on peut le constater chaque jour.

D’autres, bien que dans la même veine élitiste qu’O. Y GASSET, prétendront qu’il est vrai que le fascisme est plus démocratique que la démocratie, mais le revendiqueront comme un avantage. Il serait que le fascisme favoriserait l’émergence de l’élite véritable, naturelle, parce qu’il respecterait les individus concrets en respectant les inégalités (nommées pudiquement parfois différences). Au contraire de la démocratie qui, selon eux, par son « égalitarisme niveleur », étouffe les qualités nécessairement différentes de chacun, empêche chacun d’être librement lui-même.

Et la critique n’est pas dénuée de fondement. Il est bien vrai que le capitalisme (dont la démocratie est une forme d’expression politique) nie la diversité des qualités humaines en réduisant l’existence sociale des hommes, c’est-à-dire leurs rapports, à des quantités (leurs échanges n’y étant que de quantités de travail abstrait)31. Ce qui entraine non pas l’égalité des individus concrets, comme on le proclame, mais celle (en théorie du moins) de leur commune abstraction, chacun n’étant socialement que quantité (et c’est là tout ce qu’ils ont « d’égal »). Bien évidemment, ces idéologues profascistes ne proposent rien qui changerait quoi que ce soit à cette situation puisqu’ils ne veulent surtout rien changer à ce qui fonde l’existence sociale des hommes par la valeur d’échange. Leur « vraie » démocratie ne fait qu’entériner les inégalités capitalistes, la culture de la nation dominante à une époque donnée étant déclarée génériquement et génétiquement supérieure. Ils ne critiquent en réalité que l’idéologie démocratique qui décrète égaux, non pas des individus réels, mais des êtres abstraits, juridiques, des citoyens. Pour eux, il ne s’agit pas de reconnaitre que chaque individu est différent par des qualités, qui ne peuvent donc pas en tant que telles se mesurer, ni donc être égalisées ou hiérarchisées, mais de prétendre au contraire mesurer et hiérarchiser ces qualités (y compris en inventant les qualités « naturelles » des « races »).

La gauche, qui vit et pense elle aussi toute entière dans le monde capitaliste des quantités, prétend réaliser l’égalité par l’argent. Evidemment, tout ce qui est quantité peut être mesuré et égalisé. Mais outre que cette égalisation est impossible tant que règne la division sociale du travail contraint, ce qui distingue réellement les individus, leurs qualités diverses, ne peut pas être mesuré, ni donc égalisé.

Donc les théoriciens fascistes ont certes apparemment raison quand ils disent que cette idéologie « niveleuse » ne tient pas compte de la diversité réelle. Mais eux, ils la voient comme biologique, innée, alors qu’elle est acquise: ils décrètent une diversité fondamentale et éternelle des « races », qui entrainerait celle des cultures, et il y aurait une hiérarchie des unes comme des autres qui se déciderait, certes non pas dans la mesure, horrible chosification de l’homme, mais dans l’épreuve sublimement sélective de la « lutte pour la vie ». Leur critique de « l’égalitarisme » non seulement masque les causes des profondes inégalités qui séparent les classes, mais se borne à regretter que la démocratie, dominée par la quantité, le matériel, l’argent, ne sélectionne pas la « véritable élite », patriote, virile, conquérante, guerrière, fondée sur les véritables valeurs: le primat de l’âme sur l’argent, de l’esprit sur le matériel, du chef sur l’individu, des traditions sur le changement. Ces « valeurs », tout droit sorties du tribalisme animalier, ne peuvent, au mieux, que permettre le retour à la hiérarchie qualitative de la force brutale, de la horde primitive. Ces idéologues ne s’opposent à la société capitaliste qu’en voulant plaquer sur son mode de production maintenu tel quel une subjectivité pré-marchande. On ne peut trouver utopie plus réactionnaire (au sens littéral du terme).

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CHAPITRE 5. QU’EST-CE QUE LE FASCISME?

Le moment est venu où il est possible de proposer une réponse à la question: qu’est-ce que le fascisme? De sorte que nous puissions ensuite tenter de dire si on en voit, ou pas, poindre aujourd’hui la face hideuse. Mais le diagnostic, ce passage du concept à la réalité, n’a pas d’intérêt en lui-même si on ne le relie pas à une conclusion pratique. Il faut passer de « l’arme de la critique à la critique des armes ». Ce qui en premier lieu, dans le contexte actuel, est se demander si l’arme de la lutte démocratique peut vaincre le fascisme. En effet, la crainte du fascisme amène aujourd’hui tous les partis démocratiques à appeler à les consolider pour défendre la démocratie en état de décomposition avancée (en s’appuyant pour cela sur la théorie du totalitarisme et « des extrêmes qui se rejoignent »). C’est donc sur ce point qu’il faudra porter la réflexion.

Tout d’abord, le fascisme n’est pas ce qu’en disent les intellectuels médiatisés. Ce n’est ni un phénomène qui se réduit à quelques particularités, telles que le racisme ou la violence, ni qui n’est qu’un simple accident dû à des causes particulièrement exceptionnelles, ni même que l’on pourrait caractériser en l’opposant de façon antagonique à la démocratie. Ce qui frappe au contraire dans le fascisme, c’est qu’il n’y a pas une de ses idées qui n’existe déjà profondément dans les régimes démocratiques qui l’ont précédé. C’est pourquoi, le fascisme ne peut pas non plus se définir en se limitant aux formes particulières que prend l’Etat fasciste telles que, un exécutif tout puissant, un parti unique, un chef déifié. Cela n’existe pas en Israël, par exemple, qui pourtant est évidemment un pays fasciste, comme le montrent l’idéologie sioniste, la notion de peuple spécial élu par dieu, ayant le droit d’éliminer les autres de son « espace vital », etc. Cela existe par contre dans bien des pays qui ne sont que des dictatures militaires, ou féodales, comme l’Arabie Saoudite soutenue par les démocraties au prix de l’affamement du peuple irakien. Il serait simple de multiplier à l’infini les exemples de pays à forme d’Etat démocratique qui ne pratiquent nullement ce que la démocratie dit qu’elle est, et de pays à forme d’Etat totalitaire soutenus par les démocraties.

Si le fascisme ne se développe que dans une situation de crise profonde du capitalisme (économique et politique), cela n’est qu’une constatation qui n’explique pas pourquoi celle-ci engendre justement le fascisme, pourquoi son idéologie exprime les représentations que se font de très nombreux individus de leurs rapports sociaux et suscite ainsi leur adhésion en masse, pourquoi ils croient ainsi pouvoir réaliser un « bon » capitalisme et s’opposer au capitalisme existant, inventer une nouvelle société, une vraie communauté.

Pour l’expliquer, il faut, nous l’avons vu, retrouver les origines profondes de ces représentations dans le fétichisme, ou chosification des rapports sociaux de séparation propres au capitalisme, par lequel les mouvements des hommes sont dominés, déterminés par le mouvement des choses qu’ils ont créées. Comme quoi le poète a deux fois raison quand il dit que « le désordre des êtres est dans l’ordre des choses » (J. PREVERT). Parce que la domination de l’ordre des choses entraine effectivement le désordre chez les humains, et parce qu’elle est la normalité dans les rapports marchands. Le fascisme n’est qu’une expression de ce désordre auquel il prétend porter remède. Il n’est qu’un faux anticapitalisme, une idolâtrie de la « société politique », que le capitalisme lui-même a engendrée, de l’Etat, de la Nation, qui sont prises non pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce que l’idéologie démocratique dit qu’elles sont: l’Etat comme garant d’un intérêt général, la Nation comme réelle communauté. C’est-à-dire qui sont fétichisées, dotées de pouvoirs et de qualités purement imaginaires (à l’exception de leurs pouvoirs de coercition et d’appropriation). Dès lors, on voit que la violence du fascisme lui est congénitale puisqu’il se fixe pour objectif de rendre réels et agissants ces fétiches, puisque la volonté est non seulement chez lui violence par essence (la sélection des « meilleurs ») mais qu’elle doit réaliser ce qui est imaginaire, faux, donc impossible. Et plus l’impossible se manifeste comme tel, plus l’individu fasciste s’enrage, borné comme un âne.

Le fascisme est un phénomène daté, un phénomène de cette période du capitalisme où les individus perdent toute propriété sur les conditions de leur travail, toute maîtrise sur la production de leur vie. Pourtant la société marchande, à l’origine du capitalisme, avait créé l’individu comme propriétaire privé. Désapproprié, cet individu a perdu ce qui le constituait socialement. Ce qui pouvait le relier concrètement à l’expression politique de cette société (la protection, la garantie de cette propriété, de son libre usage, de l’appropriation des activités dont elle était le moyen et de leurs résultats), la démocratie, disparaît aussi. L’Etat, la Nation ne sont plus qu’extérieurs aux individus, les dominant, stigmates des temps passés se retournant contre eux. Mais beaucoup s’imaginent toujours qu’ils peuvent jouer le rôle qui était le leur à l’époque « heureuse » où ils contribuaient à la création de l’individu propriétaire et citoyen.

De ce fait, plus ces individus-là sont dépossédés (et plus les citoyens ne sont qu’une abstraction juridico-politique), et plus ils attendent de l’Etat qu’il soit leur providence, le deus ex-machina qui doit faire couler le lait et le miel. Puisque, dans le fétichisme dominant, le capitalisme n’est que « l’économie », et que l’économie, ce sont simplement des choses tels que argent, prix, bénéfices, monnaie, salaires, taux d’intérêts, etc., et que des choses, cela se mesure, se calcule, on peut gérer correctement leurs rapports, leurs équilibres leur répartition, de sorte que tout « aille bien ». Et pour cela, il suffit que l’Etat, donc les hommes qui le gèrent, en aient la volonté.

Et nous avons vu que le fascisme nait de cette croyance que la volonté politique puisse réaliser un « bon capitalisme », débarrassé des spéculateurs, de « l’argent-roi », et des saboteurs (les antinationaux: étrangers, financiers mondialistes, rouges) et géré par des guides vertueux et dévoués de l’intérêt national (vu comme l’intérêt général).

Les conditions dans lesquelles le fascisme peut se développer et arriver au pouvoir sont celles d’une crise économique suffisamment profonde pour déconsidérer la démocratie jugée incapable de la résoudre (bien qu’évidemment, la cause de la crise ne réside pas essentiellement dans la forme de l’Etat ou l’inaptitude des hommes politiques). Cette déconsidération touche non seulement les libéraux-conservateurs (la droite), mais aussi les réformistes qui jouent toujours dans ces situations le rôle d’user de leur influence dans la classe ouvrière pour en isoler et abattre l’aile la plus combative et faire payer par son ensemble les « restructurations » et la « rigueur ». Mais les couches moyennes, si nombreuses dans les pays capitalistes développés, sont aussi durement touchées. Leur rêve de sécurité et d’ascension sociale fait place à la peur du déclassement. Elles tournent leur rage contre les politiciens incapables, contre le système démocratique corrompu et impuissant. Le fascisme exprime la politisation et la volonté d’action directe de ces couches particulièrement imbibées du fétichisme de l’Etat et du « bon capitalisme », et qui, pour une large part, basculent du réformisme démontré impuissant au fascisme supposé puissant. C’est quand de larges fractions de la petite bourgeoisie salariée rejoignent idéologiquement et politiquement le noyau initial du fascisme (la petite bourgeoisie traditionnelle des petits propriétaires) qu’il devient un mouvement de masse pouvant prétendre au pouvoir.

Le contenu de classe du fascisme est déterminé par cette double caractéristique:

1°) Il est essentiellement le mouvement des masses petites-bourgeoises qui prétendent gérer l’Etat comme il se doit selon leurs petites cervelles: comme l’instrument de l’intérêt général, dont elles pensent qu’il coïncide avec le leur comme couches moyennes, au milieu.

2°) Mais elles ne veulent rien changer aux rapports sociaux capitalistes, puisqu’elles les croient naturels et que la volonté politique peut, selon elles, diriger l’économie à sa guise. Elles ne peuvent donc faire que la politique du capitalisme, et d’ailleurs le fascisme s’empresse de pactiser sans retenue avec le grand patronat sous le drapeau de l’intérêt national (on en connait la justification générale: « quand General Motors s’enrhume, toute l’Amérique éternue »).

La forme que prend le pouvoir fasciste est nécessairement violente et dictatoriale puisqu’il a engagé sa légitimité dans la promesse de résoudre la crise par la puissance d’une volonté sans états d’âme. C’est-à-dire qu’il doit agir dans l’urgence d’une situation critique, démontrer l’efficacité de son programme de renforcement de l’Etat pour éliminer les antinationaux, tenter d’unifier de force les classes sociales dans la Nation, établir la domination de celle-ci sur les autres.

Comme tout mouvement abolissant l’Etat antérieur (ou prétendant l’abolir puisque, dans ce cas, il ne s’agit que d’un changement des formes), il doit faire table rase du droit et des lois passées et ne connaitre d’abord que l’arbitraire de ceux qui croient représenter l’intérêt général contre les intérêts particuliers déchus (le régime précédent est toujours vu comme celui des intérêts de castes). Mais s’y ajoutent les caractéristiques propres aux couches qu’il représente (et particulièrement à ses fractions les plus réactionnaires: la petite bourgeoisie traditionnelle), notamment un nationalisme poussé à l’extrême, jusqu’à prétendre fusionner peuple, « race », nation, état, aboutissant à une communauté mythique incarnée par son chef, seul symbole possible d’une unité purement imaginaire. S’y ajoutent aussi la brutalité et la morbidité propres aux classes désespérées parce qu’elles se sentent, plus ou moins confusément, condamnées, sans avenir, et dont les actes sont dictés par la peur de perdre un monde ancien plus que par l’espoir d’en gagner un nouveau. Le fascisme est certes un extrémisme, mais dans la continuité, dans l’exacerbation de tendances déjà existantes avant lui, alors que la révolution est un renversement extrême.

Il n’est absolument pas dissociable du capitalisme: tout ce qu’il dit et fait est contenu dans les rapports sociaux et l’idéologie capitalistes. Il n’en est qu’une forme politique paroxystique, alors que la démocratie en est sa forme en période de jeunesse ou de développement.

Les idéologues de la démocratie reprochent sans cesse à ceux qui soulignent l’évidence de la parenté, de la continuité du fascisme et de la démocratie, de le « banaliser » et d’en faire ainsi un phénomène admissible, sans frontière précise, donc de le rendre difficile à combattre. Mais on constate tous les jours que c’est la démocratie moderne qui est tout à fait incapable de tracer cette frontière. Et ce qui serait grave, ce serait au contraire de ne pas montrer cette parenté, de telle sorte qu’on s’imaginerait pouvoir vaincre le fascisme en maintenant intacts, avec la forme démocratique, les rapports sociaux capitalistes qui l’engendrent encore et encore. Dès 1945, l’attitude des Alliés démocrates envers les fascistes a démontré la parenté dont nous parlons (et dont MITTERRAND fut, entre autres, le symbole éloquent). Le procès de Nuremberg a condamné une minuscule poignée de fascistes, mais ne fut en aucun cas le procès du fascisme, tout juste celui de l’antisémitisme, déclaré crime hautement spécial parmi tous les autres crimes.

Bref, si on comprend le fascisme pour ce qu’il est, ou si, tout simplement, on regarde les faits historiques, alors on voit bien qu’il est tout à fait inopérant de présenter la lutte démocratique comme étant la lutte antifasciste.

Chaque crise du capitalisme moderne renforce l’idéologie du « ni-ni » fondée sur le fétichisme de l’Etat dans une partie de la population. Lorsqu’elle imagine que les nationalisations et la fonctionnarisation d’un maximum de salariés seraient les moyens de reconnaitre la socialisation de la production, de garantir les droits des travailleurs et la qualité des services dès lors qu’ils sont « publics », elle ne fait qu’exacerber le fétichisme de l’Etat, selon lequel il serait chacun en étant tout le monde, l’intérêt privé en étant l’intérêt général.

Comme l’a montré l’expérience historique récente, les périodes de crise du capitalisme cristallisent toujours l’opposition au pouvoir bourgeois en deux mouvements: l’un se contente de s’en prendre à la forme du pouvoir, la démocratie, et aux hommes qui l’exercent, c’est le fascisme; l’autre comprend qu’il faut se débarrasser de la bourgeoisie en supprimant l’appropriation privée, c’est la révolution prolétarienne.

Pléthore d’intellectuels en vue ont sympathisé avec l’idéologie fasciste, voire avec le fascisme32. La crise ayant aiguisé la lutte des classes, ils se sont crus la capacité, du haut de leur intelligence particulière et de leur objectivité proclamée, de prêcher des solutions équitables. Et évidemment, ils ont trouvé géniale l’idée d’une « troisième voie » dans laquelle l’élite est chargée de mettre au pas le capitalisme en limitant ses « excès » et en l’obligeant à se mettre au service de « l’Homme », de la communauté, de la Nation, l’esprit dominant les choses de l’économie, le Droit dominant la réalité des rapports sociaux. Tout en conservant bien entendu les avantages dus à l’élite!

Aujourd’hui encore, ils prétendent tous que la démocratie a cet objet. Ils ne sont pas fascistes parce qu’ils soutiennent l’Etat d’Israël: donc, ils ne sont pas antisémites, C.Q.F.D. Ils ne le sont pas aussi parce qu’ils ont eu connaissance de ce qu’il n’hésitait pas à les enrôler aussi comme soldats armés de plumes, et n’avait aucune considération pour leur liberté d’expression, qui est leur puissance, leur privilège particulier en démocratie, à condition qu’ils se bornent à la défendre. Ils ne le sont pas car, enfin, ils sont payés pour la défendre, ne serait-ce qu’en parlant sans cesse de l’améliorer (ce qui leur permet de se prétendre critiques et non serviles).

Déjà, quand certains rejoignirent le camp de la démocratie avec De GAULLE, voire avec le PCF, c’était plus comme nationalistes antiallemands que comme antifascistes. De GAULLE était tout aussi maurassien que PETAIN, le PCF tout aussi anti-boche que platement démocrate (lui qui a apporté la Résistance sur un plateau à de GAULLE contre quelques postes gouvernementaux). Bref, ce n’est pas d’éradiquer les racines du fascisme qui les préoccupaient tous, puisqu’aussi bien, ils les ignoraient, mais surtout la meilleure façon de restaurer la Nation et l’Etat capitalistes français.

Si le livre de P. PEAN, Une Jeunesse Française, qui a fait quelque bruit, montre bien, quoique complaisant, comment un bourgeois moyen comme F. MITTERRAND, pouvait sans problème concilier un militantisme d’extrême-droite et un soutien actif à la Révolution Nationale fasciste avec la lutte antiallemande, ce furent en réalité des milliers de MITTERRAND, PAPON, BOUSQUET, qui se retrouvèrent, après guerre, à des postes de responsabilité dans le monde des affaires, de la politique ou des médias (HERSANT, mais aussi H. BEUVE-MERY, fondateur du MONDE, membre dirigeant du « groupe d’URIAGE » créé « comme une institution destinée à former les cadres de la Révolution Nationale »33, ce journal étant toujours aujourd’hui démocrate, et représentant typique de la « troisième voie »).

Pour mieux éviter les révélations embarrassantes, les dossiers des personnels de VICHY ont été classés incommunicables avant 120 ans (100 ans pour les archives judiciaires). Ainsi le procès de VICHY n’a jamais été fait par la démocratie. Drôle d’antifascisme que tout cela. Car enfin, il y en a eu des milliers de hauts fonctionnaires, de policiers, de juges, pour se mettre au service de la Révolution Nationale avec zèle, des journalistes pour l’encenser, des intellectuels pour vanter sa supériorité. Mais la réalité est que toucher à la collaboration aurait été mettre en cause 90 % de la bourgeoisie française, et donc les serviteurs de la démocratie à nouveau en place, qui ne fut pas regardante à utiliser le personnel de VICHY. Seuls furent jugés condamnables (mais pas toujours condamnés), la collaboration ouverte avec l’ennemi allemand et l’antisémitisme. Mais d’avoir été pour la Révolution Nationale, d’avoir formulé, diffusé, organisé le fascisme, n’était pas péché pourvu qu’on ait été nationaliste. Et cela était évidemment fréquent, de nombreux fascistes français étant restés antiallemands par nationalisme bien compris (PETAIN, « le bouclier », s’affirmait aussi comme tel, sa seule erreur de ce point de vue ayant été de se tromper sur le camp vainqueur).

Ainsi les individus étant passés de la formulation, propagation et défense de la Révolution Nationale fasciste, à celle de la démocratie sont beaucoup trop nombreux pour qu’on puisse penser qu’il se soit s’agit simplement d’opportunisme. C’est bien plutôt parce qu’il ne s’agissait pour eux que de deux formes politiques par lesquelles ils pensaient servir le même but: un capitalisme vertueux, guidé par l’élite sur les voies d’un développement harmonieux, consensuel et rationnel, au service de la Nation idéalisée comme communauté. Bien entendu, ils récusent pour la plupart aujourd’hui les atrocités où le fascisme a conduit. Mais ils ne récusent pas ce but qui les a conduit au fascisme, dans des circonstances déterminées. Voilà pourquoi, ils le réduisent à certains de ses aspects les plus irrationnels, comme le racisme poussé à l’extrême, sans voir que l’irrationnel est déjà dans leur idéologie utopique, et que la barbarie nait de la volonté d’imposer une utopie, coûte que coûte parce que la situation d’une crise ne supporte plus le statu quo, et qu’il faut donc bien opposer quelque chose qui apparaisse différent face à l’autre alternative de changement, le communisme (« mieux vaut HITLER que le Front Populaire » quand on est bourgeois et qu’on croit que celui-ci est le communisme).

Pas plus hier qu’aujourd’hui, la démocratie ne représente un antifascisme radical. Son seul intérêt est qu’elle est une forme de pouvoir qui permet en général plus facilement l’organisation d’une opposition (dans certaines limites) et donc l’organisation du prolétariat en classe indépendante. Même si ceci se paie au prix d’une certaine corruption idéologique (la croyance en la possibilité de changer les choses par le vote), ce n’est pas tout à fait négligeable. Mais comme la démocratie ne peut pas éradiquer les racines du fascisme, qui sont aussi les siennes, et ne l’a pas fait en 1945, son rétablissement n’empêche nullement que renaisse toujours la bête immonde, comme nous le voyons aujourd’hui. Et devant ce possible combat à venir, nous devons nous rappeler qu’il serait illusoire pour les antifascistes de penser pouvoir le livrer en s’abandonnant, comme pendant la dernière guerre, au camp de la démocratie, ne serait-ce que, tout simplement, parce que celle-ci n’a jamais livré et ne peut pas livrer ce combat à fond, jusqu’au bout, sans se condamner elle-même.

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CHAPITRE 6. LE FASCISME AUJOURD’HUI?

Bien évidemment, les conditions d’aujourd’hui en Europe ne sont pas celles des années 1920-30. Si une espèce de fascisme devait naître à nouveau du « ventre fécond de la bête immonde », elle ne revêtirait pas des formes strictement identiques à la précédente, quoique l’histoire bégaie parfois. Mais quant au fond, elle ne pourrait surgir que de toujours la même chose: comme fruit de l’idéologie fétichiste, du type « troisième voie », « ni-ni », Etat garant de « l’intérêt général », issue des rapports sociaux (de séparation des individus, d’appropriation-désappropriation des conditions de la production) du capitalisme.

Si les formes d’un éventuel fascisme dépendront de circonstances spécifiques qui ne sont, bien sûr, pas toutes prévisibles à l’avance, on peut prévoir qu’elles devront tenir compte de l’immense extension-concentration mondiale qu’a connue le capitalisme des monopoles depuis la fin de la guerre, donc de l’imbrication accrue des productions et des échanges mondiaux, de la formation de nouveaux marchés par regroupements nationaux (telle la C.E.E.).

Néanmoins, cette mondialisation et ces regroupements en blocs impérialistes concurrents peuvent changer les dimensions des nationalismes et des affrontements (on peut, par exemple, imaginer un fascisme européen-chrétien), mais cela ne change rien au fétichisme de l’Etat-Nation propre au capitalisme. Ni dans les pays ayant conquis récemment leur indépendance nationale, où il prend fréquemment la forme de se percevoir comme « nations-prolétaires » exploitées, dominées, toutes classes confondues, et où fleurissent régimes militaires et mouvements « intégristes » au prétexte d’une lutte nationale (économique, culturelle, etc.) contre les « nations dominatrices ». Ni dans les pays très développés, où les éventuels regroupements nationaux (type C.E.E.) sont justifiés par la volonté de se renforcer contre les autres blocs impérialistes concurrents, ainsi en général, que par la défense « des valeurs de l’Occident », chrétien, blanc et de civilisation supérieure.

Mais nous nous contenterons ici de juger de la préparation et des possibilités d’une résurgence du fascisme en France, en regardant ce qui se passe « chez nous » aujourd’hui.

6.1. PERSISTANCE DE L’IDEOLOGIE DE LA « 3ème VOIE »

Dans la grande crise économique et politique qui se développe, lentement mais profondément, depuis une vingtaine d’années, le fétichisme de l’Etat, tel que nous l’avons décrit dans les chapitres précédents, se manifeste vigoureusement. Et avec une vigueur d’autant plus accrue qu’il ne rencontre pratiquement plus aucune opposition du fait que le mouvement ouvrier a été défait, sans même avoir combattu, par simple implosion, conséquence d’un flirt ancien et prolongé avec les partis réformistes, « communistes » ou « socialistes ». Par la même occasion, ses compagnons de route intellectuels, par définition toujours occasionnels et incertains, ont rejoint en masse le camp de la bourgeoisie triomphante.

Du point de vue des classes sociales, l’originalité de la situation d’aujourd’hui par rapport à celle d’avant-guerre, dans un pays comme la France, est que le développement du capitalisme a réduit drastiquement la petite bourgeoisie des petits propriétaires (notamment des masses rurales) et développé massivement la petite bourgeoisie salariée urbaine.

De fait, le salariat est devenu la condition généralisée de l’immense majorité. Cela ne veut évidemment pas dire, comme le répètent à l’envie les esprits simplistes ou intéressés au statu quo social, que les salariés ne forment qu’une seule classe, de l’ouvrier au directeur. Mais ça leur donne néanmoins l’impression de vivre une commune condition, d’être sur la fameuse commune échelle, de n’être séparés les uns des autres que par plus ou moins de salaire.

Par ailleurs, cette situation de salariat généralisé a amené la nécessité d’une gestion cohérente de cet ensemble au niveau de l’Etat. En effet, des questions aussi importantes pour la reproduction de la force de travail que le logement, l’éducation des enfants, la santé, etc., ne pouvaient plus être traitées par chaque famille, ni même localement par chaque patron. Les syndicats, s’appuyant sur des luttes massives et parfois vives, mais limitées à l’aménagement du rapport capital-travail, se sont chargés de les négocier avec l’Etat et d’obtenir des lois sociales.

Pendant les « 20 glorieuses », ce fut l’établissement de ce que certains économistes ont appelé le « compromis fordiste », c’est-à-dire l’obtention de hausses de salaires et d’un meilleur niveau de vie, contre l’acceptation de conditions de travail taylorisées. Mais ces gains salariaux, miettes qu’il est possible de recevoir en période de développement soutenu des profits, ne pouvaient évidemment pas se poursuivre avec l’arrivée de la crise.

Nous ne développerons pas ici une analyse de la crise. Mais, si nous voulons estimer la possibilité de son éventuel débouché fasciste, nous avons à considérer ses effets idéologiques et politiques en cours. Et pour cela, il faut partir de cette caractéristique essentielle du capitalisme moderne en ce qui concerne les individus: ceux-ci sont presque tous des salariés.

Et cette situation renforce leurs convictions qu’ils ont tout à attendre de l’Etat. Expliquons ce phénomène. L’immense généralisation et concentration du capitalisme a fait qu’aujourd’hui, c’est le salariat, et non plus la propriété privée individuelle, qui confère une existence sociale (qui crée le « lien social » comme disent les sociologues). Cela fut encore accentué par la lutte syndicale pour la vente de la force de travail au meilleur prix et pour sa gestion par la loi, qui a conduit à faire du salariat la condition pour obtenir toutes sortes de droits (assurés par le biais de « prélèvements obligatoires » qui redistribuent, en France, plus de 45 % du P.I.B.) tels qu’allocations familiales, sécurité sociale, retraite, indemnités de chômage, logements sociaux, etc.

Aux débuts du capitalisme, le salariat était peu répandu et synonyme de contrat libre et privé, donc d’absence de toute intervention étatique. LE CHAPELIER, dans son rapport sur la célèbre loi du 14 Juin 1791 (sans doute la forme juridique la plus pure de la conception de la liberté et de l’individu dans les rapports marchands qu’instaure la révolution bourgeoise), indique: « Il faut remonter au principe que c’est aux conventions libres d’individu à individu de fixer la journée de travail pour chaque ouvrier, à l’ouvrier de maintenir la convention qui a été faite avec celui qui l’occupe. Quant au salaire, seules les conventions libres et individuelles peuvent les fixer »34. C’était l’époque des individus « égaux », quant à la liberté de passer contrat, de la petite propriété. Aujourd’hui, à la fin de l’évolution du capitalisme, c’est tout le contraire. Cet individu là a disparu en même temps que sa petite propriété. Massifié, dépouillé, il n’a eu que la force de sa classe pour construire progressivement un statut à cet individu socialement autre: celui de salarié.

Ainsi, autrefois, l’individu était fondé dans la propriété privée (ou n’existait pas socialement), et donc exigeait de l’Etat la protection de cette propriété et de sa libre jouissance. Aujourd’hui, l’individu de la masse n’existe socialement que comme salarié, et c’est donc la garantie du statut salarial, sa protection (les « acquis »), qu’il exige de l’Etat. Certes, dans ces deux situations, les individus ont perdu tout ou partie de leur puissance. Ils font donc appel à cette puissance spéciale, l’Etat, censé être leur puissance (se substituer à eux dans la maîtrise de leurs conditions d’existence). Mais dans le premier cas, l’Etat est encore faible puisque beaucoup d’individus ont encore une certaine maîtrise (partielle, bornée à l’étroitesse de leur sphère privée) de leurs conditions d’existence à travers la propriété de ses moyens de production. Donc, une partie de leur puissance reste de leur côté. Dans le second cas, ils en sont dans leur majorité totalement dépouillés (y compris de leur habileté propre, de leur « métier », passés dans les machines, du côté du capital). Donc, soit ils attendent tout de leur force collective à se réapproprier ces conditions, soit ils attendent tout de l’Etat.

Dans le salariat, le travailleur vit une situation dont il a une représentation immédiate doublement illusoire: d’abord la croyance que le salaire est le prix du travail (et non le prix de la force de travail, le coût de sa production); ensuite celle, qui en découle, du salariat comme base de toute existence et ascension possibles, d’enrichissement vu sous le seul angle étroit du « niveau de consommation », et comme fondant une « échelle sociale » dans laquelle les classes disparaîtraient (à l’exception peut-être des « patrons »).

De la première illusion résulte une tendance à réclamer un « juste » salaire. Quoi de plus naturel bien sûr à première vue. Mais qu’est-ce qu’un juste salaire? Il n’y a évidemment aucune réponse possible à cette question, car, le travail étant concret, qualitatif, il ne peut pas se réduire à une mesure (même si tous les efforts de « l’organisation scientifique du travail » tendent à déqualifier le travail afin de pouvoir, justement, le réduire à une simple quantité, mesurable, ce qu’exige la loi de la valeur, qui exprime le rapport social de séparation capitaliste sur le plan « économique »). Seule la force de travail, marchandise, a une mesure (fonction du temps de travail social nécessaire à la produire), et s’échange, comme toute marchandise, suivant cette mesure. La lutte pour le salaire a pour objectif de modifier la part de la richesse produite qui va au capital par rapport à celle qui va à la force de travail. Ce qui, premièrement, n’a rien à voir avec une quelconque « justice », et qui, deuxièmement, ne peut apporter que des modifications temporaires et marginales. En effet, comme c’est la mise en œuvre du capital qui décide de celle du travail, c’est finalement nécessairement lui qui impose sa « loi », puisqu’il ne se met en œuvre qu’à ses conditions. Tout cela est connu: la forme salariale traduit cette caractéristique du capitalisme de réduire le travail à une marchandise quantifiable, ce qui est la négation même du travail (et de l’homme): elle ne peut donc pas être la possibilité d’obtenir une part des richesses sociales qui correspondrait à ce que chacun a fourni à la société35. Et si, certes, il faudra bien en arriver à prendre les richesses des mains de la minorité qui les accapare, il serait aussi stupide de prétendre y parvenir avec la forme salariale (qui contient et implique cet accaparement, sinon elle n’existerait pas) que de vouloir manger une soupe avec une fourchette.

Mais évidemment, comme le salaire paraît à première vue devoir payer tout le travail, il en résulte nécessairement une exigence d’équivalence de la part des salariés. Les revenus salariaux sont considérés comme d’authentiques représentants du travail, les seuls vraiment « honnêtes », et « doivent » mesurer et récompenser équitablement le travail concret de chacun, ses mérites et ses efforts. Dans le monde de l’illusion salariale, la société n’est plus divisée en classes, définies par leur position dans l’appropriation effective des conditions de la production (d’où se déduit nécessairement la fameuse « répartition des revenus »), mais est une vaste échelle continue avec, en bas, les pauvres, et, en haut, les riches. Il en résulte une demande de justice sociale qui se réduit au simpliste « il n’y a qu’à » prendre l’argent où il est, « les riches doivent payer », etc. Demande qui est une exigence faite à l’Etat de jouer son rôle de garant du mythique intérêt général en décidant, par décret, de faire fonctionner le capital de telle sorte que l’argent aille au peuple! « Le problème essentiel est de savoir où va l’argent dans notre pays. Doit-il servir les intérêts du monde de la finance et de quelques multinationales ou être orienté vers la satisfaction légitime des besoins de millions de citoyens? ». Dans ce tract du PCF (1996), on retrouve un condensé du fétichisme: il y a tout le monde ensemble sur la même échelle salariale, de l’ouvrier au cadre supérieur, et en face de ces « citoyens », seulement « quelques multinationales »; l’Etat peut orienter à sa guise les flux financiers, sans qu’il soit question de révolutionner les rapports sociaux qui les conditionnent, les salariés, qui sont largement majoritaires, n’ont qu’à, tout simplement, l’exiger par leur vote.

Même les intellectuels stipendiés, sociologues, journalistes, économistes, savent très bien décrire, en poussant de hauts cris, le fait que les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Il suffit de lire Le Monde Diplomatique, Libération, etc. Accordons leur qu’ils n’ont pas peur du ridicule, puisque ce sont les mêmes qui moquent comme démentie par les faits l’analyse de K. MARX permettant d’expliquer la paupérisation (relative) des masses comme tendance du capitalisme. Mais la question n’est pas tant de décrire une situation, car tous ceux qui la vivent la connaissent bien, mais d’en comprendre les causes. Pour ces Messieurs, il n’y a aujourd’hui plus de doute, le responsable, c’est une certaine forme « exagérée », débridée du capitalisme moderne: le « libéralisme », la mondialisation des « marchés » qui les rend incontrôlables par l’Etat. Cette « mondialisation » est leur diable n°1, ils proposent donc de revenir à un marché plus restreint que l’Etat serait sensé pouvoir contrôler! Ils veulent opposer à cette toute puissance des « marchés » une réponse géographique et une forme d’Etat capable de les soumettre à la volonté politique, celle de l’intérêt général bien sûr. Et selon eux, c’est simple: si cet Etat démissionne devant « le marché » (qui est-ce?), « l’argent-roi » (qui ne le vénère pas?), ce sont les hommes qui le dirigent qui en sont responsables. Ayons donc des hommes politiques capables de développer un capitalisme dominant « le marché » (quelle salade!) et « l’Homme » triomphera sur l’Argent, le social sur l’économie, l’équité sur l’injustice. Mais quelles seraient ces forces puisque gauche et droite ont dû tour à tour « capitulé » devant cet ennemi, aussi mystérieux qu’anonyme, le « marché »? A vrai dire, il ne reste que le FN qu’on n’ait pas encore essayé!

Pour ces cerveaux estampillés conformes et régnants en maîtres sur les médias réputés les plus « sérieux », il ne vient même pas à l’idée que le couple accumulation-paupérisation est inhérent au rapport social de séparation capitaliste. Et que donc demander à l’Etat, qui en est la conséquence en même temps qu’il est en charge de l’organiser et de le reproduire, d’en supprimer les effets nécessaires et inévitables, est lui demander l’impossible. Qui plus est, cette demande de lui voir jouer un rôle renforcé, plus volontariste, plus dominateur, va dans le sens même de la fascisation, en confortant dans les masses l’idée que la force de l’Etat est bien la solution, facilement réalisable pour peu qu’on veuille bien en user avec force, absolument.

La deuxième illusion introduite par le rapport salarial apparaît dans le rôle mystificateur de cette échelle sociale dont on pourrait gravir les barreaux en tout ou partie, en une ou plusieurs générations. La généralisation du salariat, associé au développement de l’enseignement, a ainsi suscité un mythe de l’ascension sociale beaucoup plus que ne l’a fait l’époque de la propriété privée, qui, par les héritages, figeait beaucoup plus les professions et les situations sociales.

Pendant les 20 glorieuses, ces années où les ouvriers immigrés étaient tant recherchés et s’entassaient dans des bidonvilles, la masse de la petite bourgeoisie salariée urbaine (et des ouvriers les plus « privilégiés » s’assimilant idéologiquement à cette petite bourgeoisie) a considérablement grossi et relativement prospéré. Ces couches intermédiaires sont celles qui sont en général chargées des tâches de gestion, de contrôle, d’organisation, de fonctions commerciales et financières, etc. Ingénieurs, techniciens, administratifs, commerciaux, fonctionnaires, enseignants, petits et moyens cadres en tous genres, ils atteignent alors environ 20 % de la population active. Et ce sont évidemment ces couches qui, aujourd’hui particulièrement frappées dans l’espoir d’un progrès continu qu’elles s’étaient forgé, sont particulièrement saisies de la peur de la « descente », de la retombée dans le prolétariat, du déclassement.

A leurs côtés, il y a aussi toute la bureaucratie syndicale, payée par l’Etat et chargée d’organiser le fameux statut salarial, base nouvelle, moderne, du compromis démocratique. Son rôle est d’assurer la fonction de représentation et d’encadrement des salariés afin qu’ils fixent bien leur attention sur « l’échelle sociale », bornent leurs ambitions à en diminuer la hauteur (le fameux écart riches-pauvres) et à en gravir les barreaux. En échange, ils occupent milles institutions, dix mille fauteuils, cent mille strapontins dans les innombrables organismes chargés de cette cogestion démocratique (comités d’entreprises, organismes sociaux, d’assistance, de formation, institutions paraétatiques diverses).

Dans cette peur d’avenir bouché, de dé-classification, ces couches rejoignent ce qui reste de petits bourgeois traditionnels, les petits commerçants et autres professions libérales, qui sont eux aussi menacés de perdre ce qu’ils ont eu tant de mal à amasser et qui les distingue de la masse déshéritée. Et cela pendant que des « spéculateurs », des « gros », sans mérite, sans suer, gagnent tant d’argent « en dormant ».

Ces craintes sont évidemment tout à fait fondées. Tout comme les ouvriers, les classes moyennes sont fortement touchées par la crise qui oblige à une remise en cause de tout le statut salarial antérieur. C’est ainsi, pour ne rappeler qu’un exemple, que le contrat salarial « classique », c’est-à-dire à durée indéterminée, concernait 80 % de la population active en 1975 et moins de 50 % aujourd’hui. Même les secteurs les plus avantagés, c’est-à-dire ceux où l’arme de la grève peut gêner le plus le capitalisme (transports, énergie et autres « services publics » en général), sont à leur tour atteints par la « déréglementation ».

Or ces couches moyennes salariées étaient aussi celles qui croyaient le plus au monde enchanté de la démocratie, puisqu’elles avaient prospéré dans la période des « 20 glorieuses ». Et nous savons que dans la conscience des habitants de ce monde enchanté, c’est à l’Etat qu’il revient de dominer l’économie, de garantir les statuts, l’égalité des chances, la sélection des élites selon les mérites, la juste redistribution des richesses et autres contes de fée. Si leur monde s’écroule, c’est que l’Etat est mal géré. Cela se voit tellement bien d’ailleurs dans les gaspillages innombrables, dans le train de vie et la corruption des élus (qui n’ont à opposer aux accusations de corruption et détournements de fonds que des « tout le monde l’a fait » ou des « c’est pas pour moi, c’est pour mon fonds de commerce », pour mon parti dont je suis le franchisé, pour ma publicité électorale), que l’affaire est entendue.

Alors s’élèvent à nouveau les voix des différents tenants de la « troisième voie », de l’Etat « ni-ni », au dessus des classes, national, de « l’intérêt général ». Pour seules causes, elles trouvent des boucs émissaires. Pour certains, ce sont les immigrés. Pour tous, c’est le « capitalisme sauvage », mondialisé, libéralisé. Bref, quelle que soit la voix, de gauche ou de droite, il s’agit toujours de la démission de l’Etat devant des puissances obscures et inquiétantes: les étrangers, le marché, la « finance », Maastricht, la monnaie unique, les étiquettes ne manquent pas. Mais il ne s’agit jamais des causes réelles de l’impuissance de l’Etat. Il n’est jamais vu impuissant par essence, mais seulement par circonstance.

Pourtant, il nous faut bien renvoyer dos à dos le libéralisme et l’étatisme: le capitalisme « libéral » moderne ne fonctionne pas sans un Etat omniprésent, et l’étatisme, pas plus hier en URSS qu’aujourd’hui ailleurs, ne peut modifier son cours.

L’idéologie libérale a atteint un apogée dans les années 80 avec les THATCHER, REAGAN, MITTERRAND (après le « tournant » de 83). Un de ses chantres médiatiques, G. SORMAN, la définit comme « un principe clair qui, partout et en toutes circonstances, privilégie la personne humaine contre l’Etat »36. L’Etat bureaucratique, niveleur, gaspilleur, qui étouffe les initiatives, broie les individus, les décourage d’entreprendre, et absorbe de manière improductive une énorme part des richesses produites.

Voilà la démocratie moderne décrite, et décriée, dans ses grandes lignes! Mais l’ode au « moins d’Etat » de l’idéologie libérale n’est que l’habit qu’elle se donne. La réalité du libéralisme est tout autre. Il y a belle lurette que l’Etat du capitalisme intervient, et de plus en plus au fur et à mesure que l’accumulation nécessaire à la reproduction du système se fait de plus en plus difficile. Ceci est aussi l’expression du fait que plus le capital se développe et est concentré, et plus il échappe à la maîtrise des individus privés. Il faut donc que l’Etat intervienne toujours davantage pour gérer une société dont le paradoxe est qu’elle a dissous la propriété privée mais prétend ne reconnaître que des individus (et leurs rapports) fondés sur elle. Paradoxe que le libéralisme prétend résoudre en retournant à la forme « légère » d’Etat propre à l’époque de l’hégémonie de la petite propriété privée.

Bien évidemment, cela est impossible. Il ne peut rien changer à ces tendances générales, et est amené, comme tous les autres courants politiques démocrates, à faire le contraire de ce qu’il dit. Prenez l’exemple de REAGAN, qui fut le champion mondial toutes catégories des libéraux. Pourtant sous son règne, c’est l’étatisme qui a fait rage. Par exemple: augmentation inouïe des dépenses militaires et du déficit budgétaire pour relancer l’économie; respect de la « libre entreprise » au point de quasi nationaliser une grande banque en faillite (la Continental Illinois Bank); respect du « libre commerce » par une extension du protectionnisme (qui concerne 35 % du marché en 1983 avec ce libéral, contre 20 % avant lui); respect de la liberté en multipliant les interventions militaires indirectes ou directes, etc.

Les idéologues de l’Etat comme puissance pouvant dominer « les marchés » n’ont pas manqué de dénoncer la liberté libérale comme celle du renard dans le poulailler. Liberté de licencier, liberté des horaires de travail « flexibles », liberté de fixer les salaires au plus bas, liberté de diminuer les impôts des entreprises, liberté de répandre du gaz mortel à Bhopal, liberté d’affamer les irakiens par blocus, de dépouiller et massacrer les palestiniens. Bref, une liberté aussi étroite que celle du soldat sur le champ de bataille: tuer ou être tué. Ils n’ont pas manqué d’observer que le libéralisme, ce n’était pas moins d’Etat, mais un Etat ouvertement au service des « entrepreneurs » (ce mot sonnant mieux à leurs oreilles que celui de patron), et qui prend le risque « d’oublier » que sa fonction d’organiser un capitalisme « soutenable », durable, implique aussi d’organiser le consensus social. Ce qui pour les réformistes serait possible, on le sait, par l’Etat imposant la domination de l’humanisme sur l’argent, du Droit sur l’intérêt, de la volonté politique sur les « marchés ».

Nous ne reviendrons pas ici sur la débilité de ce raisonnement qui prétend agir sur le capitalisme en modifiant certaines de ses conséquences « exagérées » sans toucher aux causes (les rapports de séparation et de désappropriation). Sa faillite a été mille fois prouvée, tant pratiquement que théoriquement. Mais ce qu’il faut observer, pour le sujet qui nous intéresse, c’est qu’il contribue à faire avancer dans les masses les éléments d’une idéologie fascisante, dont l’axe commun est de marteler que l’Etat est responsable du bien-être commun, qu’il peut décider que le capitalisme soit « bon » ou « mauvais », source d’enrichissement ou de misère pour chacun. Car à force de le répéter, on ne fait que renforcer l’illusion que, si la situation est mauvaise, il n’y a qu’à changer ces formes de l’Etat (le parlementarisme et ses partis) qui l’empêchent de réaliser le bon.

Libéralisme et réformisme diffèrent seulement sur les moyens que doit utiliser l’Etat pour réaliser ce « bon » capitalisme.

Le libéralisme veut un Etat qui favorise plus « l’entrepreneur », l’élément dynamique du capitalisme. Il ne dénonce pas l’Etat, mais seulement ce qui peut gêner cet élément, et qu’il appelle le « trop » d’Etat, comme par exemple, la réglementation rigide du travail, la fiscalité démentielle qui étouffe l’initiative. Mais il préconise le plus d’Etat qui le protègera mieux contre la concurrence (toujours) « déloyale », qui éliminera tous les « parasites » vivant, à son détriment, des aides sociales (dont, notamment, les immigrés), qui garantira la sécurité, qui réduira le nombre de fonctionnaires improductifs et coûteux, et qui, grâce à toutes ces mesures d’économie, aboutira finalement à cet extraordinaire résultat: l’abaissement des impôts et charges sociales qui permettra de remotiver les « entrepreneurs » en relançant les possibilités de valorisation du capital.

Le réformisme ne niera pas vraiment ces nécessités du capitalisme en crise. Mais il prétendra pouvoir leur donner une coloration plus « sociale » compatible avec elles, en argumentant, par exemple, qu’augmenter les salaires permet de vendre plus, donc de relancer la production et l’emploi. C’est aussi simple qu’une lapalissade! Mais ce genre de simplisme de gauche a déjà fait maintes fois la preuve de son absurdité, pour la dernière fois en 1981-83. Il cultive les souvenirs de l’Etat-Providence des « vingt glorieuses » pour en faire un modèle. Mais là où un capitalisme en expansion, donc en plein emploi, donnait nécessairement plus de force aux revendications salariales (et aux syndicats), un capitalisme en crise produit évidemment le contraire, et c’est le chômage qui devient le problème immédiat numéro un. Ce qu’on exige de l’Etat, c’est qu’il le résolve en « relançant » l’économie. Et il n’y a, en capitalisme, qu’un moyen de le faire (ce que reconnait à sa façon le triomphe de « la pensée unique »): faciliter la valorisation du capital. Sur ce terrain, la gauche a rejoint la droite, ou plutôt l’a devancée, en France, dès 1983.

Dans ces deux composantes de la démocratie existe aussi une même tendance à dénoncer, et de plus en plus, « la mondialisation de l’économie » comme cause des problèmes du capitalisme national. Voilà encore un ennemi commode car étranger, indéterminé et vague à souhait. Les détracteurs de la mondialisation n’entendent en effet pas par là l’extension mondiale des capitaux français, mais regrettent leur « soumission » à la concurrence internationale et à la division mondiale du travail entre pays à bas salaires et pays riches. Comme si cette tendance, aussi vieille que le capitalisme et qui lui est absolument inhérente, ne profitait pas à la France impérialiste, un des tous premiers exportateurs mondiaux. Il en résulte cependant un développement d’une contre tendance nationaliste-protectionniste, plus ou moins xénophobe (sur le thème général de « la préférence nationale »), soit à l’échelle de la France de Jeanne d’Arc (chez tous les anti-Maastrichtiens, du PCF jusqu’au FN), soit à l’échelle de l’Europe que l’on veut construire comme un nouveau bastion capitaliste apte à résister aux concurrents mondiaux (ce que manque de faire Bruxelles aux yeux de beaucoup).

Bref, il n’est pas de point où la droite et la gauche ne tiennent, sur le fond, le même discours, et n’aient les mêmes pratiques (jusqu’à celles de la corruption généralisée pour financer leur fonds de commerce). Et leur « pensée unique » se traduit par un hymne à la volonté politique qui doit utiliser l’Etat pour réaliser un « bon » capitalisme et redonner force à la Nation ressoudée, unie, sans « fracture sociale ».

Il serait donc absolument erroné d’espérer que ces partis dits démocratiques puissent stopper, comme ils le prétendent, le processus de fascisation qui s’amorce en France (et en Europe). Car leur terrain est, et ne peut être, que celui des concessions sans fin à l’idéologie étatiste-nationaliste qui constitue le fondement de leurs divers projets. Ils diffusent cette idéologie, puis ensuite, « pour ne pas se couper des électeurs », ils courent après les formes les plus excessives qu’elle prend dans la petite bourgeoisie, s’étonnant qu’elle suive des Le Pen qui disent tout haut ce qu’ils ont suggéré, poussent jusqu’au bout ce qu’ils ont esquissé, traduisent en langage clair leurs discours langue de bois de politiciens professionnels.

Moins il y a de différence réelle entre gauche et droite, et plus il ne leur reste que l’invective pour se faire concurrence et paraître offrir une alternative. Plus ils n’ont eux-mêmes rien à proposer et plus ils parlent des défauts de leurs concurrents. Cela les déconsidère mutuellement. Le seul intérêt de leurs querelles est que chacun parvient parfois à mettre à jour les incohérences et les mensonges de l’autre. Ils se déconsidèrent encore plus par l’incapacité chronique, qu’ils démontrent sans cesse tour à tour au pouvoir, puisque le jeu est qu’ils y « alternent », à mettre en œuvre leur volonté affichée. Car évidemment, les rapports sociaux réels s’imposent même à eux qui les ignorent, et leur volonté, quand bien même serait-elle sincère et pas seulement pure démagogie électorale, échoue immanquablement. On arrive alors à la situation où ceux qui ont tant prêché que la force de l’Etat pouvait résoudre la crise pourvu qu’il y ait à sa tête les hommes dévoués au bien de la Nation et ayant la volonté politique de le faire, apparaissent clairement comme n’étant pas ces hommes là. Ils doivent donc prendre la porte, eux, leurs partis, et toutes les formes démocratiques de l’Etat qui sont accusées de l’avoir conduit à l’impuissance, en favorisant la gabegie, la corruption, le carriérisme d’un petit monde obscur de politiciens aussi préoccupés d’eux-mêmes que loin du peuple.

Cette ruine, parfaitement indiscutable, du système de représentation parlementaire semble provenir de son seul pourrissement interne et entraine une répulsion profonde à son encontre. Il y a crise politique, volonté massive d’un « grand chambardement » et pas seulement d’un replâtrage gouvernemental ou constitutionnel. C’est alors que le fascisme peut trouver l’occasion de prendre son essor comme apparence de révolution, fausse révolution.

6.2 VERS UN NOUVEAU FASCISME?

Dire que l’idéologie dite de « la troisième voie », ou « bon capitalisme », est en plein développement aujourd’hui, c’est dire que se construit le socle de l’idéologie fasciste, qui en est une expression extrême. Mais ce n’est pas affirmer l’inéluctabilité du fascisme. Il n’y a pas lieu de crier au fascisme à chaque bavure policière, à chaque mesure autoritaire de l’Etat, puisque la répression a toujours fait partie des fonctions essentielles de la démocratie.

Un basculement d’une masse importante de la petite bourgeoisie salariée, urbaine, dans une forme quelconque de fascisme n’est pas aujourd’hui une réalité. Mais si rien n’est encore joué, tout se joue en ce moment. On peut le constater en observant le glissement généralisé (de la gauche comme de la droite), depuis l’ouverture de la période de nouvelle crise économique, il y a une vingtaine d’années, dans une amplification des thèmes généraux qui fondent l’idéologie fasciste, c’est-à-dire les thèmes de la volonté politique, de l’étatisme-nationalisme, de l’indifférence ou de l’hostilité à l’encontre du système parlementaire et de ses élites. Rappelons quelques éléments du tableau:

– Renforcement de la mondialisation du capitalisme (une des causes de la politique du « franc fort » qui permet d’exporter plus facilement des capitaux), ce qui nourrit le sentiment que les dirigeants capitalistes ne se soucient plus de la Nation (dont le cadre est depuis longtemps devenu trop étroit pour les grands trusts) et ne sont plus que des financiers cosmopolites, égoïstes parce qu’a-nationaux (voire prenant plaisir et faisant exprès, selon le PCF, de « casser » leurs usines).

– Ce déploiement mondial étant maintenant concomitant avec un accroissement du chômage dans les métropoles, un lien de cause à effet est vite établi, permettant aux idéologues de charger la « mondialisation » de tous les maux et d’exalter les vertus d’un capitalisme national supposé plus contrôlable par le peuple et « son » Etat (comme si la soumission de l’Etat aux rapports sociaux capitalistes était une question de taille!).

– Après les ouvriers du secteur « privé » qui, depuis la fin des années 70, ont été les premiers licenciés, flexibilisés, assouplis, précarisés en masse, les couches moyennes urbaines et « l’aristocratie » ouvrière des secteurs publics ont à leur tour commencé à être attaquées (cf. les grèves de décembre 95), tandis que ce qui reste de la petite bourgeoisie traditionnelle (petits commerçants et entrepreneurs divers) poursuit une longue agonie. Même les professions libérales (médecins, architectes, avocats, etc.), si influentes dans les appareils politiques des partis, pâtissent de la crise et s’estiment « injustement » traitées! L’écrasement de ces classes moyennes (accentué par une fiscalité dévorante), c’est le risque, pour l’organisation démocratique de l’hégémonie bourgeoise, de voir son pilier le plus important, le plus fidèle, le plus croyant, le plus aveugle, lui faire défaut.

– Ce désenchantement des couches moyennes vis-à-vis des formes parlementaires de l’Etat s’accompagne de l’érosion de l’influence des organisations (partis et syndicats de gauche) dont le rôle est de susciter l’adhésion du prolétariat à la démocratie en lui faisant miroiter tous les avantages qu’il peut, ou pourrait, obtenir par la voie tranquille des compromis de classe que permettent le bulletin de vote et la négociation syndicale. A force de promesses électorales trahies, de « il faut savoir terminer une grève », d’impuissance à changer quoique ce soit au cheminement de la crise, ces organisations sont elles aussi déconsidérées. En l’absence d’une force révolutionnaire, le prolétariat se retrouve dans une sorte de no man’s land politique, qui se traduit par une désaffection grandissante vis-à-vis des urnes, mais aussi par l’intérêt de certaines fractions déshéritées et déboussolées pour des organisations politiques comme le F.N. qui leur semblent avoir la volonté susceptible d’accomplir ce que les autres se contentent de promettre.

– La corruption qui ronge de haut en bas tout l’appareil politique traditionnel, les « affaires » se succédant dans une valse de milliards, ne fait que confirmer aux masses l’idée qui leur vient spontanément que c’est bien lui qui est la cause principale des maux dont elles souffrent. Cette idée se comprend, puisqu’il s’agit d’une tare bien visible et insupportable. Cependant, cette corruption généralisée des politiciens n’exprime rien de plus en réalité que ce fait que les couches dirigeantes vivent, comme les autres, dans cette société qui est celle, non seulement de l’accaparement maximum, mais aussi où règne cette atmosphère de cynisme et de décadence morale propre à ceux qui n’ont rien à construire, aucun horizon, aucun projet social: il ne leur reste qu’à se précipiter pour profiter sans limite de ce qui est à leur portée immédiate et qui, peut-être, ne le sera plus demain. « Après moi, le déluge » est la ligne de conduite de tous les règnes finissant.

Dans cette débâcle, lente mais continue, on entend parfois la voie de proclamés « sages » qui rappellent que la démocratie est, certes, le pire des régimes, mais qu’on en connait pas de meilleurs (ce qui fait écho à ce discours d’un patron à ses ouvriers: « vous avez peu de chose, mais c’est mieux que rien! »). Pour expliquer la montée du F.N., ils fustigent les « aigris », les éternels mécontents: ces mauvais citoyens qui s’abstiennent d’aller voter, ces imbéciles qui y vont mais ne savent qu’émettre des votes « protestataires » en faveur d’antidémocrates. Mais, pour s’être sans cesse trompées et moquées des gens en leur faisant miroiter de fausses solutions, pour les mépriser sans vergogne en n’offrant aux exclus que des discours et, au mieux, une horrible et minable charité, pour faire partie des quelques uns qui se sont appropriés tous les moyens de la puissance, ces « élites » prêchent de plus en plus dans le désert. Et c’est tant mieux! Les masses dépouillées avec leur bénédiction n’ont aucune raison de défendre une démocratie qui ne profite qu’à elles. La liberté d’expression, l’égalité des chances, le droit au travail, à la propriété, à la justice? Le prolétariat n’a pas à se consacrer à défendre ce qu’il ne possède pas, sinon d’infimes et insignifiantes miettes.

Bref, ce qui se dessine, c’est que le consensus social et les alliances politiques traditionnelles qui organisaient la démocratie d’après guerre se disloquent progressivement. « Le résultat est là: des millions de Français écœurés par le chômage, la corruption ou l’impuissance des politiques ne croient plus au « système »…. Le résultat, c’est l’implosion des partis dits « de gouvernement »…. Une moitié de Français (abstentionnistes, plus extrême gauche et extrême droite) est littéralement sortie du système des partis établis… Quel qu’il soit, le prochain président de la République ne sera donc élu qu’avec le soutien sur son nom d’environ un cinquième des Français »37. Déjà une moitié!

Il est significatif de la domination actuelle du fétichisme étatique que ce que beaucoup réclament est un pouvoir fort, énergique, puissant. Cela au moment même où les couches dirigeantes ne savent plus à quel saint se vouer et hésitent sur la marche à suivre puisque leur seul espoir réside dans une relance du développement capitaliste, mais que celle-ci ne peut être obtenue que par une aggravation de « la fracture sociale » qu’elles jugent déjà alarmante. CHIRAC s’est fait élire en promettant l’une sans l’autre. Toute sa campagne présidentielle de 1995 a été centrée sur le thème de la « volonté politique » (qui doit, selon lui, « rendre possible ce qui est souhaitable », ce qui est la définition d’une utopie de boutiquier) comme moyen de résoudre cet antagonisme. Ce genre de discours ne peut que frayer la voie à l’idéologie fasciste, puisque quand sa volonté de relancer le capitalisme tout en réduisant la fracture sociale se sera montrée impuissante, ce qui est déjà le cas et est inévitable, ceux qui ont été renforcés par lui dans cette conviction que la clé du problème est bien dans la volonté étatique se tourneront vers une qui leur apparaîtra plus radicale, plus forte.

Si donc l’idéologie fasciste se développe, ce n’est pas du seul fait du Front National de LE PEN. En passant de 1 à 15 % des voix entre 1981 et 1994, il a non seulement bénéficié du soutien actif du socialiste MITTERRAND38, mais surtout de tout le « travail » idéologique renforçant le fétichisme étatique dont nous avons parlé. Mais que dire du FN?

En présentant le FN comme un parti néo-fasciste, les propagandistes de la démocratie ont pour seule perspective de combattre un rival électoral. Ils brandissent le F.N. comme un épouvantail qu’ils espèrent apte à amener tous les antifascistes à s’unir autour d’eux afin de sauver leur système politique en déroute. Cet antifascisme de façade leur sert à se donner une image leur évitant d’avoir à répondre aux interrogations sur le développement des thèmes fascisant par les démocrates et leurs partis eux-mêmes.

En réalité, le FN n’est, pour le moment du moins, qu’un parti d’extrême droite classique, qui s’appuie essentiellement sur la petite bourgeoisie traditionnelle, sur de petites franges arriérées du prolétariat et de « laissés pour compte » abandonnés au sordide. Mais il se montre encore peu capable de rallier une part significative des couches moyennes salariées et des fractions ouvrières supérieures qui leur sont idéologiquement proches. Et si environ 20 % des votes ouvriers vont au FN, cela n’a rien d’extraordinaire puisqu’ils sont pris sur les partis de droite traditionnels (pour lesquels 20 à 30 % des ouvriers ont toujours voté). La base militante du FN et tout son encadrement sont surtout représentatifs des différentes parties de la petite bourgeoisie non salariée (la plus réactionnaire au sens strict du terme), petits patrons, boutiquiers, propriétaires fonciers et autres rentiers. Idéologiquement, on y retrouve les « vertueux » ultra-conservateurs du catholicisme intégriste, amateurs de dictature morale (anti-IVG, etc.), d’éducation religieuse obligatoire (baptisée « enseignement libre »), adorateurs des mythes nationaux (Jeanne D’ARC, CLOVIS, etc.), nostalgiques de l’Algérie française et de l’Empire colonial. S’y rajoutent des cercles d’intellectuels (type A. de BENOIST et le groupe GRECE) promouvant une « nouvelle » théorisation du fascisme, qui ne fait en réalité que reprendre la critique du « matérialisme » consumériste d’une société capitaliste dominée par l’argent entrainant l’égoïsme et la destruction de la communauté nationale, que ressasser la critique de l’égalitarisme inhibiteur d’initiative, que chanter le refrain du retour aux « vraies » valeurs qui, selon eux, fondent de toute éternité les communautés, celles du sang, de la terre, de l’âme, des mythes. S’y agrègent enfin toutes sortes de laissés pour compte (ou « lumpenprolétariat » selon la terminologie de K. MARX), brutes violentes, dealers, braqueurs, détraqués, traqueurs d’immigrés, sans foi ni loi, vivier que la crise alimente sans cesse et dans lequel le FN trouve sans peine de quoi alimenter ses premiers commandos de choc.

Mais ce rassemblement hétéroclite n’est encore guère cimenté que par la personnalité charismatique de LE PEN. Surtout, le programme dont il dispose est encore trop limité pour lui permettre d’élargir son influence au delà du champ traditionnel de la droite conservatrice. Ses thèmes de propagande se bornent en effet pour l’essentiel à s’opposer à l’immigration, à l’insécurité, à la corruption. Tous ces éléments sont insuffisants pour permettre au FN d’aller bien au delà des 15 % des voix et conquérir une influence de masse au delà de la droite classique.

Ce qui manque au FN pour étendre son influence au delà des partisans traditionnels de l’extrême-droite, c’est évidemment un programme économique et social qui relève clairement du « ni-ni ». Jusqu’au début des années 90, il ne disposait dans ce domaine que d’un programme ultra-libéral (démantèlement du SMIC, abolition de l’impôt sur les revenus au profit des seuls impôts indirects, suppression ou diminution de diverses allocations sociales). Mais il semble avoir commencé à tenter de sortir de sa situation de n’être que l’extrémité radicale de la droite en se dotant d’un début de programme d’apparence populaire basé sur la préférence nationale (réserver les emplois et les logements aux français, combattre la mondialisation cosmopolite, s’opposer à la domination mondiale américaine, faire campagne contre la bureaucratie européenne, réhabiliter la supériorité de la communauté nationale sur les égoïsmes individualistes). Les élections de 1995 ont marqué « la prolétarisation du vote LE PEN »39. Depuis, il s’emploie à pénétrer les couches supérieures des milieux populaires, tentant de créer des associations de locataires d’HLM, des syndicats, défendant les allocations familiales, animant des mouvements de jeunesse, etc. Ses dirigeants semblent avoir compris que, de toute évidence, la tâche qui les attend est de construire un programme social pour la masse, sans pour autant perdre le soutien de la petite bourgeoisie traditionnelle.

Le thème de la préférence nationale est l’axe central de cet effort. Aucun parti démocrate ne peut clairement s’y opposer. En effet, puisqu’ils raisonnent sur le même terrain idéologique de la Nation, ils ne peuvent rien répondre au « les Français d’abord » du FN (comment pourraient-ils dire les Français après, ou même seulement nier les différences entre eux et les autres?). Puisque, de façon générale, ils sont tous poussés, en réaction à la crise, à développer les mêmes thèmes de la volonté étatique, de la troisième voie « ni capitaliste-ni communiste », du nationalisme (éventuellement dans un cadre européen). Puisqu’encore ils ont tous, très pratiquement, contribué à affaiblir la lutte antiraciste (la gauche la première en créant à grands coups de subventions une organisation-spectacle, clownesque, « SOS racisme », dans le but de détruire l’organisation autonome antiraciste Convergence 84), à détruire toute expression libre (la gauche encore, fossoyeuse des radios-libres apportées en cadeau aux grands financiers de l’abrutissement médiatique), à corrompre la république (la gauche toujours, détentrice des records en matière de corruption), à démobiliser et désespérer la classe ouvrière en licenciant et flexibilisant à tour de bras sous prétexte de restructurations compétitives, de MAASTRICHT et de franc fort (la gauche la première, évidemment).

A vrai dire, le FN est loin d’être à lui seul « le » danger fasciste, car, plus profondément, ce sont de larges fractions de la société civile qui glissent vers un fétichisme fascisant. Par exemple, si on en croit ce sondage (SOFRES) à quinze jours de l’élection présidentielle de 1995, qui indiquait que la grande majorité des Français « tiennent les hommes politiques pour corrompus », que « 72 % souhaitent un meilleur respect des valeurs du travail, de la famille et de la religion » et que 64 % souhaitent « un vrai chef qui remette de l’ordre et qui commande »40.

L’évolution générale des partis démocratiques évoquée ci-dessus est une des expressions de ce glissement. D’autres faits plus frappants et plus immédiats l’illustrent aussi d’évidente façon. C’est le cas, par exemple, du développement des « intégrismes » religieux et des sectes. Ca l’est aussi lorsque s’exaltent et se glorifient les « différences », régionales, ethniques, etc.

Arrêtons nous un moment sur cette dernière tendance qui a été si souvent considérée par la gauche, les écologiques notamment, comme suprême expression de l’individu et de la démocratie, comme une contestation radicale de l’Etat centralisateur. Les sociologues expliquent souvent ces regroupements sur des bases ethniques, régionales, religieuses, comme correspondant au besoin de retrouver une identité perdue. Mais encore faudrait-il savoir quelle identité est perdue et pourquoi?

Ce qui est perdu, c’est cette identité qui, comme nous l’avons dit ci-dessus, fonde la reconnaissance et la place de l’individu moderne dans la société: l’identité salariale. Car « l’identité » n’est pas une essence éternelle (des usages, une culture, etc.) qui ferait de chacun le membre reconnu d’une communauté toujours identique, toujours identifiée et identifiant de la même façon. Chacun ne peut prendre place dans la société de son époque que s’il participe à la reproduction de cette société spécifique, donc s’il est intégré dans les rapports sociaux qui, à la fois, la déterminent en la produisant. Intégration et Identité, inclusion dans les rapports sociaux qui construisent la société et construction de soi-même, sont les deux faces de la même médaille: la création, par leurs activités productives, d’hommes toujours nouveaux. L’intégration fondée seulement sur des critères bornés, par exemple locaux, religieux, ethniques, ne peut produire que des hommes immobiles, donc stériles, toujours identiques, figés une fois pour toute dans ces limites qu’ils se sont inventées, qu’ils nomment traditions, et ne pouvant s’identifier que dans l’étroitesse de ces particularismes qui les opposent aux autres.

Prenons la société moderne. Quels rapports vont y avoir les individus et l’Etat pour construire cette intégration-identité, c’est-à-dire, en l’occurrence comme nous l’avons vu, concrétiser l’idée d’un intérêt commun dans la Nation? Alors que la révolution démocratique fondait, à son origine, l’individu sur la propriété privée de ses moyens de travail, le dépouillement auquel a procédé le capitalisme a concentré celle-ci (répétons-le toujours: au sens non seulement de propriété des capitaux et matériels, mais de toutes les autres conditions de la production, notamment la science et la technique) entre les mains de la bourgeoisie, en face de laquelle la grande majorité des travailleurs salariés n’ont que leur force de travail, que la nécessité de vivre les oblige à vendre, par contrat « volontaire » entre parties égales en droit, au capital et à ses conditions.

La plupart de ces salariés (nous en excluons ici les cadres supérieurs) n’ont qu’un bien, cette force de travail, qui ne vaut que si le capital daigne l’employer. Le travail lui-même n’a en général aucun intérêt. Il n’est, le plus souvent, que contrainte pénible, fragmenté « en miettes », taylorisé. Il n’est qu’un moyen d’obtenir un revenu permettant de consommer et par là de vivre. Ce qui compte, c’est l’emploi qui n’appartient pas à l’individu. C’est lui qui offre non seulement la contrepartie du salaire, mais qui est également le biais par lequel le salarié accède à différents droits et prestations. C’est l’emploi qui fixe la place dans l’échelle sociale, ce statut codifié qui est la détermination de leur « identité », de leur rôle social.

Il résulte de cette situation que le salarié ne maîtrise en général rien, n’a rien à lui dont il puisse user directement, sans passer par la soumission au capital. Que toute la puissance sociale lui est extérieure. Comme nous l’avons déjà vu, c’est l’Etat qui, dans la représentation que s’en fait l’individu, détient cette puissance, que tous pensent lui avoir confiée « volontairement ». Mais le rôle qu’il veut que l’Etat joue a changé. Nous avons vu qu’autrefois, quand l’individu était fondé sur la propriété, il demandait à l’Etat la protection de la propriété, la sécurité des biens, et tout le reste était privé, de l’ordre du contrat entre individus, l’Etat ne devant pas y intervenir sous peine de crime de lèse-liberté. Maintenant, pour l’individu fondé sur le salariat, c’est l’emploi qui est son exigence principale vis-à-vis de l’Etat, puis le niveau de consommation qui doit compenser la pénibilité du travail et enfin la possibilité de gravir quelques barreaux de l’échelle sociale. S’il le juge nécessaire, il posera ces exigences par la lutte, car c’est tout son sort dans cette société là qui est effectivement en jeu à travers elles.

Cette conception de l’Etat a été appelée celle de « l’Etat-Providence ». C’est-à-dire un Etat ayant le devoir d’intervenir pour garantir à l’individu d’être salarié, avec toutes les prestations afférentes. Et plus encore, pour être le responsable de presque tous les éléments de sa vie. Car cet Etat-Providence doit entrer aussi dans la gestion de tout ce qui autrefois était purement privé: famille, éducation, santé, vieillesse, etc. Non seulement parce que le capital a besoin d’une reproduction dynamique de la force de travail, mais parce que l’individu désapproprié n’étant absolument rien s’il n’est pas salarié, la garantie de l’emploi qu’il exige de l’Etat se développe en garantie de substitut d’emploi (c’est-à-dire de maintien d’un revenu) quand celui-ci est perdu. C’est plutôt l’Etat-Assistance, l’Etat qui se substitut à toute parcelle de puissance personnelle. Plus l’Etat intervient signifie toujours plus l’individu est dépouillé.

Ainsi, au contraire du précédent, l’Etat moderne doit intervenir dans tous les aspects de la vie (garantir l’emploi, les revenus, la santé, assurer la croissance, l’enseignement, de bonnes récoltes, un beau temps au mois d’Août, pas de sécheresse, etc.). De sorte qu’aujourd’hui, l’intérêt général (ou national) est ressenti par la majorité salariée moins comme de protection de la propriété et des libertés du propriétaire d’en jouir, que de protection de l’emploi, de ses contreparties salariales, et même de toutes les conditions de la vie.

Ce nouveau rôle de l’Etat (assurer le salariat ou son substitut) se manifeste en Europe dès la fin du 19ème siècle, notamment avec les lois sociales de BISMARCK. Ce fut la mise en place des assurances compensant les pertes d’emplois dues aux accidents du travail (Allemagne 1884, France 1898, Angleterre 1897), des assurances-maladies (Allemagne 1883), des assurances vieillesse-invalidité (Allemagne 1889). Ces mesures sociales s’adressaient d’abord seulement à certains groupes sociaux-professionnels, notamment les ouvriers d’industrie: les plus démunis de tout, ils furent naturellement les premiers à devoir « bénéficier » de la puissance de l’Etat. De sorte que cela les poussait à identifier le sort de l’ouvrier au rôle protecteur de l’Etat, à ressentir leur appartenance nationale comme tenant à ce rôle (et donc à soutenir le système national-étatique, ce qui était le but de BISMARCK chargé de le construire). La cogestion des diverses Caisses assurait par ailleurs l’intégration des bureaucrates syndicaux au système de gestion du rapport salarial de l’Etat-Assistance, et nourrissait les utopies réformistes qui ont dès lors envahi le mouvement ouvrier. Les conditions particulières de la construction nationale allemande ont amené cette forme moderne de l’Etat-Providence à s’y développer plus tôt et plus profondément qu’ailleurs; c’est un élément important qui explique, parmi d’autres, la réaction plus violente des masses quand il s’est écroulé après 1918, et leur sensibilité à la propagande nazie qui proposait de restaurer, à sa façon, un Etat-Providence (car c’est bien ainsi qu’a été compris le fascisme).

Après la deuxième guerre mondiale, l’Etat-Assistance va se perfectionner sous l’effet d’une double nécessité. Premièrement, de satisfaire au développement capitaliste par un dépouillement accru de l’ouvrier (ce que certains universitaires ont appelé « la régulation fordiste »), donc, en contrepartie nécessaire, un renforcement du rôle social de l’Etat. Deuxièmement, d’assurer le concours de la classe ouvrière à la reconstruction. En effet, alors qu’elle sortait très renforcée de sa lutte armée contre le fascisme face à une bourgeoisie au contraire largement affaiblie, seul un débouché réformiste conséquent à ses revendications pouvait permettre qu’elle renonce à abattre cette bourgeoisie, et qu’elle s’associe à une reconstruction du capitalisme. Ce débouché, négocié en France par le PCF, a donc conduit au renforcement et à la systématisation du statut salarial correspondant à l’individu désapproprié moderne.

C’est dès 1942 qu’est publié en Angleterre le plan BEVERIDGE. Le système des assurances sociales catégorielles est remplacé par l’idée de l’allocation universelle. Selon ce projet, tout citoyen aurait eu accès aux allocations sociales pour la santé, la famille, le logement, la vieillesse, le chômage, etc. C’est dire que la notion d’individu devient, par le biais de sa représentation, le citoyen, totalement intégrée à celle de nation: pour bénéficier des protections de l’Etat qui font de vous un individu existant socialement, il faut avoir l’appartenance nationale requise. C’est la première condition.

La deuxième vient de ce que finalement le projet a été tronqué et tout citoyen n’a pas obtenu accès au système, encore faut-il qu’il ait, ou ait eu, un emploi. Seul le travail intéresse le capital. On retrouve donc, par exemple en France dans la Sécurité Sociale, la généralisation de l’idée que l’Etat doit garantir l’emploi et indemniser la perte d’emploi. L’ordonnance du 4.10.45 indique: « il est institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gain… ».

Il résulte plusieurs conséquences de ce système:

– Ce qu’a de spécifiquement aliénant cette conception de l’Etat-Providence, c’est qu’elle contient l’acceptation de la désappropriation de l’individu, et celle aussi du travail contraint et abrutissant, du travail comme simple moyen extérieur aux individus, qui les domine, les ruine, les détruit. Cette acceptation ne tient pas seulement au fait que, sauf pour le rentier, le travail, quel qu’il soit, est indispensable pour manger. Mais aussi (et on retrouve là le double caractère que revêt le travail dans le capitalisme) qu’en tant que travail utile, valeur d’usage, il est toujours l’essence de l’homme, la base de sa vie sociale, l’élément indispensable pour « être ». Donc même si, dans le capitalisme, il revêt la forme aliénée de valeur d’échange, marchandise force de travail, qualité réduite à une simple quantité abstraite, l’exigence de travail est vitale non seulement au plan physiologique mais aussi social. C’est pourquoi, faute d’envisager la possibilité de changer le travail en supprimant sa forme aliénée de valeur d’échange, beaucoup doivent en rester à réclamer, comme on le voit toujours aujourd’hui, de ce travail là en plus grande quantité possible, comme condition de l’emploi et de « l’identité » sociale, du « statut », que cet emploi détermine. Ils pensent que le travail n’a pas besoin d’être révolutionné, libéré, puisqu’il est ce qui apporte avantages matériels et statut social.

– Il aboutit effectivement à des limitations absurdes et barbares: il n’existe d’individu, comme être reconnu socialement, que celui qui satisfait à la double condition de travailler (donc, en général, d’être salarié), et d’être décrété administrativement d’une certaine nationalité.

– Non seulement il n’est donc pas universel, mais exclut au contraire de plus en plus de gens au fur et à mesure que le capitalisme se développe. Car plus il y a de croissance capitaliste, moins le capital peut employer de travail vivant (ceci n’est qu’une tendance de long terme, la croissance pouvant évidemment créer de l’emploi en certaines circonstances périodiques et par diminution du temps de travail de chacun). Avec le résultat que l’Etat démocratique ne peut plus paraître assurer sa fonction moderne de garantir l’emploi, pas plus qu’il n’a pu garantir la pérennité de la propriété individuelle autrefois.

D’où divers comportements qui découlent de cette situation:

Le réflexe de la gauche réformiste est évidemment de proposer d’étendre encore le rôle de l’Etat-Assistance, de poursuivre la logique que plus l’individu est dépouillé, dépossédé, plus l’Etat doit être puissant à sa place. Ainsi, du salaire minimum on passera au revenu minimum, assuré même à ceux qui n’ont jamais travaillé ou ne travaillent plus. Avec le R.M.I., on admet ouvertement qu’on ne combat pas le dépouillement, mais seulement qu’on le « compense », et on organise une dépendance de l’individu à l’Etat qui est aussi absolue que sa misère.

Toutefois, cette extension du rôle de l’Etat-Assistance se heurte à de nombreuses réticences et contradictions chez les « citoyens ». C’est que, de la sorte, le rapport de chacun à l’Etat est plus que jamais purement celui d’un client, d’un consommateur à son fournisseur. Il entend être servi le mieux, au plus bas prix.

Servi au mieux tout d’abord. Observons que c’est une vieille tendance, car si le rapport à l’Etat est vécu comme celui du client au fournisseur, ce n’est que l’aboutissement logique de la situation créée par le rapport marchand, dont nous avons vu qu’il induisait nécessairement que l’individu privé considère l’Etat (représentant les autres, la société) comme moyen. Mais quand cette situation est ignorée, il ne reste plus qu’à invoquer la « nature humaine », son égoïsme inné qui ne pourrait être combattu que par l’éducation civique et morale.

Payer moins. Les couches moyennes, salariées notamment, ont fortement le sentiment de payer pour tous les autres: les « paresseux », ces chômeurs qui ne veulent pas travailler; les étrangers, qui viennent profiter des diverses allocations si « généreusement » distribuées; et cette énorme bureaucratie de l’Etat (on demande tout à l’Etat pour soi, mais on voudrait aussi qu’il vous soit si léger!).

Sur ces bases, les idéologies de la préférence nationale et des « valeurs » morales ne peuvent que se développer. Car plus la crise produit ses ravages, plus on demande à l’Etat de garantir l’emploi, le statut de salarié, et pourtant, moins il a de ressources pour le faire. La première conclusion qu’en tirent, notamment, les couches moyennes, est qu’il faut mieux appliquer la logique de l’Etat-Assistance, le lien entre nationalité et allocations, et, comme on ne peut évidemment pas accueillir « toute la misère du monde », il faut bien durcir les conditions d’accès à la dite nationalité. Ainsi la nationalité ne véhicule plus, et ne peut plus véhiculer, aucune des valeurs universalistes de ses origines: liberté (de la propriété privée), égalité (fondée sur l’équivalence des quantités de travail dans les échanges humains). Cet universalisme originel permettait à la Nation de pouvoir alors prétendre être le symbole d’une volonté populaire, réunir tous ceux qui partageaient ce projet politique commun quelle que fût leur ethnie, leur culture. Mais quand l’Etat-Nation n’apparaît plus que comme substitut à l’impuissance des individus, comme moyen, comme fournisseur, et quand, de surcroît, les richesses distribuables se raréfient, que l’Etat-Assistance, par le mécanisme que nous venons de voir, ne veut réserver ses garanties qu’aux nationaux, alors se développe nécessairement l’idéologie d’une Nation à caractère borné, cocardière, fondée sur des « critères » que l’on veut absolument restrictifs, donc en général ethnico-culturels (d’où la revendication de sa « différence » qui est en général surtout le cache-sexe d’une volonté d’obtenir plus de richesses de l’Etat, comme le montrent les « nationalismes » corse, de la Ligue Lombarde en Italie, de la Catalogne, les tendances séparatistes manifestant, selon les cas, la volonté soit que les autres payent plus pour vous, soit de ne pas payer pour les autres).

Comme on le voit, l’Etat-Assistance tend à préparer, à devenir, un Etat fasciste: dépouillement de l’individu de tout pouvoir sur lui-même, toute puissance de l’Etat, application d’un nationalisme radical de type ethnico-culturel, dictature idéologique (ordre moral, « pensée unique », strict contrôle des médias), tout y est déjà.

Mais revenons à aujourd’hui. Pour le moment, voilà que cette « communauté » nationale dont le rapport salarial est devenu le fondement est en train d’imploser lentement sous nos yeux: la bourgeoisie elle-même voit apparaître la « fracture sociale », et l’émergence d’un monde étrange dans les banlieues, celui des « classes dangereuses » qui l’a toujours hanté.

Quand le salariat s’effrite, parce que la masse de quantité de travail que peut employer le capital diminue constamment avec sa croissance (qui est accumulation de « travail mort », dont la plus grande part sous forme de machines toujours plus automatisées), quand croît donc le nombre « d’exclus » du salariat (et par là, exclus d’une société qui est déterminée par les rapports salariaux), il est l’évidence même que ces individus, qui, comme tous, ne peuvent vivre qu’en tant qu’individus sociaux, doivent construire d’autres rapports sociaux pour exister.

Spontanément, les « exclus » tendront à répondre à ce besoin fondamental d’identité-intégration (de communauté) en utilisant des représentations sociales anciennes, telles la religion ou la nation, qu’ils trouvent toute prêtes à leur disposition. L’important est que ces représentations ne soient pas, du moins à leurs yeux, reliées au rapport salarial, afin de leur permettre de manifester qu’ils existent socialement hors de ce rapport, qu’ils peuvent être et sont « quelqu’un » en assumant le refus de cette norme sociale qu’on leur refuse. Leur refus valorise, positive leur situation: ils ne sont pas seulement rejetés, ils rejettent eux-mêmes, ils ont une volonté. C’est pourquoi, pour se construire un monde, ils choisissent spontanément parmi ces représentations celles qui leur sont familières, connues, qu’ils peuvent s’approprier immédiatement: l’ethnie, la religion, le clan, la nation. Ils en feront une justification de comportements « asociaux » divers (affrontements avec la police, vols, phénomènes de sectes, de modes vestimentaires et culturelles, etc.), qui leur permettent de poser et de revendiquer leur « différence » d’individus exclus ou en marge du salariat, de ne pas avoir l’air de la subir, même si c’est en fait fondamentalement le cas, en construisant eux-mêmes leur appartenance par des comportements choisis en dehors des comportements salariaux socialement « normaux ». Et si ces façons sont souvent agressives et violentes, c’est bien évidemment parce que l’angoisse et l’insécurité, la peur de ne pas pouvoir vivre, sont des violences douloureuses qui y conduisent.

A grand renfort d’animateurs, d’éducateurs, d’associations subventionnées, l’Etat tente de garder un certain contrôle de ces « exclus » en leur offrant, ici et là, chichement, un substitut au rapport salarial, un ersatz: du « lien social » par le sport, la musique, des « animations », des stages, etc. Toutes ces misères, cette politique d’assistance-charité digne des indignes œuvres paroissiales d’autrefois, ne peuvent « qu’aider » les exclus du rapport salarial à le rester, mais conduisent aussi à renforcer le sentiment latent que l’Etat doit subvenir aux besoins, aussi bien de pain, de logement, de loisirs pour les uns, que de sécurité, d’ordre, de travail pour les autres. « Plus d’Etat » pour moi, comme moyen de satisfaire mes besoins, est le point de vue commun dominant qui se dégage de tous ces regroupements en micro-communautés: plus elles sont étriquées, et plus elles réclament assistance et avantages particuliers. Mais l’Etat ne peut pas satisfaire ce besoin proprement générique des hommes de se construire eux-mêmes, d’être acteurs.

Ainsi l’effritement du rapport salarial pose en réalité le problème de fonder d’autres rapports de production, un autre travail, une autre façon de socialiser le travail. Il n’est pas définitivement joué que « l’identité » soit recherchée dans l’imaginaire, dans les « racines » d’un passé révolu et disparu, dans les mythes, ou dans des particularités mineures qui peuvent caractériser tels ou tels sous-groupes sociaux (ethnie, langue, religion, sexe, etc.).

Il a souvent été de bon ton à gauche de glorifier les « différences » et de sanctifier le « droit à la différence » comme une protection pour les minorités opprimées. C’était évidemment une élégante façon d’ignorer les différences de loin les plus lourdes de conséquences, néfastes, celle entre les « exclus » et les autres, et, au sein de ceux-ci, les salariés, celle entre les précaires et les « garantis », les puissances de la production et les exécutants.

Quant aux regroupements ethniques, régionaux, religieux, que leurs tenants justifient en général par des différences de « culture » (ça fait plus noble), ils n’entrainent le plus souvent que des comportements xénophobes, des conformismes et embrigadements rétrogrades, et ne fondent que des identités rétrécies, tribales, primitives, incapables de participer au développement des hommes contemporains.

Car le développement des hommes, leur « humanisation », a toujours eu pour vecteur une universalité plus grande des échanges et des richesses, où chacun prend chez les autres ce qu’il y a de plus élevé, éliminant progressivement ce qu’il reste d’animal. Plus large est la communauté, plus grande est l’universalité (et réciproquement).

Le fascisme prétend apporter une réponse à ce besoin de communauté. Celle-ci, la Nation, la société conçue comme une pyramide sociale où chaque élément est à sa place, hiérarchisé suivant ses qualités soi-disant « naturelles », comme les différentes abeilles dans leur rucher, ne pose en fait que des frontières, des limitations, de l’immobilisme, de l’identique: la pureté de l’ethnie, les femmes à la procréation, les hommes à la guerre, les immigrés dans les ghettos, les opposants dans les prisons.

Dans la situation d’aujourd’hui, en France, toute la question est de savoir si le prolétariat arrivera à temps à se constituer en force révolutionnaire, de telle sorte qu’il ait la capacité d’attirer vers lui une partie des couches moyennes. Ou si, n’y parvenant pas, ce sera au contraire certaines de ses fractions (« aristocratie » des services publics notamment) qui rejoindront ces couches moyennes dans leur défense acharnée du salariat et leur exigence d’un « Etat-Assistance » qui, dans certaines conditions de crise, ne pourrait que prendre la forme d’un Etat fasciste.

Les grèves, manifestations, protestations plus ou moins massives, plus ou moins violentes, qu’on voit se développer contre les conséquences de la crise ne sont nullement, à elles seules, un signe d’une avancée, ou d’un recul, révolutionnaire. La colère justement ressentie par les couches moyennes salariées à l’idée de perdre les quelques petits avantages qui les distinguent de la masse prolétaire, leur haine à l’encontre de toutes ces « élites » politiques et financières aussi corrompues qu’incapables, peuvent bien produire des formes de lutte dures et massives (comme en décembre 1995), tout cela s’accompagne souvent d’une grande confusion quant aux causes et aux remèdes. De ce point de vue, l’analyse de l’attitude par rapport à l’Etat que révèlent ces explosions de colère est toujours significative. Si elles ne dépassent pas le stade de l’exigence faite à l’Etat d’un « bon capitalisme », alors, nous l’avons vu, cela n’a rien de contradictoire, au contraire, avec l’idéologie fasciste.

L’enjeu est de savoir si l’affrontement politique avec la bourgeoisie pour le pouvoir sera guidé par l’idéologie du fétichisme étatique, et visera donc seulement un changement purement formel du pouvoir d’Etat, ou s’il sera guidé par l’objectif de l’exercice du pouvoir social par chacun, et visera donc à user du pouvoir politique comme un moyen de travailler à supprimer les causes de la désappropriation capitaliste, donc à terme, les classes et l’Etat.

De cette question centrale découlent deux comportements tout à fait différents quant à l’attitude par rapport à l’Etat. Exiger plus de l’Etat actuel, et ce jusqu’à, éventuellement, en changer le personnel politique et certaines de ses institutions médiatisant. Ou renverser et transformer de fond en comble cet appareil pour en faire un « Etat dépérissant » (au sens de LENINE dans son ouvrage « l’Etat et la Révolution »), c’est-à-dire une puissance contribuant à faire disparaître les rapports sociaux de désappropriation qui fondent l’impuissance de la majorité des individus du capitalisme et de l’Etat moderne.

Comme l’a bien montré le mouvement populaire de fin 1995, les couches moyennes salariées, jusqu’à « l’aristocratie » ouvrière des secteurs publics protégés, ont spontanément tendance à se placer sur la première alternative. Ils peuvent évidemment entrainer dans cette impasse un certain nombre d’ouvriers, d’autant plus facilement qu’il n’existe pas, à ce moment, d’organisation de classe du prolétariat apte à construire l’autre voie.

Rien n’est encore joué parce que les effets politiques de la crise ne sont pas encore très développés. La classe ouvrière (actifs et chômeurs) n’est pas encore présente, c’est-à-dire indépendante, sur la scène. Le capitalisme et le pouvoir bourgeois ne sont pas menacés dans l’immédiat prévisible et n’ont, pour le moment, nullement besoin de s’abandonner à un mouvement fasciste. Le F.N. est encore incapable de présenter un programme fasciste populaire d’apparence résolument anticapitaliste, étant encore beaucoup trop prisonnier de son électorat de petits propriétaires conservateurs.

Mais si les conditions générales d’un développement du fascisme, que nous avons évoquées précédemment, ne sont pas encore mûres, si les classes sociales ne sont pas encore en ébullition permanente, ni les forces sociales cristallisées en projets politiques et organisées pour la lutte pour le pouvoir, il reste que les éléments fondamentaux d’une idéologie de type fasciste ont progressé et progressent toujours sur la base du fétichisme nationaliste-étatique dont nous avons montré l’existence dans la démocratie.

Au moment où, devant la nécessité de lutter qu’impose la crise, toutes les classes sont petit à petit amenées à envisager le passage à « l’action directe », il est nécessaire de rappeler que toute lutte contre le pouvoir en place, que tout changement, même radical, des formes de l’Etat et de la classe politique le dirigeant, ne sont pas automatiquement une révolution; que le fétichisme de l’Etat touche toutes les classes, même si ce n’est pas avec la même intensité; et que si « ni droite-ni gauche » est une évidence, elle peut conduire au fascisme ou au communisme selon le contenu qu’on y met.

Ce qui est le plus dangereux, ce n’est pas l’extrême-droite conservatrice qui touche les couches sociales réactionnaires: petits propriétaires, nostalgiques du colonialisme, intégristes religieux, éléments troubles. C’est l’influence que le fétichisme nationaliste-étatique a dans les masses urbaines salariées et qui, s’exacerbant naturellement avec la crise, constitue le terreau d’une nouvelle forme de fascisme. Ce fétichisme prend une forme spécifique dans le capitalisme développé, que désigne le terme d’Etat-Providence. Le « nouveau » fascisme éventuel sera donc une promesse de prolongation et de développement des fonctions exigées de cet Etat de cette époque déterminée (que nous avons situées dans la reproduction du rapport salarial), qui ne sont plus assurées par sa forme démocratique (non pas bien sûr à cause de cette forme, mais le fétichisme pousse à comprendre les choses ainsi).

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CHAPITRE 7. CONSIDERATIONS FINALES SUR LE VENTRE…

Tentons maintenant, en guise de conclusion, la synthèse de l’ensemble des chapitres précédents.

Ils aboutissent à dire que, s’il fallait résumer d’un mot l’origine idéologique du fascisme, ce serait: fétichisme. Sa base originelle est dans ce que MARX a appelé le fétichisme de la marchandise, qui est l’idéologie qui naît du monde des rapports sociaux capitalistes dans lequel les connexions entre les individus dans leurs activités personnelles immédiates, concrètes, n’existent pas directement et consciemment, mais sont vécues comme des rapports obscurs entre des quantités (les différentes formes de la valeur), représentées toutes par l’argent qui permet de les comparer. Cette extériorisation dans les choses (ou chosification) de leurs connexions, c’est-à-dire cette impossibilité de construire eux-mêmes directement leur unité sociale, entraine, pour ces individus privés, la nécessité de la construire et de la vivre ailleurs, en dehors d’eux (de leurs activités immédiates et personnelles), par l’artifice d’une structure sociale imaginaire (la Nation) et le moyen d’institutions particulières (l’Etat), institutions tellement extérieures aux individus que, le plus souvent, ils n’y font tout simplement rien eux-mêmes, mais doivent en déléguer complétement la gestion à une classe spéciale. D’où l’édification de l’Etat-Nation comme moyen et substitut concret de cette communauté impossible à construire dans les rapports sociaux personnels du capitalisme.

La Nation n’est que l’idée de l’unité sociale. Pour que cette idée paraisse être une réalité, on dira d’abord qu’elle manifeste tout simplement la volonté des individus. Ils créent la Nation parce qu’ils décident de s’associer pour développer un « bien commun », au delà, en plus, de leurs activités et échanges individuels. A l’origine, la Nation est ainsi le symbole positif d’une souveraineté populaire, d’une puissance collective des individus, face à l’oppression monarchique ou extérieure. Leur libre association était censée dégager une volonté générale, qui imposerait la rationalité d’un intérêt général optimisant les intérêts privés. L’Etat mettrait en œuvre cette volonté générale que les votes des citoyens permettaient d’exprimer. Nous avons vu ce que recouvrait cette construction intellectuelle, et pourquoi il est évidemment vite apparu aux individus que ces Etats ne servaient, en général, nullement leurs intérêts d’individus, et qu’ils n’étaient souverains de rien du tout par ce moyen. Mais leur opposition à l’Etat se limita, le plus souvent, à la critique de tels ou tels hommes de l’Etat, de telle ou telle forme de l’Etat. Ils ne remirent pas en cause l’idée que la Nation est la communauté homogène, la communauté populaire par excellence, dont l’unité est organisée (en fait imposée) par l’Etat. Et, au fur et à mesure que le rôle de l’Etat grandira, ses ressortissants voudront s’en réserver les « bienfaits ». La définition politique universaliste de la Nation (l’association des individus privés pour organiser un monde les développant en tant que tels) s’estompera donc rapidement devant une définition restrictive, le plus souvent d’ordre ethnico-culturel, qui s’exacerbe avec l’Etat-Providence (dont il faut bien réserver la charité à quelques uns).

Pour que l’Etat joue son rôle (mise en œuvre de l’intérêt général, ou volonté nationale), il faut qu’il puisse apparaître aux individus comme les représentant, c’est-à-dire comme servant leurs intérêts privés. Or ces intérêts sont nécessairement contradictoires dans la propriété privée. Ce paradoxe est « résolu » de deux façons: quant au fond, par la fiction idéologique de l’intérêt général (le plus souvent appelé intérêt national). Quant à la forme, le moyen habituel est l’instauration d’un système de médiations (les diverses institutions et rouages politiques) qui accrédite l’idée que chacun est également et sincèrement représenté. Pour ce faire, l’astuce consiste à dédoubler chaque individu concret d’un être abstrait chargé de voter, le citoyen, décrété, dans la fiction du droit, égal à tous les autres. Par le biais du citoyen, l’individu est censé remettre à l’Etat sa puissance (comme s’il n’en avait pas déjà été dépouillé par le pôle du capital), et la réunir aux autres, construire une puissance sociale plus forte, dont il obtiendra plus. En contrepartie de cet abandon, il demande à l’Etat de lui garantir ce qui fonde son existence d’individu dans la société spécifique où il est, sa puissance sociale, et qu’il n’a plus. Et plus l’individu est dépouillé de sa puissance, plus il demandera à l’Etat d’être puissant pour lui. Mais lors de crises profondes, les médiations démocratiques jouent, en quelque sorte, un rôle de fusible, et sont rejetées comme n’ayant pas su assurer l’intérêt général-national. Une autre forme de l’Etat peut alors en être chargée qui apparaisse comme une représentation directe des individus, sans la médiation du citoyen, n’ayant d’autre intérêt que l’intérêt national: le fascisme.

L’Etat doit assurer à l’individu la pérennité de ce qui le fonde comme tel dans les rapports marchands, lui donne une existence sociale, et est perçu idéalement par lui comme l’intérêt général. Aux débuts du capitalisme, cet idéal est, en gros, la propriété privée de ses moyens de vie (terre, outils, etc.), la liberté d’exercer librement son métier, de disposer des fruits de cette activité. Ce libre exercice de la propriété fonde l’existence des individus, et c’est cela que l’Etat doit à l’origine garantir. Il ne lui faut pas s’immiscer dans les contrats qu’ils passent entre eux pour échanger leurs marchandises (y compris leur force de travail), car ce serait attenter à cette liberté, donc à l’individu. Le rôle demandé à l’Etat de garantir la propriété et l’exécution de ces contrats limite ses fonctions au domaine régalien (justice, police, défense, politique étrangère, état-civil). C’est la thèse que défendent encore aujourd’hui les libéraux.

Mais les conditions du capitalisme ont changé. Le lent délitement de la propriété privée avec sa concentration dans les mains des puissances du pôle capitaliste, a eu pour corollaire la généralisation du salariat et l’intervention toujours plus importante de l’Etat dans la vie économique et sociale afin d’assurer les conditions générales de la reproduction de la société, c’est-à-dire de la poursuite de l’accumulation capitaliste. La plupart des individus n’existent maintenant socialement que comme salariés, et donc attachés au rapport salarial et au type d’Etat qui représente idéalement cet intérêt général: l’Etat-Assistance (ou Substitut). Ce qui est exigé de l’Etat moderne par ces individus là, c’est de garantir leur statut de salariés, d’assurer tout ce qui contribue, dans l’idéologie, à forger l’individu-salarié idéal: sa « juste part » dans la redistribution des richesses, « l’égalité des chances » permettant de gravir l’échelle sociale selon son seul mérite, l’assurance d’un substitut à l’emploi dans tous les domaines où il peut être mis en danger (santé, vieillesse, chômage, etc.). Le salarié de la masse ayant été dépouillé de toute propriété sur les conditions de la production, n’ayant donc aucune puissance (sauf celle de mener une lutte commune pour supprimer l’impuissance où le réduit le salariat) est évidemment amené à tout attendre de l’Etat. Situation qui n’est pas plus enviable que celle de l’âne qui doit remercier son maître de le nourrir plutôt que de le laisser crever de faim.

Dans l’esprit du salarié, il ne fait aucun doute que l’Etat peut assumer ce rôle puisque l’idéologie spontanée et dominante, fondée sur le fétichisme de la marchandise, lui inculque que le capital, l’argent et toutes les catégories du capitalisme, ne sont que des choses, que des objets, et que toute l’économie consiste à calculer les quantités de ces choses, à rationaliser leur production, régler leurs échanges. Il n’y a donc pour l’Etat qu’à être compétent et équitable – savoir bien calculer, bien gérer, bien équilibrer l’offre et la demande, les revenus du travail et ceux du capital, l’épargne et la consommation – pour que cette économie aille bien et que l’emploi soit assuré, et avec lui l’existence sociale de l’individu moderne, le salarié.

Si l’Etat démocratique n’y arrive pas, c’est donc qu’il est mal géré ou aux mains de personnages servant des intérêts particuliers. Mais on a beau pratiquer « l’alternance » et changer les dirigeants, la crise est toujours là. C’est donc le fonctionnement de l’Etat, son organisation même, qui sont déficients. On veut abolir tout le système des médiations politiques, ces innombrables institutions qui ont permis non seulement la coupure entre l’Etat et le peuple en conduisant nécessairement à la formation d’une classe de politiciens professionnels, mais aussi qu’ils puissent accaparer l’Etat à leur profit. Néanmoins, ce sont toujours là seulement les formes de l’Etat qui sont mises en cause, pas l’Etat lui-même.

C’est ainsi qu’une crise économique grave, menaçant le salariat moderne, et dont le fétichisme masque totalement les causes réelles, peut tourner en crise politique. La masse des petits et moyens salariés repoussent les formes démocratiques qui les excluent, ne profitent qu’à une caste, et rejoignent ce qui reste éventuellement de petits propriétaires dans l’idée que ce sont ces formes seules qui rendent l’Etat inapte à jouer son rôle.

Rejeter les médiations démocratiques pourrait vouloir dire rejeter ce qui exprime toute la distance et l’obscurité qu’il y a entre l’Etat et les individus (et au delà, toute la distance et l’obscurité qu’il y a entre les individus privés dans lesquelles l’Etat a son origine). Mais du fait que l’Etat apparaît, dans le fétichisme capitaliste, comme ayant toute la puissance nécessaire pour assurer le bien de tous, ces médiations sont rendues seules responsables de ce qu’il n’apparaît plus à ces individus comme le moyen de leur existence, le serviteur de la Nation et d’eux-mêmes (ce qui, nous l’avons vu, est une seule et même chose dans le fétichisme). Il faut donc réorganiser l’Etat de telle sorte qu’il soit vraiment l’instrument de tous, au sens idéaliste, mythique, de toute la Nation. Ce que cherchait à faire, comme nous l’avons rappelé, l’organisation du peuple en « faisceaux », permettant soi-disant la prise en compte directe des intérêts de chacun, de la base jusqu’au Chef.

Le rejet du système démocratique est tout à fait inéluctable, mille fois justifié tant il sue le mensonge et l’hypocrisie, tant il produit de ruines et de misères, et il n’y a rien là à regretter. Cependant, sa destruction entraine nécessairement à rechercher une autre structure sociale qui fasse usage, ou qui soit réellement, une communauté, c’est-à-dire où chacun existe socialement, puisse exercer sa puissance sociale. En effet, le besoin de communauté peut être aujourd’hui recherché de deux façons: dans la poursuite du fétichisme Etatique-National qui n’offre aux individus qu’une communauté de substitution illusoire et deshumanisante; ou dans la construction d’une communauté réelle, c’est-à-dire à la fois produit et condition d’individus maîtres des facteurs de la production de leur vie.

Les partisans de la construction d’une communauté fondée sur une nouvelle forme de l’Etat, sans médiations politiques des partis, directement nationale, se placent immédiatement dans une contradiction insoluble. Ils prétendent qu’il peut à la fois y avoir un Etat, donc un appareil spécial, mais pas de séparation entre lui et le peuple. Il y aurait à la fois représentation du peuple (notamment dans le Chef) et non représentation, pouvoir direct. Il « suffirait » pour que l’Etat soit le peuple que le peuple soit organisé en Etat (les faisceaux). Dans la réalité, l’Etat doit bien s’incarner dans une bureaucratie, des dirigeants: ces chefs sont alors décrétés être le peuple parce qu’ils ne serviraient d’autres intérêts que le général, le national. C’est finalement le même argument que la démocratie, le système des partis et électoral en moins.

A vouloir que le peuple soit l’Etat, on en arrive à rien d’autre qu’à vouloir organiser la société comme une vaste bureaucratie, où chacun n’est plus un individu mais un rouage. En guise de communauté, on n’obtient guère qu’une fourmilière. On peut appeler cela le totalitarisme, mais on ne décrit par ce mot que le résultat, car la cause et la caractéristique essentielles de ce phénomène ne sont pas l’inexistence de médiations politiques tels que partis, parlement, etc., mais la désappropriation des individus, par les puissances du capital, de toute maîtrise sur les conditions de la production de leur vie. Ce qui les conduit à admettre et même à exiger qu’une puissance, qu’ils croient leur, mais qui ne peut jamais l’être, l’Etat, exerce à leur place et en leur nom cette maîtrise, organise pour eux la production et reproduction de leur existence, bref, que cet Etat soit le maître qu’ils ne sont pas. Y compris, et surtout, le maître des forces du capital, vis-à-vis desquelles l’Etat ne peut pourtant être qu’un serviteur.

Sans cette désappropriation des individus de leur puissance sociale (d’abord relative dans la propriété privée, puis totale dans le salariat), il n’y aurait pas de puissance de l’Etat, et encore moins d’exigence montant du peuple que l’Etat soit puissant pour eux. La plus grande illusion que génère le capitalisme est bien celle-ci, cette croyance que l’Etat puisse être puissant au point de réaliser le contraire de ce qu’engendrent les rapports sociaux réels. La construction « communautaire » fasciste n’est que cette exigence poussée à bout, dans ses plus absurdes et brutales extrémités.

A contrario, il est évident qu’il ne peut pas exister de communauté humaine réelle qui ne soit fondée sur des relations sociales directes, transparentes et maîtrisées entre les individus. Ce qui implique notamment la suppression de l’appropriation des conditions de la production, des sciences et des techniques, par quelques uns, autrement dit la suppression de la division sociale du travail entre possesseurs de ces conditions et dépossédés, qui est le fondement concret, pratique, des classes, et par suite, de l’Etat (à distinguer de son fondement idéologique dans le fétichisme, dont l’importance a été si sous-estimée, voire ignorée).

Le contenu de l’Etat tend toujours au totalitarisme, au delà des formes qu’il utilise, puisque son rôle est de représenter et d’organiser l’unité sociale alors que les rapports sociaux capitalistes sont fondés, et reproduisent, les séparations et les conflits: c’est donc toujours la force et la contrainte que l’Etat doit utiliser (dans tous les domaines: idéologiques, sociaux, économiques, etc.) pour assumer sa mission d’unifier ce qui est par essence divisé et antagonique. Et cela apparaît évidemment encore plus nettement dans des circonstances où la division sociale devient particulièrement aigüe, lutte de classe ouverte.

On voit bien, ne serait-ce que dans différents exemples historiques, que le « totalitarisme » peut éventuellement s’accommoder de formes démocratiques. La fiction d’un peuple uni, fusionné dans l’Etat-Nation au point de croire que son existence est celle de celui-ci, et d’en faire une fin qui justifie tous les moyens, y compris l’écrasement, la négation d’autres peuples, peut en effet très bien recevoir une adhésion populaire majoritaire et se manifester à travers des votes démocratiques. Ce qu’illustre aujourd’hui très clairement l’exemple sioniste (peuple spécial, « élu » par Dieu pour s’approprier le territoire palestinien, pillant, expulsant, massacrant ce peuple nié, l’enfermant dans des ghettos où il est réduit à l’état de main d’œuvre corvéable à merci ou à mourir).

Sous la démocratie, l’idée de Nation a toujours servi à imposer une unité contre la réalité des classes sociales et de leurs luttes. Le fascisme n’innove donc en rien en la matière. Mais il prétend qu’il saura donner à la Nation le contenu d’une réelle communauté que, selon lui, la démocratie a échoué à réaliser, ne réussissant au contraire qu’à détruire la communauté qui lui préexistait en portant aux nues un individualisme égoïste porté par un matérialisme sans âme. Il ne comprend pas que ce qui a été détruit, c’est une communauté féodale, une communauté sans individu, donc qui existait sans qu’il soit nécessaire de l’imaginer sous forme de Nation. Il ne comprend pas que ce n’est nullement la démocratie qui a brisé ces rapports communautaires précédents, faits de relations de dépendances personnelles, mais les rapports sociaux marchands-capitalistes dont elle n’est qu’une conséquence. Il tombe alors dans la contradiction absurde de vouloir à la fois retrouver ces rapports communautaires primitifs (fondés sur la communauté comme seul sujet, le sang, la terre, les obligations personnelles, les corporations, les hiérarchies sociales basées sur des qualités fixées par la naissance et non sur l’argent, etc.) et d’exalter la Nation, une forme exprimant les rapports marchands qui ont justement détruit ces rapports communautaires primitifs, établissant à leur place des rapports et échanges fondés sur la mesure de quantités, sur l’argent.

Le fascisme trouvera néanmoins le terrain largement préparé par la démocratie pour prétendre que la Nation, où subsistent évidemment de nombreuses formes sociales du passé (langue, coutumes, territoire), existe de tous temps et que, déjà, les hordes et les clans (de CLOVIS par exemple en France), les féodaux (et les liens de fidélité féodale, cf. Jeanne d’ARC), luttaient pour la Nation et qu’elle ne serait donc pas un phénomène historiquement spécifique et daté.

Finalement, de ce point de vue, la seule différence entre les idéologues fascistes et démocrates est que les premiers exalteront comme modèle la soi-disant Nation d’avant 1789 (en France) tandis que les seconds, sans le renier, lui préféreront celui d’après qu’ils présenteront comme l’achèvement, le perfectionnement du précédent. C’est que les fascistes considérant que démocratie est l’équivalent d’individualisme, de société fondée sur l’égoïsme de l’argent, sont incapables d’imaginer d’autres fondements à une communauté que ceux du passé. Cet immobilisme d’esprits qui ne peuvent que se tourner vers ce qu’ils connaissent, les poussent à exalter les vertus féodales (et catholiques, en France) qui organisent l’unité sociale d’un groupe sans individu, dans lequel chacun n’est encore qu’un élément de la communauté, et celle-ci, fondée sur l’appartenance du groupe à un territoire, faite de dépendances et d’obligations personnelles, incarnée par des chefs « naturels », apparaît préalable et supérieure aux individus. Ainsi l’idéologie fasciste tombe dans la contradiction absurde de vouloir recréer une communauté niant l’individu tout en conservant les rapports marchands qui le créent, et dans celle d’exalter les formes sociales propres à des époques d’agriculture primitive en les présentant comme tout à fait idéales pour organiser la société de l’âge industriel. Ce qui n’est finalement qu’un nouvel avatar de sa critique, justement purement limitée aux formes, superficielle, du capitalisme.

Quand les idéologues nationalistes affirment que la Nation est fondée à la fois sur la « volonté commune » (le « plébiscite de tous les jours » de RENAN) de protéger et développer un patrimoine commun qui serait fait d’une terre, d’une langue, de traditions et de tous ces us, coutumes, comportements et idéologies du passé qu’on appelle « culture », ils ne font qu’orienter cette volonté vers des reliques momifiées, l’étriqué et l’obscurantisme de ces temps. Car ce qui a pu servir autrefois à exprimer et structurer tel ou tel moment du développement humain, telle ou telle brillante civilisation, ne peut plus être aujourd’hui qu’un folklore sclérosant. Mais hélas, comme le disait MARX, « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants ».

Ainsi quand apparaît pratiquement, sous forme de crises et de luttes sociales, le caractère illusoire de la Nation en tant que communauté, le fascisme nie cette évidence, et prétend remédier à ce qu’il pense n’être qu’une erreur des comportements humains en réhabilitant et renforçant les formes des communautés passées. Or bien évidemment, dans le monde capitaliste, caractérisé par la production et l’échange illimité de marchandises, de quantités abstraites, de valeurs (argent), des caractéristiques inverses, c’est-à-dire qualitatives, mais archaïques, limitatives, telles que la religion, la langue, voire quasi animales telle que la « race » (« le sang »41) n’ont aucune raison de déterminer des communautés spécifiques qui échapperaient, comme par miracle, à ce règne de cet universalisme de la marchandise. Toute tentative en ce sens ne peut naître que dans l’imaginaire mystifié et mythique de quelques nostalgiques morbides et bornés, se transformer en volontarisme voué à l’échec, en ce qu’on appelle parfois aujourd’hui des « intégrismes » (absolutisation des formes idéologiques et sociales passées qu’on veut réintroduire à tout prix comme organisatrices de la vie moderne).

On voit que même le territoire, élément essentiel de toutes les communautés, depuis les premiers groupes humains jusqu’aux Nations, tend aujourd’hui à n’avoir plus guère de raison de délimiter des communautés, dès lors que le mouvement du capitalisme a engendré la « mondialisation » de la production et des échanges, le mouvement des capitaux entrainant celui des travailleurs. D’où d’immenses brassages de populations, une universalisation des comportements et modes de vie, des cultures, et toute une tendance à l’effacement des vieilles limites nationales.

Comme cette internationalisation se fait suivant les lois de l’accumulation capitaliste, elle s’effectue inévitablement par la domination et l’oppression, brutales et sanglantes, des peuples les plus faibles par les nations impérialistes. Ce qui, par contre coup, engendre de leur part, perpétuellement, une tendance nationaliste à y résister, la souveraineté nationale étant assimilée, dans le fétichisme, à la souveraineté populaire. Pour sa part, le fascisme assignera la mondialisation au banc des accusés, et par le même fétichisme, y opposera lui aussi le nationalisme (la souveraineté nationale contre celle de la « finance » cosmopolite42). Ceci tout en occultant le sort des peuples opprimés et en s’empressant de tout faire pour exiger que « son » propre capitalisme national ait une meilleure part à la table des nantis (présentant même souvent sa nation comme « nation prolétaire » opprimée, justifiée à obtenir réparation des nations exploiteuses, mais aussi, contradictoirement, justifiée à dominer d’autres nations déclarées pour la circonstance ethniquement et culturellement inférieures). Autrement dit, il ne voit de contre-feu à la mondialisation du capitalisme que dans la puissance de « sa » Nation sur les autres; il n’est en réalité pas contre la mondialisation pourvu qu’elle soit sous son hégémonie.

Il ne faut pas nier que l’idéologie fasciste se fonde sur le constat de certaines des limites atteintes par le système capitaliste, notamment celles qui se manifestent par l’éclatement au grand jour de la société en groupes et classes rivales. Il constate cet éclatement, mais prétend satisfaire le besoin de communauté par la négation totale de l’individu, cette grande conquête de la révolution bourgeoise, au lieu d’établir les conditions de construire l’individu dans sa complète essence d’individu social.

L’individu ne peut pas s’enrichir des qualités qu’il a déjà, mais de celles qu’il n’a pas et que d’autres ont. C’est pourquoi l’épanouissement de chacun est la condition de l’épanouissement de tous. Dans les rapports capitalistes, chacun ne peut s’enrichir que de quantités, de choses, pas de qualités (puisqu’elles ne peuvent exister socialement, s’y échanger, que sous forme de quantités). D’où la première condition d’une réelle communauté d’individus: l’appropriation collective (c’est-à-dire par chacun dans ses rapports avec tous les autres) des moyens des activités qui, à chaque époque, permettent aux hommes de produire la vie, de se produire. Dans une telle situation, les individus peuvent exercer et échanger leur créativité (ou qualités), donc aussi maîtriser et exercer ensemble leur puissance, sans avoir à la déléguer à des institutions particulières, séparées d’eux par construction.

Les idéologues modernes ne sortent en général jamais, dans leur façon de poser la question du système politique, d’un dilemme qu’ils posent eux-mêmes de façon simplement formelle comme opposant « holisme et individualisme ».

Soit, pour le libéralisme, les individus préexistent à la société, et celle-ci n’est que leur libre association (théorie du contrat social) en vue d’obtenir plus pour chacun d’eux, de les renforcer comme individus privés (ce que serait le « bien commun » dans cette construction intellectuelle: le concept contradictoire d’un plus de soi obtenu grâce à l’abandon d’une part de soi). Alors non seulement, dans les faits, cette association n’est constructible qu’en dehors d’eux, individus privés, en tant qu’institution séparée (ou société politique), mais aussi sa domination n’est justifiée et acceptée que par l’obtention de ce plus. Elle ne doit en rien s’immiscer dans leurs vies et rapports personnels supposés lui préexister, ce qui serait réduire le niveau de liberté et de bien-être des individus. Ceux-ci contractent librement. Et s’il y a effectivement des inégalités, elles sont fécondes (les meilleurs gagnent et tout le monde s’enrichit, ne serait-ce que de miettes). Bien mieux vaut des inégalités et la créativité, que l’égalitarisme nivelant les individus, décourageant l’initiative, et appauvrissant finalement tout le monde.

Soit, comme HEGEL l’a dit-on le mieux exprimé, la société précède les individus. Comme le tout qui donne sens aux parties, elle est la condition et la détermination des individus. La langue, l’âme, la conscience commune, l’histoire, tout ce qui les précède et leur est donc commun, forment ce qui fait les individus, ce qu’ils sont. Ces déterminations préalables, cette Idée, cette Culture, sont incarnées par l’Etat.

Cette opposition intellectuelle « holisme-individualisme » ne fait que refléter la vieille contradiction concrète individu-Etat introduite par le rapport marchand fondant l’individu comme privé. Mais finalement, comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas d’une véritable opposition. C’est l’Etat qui, dans le libéralisme, détermine et impose le « bien commun » (l’intérêt général) et qui intervient toujours plus au fur et à mesure de la concentration capitaliste. Et c’est aussi l’Etat qui, dans le « holisme » (ou totalitarisme) organise, régule, hiérarchise, la société. Nous savons, par ailleurs, quoi penser de cette puissance prêtée à l’Etat par chacune de ces deux tendances de la démocratie, quelles que soient les nuances, plus théoriques que pratiques, entre elles.

Les partisans de la « troisième voie » expriment le rapprochement entre ces deux idéologies soi-disant opposées. Le fait moderne étant l’individu défini socialement comme salarié, il en découle qu’il exige de l’Etat d’être le garant du salariat (théorie de « l’Etat-Providence »). Dans cette forme particulière du fétichisme, il y aurait convergence entre l’accroissement du rôle de l’Etat et le développement de cet individu-salarié (alors que c’était le contraire avec l’individu fondé sur la propriété privée). Etatisme et individualisme pourraient ainsi se réconcilier.

Le PCF, en France, et la gauche réformiste en général, ont été les plus chauds défenseurs de cette théorie qui revient à considérer le travail salarié comme la panacée de l’individu, son fondement existentiel, et à réclamer de ce travail là dans la plus grande quantité possible, alors même que l’époque est à sa disparition, et que celle-ci est une base essentielle pour la transformation des activités de chacun, l’appropriation des conditions de la production43. Toute la tradition du PCF en a fait un parfait organisateur de l’Etat-Providence et du rapport salarial: en 1936, « il faut savoir terminer une grève » par les accords de Matignon, en 1946, il faut rendre les armes et se consacrer à la production (discours de Waziers), en 1968, les accords de Grenelle comme en 36: la permanence du PCF est remarquable. On pourrait soutenir qu’en ce sens, le P.C.F. est le parti du capitalisme moderne par excellence, celui qui a le plus constamment et avec le plus d’acharnement défendu le rapport salarial qui en est la base.

Cette défense et cette conception de l’Etat sont, comme nous l’avons vu, l’essence de l’idéologie dont se nourrit le fascisme. Voilà, sur le terrain idéologique, le ventre…!

Ce n’est que dans certaines circonstances historiques de crises aigües que l’idéologie du « bon capitalisme », de l’Etat-Providence, de la troisième voie, se cristallise plus particulièrement en mouvement fasciste. Dans les années 1920-30, la forme fasciste de l’Etat-Providence s’est imposée en Allemagne, Italie, tandis que la forme social-démocrate s’imposait aux U.S.A. (avec le New Deal), et que la France basculait aisément de l’une à l’autre, la Chambre du Front Populaire élisant PETAIN.

Si les circonstances historiques (les différentes acuités des problèmes économiques et politiques) favorisent telle ou telle forme de l’Etat-providence, le fait reste que, partout, il a été extrêmement aisé aux idéologues et aux hommes politiques de passer de l’une à l’autre.

L’histoire des hommes et partis politiques des soixante-dix dernières années est remplie de ces soi-disant « retournements ». Mais ils sont trop nombreux, trop systématiques, pour qu’on ne puisse pas se contenter de les expliquer par la médiocrité des personnages et leur opportunisme carriériste, comme on l’a fait pour MITTERRAND. Si tant de millions (notamment presque toute l’élite de la bourgeoisie française et de son personnel politique) ont pu s’enthousiasmer pour la Révolution Nationale de PETAIN, c’est que son programme reprenait toute l’idéologie du « bon capitalisme » largement développée dans les années 30. Du régime précédent, cette « révolution » n’attaquait que la forme démocratique de l’Etat, rendue responsable du déclin de la puissance française et de la défaite, à laquelle il opposait le retour à la « vraie » Nation, organisant à travers l’union nationale, que les circonstances semblaient effectivement exiger au plus haut point, jusqu’au paroxysme fasciste, la recomposition de l’alliance politique petite bourgeoisie/bourgeoisie qui avait éclatée, dans sa forme démocratique, sous les effets de la crise économique.

C’est pourquoi aussi, il n’y a eu aucune sérieuse épuration après la guerre. La question qui était posée était en effet: épurer qui? Certainement pas les partisans du fascisme français. D’abord, ils avaient été si nombreux que 95 % de la bourgeoisie et des « élites » y seraient restées. Mais surtout parce que DE GAULLE (et le P.C.F.) n’avaient d’autres soucis que de reconstruire la Nation française, ce qui amenait un programme politique guère différent du régime précédent et la même place de direction pour la bourgeoisie (un strapontin étant réservé aux ministres communistes ainsi que des places aux bureaucrates syndicaux dans les entreprises nationalisées). Finalement, le seul critère de culpabilité reconnu concerna non pas le soutien au fascisme, mais la collaboration avec les allemands (et encore ce mot fut rapidement réduit à son tour à collaboration dans la chasse aux juifs). Sur ce terrain, fascistes et démocrates pouvaient tomber d’accord sur le verdict: trahison nationale. Car il y eu bien sûr de nombreux fascistes français qui ne furent pas collaborateurs, mais antiallemands par nationalisme conséquent. Ceux-là ne furent nullement inquiétés.

Ce n’est pas le fascisme qui a été vaincu en 1945, mais l’Allemagne et ses affidés. Ce n’est pas le fascisme de cette époque qui est condamné aujourd’hui, mais seulement l’antisémitisme. Si bien que toutes sortes de comportements d’oppression ont continué à être pratiqués à grande échelle.

Ainsi F. MITTERRAND était considéré par ses pairs comme un parfait démocrate quand il déclarait à propos de l’insurrection anticoloniale algérienne: « Il n’est pas supportable que par voie de presse, d’écrits, de discours, ou sous quelque forme que ce soit… un citoyen s’oppose à la nation au risque de la déchirer »44. Mais aucun fasciste ne renierait cette définition du citoyen qui n’existe que comme simple élément de la Nation, ou sinon n’est qu’un traitre. De là à ce qu’on le fusille, tout dépend seulement du degré d’exacerbation où en est arrivé le mythe de l’unité nationale!

Si le fascisme ne peut déboucher que sur la barbarie, ce n’est pas en ce qu’il serait l’opposé de la démocratie, mais au contraire en ce qu’il met en pratique de façon radicale l’idéologie démocratique d’union nationale, qui dit que la Nation est le sujet suprême, la fin que doit servir le système politique. Si la Nation est apparue historiquement en même temps que l’individu, c’est immédiatement en tant qu’ersatz de communauté, symbole mythique d’un intérêt général différent des intérêts particuliers. Il est fatal que celui-ci s’impose comme supérieur à celui-là, et donc que le service de la Nation s’impose et se soumette l’individu. L’extrémité radicale et logique de cette situation est que l’individu n’est plus qu’un élément de la Nation, et que tout ce qui n’est pas considéré national (selon les critères ethnico-culturels qui sont nécessairement ceux en vigueur dans l’Etat-Providence lors de crises imposant de réduire la « providence ») ne peut qu’être exclu comme étranger à la communauté (et réciproquement tout « asocial », tout différent, tout opposant ne peut être qu’antinational, au service de l’étranger).

Si une idéologie ne correspond pas à la réalité concrète (comme c’est le cas de celle de la Nation comme réelle communauté), il arrive que ses tenants considèrent que c’est la réalité qui doit se plier à leur idéologie. Ils sont alors nécessairement entrainés à devoir utiliser la force. Et plus ils rencontrent d’échecs, plus la réalité résiste à la fiction, plus ils deviennent brutaux pour tenter de réussir malgré tout: leurs échecs exigent des boucs émissaires. La brutalité du fascisme est à la mesure des contradictions du fétichisme qui le fonde.

Là est le mot de la fin. Personne ne peut rien comprendre au fascisme s’il ne saisit pas que les comportements spontanés des individus dans le monde capitaliste sont fondés sur ce que K. MARX a appelé le fétichisme de la marchandise. Il est absurde de vouloir battre, éradiquer le fascisme tout en conservant les rapports sociaux qui produisent ce fétichisme généralisé. Quels sont-ils? Ce sont les rapports par lesquels les individus sont séparés, désappropriés des conditions de la production de leur vie (ces conditions sont aussi bien dans les sciences et les techniques que dans la coopération des hommes entre eux: maîtrise des instruments, des connaissances, et maîtrise des rapports sociaux sont deux faces de la même médaille).

Nous avons vu comment cette désappropriation des individus de leur puissance humaine amenait tout particulièrement au fétichisme de l’Etat-Nation propre aussi bien aux formes démocratiques que fascistes des sociétés modernes (ou sociétés du salariat généralisé).

C’est parce que les rapports sociaux capitalistes modernes produisent ce fétichisme de l’Etat-Providence qu’ils produisent aussi le fascisme qui en est une expression dans certaines situations historiques particulières (en période de crise quand s’amenuise l’aspect « providence »).

Voilà pourquoi, on peut dire que le ventre d’où proviennent tous les ARTURO UI est fait des rapports sociaux capitalistes de désappropriation (dont les rapports salariaux sont un aspect essentiel). Il n’est donc pas de lutte antifasciste conséquente, prenant le mal à la racine dans le but de l’éliminer vraiment, qui ne soit une lutte pour la réappropriation par tous des conditions de la production.

Cela ne veut pas dire que, dans cette lutte, il faille mettre un signe égal entre tous les démocrates et les fascistes. Parmi les démocrates, beaucoup sont attachés aux représentations idéales de l’égalité et des libertés individuelles que véhicule la démocratie. A ce titre, ils combattent les excès du fascisme. Mais combattre et vaincre sont deux choses différentes. Ils ne peuvent pas le vaincre, c’est-à-dire l’éradiquer, sauf à prendre conscience de ses racines dans le monde marchand, et donc de la nécessité de détruire ces rapports qui sont aussi ceux de l’Etat et de la démocratie. Toute la question pour l’antifascisme radical consiste donc à faciliter cette évolution, au lieu, comme par le passé, de se soumettre aux vues démocrates et de ne remporter contre le fascisme qu’une victoire à la PYRRHUS.

Tom Thomas

Novembre 1996

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NOTES

1 ZEEV STERNHELL peut ainsi écrire: «… les juifs fascistes ne se comptent plus en Italie; leur pourcentage au sein du mouvement est même très supérieur à ce qu’il est dans la population » (Naissance de l’Idéologie fasciste, p. 13). Les lois raciales datent de la fin du régime (1938), et n’en sont donc pas une caractéristique fondatrice.

2 Voir « LA MAIN DROITE DE DIEU », SEUIL, 1994.

3 B. KRIEGEL, LE MONDE, 08.09.95.

4 Le Monde, 17.06.94.

5 Voir toute la littérature aristocratique du type « La révolte des masses » (O. y GASSET): MAURRAS, CELINE, etc.

6 Pour un commentaire sur la valeur, cf. T. THOMAS, « PARTAGER LE TRAVAIL, C’EST CHANGER LE TRAVAIL », ALBATROZ, 1995.

7 Pour un commentaire sur le fétichisme de la marchandise et le « monde enchanté » qu’il crée, cf. T. THOMAS, « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES ».

8 « La révolte des masses » de Ortega y Gasset est un bon exemple de cette littérature.

9 K. MARX, « LE 18 BRUMAIRE… ».

10 Dans « L’IMAGINAIRE NATIONAL », éd. La Découverte, Paris 1996.

11 K. MARX, THEORIES SUR LA PLUS-VALUE, E.S., T. III, p. 552-553.

12 Cf. UNE BREVE HISTOIRE DE L’INDIVIDU, T. THOMAS, ALBATROZ.

13 Cf. P. MILZA, LE FASCISME ITALIEN, éd. Seuil, 1980.

14 Cf. UNE BREVE HISTOIRE DE L’INDIVIDU, La Religion Républicaine des Droits de l’Homme, p. 92. T. THOMAS, éd. ALBATROZ.

15 ZEEV STERNHELL en donne un aperçu dans ses ouvrages; aussi P. PEAN dans son livre sur MITTERRAND.

16 A. de BENOIST, Nouvelle Ecole n°35, 1979.

17 C’est la fameuse distinction classe « en soi » et classe « pour soi ».

18 Cité dans « La question nazie », P. AYCOBERRY, Ed. Seuil.

19 K. MARX, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte.

20 Voir l’incontournable « Histoire de l’Allemagne Contemporaine » de G. BADIA, 1° Tome 1917-1933, ed. Sociales, 1975.

21 K. MARX, Le 18 Brumaire….

22 Le Monde, 1-7-84, « Les longs couteaux de HITLER ».

23 K. MARX, Le 18 Brumaire….

24 K. MARX, Le Capital, Livre 3, chap. 47, « Genèse de la rente foncière capitaliste ».

25 Cf. Ian KERSHAW, « Hitler, essai sur le charisme en politique », Gallimard.

26 Cité in R. de FELICE, Comprendre le Fascisme (article, référence égarée).

27 Même sur ce seul point limité de la comparaison formelle, l’article de Ian KERSHAW « nazisme et stalinisme, limites d’une comparaison » (Revue Le Débat, mars 1996) montre l’inconsistance de la théorie du totalitarisme.

28 Voir Ian KERSHAW, opus cité note 25.

29 Voir note 5.

30 Petit Robert.

31 Voir T. THOMAS, « Partager le travail, c’est changer le travail », éd. ALBATROZ.

32 Voir l’éloquente démonstration de Zeev STERNHELL dans « Ni droite, ni gauche », éd. Seuil, 1983, et « Naissance de l’idéologie fasciste », éd. Fayard, 1989.

33 Z. STERNHELL, Le Monde, 21.09.94.

34 Cité in D. MEDA, Le Travail, éd. Aubier, 1995, note 101, p. 320.

35 Voir une discussion sur ce thème dans « Partager le travail, c’est changer le travail », T. THOMAS, éd. ALBATROZ.

36 G. SORMAN, « La solution libérale », éd. Fayard, 1984.

37 Le député très chiraquien P. LELLOUCHE, dans Le Monde, 28.04.95.

38 Voir « La Main Droite de Dieu », E. FAUX et al ii, éd. Seuil, 1994.

39 M. REBERIOUX, « Connaître l’extrême droite », Hommes et Migrations n°1197, Avril 96.

40 Le Monde 11.04.95.

41 « Un peuple authentique, c’est-à-dire une communauté d’hommes et de femmes qui se reconnaissent mutuellement comme proches les uns des autres par la langue, la culture, la foi, le sang et l’histoire ». (B. MEGRET, dans l’Alternative nationale, p. 56, cité dans le Monde 18.09.96).

42 Dans son discours du 1 mai 1996, J. M. LE PEN fustige « le capital anonyme et vagabond » qui développe « un véritable complot: le mondialisme » (cité dans le Monde 18.09.96). On croirait lire le Monde Diplomatique ou l’Humanité!

43 Voir T. THOMAS, « Partager le Travail, c’est changer le Travail », éd. ALBATROZ.

44 Cf. « La Main Droite de Dieu », p. 216, op. cité, note 37.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION. PARLER DU FASCISME

CHAPITRE 1. DU FETICHISME DE LA NATION

1.1 Du fétichisme de la marchandise au fétichisme de la Nation
1.2 L’Etat et l’intérêt général
1.3 Etat et Nation modernes

CHAPITRE 2. LE FASCISME, UNE IDEOLOGIE DE MASSE

2.1 La puissance de la volonté politique
2.2 La critique d’un certain capitalisme
2.3 Les moyens de la volonté politique
2.4 Fascisme et réformisme

CHAPITRE 3. LE FASCISME ET SA NATURE DE CLASSE

3.1 De l’idéologie fasciste au fascisme réel
3.2 Nature de classe du fascisme

CHAPITRE 4. LES INTERPRETATIONS DU FASCISME

4.1 Le fascisme comme dictature des monopoles
4.2 Le totalitarisme

CHAPITRE 5. QU’EST-CE QUE LE FASCISME?

CHAPITRE 6. LE FASCISME AUJOURD’HUI

6.1 Persistance de l’idéologie de la « troisième voie »
6.2 Vers un nouveau fascisme

CHAPITRE 7. CONSIDERATIONS FINALES SUR LE VENTRE…!

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1 commentaire

  1. Patrick Le Gallic

    J’ai téléchargé le document ,j’ai enfin trouvé une réponse satisfaisante à mes intérogations suite à une lecture rapide sur les subtilités convergentes de la démocratie féroce (fascisme) et de l’ultra-libéralisme , croyant vraiment qu’Hitler avait bafoué le véritable National-Socialisme sur l’échiquier politique le rendant judiciairement condamnable à jamais. Mais au nom de quel Droit ou Loi le Grand Capital peut-il se permettre tout ?

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