L’HÉGÉMONIE DU CAPITAL FINANCIER ET SA CRITIQUE


INTRODUCTION

La mondialisation et la financiarisation de l’économie sont les deux mamelles qui nourrissent les diatribes antilibérales de nombreux universitaires, soucieux tant d’afficher « l’esprit critique » qui sied à leur statut d’intellectuel que de conseiller les princes sur la façon de rendre le système capitaliste « soutenable », pour employer un mot à la mode.

La « financiarisation »! Le terme est censé exprimer l’idée que le capitalisme moderne serait en crise pour être passé des mains des entrepreneurs à celles des financiers qui non seulement « s’enrichissent en dormant », mais mènent le monde à la catastrophe par leurs comportements irrationnels. Ils feraient de l’économie mondiale un vaste casino, où se joueraient, comme à la roulette, des masses énormes de capitaux, qui seraient ainsi gâchés au lieu de servir à développer la production et les emplois. Le problème serait, pour nos esprits critiques, que du fait de la mondialisation de la production et des échanges, les Etats ne pourraient plus contrôler les mouvements des capitaux et limiter la spéculation (comme s’ils l’avaient jamais fait!). Le diagnostic des crises boursières et monétaires (qui peuvent effectivement frapper par leur violence, mais pas par leur nouveauté), serait ainsi posé: le pouvoir politique ne contrôle plus le pouvoir économique, l’Etat n’impose plus l’intérêt général en face des intérêts particuliers, ni la rationalité des experts et de leurs vues à long terme contre l’irrationalité et les vues à court terme des « marchés ». Le remède en découlerait donc d’évidence: renforcer le pouvoir des Etats pour qu’ils puissent combattre la spéculation, taxer les gains financiers « exagérés », et orienter l’argent vers les investissements productifs créateurs d’emplois. Ainsi nos idéologues voudraient que l’argent serve aux hommes à maîtriser leurs activités alors, nous le rappellerons, qu’il n’existe que parce qu’ils ne les maîtrisent pas. Ce qui est la manifestation même de cette impuissance ne peut pas servir à la combattre.

Non seulement ces phénomènes, mondialisation et financiarisation, n’ont rien d’autre de nouveau que leur ampleur, mais surtout ils n’expliquent rien: ils sont à expliquer. Cela est assez simple en ce qui concerne la mondialisation1, mais plus ardu pour la financiarisation. Car alors on rentre dans le domaine exubérant et confus de la circulation des monnaies, de l’argent, des capitaux. Cette jungle est un monde renversé où, à la surface, les rapports entre ces choses dominent les rapports entre les hommes. Ces choses, qui sont les formes que revêtent les produits de leurs travaux, se résument finalement dans l’argent (monnaie, capital, intérêt, profit, etc.). Il devient ainsi le Grand Fétiche, une force mystérieuse qui semble vivre une vie indépendante et décider de la pluie et du beau temps du monde capitaliste.

D’où vient cette indépendance? D’où vient que l’argent impose sa loi? Voilà ce qu’il faudrait élucider avant d’affirmer que l’Etat peut le contrôler, qu’il ne doit plus être roi, que les rentiers sont des vampires. Mais voilà justement ce que se gardent bien de faire les apologistes du « bon capital », un capital qui serait dominé par l’Etat démocratique afin qu’il serve le bien commun.

Pourquoi ce contenu-ci (le travail humain) prend cette forme-là (l’argent), et pourquoi cette forme s’autonomise, s’enfle en « bulles » énormes qui éclatent en krachs boursiers et monétaires entraînant des destructions matérielles et humaines d’une violence inouïe, telle sont les questions auxquelles nous allons tenter de donner une réponse ici.

Certes, nous ne pourrons pas rentrer dans tous les arcanes extrêmement compliqués et confus de la circulation de l’argent, dans le détail de l’énorme fouillis des « produits financiers » et de tous les circuits du crédit, par lesquels il semble fructifier et grossir de lui-même, comme par enchantement. Mais nous tenterons de donner la logique générale du phénomène, son essence. Et nous redécouvrirons que le vieux barbu, K. Marx, a déjà fourni cet essentiel. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. La preuve de la part de vérité contenue dans l’œuvre de Marx, c’est qu’elle permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Plus de cent ans après qu’il l’ait produite, elle apparaît d’une géniale modernité.

Ce travail ne sera donc, quant au fond, qu’un commentaire actualisé de Marx, centré sur le phénomène de l’autonomisation de la valeur (cette représentation métamorphosée, étriquée du travail), que nous verrons se développer dans l’argent, le capital et le crédit.

L’exercice est austère puisqu’il s’agit de plonger dans les eaux glauques de la finance, dans l’ennui infini de l’argent dans lequel disparaissent toutes les qualités humaines, la vie elle-même avec tous ses désirs. Mais enfin il le faut bien, puisqu’il est la puissance dans ce monde, et que donc c’est lui qu’il nous faut comprendre pour pouvoir le changer. Les grandes proclamations anticapitalistes, les imprécations indignées contre le pouvoir de l’argent, les indignations généreuses dénonçant la misère intellectuelle et physique, les appels à la vertu « citoyenne » n’y suffisent pas, pas du tout. Il faut aussi comprendre le pourquoi de cette situation, si toutefois on veut vraiment y remédier en allant jusqu’à ses racines.

L’exercice est limité, puisqu’essentiellement centré sur ce qui se passe dans la circulation, alors que la contradiction la plus profonde du système capitaliste réside dans la disparition progressive du travail vivant (qui seul y fonde le surtravail, la plus-value, le profit et l’activité) dans le processus de production lui-même. Mais cela, j’en ai déjà parlé dans mes travaux précédents sur le travail. Toutefois, il devrait, je l’espère, suffire à démontrer l’inanité de la théorie du bouc-émissaire de la « financiarisation » que nos experts de la gauche universitaire agitent sans cesse devant nous comme explication des maux contemporains. Elle leur permet de se borner à stigmatiser simplement les « mauvais capitalistes » (spéculateurs, financiers), ceci pour faire ressortir les « bons » (investisseurs, entrepreneurs). Ce qui n’est, en fin de compte, qu’une tentative pour faire croire à un avenir de ce système pourrissant, l’Etat se chargeant de contraindre les premiers et d’aider les seconds, avec leur aide d’experts bien sûr.

Nous verrons que la financiarisation n’est que l’extension nécessaire, massive, mondiale, du système de crédit, lui-même aboutissement logique et inéluctable de l’existence de l’argent. C’est-à-dire que nous verrons que le système de crédit généralisé et hyper-développé, qui est la financiarisation, n’est rien d’autre que le capitalisme achevé, abouti, de sorte que l’une ne peut disparaître qu’avec l’autre. Autant demander à un fleuve de remonter à sa source que vouloir réduire et contrôler la financiarisation pour « améliorer » le capitalisme. Et le demander à l’Etat est atteindre le comble de l’absurde, puisque sa propre existence résulte des mêmes rapports sociaux de désappropriation des conditions de la production qui fondent celle de l’argent. En tant que représentant la société en général, son premier rôle ne peut être que de la reproduire, c’est-à-dire de reproduire ces rapports sociaux. C’est pourquoi, il ne peut être aussi que l’organisateur de la financiarisation. Et il l’est effectivement, au premier chef, comme nous l’établirons également.

La complexité et l’ampleur du monde de la finance est un phénomène moderne dont on trouve l’origine historique dans le développement du crédit et des banques qui accompagne celui des échanges marchands (et des villes comme Venise, Amsterdam, Bruges, la Hanse, etc.), développement qui se « mondialise » déjà avec les Grandes Découvertes. Il y a évidemment un procès historique dans l’instauration des métaux précieux comme argent universel2, dans la transformation de l’argent-trésor en argent-capital, de celui-ci en argent de crédit, capital fictif et « produits » financiers en tous genres. Mais ce n’est pas sous l’angle historique que nous examinerons ici ces phénomènes, mais sous l’angle logique. Et bien que les deux démarches se recoupent et se fortifient l’une l’autre, elles ne sont pas identiques.

A la suite de K. Marx, nous définirons donc l’argent à partir du noyau de l’échange marchand simple, de l’échange isolé de toute autre détermination que celle qui constitue son noyau central: tant de marchandises A s’échangent contre (égalent) tant de marchandises B. Cette abstraction n’est évidemment pas historique (comme si jamais les échanges s’étaient réduits à cette seule détermination, et à cette seule scène entre deux personnages), mais essentielle (qui fixe l’essence, le cœur, du phénomène). Elle aboutit d’ailleurs, comme on le sait, à la loi de l’échange des marchandises suivant leur valeur qui, cette valeur étant trouvée comme nécessairement sociale, n’a de pleine validité qu’à l’époque de la « mondialisation » (c’est alors qu’elle est pleinement sociale). Ainsi, l’échange simple n’est pas tant un concept historique que logique.

Mais ce n’est pas le lieu ici d’un discours sur la méthode scientifique, mais simplement de dire quelle porte il faut d’abord logiquement ouvrir pour entrer dans le monde de l’argent, pour pouvoir ensuite le parcourir, et à la fin, refermer celle de la « financiarisation ».

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CHAPITRE 1. ORIGINE DE L’ARGENT

1.1 La valeur d’échange

Les pourfendeurs de la « financiarisation » du capitalisme s’indignent beaucoup de la domination de l’argent, et s’étonnent que sa puissance soit supérieure à la volonté des hommes, de l’Etat qui la représente. Mais il ne leur vient pas à l’idée de tenter de comprendre pourquoi cette domination d’une chose, l’argent, sur les activités des hommes, pourquoi ce sont les mouvements de l’argent qui leur imposent ses propres lois. C’est que, pour eux, l’argent est une chose naturelle, comme s’il était évident que les travaux des hommes doivent être ainsi représentés et socialisés. Aussi, ils ne cherchent pas à supprimer l’argent, mais proposent seulement de contrebalancer sa puissance, par une autre, celle de l’Etat. Ils exigent sans cesse qu’il exerce son pouvoir sur l’argent, ou plus généralement, sur « l’économie ». Ce qui revient à proposer de renforcer une forme de domination sur les hommes au prétexte d’en combattre une autre. Cela est d’autant plus inepte que l’Etat s’est toujours montré impuissant à diriger la « finance » et l’économie au service du bien-être de tous. La réalité est que l’Etat n’existe que pour appliquer les lois, dites « incontournables », de l’économie.

En effet, nous allons voir que, l’argent étant une manifestation des rapports sociaux marchands, son développement en puissance autonome et hégémonique accompagne le développement même de ces rapports, c’est-à-dire de la société capitaliste. Ce développement se produit avec l’aide de l’Etat puisque son unique fonction est d’organiser la reproduction de cette société. Aussi, loin de pouvoir contrôler la « financiarisation » (à supposer même qu’il soit aux mains de politiciens convaincus de pouvoir commander à l’économie), il ne peut au contraire inéluctablement que l’organiser, comme nous le verrons, puisque la reproduction des rapports de production actuels implique le développement du capital financier.

Pourquoi la puissance de l’argent? Il ne suffit pas de répondre, par une tautologie: parce qu’il permet de tout acheter, non seulement toutes les autres choses, mais aussi l’air et le soleil, les sentiments et les consciences, les dévouements et les trahisons. Face à ces platitudes sur la cupidité naturelle des hommes, leur volonté de puissance et autres raccourcis littéraires qui tiennent lieu habituellement de pensée, il faut rester têtu et maintenir la question: pourquoi l’argent permet tout cela? Pourquoi la puissance (et finalement l’impuissance, comme le montrent la misère, les crises, les guerres, etc.) des hommes ne peut être que celle de l’argent qu’ils ont, ou pas, dans leur poche? On ne répond pas à cette question en constatant tout ce que l’argent est capable de faire, ou de défaire, mais évidemment en cherchant ce qu’il est, d’où il naît, d’où il tire sa force.

Achats, ventes, échanges, l’argent semble n’exister que dans la circulation (s’il reste dans les coffres, il ne sert à rien, est en attente de circuler). Il est donc logique de partir de l’échange pour examiner le rôle de l’argent. Il faut alors, comme le veut l’étude scientifique de tout phénomène, partir de l’échange le plus simple, dépouillé de toute autre interférence, comme le ferait le chimiste isolant dans son laboratoire les éléments les plus élémentaires d’un corps pour en analyser la structure fondamentale.

C’est ce qu’ont fait les premiers économistes du 19ème siècle (de W. Petty à A. Smith et Ricardo) qui, considérant l’échange simple de deux marchandises A et B, ont trouvé qu’il s’effectuait en proportion de la quantité de travail qu’elles contiennent. Si une quantité x de A s’échange contre une quantité y de B, on dit que xA et yB ont la même valeur. On sait, depuis Ricardo et Marx, que la substance de cette valeur, ce qui s’égalise dans l’échange, n’est pas la quantité de travail concret que chaque producteur a fait passer dans la marchandise, mais la quantité de travail indifférencié, moyen, social, ou « travail abstrait ». En effet, une quantité ne peut être comparée à une autre que s’il s’agit de la même substance. Et, en matière de travail, celle-ci ne peut être que du travail identique à tout autre, c’est-à-dire un même travail quelconque, dépouillé de toute qualité autre que d’être effectué « avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales »3.

Ce que K. Marx découvre de fondamental par rapport à ses prédécesseurs est que ce phénomène de l’échange marchand est propre à une société fondée sur des hommes produisant indépendamment les uns des autres. Donc une société où leurs produits (c’est-à-dire leurs travaux) ne découvrent leur utilité sociale qu’après coup, que s’ils peuvent se vendre (ce qui fait appeler ces produits marchandises). Ce qui donne au système marchand son caractère le plus étrange, ce n’est pas ce qui fonde la valeur des marchandises. En effet, ce qui fait la valeur du produit est encore assez simple à comprendre4: toute production nécessite une certaine dépense de travail, donc un certain temps de travail. Et nécessite aussi une répartition de cette quantité de travail entre les membres de la société puisque, dans toute société où il y a division du travail, les travaux ont un caractère social, doivent être complémentaires, s’entrelacer les uns les autres en un tout à peu près cohérent et de sorte que l’ensemble des besoins sociaux soient satisfaits. Mais ce qui est spécifique à la société marchande est que cette cohérence, ce caractère social de la production, se réalise non pas par des rapports directs entre les hommes se répartissant consciemment les travaux avant de les effectuer, mais par des rapports entre les produits de leurs travaux: dans l’échange des marchandises. Ce qui se passe dans cet échange de choses, c’est la validation du travail de chacun par les autres, sa socialisation. C’est la façon dont les marchandises se comportent les unes vis-à-vis des autres sur « le marché » (fétiche, aussi sacré qu’anonyme, agissant par sa « main invisible », qu’invoquent les économistes pour désigner les mystères de l’économie) qui indique aux individus si, et dans quelle mesure, leurs activités ont été sociales (c’est-à-dire satisfont des besoins, dans les conditions normales du moment). Ainsi, ils ne sont sociaux que par les marchandises. Ainsi encore, la contradiction entre l’appropriation privée des moyens du travail et le caractère nécessairement social de la production (autrement dit aussi, des besoins), dans les sociétés quelque peu développées, se manifeste par ce phénomène que la socialisation des travaux privés, leur validation, ne se réalise que dans l’échange des marchandises. Le principe qui régit cet échange (en considérant son noyau logique: l’échange de deux marchandises), est celui de l’égalité des valeurs. Cette loi des valeurs égales n’est donc que l’expression de ce rapport social de non maîtrise des conditions, sociales, de la production par les hommes.

La cause originelle en est cette séparation entre eux des producteurs dans la propriété privée des moyens de production (une division du travail « privative »). Elle fait que leurs connexions, la cohérence de leurs actes privés, s’établissent par l’échange des marchandises. Ce n’est que lorsque cet échange a lieu, ou pas, qu’ils savent (suivant les conditions de cet échange, par les prix de marché) si leurs travaux ont correspondu, ou pas, à un besoin social; s’ils ont, tous ensemble, trop ou pas assez produits, et, pour chacun d’eux, s’il a produit plus ou moins efficacement, donné une valeur normale, c’est-à-dire sociale, à son produit (incorporé une quantité de travail plus ou moins proche de la moyenne sociale, travaillé dans les conditions moyennes d’intensité et de productivité de son époque et de son secteur d’activité).

Dans un tel système, l’offre et la demande ne peuvent s’ajuster que plus ou moins, puisque ce sont seulement les comparaisons répétées des résultats du travail, les échanges (le « marché ») après qu’il ait été effectué, qui font constater le trop ou le pas assez de tel ou tel produit, sa capacité à satisfaire un besoin social, sa qualité économique à avoir été produit dans les conditions sociales du moment. Il découle donc, des fondements même de la loi de la valeur (la contradiction entre le travail privé et les besoins sociaux), que les produits ne s’échangent pas à leur valeur! Mais en dessous, s’il y a surproduction (ou si la productivité du travail est faible), ou en dessus, à l’inverse. Ils s’échangent suivant des prix qui oscillent autour de la valeur, et ce sont justement ces oscillations qui permettent de tendre, par ajustements perpétuels, vers la valeur. Les prix sont dépendants de la valeur, l’expriment, mais en sont néanmoins différents. A la surface des échanges, les valeurs se métamorphosent en prix, forme dérivée des valeurs, et c’est finalement le mouvement des prix qui informe les producteurs sur la validité sociale de leurs travaux privés.

En fait, on voit déjà deux raisons qui expliquent que l’échange marchand simple (il s’en ajoutera d’autres avec l’échange capitaliste) ne peut pas s’exprimer directement en quantités (heures) de travail. Premièrement, parce que dans la valeur, il ne peut pas s’agir des quantités de travail concrètes, connues, incorporées dans le produit, mais de quantités moyennes et sociales d’une part, et de travail abstrait de qualité indifférenciée et quelconque de l’autre, bref, de travail doublement extérieur au travail concret de l’individu particulier. Et deuxièmement, parce que les marchandises ne se réalisent que suivant la loi des valeurs égales, altérée par celle de l’offre et de la demande (puisque c’est seulement à travers ces ajustements aveugles que peuvent s’égaliser les valeurs). Donc la forme dans laquelle la valeur s’exprime doit nécessairement être spécifique et extérieure, en tant que forme, à la quantité de travail: ce sera la forme prix de la marchandise. Le prix exprime et cache à la fois la valeur. Aussi, encore moins que la valeur, il ne peut pas dire directement ce qu’il recouvre, en le distordant: une quantité de travail. Il devra le dire autrement, par le détour de l’argent.

Nous arrivons à notre sujet. Pourquoi l’expression de la valeur, par le prix, se fait-elle en argent? Parmi les nombreuses conséquences de ce mode de socialisation des travaux des individus par l’échange de leurs produits, une, on le voit, retient déjà particulièrement notre attention: ces valeurs ne peuvent se révéler que dans l’échange, dans la comparaison des marchandises, xA contre yB, nB contre pC, etc. C’est dire que dans le système marchand, la valeur n’est révélée concrètement que sous une forme particulière: dans un rapport des marchandises entre elles. Cette forme particulière d’existence concrète de la valeur est dite « valeur d’échange ». C’est elle qui permet de rentrer dans le monde de l’argent, et de l’expliquer.

A l’origine de ce monde, on a ceci que la valeur d’un produit (dans laquelle déjà le travail humain est aliéné en étant réduit à une quantité abstraite), ne peut se manifester elle-même, mais seulement dans la valeur d’un autre produit, extérieur à lui. Le producteur ne peut pas poser xA vaut tant d’heures de travail, puisque dans les valeurs échangées, il n’y a que du travail abstrait, mais il peut seulement constater que, sur le « marché », xA s’échange contre yB. Observer cette extériorisation de la mesure de la valeur d’une marchandise dans une autre marchandise, c’est dire que la valeur ne peut se manifester socialement que sous cette forme particulière: en se comparant, dans l’échange, à la valeur d’une autre marchandise. Cette forme est, répétons-le, la valeur d’échange. Ce phénomène caractéristique du monde marchand a rarement retenu l’attention des économistes, même de ceux qui reconnaissent le travail comme fondement de la valeur. C’est pourtant une des analyses les plus subtiles de Marx, et la seule, parmi toutes les théories économiques, qui explique l’existence et le rôle de l’argent. Et en voilà le point de départ: la forme valeur d’échange, la nécessité pour une marchandise de mesurer sa valeur dans une autre. Comme la multiplication des échanges, les quantités diverses de marchandises dont les échangistes ont besoin, entraînent très rapidement l’impossibilité de multiplier les échanges deux à deux (le troc), l’argent va naître de la nécessité d’un étalon général dans lequel toutes les marchandises puissent se comparer. C’est-à-dire qu’il va jouer le rôle de cette marchandise extérieure contre laquelle la valeur s’échange et se connaît. Mais il va le jouer pour toutes les marchandises, en s’isolant de toutes les autres comme marchandise spécialement vouée à cette tâche (d’abord dans des formes particulières et limitées, telles certains coquillages, ou certains métaux comme le cuivre, etc.). Il servira tout spécialement de médiation dans les échanges. Toutes les autres marchandises pourront manifester leur valeur en s’échangeant avec lui, et donc se comparer mutuellement par son intermédiaire, s’étalonner par rapport à lui.

Mais cette extériorité de l’argent face à toutes les autres marchandises crée la possibilité d’un développement et de mouvements autonomes de l’argent. Nous ne le savons pas encore, mais le germe de la « financiarisation » est déjà là! Nous allons étudier ce mouvement d’autonomisation, dont elle est l’aboutissement, en commençant le parcours à son point de départ logique: l’analyse de l’argent à partir de la forme valeur d’échange, qui « est le germe de la forme argent »5. Mais même lorsque nous en serons arrivés aux formes les plus autonomisées et dominatrices de l’argent, il sera impossible de les comprendre sans se souvenir de ses racines dans cette forme de la valeur, donc dans le rapport social d’appropriation privée des conditions de la production, dont seule la destruction pourrait permettre d’abolir l’argent et sa puissance. Ce qu’ignorent justement tous les pourfendeurs verbeux de « l’argent-roi ».

1.2 L’argent

Si nous quittons le laboratoire où nous avons isolé l’échange de deux marchandises pour commencer à entrer dans le monde réel, où elles sont innombrables6, nous allons passer de la forme simple de la valeur à sa forme générale, et à l’expression de celle-ci dans l’argent7. Reprenons l’examen, abordé à la section précédente, de la valeur d’échange, afin de déterminer les caractères essentiels de cette forme, et de son mode d’existence qui est l’argent.

Quand on pose xA = yB, chaque marchandise ne joue pas le même rôle vis-à-vis de l’autre. Pour le vendeur de A par exemple, B sert d’équivalent (et réciproquement A pour le vendeur de B). Une marchandise ne dévoile sa valeur que dans l’autre. Cette autre dit la valeur de la première. Certes, l’échange a lieu parce que chaque marchandise a une certaine valeur d’usage pour celui qui la prend. Mais si B a cette fonction pour celui qui cède A, elle a aussi cette autre d’être équivalent pour son produit.

Dire que B sert d’équivalent à A, c’est aussi dire que la valeur de A est relative à celle de B (les proportions de l’échange dépendront des valeurs réciproques et de leurs variations). Ainsi la forme particulière dans laquelle se manifeste la valeur de la marchandise, la valeur d’échange, est une forme relative, un rapport entre deux quantités de marchandises. Mais ce n’est pas tout. Dans ce rapport, une marchandise joue particulièrement le rôle d’équivalent pour l’autre. Donc l’échange marchand implique qu’une double fonction est à ce moment assurée: fixation de la proportion de l’échange (tant de A s’échange contre tant de B) et utilisation d’un équivalent de la valeur (B sert d’équivalent, qui révèle la valeur de A, et réciproquement). Chiffre mesure d’un rapport, et en même temps équivalent d’une valeur, cela a encore l’air, à ce stade, une nuance anodine. Mais cette distinction entre la forme relative et la forme équivalent de l’argent se révélera en réalité essentielle pour comprendre les crises monétaires. Car ces deux formes recouvrent deux fonctions de la monnaie qui s’avéreront contradictoires et porteuses de ces crises.

Donc une marchandise ne peut pas porter une étiquette indiquant sa valeur (quantité de travail abstrait, inconnue des producteurs). Elle ne peut strictement rien dire là-dessus par elle-même: il lui faut être dite par une autre. Si la marchandise B sert d’équivalent à A, on dira que yB est la valeur de xA.

Avec la multiplication des échanges, une marchandise spéciale va prendre le rôle d’être cet équivalent dans lequel se mesurent toutes les autres. Si xA = yB = uC =… nZ, c’est que A, par exemple, peut servir d’équivalent à toutes les autres. Au lieu de passer par une série de trocs pour arriver à obtenir la marchandise désirée, dans la quantité désirée, il est évidemment bien plus commode de les comparer toutes à la même. Avec A, je pourrais obtenir directement toutes les marchandises voulues, et dans la quantité voulue si A est suffisamment divisible. C’est ainsi qu’historiquement certaines marchandises, puis une marchandise particulière, se dégagent jouant le rôle d’argent (monnaie): les métaux précieux, et plus particulièrement l’or (à cause de ses particularités de se conserver, d’être divisible en aussi petites quantités que le nécessite tel échange particulier, d’être d’une valeur relativement stable et élevée, etc.).

Donc une marchandise, ou argent, monnaie, s’isole de toutes les autres, devient l’étalon universel dans lequel s’expriment, se mesurent et se comparent toutes les autres valeurs (à travers leur forme dérivée, le prix). La valeur de toute marchandise se dit x grammes d’or, ou y francs, ou etc., et par ce moyen, elles se comparent toutes entre elles simultanément et immédiatement.

Telle qu’elle se présente dans sa genèse logique, la forme argent possède évidemment les deux caractères essentiels de la valeur d’échange, dont elle est le mode d’existence pratique: premièrement, c’est une forme extérieure à la marchandise (au travail); deuxièmement, c’est une forme contradictoire (relative et équivalent). Déjà ici, on a l’essence de la monnaie et des crises monétaires, comme nous le constaterons en en développant l’analyse ultérieurement.

Le premier caractère sera le support de la dite « financiarisation » qui mobilise l’indignation de la gauche. Il est que l’argent, étant une forme extérieure à la marchandise, est donc une forme autonome du travail (qui, dans la société marchande, n’a de validation sociale, n’est socialisé, que dans la marchandise, sous forme de valeur). Là est la base de la tendance qu’aura l’argent à se séparer de plus en plus de ses origines: de représentant de la valeur (d’une quantité de travail social contenue dans la marchandise), il sera considéré comme richesse par lui-même, valeur en soi. Contrairement aux économistes bourgeois, Marx ne perdra jamais de vue les origines de l’argent. Il les établit dès le début du Capital, et y revient encore à la fin, après avoir parcouru tout le mouvement de l’autonomisation de l’argent. Par exemple: « L’argent n’est en réalité pas autre chose qu’une expression particulière du caractère social du travail et de ses produits, mais ce caractère (étant) en opposition avec la base de la production privée, doit nécessairement se présenter toujours en dernière instance en tant qu’objet, marchandise particulière à côté d’autres marchandises »8. Tout le mystère de l’argent gît dans cette extériorité qui lui confère, dans l’esprit des individus, le statut de puissance autonome, de richesse en soi. Le travail, étant d’abord posé comme privé, est ensuite socialisé sous une forme spécifique, la valeur d’échange, dans laquelle son caractère social s’affirme alors en cachette, extérieurement à la conscience des individus, dans la comparaison des marchandises, dont l’argent dit les valeurs réciproques (exprimées dans les prix). Voilà que la propriété privée, fondement de l’individu « libre » dans l’esprit bourgeois, génère l’argent, instrument de l’aliénation de l’individu dans la réalité du monde bourgeois. L’argent est cette chose par le truchement de laquelle s’affirme le caractère social du travail (et de l’humanité), parce que les individus privés ne peuvent pas l’affirmer eux-mêmes directement et consciemment. Toute critique de l’argent, ou simplement de sa puissance, qui ne prend pas en considération cette origine, précise et indiscutable, est stérile et vaine.

Le deuxième caractère de l’argent est qu’il est une forme double et contradictoire. Dans cette contradiction gît la potentialité des crises monétaires et financières, dont nous parlerons plus loin.

La première de cette forme correspond à la fonction de l’argent d’être le moyen de l’échange des marchandises (M-A-M). Cette fonction est de dire le rapport d’échange, rapport des valeurs. Nous avons vu que dans un tel échange, la valeur ne se révèle que par rapport à une autre, elle est relative. Dans un rapport, seul compte le chiffre qui l’exprime, quelle que soit l’unité étalon. Si la marchandise a est dite valoir 12 francs, la b, 6 francs, la c, 3 francs, etc., peu importe en réalité le mot ou l’unité franc. Qu’il soit écrit sur un billet ou une pièce d’un métal quelconque, le signe 12 obtenu pour la vente de a par exemple, permettra à son détenteur, au moment donné où ces rapports de valeur existent, d’obtenir en échange 2 b, 4 c, etc. Aussi Marx fait-il ironiquement la remarque que n’importe quel « nom arbitraire sans contenu… » peut convenir pour cette opération, «… par exemple maquereau, a = 12 maquereaux, b = 6 maquereaux, c = 3 maquereaux… »9. L’argent n’étant, dans cette fonction de moyen de l’échange, que l’expression d’un rapport, sa valeur est indifférente. Si la valeur du maquereau (ou du franc, ou de la pièce d’or) diminue de moitié par exemple, on aura a = 24 m, b = 12 m, c = 6 m, et ça ne changera rien aux proportions dans lesquelles s’échangent les marchandises. Dans le rapport d’échange des marchandises, l’argent n’est pas le prix, mais simplement le signe du prix. « Il s’ensuit que l’argent, en tant que métal d’or ou d’argent, pour autant qu’il n’existe que comme moyen de circulation, moyen d’échange, peut être remplacé par tout autre signe qui exprime un quantum déterminé de son unité, et qu’ainsi de l’argent symbolique peut remplacer l’argent réel… »10. Et on le sait, c’est ce qui s’est fait avec la mise en circulation de monnaies fiduciaires, scripturales, etc., (mais déjà auparavant, les pièces métalliques étaient rognées, trafiquées, et leurs signes de valeur étaient supérieurs à leurs valeurs réelles en tant que métal).

Puisque, dans cette fonction de moyen de l’échange, la valeur de l’argent est indifférente, il s’ensuit que la masse des signes en circulation l’est aussi, ne change rien aux proportions de cet échange. En réalité ici, la masse de monnaie en circulation est déterminée par les besoins des échanges. C’est la quantité des marchandises échangées à un moment donné, le niveau de leurs prix, et la vitesse de rotation de la monnaie (le fait qu’un même signe monétaire puisse servir à une plus ou moins grande succession d’échanges dans le moment considéré), qui déterminent la masse des signes les représentant et sa valeur.

La base de l’échange, c’est de se dessaisir d’un produit pour en avoir un autre (on ne peut pas acheter si on ne vend pas, l’argent ne tombe pas du ciel). C’est M-A-M, où A n’est que le représentant momentané des M échangés. Cependant, avec la succession et la multiplication des échanges (M-A-M-A-M-A…), il se produit aussi la séparation dans le temps des actes de vente et d’achat. Ce qui donne l’impression superficielle que A-M ne dépend pas d’une vente préalable, que la possession de A est un préalable pour avoir M, que c’est l’argent qui est au point de départ, et finalement, que le cycle de base de l’échange est A-M-A. De là naît l’illusion que c’est le mouvement de la monnaie (notamment la création monétaire) qui engendre celui des marchandises, au lieu que c’est celui des marchandises qui engendre celui de la monnaie. De cette illusion naît à son tour celle des politiques monétaires, dont nous reparlerons plus loin, qui s’imaginent, par exemple, pouvoir relancer les échanges et la production par la croissance artificielle de la masse monétaire jetée dans la circulation (faire marcher « la planche à billets »). Par contre, ce genre d’émission monétaire a une incidence essentielle en ce qui concerne l’autre fonction de l’argent: représenter et conserver la valeur.

La deuxième forme de l’argent, la forme équivalent, correspond à cette autre fonction, qui est d’être l’équivalent de la valeur de la marchandise, sa mesure, la réalisation du prix. Il représente la valeur (sous sa forme réalisée dans le prix) pendant le temps où l’échange s’interrompt, la marchandise M étant échangée contre A sans que A soit échangé contre une autre marchandise. Ce qu’attend évidemment le vendeur de M, c’est que la valeur de A soit maintenue jusqu’à ce qu’il le remette en circulation par un achat. Cette fonction de conservation de la valeur est évidemment ce qui a le plus attiré l’attention des hommes. Elle leur apparaît essentielle car, sans cela, tout échange différé dans le temps, toute accumulation de richesse, sont compromis. Sans cela, les contrats, les engagements de payer tant à telle échéance, deviennent forts incertains. C’est parce que l’argent représente la valeur, est réputé en rester l’équivalent pendant tout le temps où il n’est pas remis en circulation pour achever l’échange des M, qu’il est devenu, en idée, la valeur conservée, la richesse par excellence, celle qui peut s’échanger contre tout. Et tout le monde marchand s’écroule si son pouvoir d’achat fond, s’il ne conserve pas la valeur. C’est pourquoi les hommes ont d’abord donné à la monnaie, dès que les échanges se sont développés, une forme qui leur paraissait garantir cette valeur parce que matérialisant elle-même du temps de travail, pouvant être considérée comme valeur universellement reconnue et stable: l’or notamment. Ensuite, la monnaie de papier était censée être aussi valeur parce que convertible en or (ce qu’elle ne fut d’ailleurs que peu de temps).

Mais en fait, il ne s’agit là que d’une représentation. Ici l’argent est certes l’équivalent de la valeur (du moins, il en donne le prix). Mais la conserve-t-il pour autant? Rien n’est moins sûr. Par exemple, l’or lui-même, « le trésor que ne dévorent ni les mites, ni la rouille », n’a, en tant que métal, qu’une valeur variable suivant les difficultés d’extraction, les nouvelles mines, etc. Et encore, tout dépend aussi des conditions dans lesquelles, plus tard, il pourra être échangé à nouveau contre un bien. Car ce n’est qu’alors qu’il pourra faire la preuve de la valeur qu’il a conservée. Si, par exemple, par suite de circonstances, la production s’écroule, la même quantité d’or ne permettra plus que d’obtenir moins de marchandises. « Si les autres richesses ne s’amassent pas, il perd lui-même de sa valeur dans la mesure même où il a été amassé »11. Pendant une famine, un tas d’or peut ne pas valoir un cochon, comme pendant une bataille, un royaume ne pas valoir un cheval!

En fait, la qualité de l’or (ou de n’importe quelle monnaie) comme conservateur sûr de la valeur n’a jamais été qu’idéelle. Car tout argent n’est, et n’a jamais été, qu’une richesse virtuelle, non seulement de valeur variable par elle-même, mais qui doit, pour se prouver, affronter le retour incertain et périlleux dans la circulation. Un trésor n’est rien tant qu’il n’a pas vérifié dans quelle mesure il représentait une richesse réelle en s’échangeant contre elle. Comme pour toute marchandise, la valeur de l’argent n’est que relative à celles contre lesquelles il s’échange. L’argent accumulé n’est qu’une assignation, un droit, sur une part de la richesse sociale, dont son détenteur saura ce qu’il vaudra qu’au moment où il sera exercé. D’ici là, l’argent en attente n’est qu’une valeur virtuelle. Ce rôle là, n’importe quelle titre de créance crédible (par exemple garantit par un Etat riche et puissant) peut le jouer. Et c’est bien ce qui s’est passé, comme nous le verrons, avec l’abandon de l’étalon-or comme base du système monétaire.

Ce qui apparaît est que, pour prouver qu’il s’est (ou pas) conservé comme valeur, l’argent doit trouver à s’échanger contre d’autres valeurs. Ce qui veut dire que le procès de circulation, qui est le domaine de l’argent, doit aussi être procès de production, puisque la masse de monnaie ne vaut que par rapport à la valeur de la masse des marchandises qui peuvent lui faire face à un moment donné. Il n’y a pas de conservation (et encore moins d’augmentation) de la valeur dans l’argent hors des conditions du procès de production des marchandises. Cela semble évident, pourtant l’illusion moderne la plus répandue est que l’argent peut produire un intérêt, s’accroître par lui-même, ou encore que l’émission d’argent peut faire accroître la production.

Dans cette fonction d’équivalent de toutes les marchandises, l’argent peut évidemment être dévalorisé si sa quantité mise en circulation s’accroît au delà de l’accroissement de la valeur de la masse des marchandises échangées. Et c’est effectivement ce que manifestent les crises monétaires. Car en tant que moyen d’échange, la masse monétaire augmente nécessairement avec la croissance de la production et du commerce. Jusqu’au jour où la surproduction, la mévente des marchandises, vient signifier que l’argent émis en proportion n’a pas sa valeur supposée, celle de ces marchandises. Sa masse est devenue disproportionnée parce qu’une crise arrive, qui impose la dévalorisation des marchandises en surplus, freine ou stoppe la production. Nous détaillerons plus loin ce mécanisme. Mais dès ici, on voit la contradiction qui peut se développer entre la fonction de l’argent comme moyen de l’échange, où, forme relative, simple signe, il peut se multiplier sans souci tout autant que les transactions, et sa fonction d’équivalent, de conservation de la valeur, où il ne vaut cependant que par la richesse sociale à laquelle il fait face quand il revient dans le procès de circulation-production. Dans l’une, la valeur de l’argent est indifférente, dans l’autre, elle ne lui appartient pas. Dans l’une, l’argent semble pouvoir s’accroître par lui-même et commander le mouvement des marchandises et de la production. Jusqu’à ce que cet accroissement vienne contredire l’autre dans sa prétention d’être l’équivalent d’une valeur, d’une richesse réelle toujours conservée.

Pour le moment, nous sommes restés dans le seul cadre de l’échange marchand simple. La contradiction au sein même de la forme argent que nous avons examinée ne s’y fait valoir que dans le cadre d’une crise de surproduction de marchandises. Mais elle va prendre une toute autre ampleur avec le développement de l’autonomisation de l’argent, dans le capital et, surtout, dans le crédit. C’est-à-dire au moment où cette autonomisation atteint un point tel que l’argent semblera circuler et se reproduire quasi indépendamment du procès de production. Donc au moment où l’accroissement de la masse d’argent comme moyen des échanges se produira comme autonome de celui des marchandises et de leurs prix, comme un auto-accroissement dans une sphère autonome: la sphère financière. Nous verrons qu’alors cette masse d’argent ne représente, pour une large part, qu’une valeur encore moins que virtuelle (comme l’est l’argent dans la sphère marchande), mais franchement fictive. D’où des crises à caractères monétaires et financiers particulièrement violentes.

Nous allons donc passer maintenant du monde marchand où l’argent était encore intimement lié à la marchandise (au travail), moyen d’existence de la valeur d’échange, de l’égalité des valeurs échangées, au monde capitaliste où l’argent produit de l’argent, un profit en plus de lui-même.

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CHAPITRE 2. AUTONOMISATION DE L’ARGENT DANS LE CAPITAL

Ce n’est qu’au cours d’une longue période historique que les produits du travail acquièrent la forme marchandise. D’abord, il y a les sociétés communautaires, autarciques et ne produisant que des valeurs d’usage. Puis, les échanges de produits ne concernent que quelques surplus cédés à l’extérieur. Puis, se développant, ils entraînent à l’intérieur une production pour l’échange et une division du travail. Enfin, l’élargissement des échanges aboutit, lentement, par répétitions incessantes des comparaisons, à cristalliser la forme sous laquelle les produits apparaissent les uns aux autres dans la circulation: la valeur d’échange (exprimée en prix).

D’abord, l’échange est le moyen de se procurer une valeur d’usage. Je cède mon produit contre un autre dont j’ai besoin. Dans M-A-M, l’échange des marchandises est le but de chacun. La marchandise qui sert de monnaie, A, ne joue qu’un rôle fugitif, n’est qu’un moment subordonné, un moyen de l’échange. Mais déjà néanmoins, dès qu’on est ainsi sorti du troc, il y a l’amorce de la dissociation achat-vente, un moment, ne serait-ce que fugace, où une valeur est représentée dans A, où A sert d’équivalent.

Il y a aussi, dans cette dissociation, la possibilité pour qu’achats et ventes ne correspondent pas. Mais généralement, A se conserve un temps aux mains du vendeur qui le remettra en circulation en devenant à son tour acheteur. Il s’établit entre les multiples protagonistes une chaîne d’échanges de plus en plus nombreux et répétés: M-A-M-A-M-A-M-A.., dans laquelle l’argent tiré d’une vente M-A retourne sans cesse dans la circulation par un achat A-M. Et ainsi naît l’illusion monétaire, dont nous avons dit un mot ci-dessus, que c’est l’entrée de l’argent dans la circulation, le moment A-M, le mouvement de l’argent, qui engendre celui des marchandises. La structure de l’échange simple apparaît être A-M-A (mais alors d’où viendrait A?). De moyen subordonné de l’échange, A en devient le présupposé et le résultat. Il apparaît comme la condition et le but de la circulation. Dans M-A-M, je vends pour acheter, la valeur d’usage domine encore. Dans A-M-A, j’achète pour vendre, la valeur d’échange domine, c’est A que je veux. «… Aristote considère la formule de la circulation M-A-M, où l’argent ne fait fonction que de mesure et de monnaie, comme le mouvement naturel et rationnel… il stigmatise en la formule A-M-A un mouvement contre nature qui va à l’encontre du but recherché… Ce qu’on attaque ici, c’est uniquement la valeur d’échange qui devient contenu et fin en soi de la circulation, c’est la promotion à l’autonomie de la valeur d’échange en soi… »12. C’est aussi uniquement ce qu’attaquent aujourd’hui les critiques de « l’argent-roi » et de la financiarisation: non la valeur d’échange (et donc les rapports sociaux d’où elle naît), mais ses conséquences inévitables, sa promotion à l’autonomie.

L’argent ne fait que matérialiser l’autonomie que contient l’extériorité de la forme valeur d’échange. Il le fait en se posant comme une marchandise spéciale qui, faisant face à toutes les autres, permet de les échanger toutes contre lui, au lieu qu’elles s’échangeaient directement entre elles dans le troc. Il représente donc n’importe quelle valeur d’échange, et dès lors, il apparaît comme la valeur en général. « A mesure que s’étend la circulation des marchandises, grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale », et on arrive à ce phénomène proprement renversant que « la puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers »13.

C’est pourquoi l’argent ressort aux yeux des échangistes comme l’élément essentiel des transactions, et qu’ils le considèrent comme l’alpha et l’oméga. Dans leurs comportements, la monnaie « n’est plus l’intermédiaire entre les deux marchandises »14, elle est au contraire « le dernier mot de la transaction ». Pour spécifier cette différence, Marx dit que la monnaie est maintenant « moyen de paiement », elle achève la transaction. Première conséquence, le paiement peut être différé de l’échange des marchandises. Par exemple, le commerçant achète (A-M) une marchandise à un grossiste à un instant t1 qu’il revendra (M-A) à un instant t2. La transaction A-M-A ne sera terminée qu’alors (et éventuellement le paiement au grossiste aussi, mais n’en parlons pas encore ici). Mais, deuxième conséquence, il est évident que le commerçant ne va pas prendre ce risque et se donner ce mal pour simplement obtenir le même A qu’il a engagé. Il va donc chercher à revendre plus cher, et réaliser la circulation A-M-A’ (avec A’ plus grand que A). D’une façon générale, dire que A est la condition et le but de l’échange, c’est dire qu’en fait, c’est l’accroissement de A qui est recherché. Sinon autant thésauriser.

C’est historiquement dans le commerce, avant l’ère industrielle, que se sont effectuées les premières grandes concentrations de fortunes (Venise, etc.) par le moyen du circuit A-M-A’. Mais dans le simple échange (donc abstraction faite du transport, qui est, si on l’inclut dans ce commerce, sa seule activité productive), l’accroissement consiste simplement à pouvoir revendre plus cher ce qu’on a acheté. La valeur de la marchandise ne change pas, il n’y a pas création de richesse, mais utilisation de circonstances favorables, habileté, escroquerie, etc. Cependant, à partir de là, se développent des flottes et des arsenaux, de nouveaux besoins et des fabrications pour les satisfaire, bref, toute une industrie dont ce n’est pas le lieu de faire l’histoire ici.

Quoiqu’il en soit, ce ne peut évidemment pas être l’échange stricto-sensu qui accroît la valeur d’une marchandise. Dans l’échange, la valeur ne peut être que conservée, et donc, globalement, ce que les uns gagnent en vendant à un prix plus élevé que la valeur doit être compensé par ce que d’autres perdent, et à ce jeu, un équilibre finit nécessairement par s’établir. Il faut donc expliquer autrement le fait que le circuit A-M-A’ est réel, que l’histoire économique des derniers siècles est effectivement celle d’un formidable accroissement de valeurs s’accumulant en quelques mains. Certes, cet accroissement apparaît bien dans l’échange, dans la circulation, quand se réalise M-A’ (et de là l’illusion que le profit est « profit upon alienation »). Mais il faut en chercher ailleurs la cause. Ce qui s’accroît ne peut être que la substance de la valeur: le travail humain matérialisé dans la marchandise lors de sa production. « La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s’y passer »15. Telle est l’énigme de l’accroissement de la valeur que Marx a, on le sait, génialement résolue en quittant la sphère de la circulation, où se réalise et se constate le phénomène, pour pénétrer dans celle de la production, où il se crée.

Nous ne rappellerons à ce sujet que le résultat des analyses de Marx, certainement les mieux connues de l’ensemble de son œuvre. Il établit que le capitaliste, qui dispose de A, le convertit pour une part en moyens matériels de production, et pour l’autre, achète, à sa valeur, une marchandise dont la singularité est que son usage produit une valeur supérieure. Cette marchandise est la force de travail (ou « capacité » de travail) de l’ouvrier. Comme marchandise, elle est payée à sa valeur (quantité de travail pour la produire), mais comme valeur d’usage16, elle peut être et évidemment est utilisée à matérialiser plus de valeur dans le produit: le salarié travaille le temps nécessaire à sa reproduction en tant que marchandise-force de travail (ou salaire, travail nécessaire) et un temps de surtravail. Si le produit est vendu à sa valeur, ce temps de surtravail devient la plus-value réalisée (ou profit), qui vient grossir le capital-argent de départ: A est devenu A’.

Dans le procès capitaliste A-M-A’, on a réellement l’accroissement de A (but réalisé si tout va bien). Le capital, ce n’est pas une somme d’argent (un trésor, immobile, n’est pas du capital). A ne vaut comme capital que s’il est mis à l’épreuve de sa valorisation par le travail, que s’il aboutit à A’, qui doit lui-même aboutir à A’’ pour rester capital, et ainsi de suite. Le capital est toujours une valeur en transformation, « valeur se valorisant » selon l’expression de Marx. En tant qu’argent, A donne à son possesseur le moyen d’acheter toutes les marchandises M qui sont les facteurs de la production, les machines comme les capacités humaines de travail. Pour lui, M n’a d’autre utilité que d’être un moyen d’obtenir A’. La métamorphose de A dans la production lui est une épreuve ennuyeuse, une contrainte désagréable et risquée, au résultat incertain (le prix de vente). Bref, la seule chose qui compte pour le possesseur de A, c’est A’. Or A’ ne lui apparaît que dans la circulation, et lui semble donc être le résultat d’un profit ajouté, lors de la vente, aux coûts de production. A-A’, tel est pour le possesseur de A le mouvement essentiel, donc aussi idéal, qui lui apparaît comme condition et comme résultat n’être dû qu’à la circulation de A, et dont nous verrons l’aboutissement dans la financiarisation.

Au point où nous en sommes, nous avons vu pourquoi la valeur d’échange devient argent, valeur autonomisée, laquelle devient valeur en procès dans la succession des échanges. Et de là se développe l’argent comme capital (quand il s’échange contre les capacités de travail), c’est-à-dire valeur se valorisant, semblant s’accroître d’elle-même dans la circulation, abolissant la loi de la valeur simple (bien qu’en fait, cela n’en est qu’un développement). En semblant être ainsi la condition et le résultat, l’argent prend toujours davantage l’aspect d’une valeur en soi, détachée du travail productif, bien que celui-ci soit encore présent comme moyen de produire la marchandise à laquelle ce résultat (le profit) est encore rattaché comme marge commerciale.

Mais il ne faudrait pas prendre ce mouvement d’autonomisation de la valeur comme un simple mouvement de l’argent, comme sans racine. Ainsi que nous l’avons vu depuis le début, il est fonction de rapports sociaux particuliers (rapports marchands, rapports capitalistes), et de leur évolution, ce qu’il ne faudra jamais perdre de vue si l’on veut comprendre les phénomènes de l’argent.

En particulier, une condition fondamentale du procès de valorisation A-M-A’ est que le capital trouve en face de lui « l’ouvrier libre », c’est-à-dire le travailleur ne pouvant pas objectiver directement son travail dans son produit (sinon on aurait sans cesse l’échange égal M-A-M-A…, A ne serait que le moyen de la consommation, productive ou personnelle), mais obligé de le vendre contre de l’argent, parce qu’il ne dispose pas des moyens de production. Cependant, l’argent n’est qu’une marchandise, dans l’or (travail objectivé dans une chose) ou dans son représentant (la monnaie de papier), qui ne peut s’échanger que contre une autre marchandise. Il ne peut donc pas s’échanger contre le travail (qui, étant activité et qualité humaine, n’est pas une marchandise), mais contre la capacité de travail (quantité de travail objectivée dans l’individu). Ce n’est que si le producteur est dépouillé de la propriété des moyens de production, parce que ceux-ci sont passés en des mains autres, qu’il est obligé de vendre sa capacité de travail, seule marchandise encore en sa possession qu’il puisse échanger. Alors, il a la « liberté » de devenir salarié, et l’argent qui l’emploie devient capital. Un nouveau rapport de séparation se développe, les moyens de production faisant face aux travailleurs qui sont dépouillés de leur propriété, en même temps que collectivement regroupés, tandis que l’ancienne séparation des producteurs privés fait place à celle des diverses unités de production, des divers capitaux. La condition du capital comme valeur se valorisant est l’appropriation par une classe (les capitalistes personnifient le capital, n’en sont que « les fonctionnaires ») des conditions de la production, dont sont dépouillés les producteurs.

Etant établi que c’est le surtravail (quantité de travail social fournie au delà de celle dont l’ouvrier reçoit l’équivalent sous forme de salaire) qui est l’éventuelle plus-value qui vient valoriser le capital, il faut encore rappeler que ce procès de valorisation est, contradictoirement, aussi un procès de dévalorisation. En dehors même des crises, dont nous parlerons plus loin, qui se soldent toujours par une destruction massive de capital, on sait en effet que la nécessité où se trouve le capital d’accroître sans cesse le surtravail passe notamment par une augmentation de la productivité du travail, obtenue par le moyen d’une machinerie toujours plus perfectionnée se substituant de plus en plus au travail vivant. De sorte que des moyens de production sont sans cesse rendus obsolètes et mis à la ferraille. De sorte aussi que de plus en plus de marchandises sont produites, à un coût unitaire moindre, matérialisant chacune une valeur moindre, tandis que tant la base de la réalisation de la plus-value, la consommation, que celle de sa production, le travail vivant, se rétrécit. D’où des crises de surproduction, de marchandises ou de capital, c’est ici la même chose, et la destruction de ces « surplus »17. Ces destructions et dévalorisations permanentes de capital sont cependant comme des purges qui permettent au capital « survivant » de pouvoir se valoriser (en gros, la masse des profits est à partager entre moins de capital).

Le procès capitaliste est donc contradictoire. Il développe certes la production et ses moyens de façon considérable. Mais en même temps, le capital, qui ne cesse d’être grossi des plus-values qui y refluent, éprouve progressivement des difficultés croissantes à trouver les moyens de continuer à se valoriser, à fonctionner comme capital. Une masse de capital reste alors sous forme argent, ou se place dans l’achat de titres dont la qualité de capital s’avère fictive, faisant monter les cours des Bourses à des prix sans rapport avec leurs rendements. Il se forme les fameuses « bulles » spéculatives, suivies de krachs venant constater cette nature fictive et détruisant ce capital-argent qui ne trouve pas à se valoriser. Mais nous verrons tout cela plus loin.

Car pour arriver à la « financiarisation », nous devons poursuivre pas à pas le mouvement par lequel l’argent poursuit son mouvement d’autonomisation, de détachement du travail, substance de la valeur qu’il est censé représenter. Ce à quoi il semblera parvenir dans le crédit bancaire et la construction d’une sphère financière, où il paraîtra se mouvoir comme effectivement tout à fait détaché de la production.

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CHAPITRE 3. AUTOVALORISATION DE L’ARGENT DANS LE CREDIT

3.1 « Disparition » de la valeur derrière le prix

Le prix est toujours une forme d’apparition de la valeur d’échange. Néanmoins, la détermination de sa relation avec celle-ci évolue avec le passage du rapport marchand au rapport capitaliste.

Dans la production marchande simple, entre producteurs privés échangeant eux-mêmes leurs produits, les prix oscillent autour de la valeur d’échange des marchandises en fonction de l’offre et la demande. Ici la valeur (le travail social) reste encore le pivot, quoiqu’elle est déjà cachée puisque, en raison même du rapport marchand qui détermine la loi de la valeur, il ne peut pas y avoir correspondance exacte entre prix et valeurs.

Avec le mode de production capitaliste, il en va tout différemment. « Toute la difficulté provient de ce que les marchandises ne sont pas échangées simplement en tant que telles, mais en tant que produits de capitaux qui prétendent participer à la masse totale de la plus-value proportionnellement à leur grandeur »18. La valeur des marchandises n’est plus le seul pivot autour duquel se forment les prix. C’est que chaque quantité égale d’argent-capital engagé pour les produire veut évidemment obtenir la même part de profits. Pour y parvenir, les capitaux se déplaceront d’une branche d’activité à l’autre, d’un pays à l’autre, attirés là où le rendement s’avère meilleur. Cette augmentation de la masse des capitaux dans tel ou tel secteur y développe la production et la concurrence, d’où une baisse des prix et du taux de profit. Cette concurrence entre capitaux aboutit donc à la péréquation des taux de profits, c’est-à-dire à la formation d’un taux de profit moyen, «… qui est la moyenne de tous ces taux de profits différents »19. C’est en quelque sorte comme s’il y avait un capital général doté d’un taux de profit unique, chaque capital particulier recevant une part aliquote à sa grandeur.

Pour ce qui concerne notre propos, nous retiendrons deux conséquences de ce phénomène, qui vont aboutir à déconnecter totalement, dans le paysage superficiel de l’économie et la compréhension qu’en ont les économistes qui le décrivent, les liens entre les mouvements de la valeur (du travail) et ceux de l’argent. De sorte que l’accroissement de l’argent leur apparaîtra comme une qualité qui lui est aussi naturelle que celle du poirier de porter des poires, selon la célèbre expression de Marx.

La première est qu’il se forme ainsi, avec la loi du taux de profit moyen, des prix « péréqués », ou prix de production, suivant une loi différente de celle de la formation des prix marchands simples. Ces prix ne représentent plus la valeur d’échange (corrigée par l’offre et la demande), incluant toute la plus-value matérialisée dans une marchandise donnée, mais une valeur « péréquée » de celle-ci, incluant une part de plus-value aliquote au capital engagé de telle sorte que celui-ci jouisse du taux de profit moyen.

Par exemple, soit deux marchandises B et C. Supposons qu’elles aient été produites avec un même taux d’exploitation (rapport pv/v) de 1 et aient absorbé la même quantité de travail, 1000, mais avec des compositions organiques (valeur du capital constant: bâtiments, machines, matières premières, etc.) différentes, telles que leurs valeurs se décomposent ainsi:

pour B, sa valeur 1000 se décompose en 800 c + 100 v + 100 pv20

pour C, sa valeur 1000 se décompose en 500 c + 250 v + 250 pv

B ne serait pas produite dans ces conditions où le capital n’y recevrait qu’une plus-value de 100 pour un engagement initial de 900, alors que seulement 750 engagés dans la production de C recevrait 250 de plus-value. La loi du profit moyen doit évidemment jouer. Supposons le taux de profit moyen à 20 %. Le capital de 900 engagés pour B doit donc obtenir un profit de 180, et celui de 750 engagés pour C obtenir 150. Cela aboutit à la formation des prix de vente suivants:

B = 900 + 180 = 1080

C = 750 + 150 = 900

Ces prix, ou prix de production, qui résultent du « droit » au même profit pour chaque capital égal, apparaissent alors comme le résultat d’une somme de coûts de production (c + v) à laquelle se rajoute le profit moyen lors de la vente. Le travail y apparaît comme un coût, qui s’ajoute à d’autres pour former le prix, alors qu’il est, au contraire, la seule substance de la valeur (dont c, v, et pv ne sont qu’une décomposition).

Ainsi, dans le rapport capitaliste, « le prix de production de la marchandise s’est développé comme une forme métamorphosée de la valeur »21. A la surface des échanges, la valeur n’existe plus. Ceux-ci s’effectuent selon des prix qui semblent n’avoir aucun rapport avec elle. Mais au fond, le travail reste bien le seul conservateur et créateur de la valeur (sans le travail, non seulement pas de plus-value mais le capital ne se reproduit même pas à l’identique). Ce n’est pas parce que la répartition de la plus-value se fait proportionnellement aux capitaux engagés qu’il ne s’agit plus de surtravail. Il y a dans l’égalisation des taux de profit, résultat de la concurrence entre les capitaux, comme la « socialisation » de la plus-value entre tous les capitalistes, l’affirmation que le capital est général, « mondialisé », fonctionnant partout selon les mêmes normes (l’égalisation des taux de profit induisant celle des conditions de la production), que les capitalistes particuliers sont chargés de réaliser. Les prix sont toujours l’expression des valeurs, mais globalement, à ce niveau de socialisation. A ce niveau global, qui est celui du plein fonctionnement de la loi de la valeur, du travail mondialement socialisé, la somme des prix est toujours égale à la somme des valeurs, la somme des profits à celle des plus-values. Ce lien se révèle en particulier dans les variations parallèles des prix et des valeurs (en dehors des variations accidentelles dues à des situations de monopoles techniques ou capitalistiques, à des variations de l’offre et de la demande, etc.), les prix baissant régulièrement en même temps que diminue la quantité de travail matérialisée dans chaque marchandise. La péréquation des profits, et la loi de formation des prix de production qui en découle, ne relève finalement que de la concurrence entre les capitaux, au sein du capital en général qui s’impose comme le déterminant essentiel, le rapport social universel.

Il découle de cette loi de l’égalisation des taux de profit une deuxième conséquence, également fort importante pour le thème de notre ouvrage. Comme la valeur prend la forme d’un coût de production, c’est-à-dire d’argent engagé auquel s’ajoute ensuite un profit proportionnellement égal, il en résulte l’idée, qui va prendre la force d’une loi naturelle, que le profit est la rémunération de l’argent. Il devient « évident » que toute somme d’argent engagée, autrement que pour une consommation personnelle, donne droit à rémunération. De là on passera à l’idée, qui dominera avec le développement du capital financier, que l’argent produit de l’argent. Pour le moment, nous voyons que l’argent est considéré non seulement comme l’équivalent de toutes les marchandises, le moyen de les faire circuler avec profit, mais comme lui-même une marchandise, à lui tout seul, dont la valeur d’usage est un revenu.

Cette notion est à la base du concept d’intérêt, dont nous allons maintenant parler. En prêtant de l’argent, le prêteur cède cette valeur d’usage supposée et, en retour, en veut une part. Ce sera l’intérêt. Avec l’intérêt, nous allons aborder ce moment ultime de l’autonomisation de l’argent qui, tel les pains de la parabole, prétend au statut de richesse pouvant se multiplier toute seule.

3.2 Le crédit

L’argent, étant valeur autonomisée, permet de séparer dans le temps autant qu’on le veut les actes d’achat et de vente. Ce qui induit le comportement d’achat pour vendre (A-M-A), lequel est, en fin de compte, un pari sur la valeur future de M, le prix auquel la marchandise sera revendue. Ici A est avancé comme valeur potentielle: si M n’est pas revendu, A n’est pas récupéré (et c’est bien ce qui se passe dans les crises de surproduction). On a déjà, dans la forme A-M-A, l’annonce du crédit: l’avance d’argent pour une opération ayant pour but de reproduire (et si possible en plus grande quantité, A-M-A’) l’argent. Néanmoins, le système du crédit perfectionne la chose en permettant que le paiement de l’achat A-M soit différé. Le mouvement de l’argent officiel est ainsi déconnecté de celui des marchandises, en même temps que les échangistes créent, dans l’attente du paiement, une monnaie privée (le titre de créance).

Par exemple, Mr. X achète une marchandise M au grossiste Y contre une lettre de change (promesse de payer) à trois mois. Dans ce délai, il a revendu M (éventuellement avec un profit), et paiera Mr. Y à l’échéance de la lettre. L’argent « comptant » (l’or, la monnaie d’Etat) n’est pas ici le moyen de l’acquisition de M, c’est la lettre de change qui a joué ce rôle. L’argent officiel est un « moyen de paiement », qui n’a circulé qu’à part de l’échange des marchandises.

En tant que moyen de paiement sûr, c’est l’argent « officiel », la monnaie d’Etat, qui est utilisé. Il a sa propre circulation en dehors de celle des marchandises, différée, tandis que diverses formes de titres de crédit servent, eux, de monnaie d’échange dans les transactions: lettres de change, chèques, cartes de crédit, etc. En fait, il s’opère, avec le crédit, une distinction dans les formes de l’argent, recouvrant ses deux fonctions essentielles de simple signe de valeur dans l’échange et de valeur conservée, valeur en soi, quand le crédit est soldé. Maintenant, ces deux fonctions de l’argent se présentent franchement sous deux formes monétaires différentes, monnaie de crédit et monnaie officielle (derrière lesquelles on aura évidemment reconnu la forme relative et la forme équivalent déjà contenue dans la valeur d’échange, comme nous l’avons vu: maintenant, ces deux formes existent aussi dans deux types différents de monnaie).

Premièrement, dans le crédit, les échangistes n’ont d’abord besoin que des signes de valeur, puisqu’il ne s’agit que d’une promesse de payer en « vrai argent », ce qui interviendra, si tout va bien, lorsque la valeur de la marchandise sera vraiment validée, pour l’acheteur, par sa revente. Un chiffre écrit sur un papier (et garanti par le droit commercial et les tribunaux) suffit. D’où des formes monétaires, ou de crédit, qui sont, en gros, des traites («… la traite constitue la base de la monnaie de crédit proprement dite… »22). Ces traites, contrats, titres de créances, etc., servent d’instruments de circulation, de signes monétaires entre les industriels et les commerçants, tout au long de la chaîne qui va de l’achat des matières premières à la vente des produits finis.

Deuxièmement, des formes monétaires qui sont censées représenter une valeur garantie, universelle, « le vrai argent », l’or ou les billets de banque de l’Etat, et qui servent de moyen de paiement, pour solde, aux échéances des transactions fondées sur le crédit (nous le verrons plus loin avec l’exemple du système des compensations).

Il y a, dans cette séparation des formes de l’argent, toute la genèse des crises monétaires. Des signes de valeur sont, dans le crédit, créés à volonté par les particuliers et les sociétés quand ils passent entre eux des contrats (titres de créance). Mais ces signes représentent des valeurs non validées socialement (pas encore réalisées dans une vente). Tandis que la monnaie d’Etat est un signe censé être en soi une valeur réelle, stable, existante.

Cependant, cette monnaie de crédit, créée par des particuliers ou des banques, sous des formes propres à des échanges entre particuliers, représente aussi comme tout signe monétaire des valeurs en circulation. Sa valeur dépendra, en fin de compte, des prix obtenus pour les marchandises qu’elle représente. Mais le fait que la vente ait lieu plus ou moins longtemps après l’achat maintient l’incertitude sur la valeur sociale réelle de la marchandise considérée, la plus-value réalisable qu’elle recèle. Donc la monnaie de crédit apparaît moins sûre que la monnaie d’Etat, et ses détenteurs cherchent au plus vite à la transformer en cette monnaie officielle, ce dont se charge le système bancaire. Nous examinerons plus loin ce phénomène.

Revenons un instant à notre Mr X. Il aurait aussi bien pu acheter M en empruntant l’argent à une banque: dans tous les cas, il y a création d’un signe de valeur quelconque (titre de créance aux mains de la banque ou du vendeur) pour représenter la valeur de M. Mais l’opération ne sera valide que si Mr. X peut revendre M afin de pouvoir rembourser sa dette, que si la marchandise est socialement validée (et un problème se pose dès qu’elle ne l’est pas). Car évidemment, le cycle déterminant ne peut être que M-A-M: il faut toujours vendre pour acheter, céder M pour avoir A. La créance est création anticipée, spéculative, d’argent. Dans la séparation des actes d’achat et de vente, A-M…M-A, on a donc premièrement une avance d’argent qui ne sera récupérée que si la vente se fait au prix espéré. Si cette avance est un crédit, il y a donc une possibilité de crise quand les débiteurs se trouvent insolvables et que s’accumulent les créances impayées. Et on a deuxièmement avec le crédit, une création de signes de valeur (titres de créance), souvent appelée « monnaie de crédit ». Des contradictions ne manqueront pas de se développer à travers cette création monétaire: car au lieu que la monnaie circule en quantité proportionnelle aux prix cumulés des marchandises échangées, ici il y a création de monnaie avant que la transaction soit achevée. Ce qui rend possible la nature fictive de cette monnaie de crédit s’il s’avère que la marchandise, la valeur qu’elle représente, n’est pas socialement validée par une vente à son prix de production (ce n’est que par cette vente que la monnaie de crédit disparaît, est remboursée en « vraie » monnaie publique). Ces contradictions se résoudront à travers les crises monétaires.

Le système du crédit va donner naissance à une activité spécifique, celle du prêteur d’argent, dont l’ancêtre est l’usurier du Moyen-Age, qui, avec le développement des échanges, devient le banquier des temps modernes. Qu’il devienne ce prêteur en se substituant à notre Mr. Y par l’escompte de sa lettre de change, ou directement par un prêt à Mr. X, son rôle éminent est le même: il se charge, contre rémunération (l’intérêt), de fournir l’argent (la monnaie officielle) correspondant à la transaction. Dans le prêt, il avance directement l’argent (en échange d’un titre de créance). Dans l’escompte, il transforme le titre de crédit créé par contrats entre les particuliers en monnaie officielle (on dit qu’il « monnaye » la créance). A son tour, le banquier pourra escompter les titres qu’il a émis, ou réescompter ceux qu’il a reçus, auprès de la banque Centrale, afin d’être fourni en monnaie officielle23. Ce monnayage des créances revient à transformer une monnaie créée privativement et comme valeur purement virtuelle (ce qu’est la marchandise que la monnaie de crédit représente tant qu’elle n’a pas été revendue), en monnaie officielle ayant une valeur garantie par l’Etat et acceptée par tous. Ce signe de valeur officiel peut retourner dans la circulation, alors même qu’il est fondé sur (représente) une valeur encore virtuelle. Non seulement l’argent est considéré comme origine et résultat de l’échange, mais il y a création d’argent avant même que le circuit A-M-A’ ait été réellement bouclé. Ainsi néanmoins, le système bancaire fluidifie, facilite, accélère, les transactions et l’activité économique. Il se forme alors petit à petit un type de capital particulier, ou capital financier, capital de prêt, géré par un fonctionnaire particulier, le banquier.

Ce qui caractérise le capital, est d’être valeur se valorisant. Ce qui caractérise le capital de prêt, c’est sa forme spécifique de valorisation, l’intérêt. Elle semble lui conférer la qualité d’une auto-valorisation, indépendante de la production. Pour le prêteur, il y a avance de A et retour de A’ (A plus l’intérêt), il ne voit que ce mouvement. Aujourd’hui, où le capital financier est dominant, tout semble lié aux taux d’intérêts, dont les niveaux et les évolutions, selon les économistes, déterminent la croissance, les cours des Bourses, l’emploi, etc.

Le développement du crédit entraîne deux conséquences que nous allons maintenant examiner. Premièrement, la croissance de la masse monétaire. Deuxièmement, la notion d’intérêt comme étant la rémunération de l’argent, distincte du profit d’entreprise.

Mais avant de passer à cet examen, concluons d’abord sur le caractère général du crédit, puisqu’il s’avérera être la base même du développement de cette « sphère financière », dont l’hypertrophie semble être la cause des maux économiques et sociaux contemporains aux yeux des universitaires « radicaux ». Mais la « financiarisation » est une simple exagération de l’usage du crédit. Or nous voyons que cette « exagération » est le développement logique, nécessaire, inéluctable, du crédit, qui est lui-même contenu dans le fait que l’argent se présente comme valeur autonome, dans la scission de l’échange en actes de vente et d’achat séparés, donc a pour racine la valeur d’échange.

Bref, « le crédit, c’est la production fondée sur la valeur d’échange »24, et il n’est pas possible de les séparer. « Génétiquement », le crédit est le capitalisme, puisqu’il réalise idéalement son mouvement « naturel » A-A’. Historiquement aussi, puisqu’ils sont nés conjointement dans les premières villes commerçantes et bancaires (Venise, Bruges, Amsterdam, la Hanse, etc.). Fonctionnellement enfin, puisque le capitalisme ne peut pas exister sans crédit. D’abord, observe Marx, parce que jamais le développement du capitalisme n’aurait pu se suffire de la monnaie métallique, dont la production, limitée et coûteuse, lui aurait été une entrave, une limite, alors même que des écritures, des billets, suffisent, comme signes de valeur, à la circulation des marchandises. Mais aussi pour bien d’autres raisons encore, toutes sous-tendues par la nécessité de contrebalancer la tendance à la baisse du taux de profit, comme:

– fluidifier la circulation des capitaux (qui autrement serait entravée par la fixité des investissements), donc l’égalisation des taux de profit, et par là, la diffusion des progrès techniques dans toutes les branches;

– accélérer toutes les phases de la circulation des marchandises et leur conversion en capital (marchandises vendues avant d’être produites, échangées avant d’être vendues, etc.), donc accélérer le cycle de reproduction et d’accumulation A-A’;

– accélérer la concentration du capital et des forces de production, nécessaire à l’accroissement de la productivité, par le moyen des sociétés par actions (système dans lequel les actionnaires, propriétaires juridiques, ne sont en fait que des prêteurs, et où le profit leur apparaît comme le revenu de cet argent). Cette concentration est évidemment un facteur essentiel du développement capitaliste compte tenu de ses coûts de plus en plus élevés en machineries. Le système de crédit en est la base, et l’accélère encore à chaque crise qui impose aux débiteurs les plus fragiles de brader aux plus puissants pour éponger leurs dettes.

Bref, l’accumulation de crédits est absolument nécessaire à l’accumulation de capital.

Revenons maintenant aux premières conséquences du crédit. En considérant sa fonction initiale dans l’échange marchand, on constate qu’elle a pour résultat un mécanisme de création monétaire. Notre Mr. Y qui a une créance sur Mr. X va la remettre à sa banque (escompte) en échange d’argent (que la banque pourra elle-même obtenir en réescomptant la créance à la banque Centrale). La valeur de la marchandise est représentée alors deux fois: comme créance circulante et négociable, et comme argent (sans compter comme marchandise aux mains de Mr. X qui peut la vendre et conserver l’argent jusqu’à l’échéance de sa traite).

Mais d’une façon générale, l’argent (les espèces) ne circule même pas, du moins pas dans la même quantité que la monnaie de crédit. Car quand la banque fait un crédit (supposons ici une banque unique, ce que réalise le système de compensations interbancaires, cf. plus loin), elle ne remet pas de l’argent au bénéficiaire, mais lui ouvre un droit de tirage, comme si celui-ci y avait un dépôt. La banque inscrit dans ses avoirs (actifs) le montant de la créance, et dans son passif, elle inscrit le même montant comme dépôt (le crédité devient « un déposant imaginaire » de la banque dit Marx). Ce dépôt fictif est une création monétaire par la banque: il permettra au client de faire des chèques (monnaie scripturale) pour, par exemple, payer des fournisseurs. Ceux-ci les remettront à la banque, qui en inscrira le montant sur leurs comptes. Tout se résout par des jeux d’écritures comptables dans les livres de la banque, l’argent ne circule pas. Pas de problème tant que cet accroissement de la masse monétaire accompagne le développement des échanges et de l’activité économique. Dans ce cas, les créances de la banque sont recouvertes par les remboursements, et les dépôts correspondants s’éteignent. Mais la bonne marche des affaires suscite l’optimisme, donc d’autres prêts plus importants, la création de nouveaux dépôts, etc. La masse de monnaie de crédit créée gonfle, avec celle des affaires, des investissements, des stocks, etc. Arrive inéluctablement une crise: surproduction, mévente, et le système se bloque. Car les fournisseurs créanciers réclament alors d’urgence l’argent comptant. Les débiteurs doivent brader leurs marchandises pour les satisfaire, accentuant la mévente. Les banques se retrouvent avec des créances douteuses, irrécouvrables. Elles ne font plus crédit, bloquant encore plus la marche des affaires. Les dépôts fondent et la masse monétaire se contracte d’autant, en même temps que la masse des prix et des échanges s’effondre.

Nous y reviendrons. Pour le moment, constatons ce que maintenant tous les universitaires et les manuels scolaires reconnaissent, avec un siècle de retard sur Marx, que « les prêts font les dépôts… c’est-à-dire l’accroissement de la masse monétaire »25.

Il arrive encore parfois que les banquiers argumentent que les prêts sont fondés sur des dépôts préalables d’autres clients, ne sont qu’une redistribution de l’épargne et non une création monétaire. Non seulement la masse des crédits est toujours très largement supérieure à l’épargne, mais même si ce n’était pas le cas, ce serait toujours de la création monétaire, puisque le même dépôt du dit épargnant sert deux fois: une fois, il permet à son titulaire de faire des chèques, ou de tirer de l’argent, une autre fois comme la contrepartie d’un prêt consenti par la banque qui serait fondé sur ce dépôt. « Les dépôts eux-mêmes jouent un double rôle. D’abord… ils sont prêtés comme capital productif d’intérêt et ne se trouvent donc pas dans les caisses des banques, mais figurent simplement dans leurs livres en tant qu’avoir des déposants. Ensuite, ils fonctionnent comme simples postes comptables, dans la mesure où les divers avoirs des déposants s’équilibrent réciproquement… »26 (par les jeux d’écriture des compensations).

Nous avons raisonné comme s’il y avait une banque unique dans laquelle les chèques émis par les uns étaient déposés par leurs bénéficiaires. Comme il y a plusieurs banques, ce système est réalisé par la Chambre de Compensation. Rappelons-en le principe par un exemple simplifié à deux banques. A émet un chèque de 3000 fr sur la BNP, qu’il remet en paiement à B, lequel le dépose au Crédit du Nord. C a émis un chèque de 4000 fr sur le Crédit du Nord pour D qui le dépose à la BNP. La Chambre « compensera » ces papiers les uns par les autres, de sorte que la BNP ayant une créance sur le Crédit du Nord de 4000 fr, et à l’inverse le Crédit une créance de 3000 fr sur la BNP, celui-ci réglera 1000 fr à celle-là. 7000 fr ont circulé en chèques, mais seulement 1000 en espèces (ou même pas, étant simplement crédités sur un compte par la banque débitrice, qui prête ainsi à l’autre en attendant un solde en sens inverse).

Le système de compensation généralisée, et aujourd’hui matériellement facilité par l’informatique, les cartes à puce, etc., ce sont des milliards qui circulent par simple jeux d’écritures, enchevêtrant crédits et débits dans un système qui peut, à la limite, être à somme nulle. « Dans le cadre de ce que l’on appelle la chambre de compensation, les banques règlent alors leurs dettes mutuelles par simple jeu d’écritures, en ne versant que les soldes. Ceux-ci peuvent être extrêmement modestes et/ou se compenser d’un jour sur l’autre. Pour peu que les banques s’accordent des délais de paiement, la chambre des compensations représente pour elles un moyen de multiplier à l’infini les crédits »27.

C’est une masse monétaire qui est créée par contrats entre particuliers, individus, entreprises, banques, créée privativement par l’activité des agents de l’économie, et que le système bancaire transforme ensuite en espèces, en monnaie d’Etat. Les limites que la Banque Centrale peut poser à cette création monétaire sont relativement dérisoires: le taux des réserves obligatoires, le taux de réescompte, sont des instruments qui ne peuvent pas réellement empêcher les acteurs privés d’organiser leurs transactions au gré de leurs espoirs de profits. « L’expérience montre que ce taux (de réserves) est très faible, accroissant d’autant le pouvoir de multiplication monétaire »28. Le « ratio Cooke », créé en 1988, impose que les fonds propres des banques soient d’au moins 8 % de leurs engagements. Mais ces fonds propres, outre qu’à 8 % ils sont dérisoires, sont eux-mêmes constitués de titres d’Etat, d’actions, et autres papiers dont les valeurs peuvent aussi s’écrouler lors des crises, accélérant la faillite des établissements bancaires.

Finalement, on voit que le crédit permet la démultiplication de la monnaie en circulation, de la monnaie « de papier ». Ce qui démultiplie aussi la contradiction monétaire en tant que les signes de valeur prétendent aussi à être vraies valeurs, valeurs conservées, rôle incarné par la monnaie d’Etat, contre laquelle ils sont en permanence convertibles. Laquelle est un droit de propriété sur une part de la richesse nationale (ce qu’était déjà l’or, ou la monnaie basée sur l’or, et ce au plan international: non pas tant une valeur « physique », en soi, qu’une assignation sur la richesse sociale). Avec le crédit, les agents économiques créent sans cesse de la monnaie qui ne représente pas une valeur réalisée, mais seulement potentielle, dont seul le futur dira ce qu’elle est. Ils empruntent A pour acheter M (machines, force de travail ou autres marchandises, peu importe ici), avec l’espoir de transformer M en A’. Ce qui signifiera alors que M aura été socialement validé, aura servi à satisfaire un besoin, et dans les conditions sociales du moment. Ils créent de la monnaie privativement, selon des anticipations personnelles de vente. Mais cette monnaie, bien que correspondant à une valeur non réalisée, potentielle, représente néanmoins déjà cette valeur. Elle peut, à travers le système bancaire, s’échanger contre du « vrai argent », de l’argent d’Etat. Et nous verrons que c’est ce qui se passe lors des crises de surproduction (de marchandises, de moyens de production), où chacun cherche à transformer en « vrai argent » tout le crédit engagé dans des affaires qui tournent alors à la faillite, ce qui aboutit à brader, à détruire les biens correspondants pour tenter d’assurer cette conversion. Autrement dit, la masse de la monnaie de crédit, des valeurs potentielles qu’elle représente, qui ont été démultipliées à tout va, se heurte à la découverte de la nature fictive de ces valeurs. Mais la masse de monnaie d’Etat ne peut se gonfler au niveau de celle de la monnaie de crédit sans perdre la valeur qu’elle est censée conserver, puisque celle-ci est assignation sur la richesse sociale réelle, existante. Et si elle ne se gonfle pas à ce niveau, c’est toute la monnaie de crédit, les affaires et transactions fondées sur cette monnaie, qui sont dévalorisées, ne pouvant se convertir en vrai argent. Nous reviendrons sur ce dilemme à propos des politiques monétaires (inflation ou monnaie forte).

Maintenant, il nous faut voir le rôle du crédit dans la constitution d’un type particulier de capital, le capital financier. Particulier en ce qu’il semble bénéficier de la faculté de produire par lui-même un revenu du simple fait que son possesseur le prête à un autre, lui en confie l’usage pour un moment.

Nous avons vu qu’avec le capitalisme, l’argent non utilisé dans la consommation personnelle est considéré par son possesseur comme une marchandise dont la valeur d’usage est un revenu. Dans le crédit, le prêteur ne cède pas l’argent (il n’est pas donné), mais seulement cette valeur d’usage qui lui est maintenant attribuée. En contrepartie, il veut évidemment avoir une part du profit dont cet argent est censé être gros, et dont il s’évite seulement d’avoir à l’accoucher. Ce pourquoi, il laisse l’autre part à l’emprunteur pour prix de ce travail: faire suer la plus-value. L’intérêt est le nom donné à la part du profit qui va au prêteur. Ainsi il voit son argent fonctionner tout comme un capital, puisque le A prêté lui revient comme A’.

Que cet argent soit réellement du capital, cela n’est vrai que s’il est utilisé comme tel (donc dans un processus de valorisation réel, industriel et commercial, par lequel A revient à son point de départ grossi d’une plus-value effectivement produite). Mais nous voyons alors que l’intérêt ne peut jamais être qu’une part du profit, et non pas un revenu d’origine différente, qui ne serait pas le surtravail, et s’y ajouterait. « Prêteur et emprunteur dépensent tous deux la même somme d’argent comme capital. Mais seul celui qui emprunte l’emploie comme capital. Le profit ne se trouve pas doublé parce que la même somme d’argent existe doublement comme capital pour deux personnes. Elle ne peut faire office de capital pour tous deux que si le profit qu’elle rapporte est partagé. La part de profit revenant au prêteur s’appelle l’intérêt »29.

Mais à la surface des phénomènes, et dans l’idéologie qui découle de son observation, l’intérêt apparaît tout autrement. Avec le capital de prêt, il se crée en effet une nouvelle séparation entre le revenu et le travail. Nous avons déjà vu qu’avec la loi du taux de profit moyen, la valeur semblait disparaître derrière un prix formé de deux parties, coûts de production et profit, de sorte qu’il semble ne plus être l’expression d’une quantité de travail, mais la somme d’une dépense d’argent et de la rémunération de cet argent. Maintenant, c’est le profit lui-même qui se sépare en intérêt et profit d’entreprise. L’intérêt est la rémunération directe de l’argent, sans même que, pour son propriétaire tout du moins, il ait à passer par le travail. Et pour l’entrepreneur, il est un coût comme un autre, « le coût de l’argent » (à vrai dire, le seul coût de l’argent est celui de sa fabrication!). Dans l’esprit bourgeois, on trouve souvent ce genre d’explication vulgaire de l’intérêt: « l’intérêt que réclame le prêteur… trouve sa justification dans le fait tout simple que le présent a plus de valeur que le futur – ce que traduit bien la sagesse populaire dans le dicton: un tiens vaut mieux que deux tu l’auras – et que, sacrifiant une jouissance présente pour une jouissance future, le prêteur est fondé à réclamer une indemnité… »30. Si l’argent présent valait mieux que le reflux futur qu’on en attend quand on l’avance, il n’y aurait ni capitaliste, ni spéculateur, eux dont toute l’activité est fondée sur l’idée que deux tu l’auras valent mieux qu’un tiens! Que cette idée amène à une renonciation de consommation immédiate, c’est l’esprit et la vertu même du capitalisme (et du protestantisme vu par Weber), pour qui la valeur d’usage de l’argent est la production de l’argent et non pas la dilapidation. Quoiqu’il en soit de ses justifications éthiques de « l’indemnité », l’auteur de ces lieux communs ne nous dit surtout pas d’où elle vient. Nous le savons: non pas d’une quelconque affaire de sacrifice de l’homme aux écus, mais du surtravail de l’ouvrier.

Première conséquence de la notion d’intérêt, il semble s’établir un circuit direct A-A’. Le capital de prêt semble pouvoir se valoriser sans même avoir à passer par la périlleuse transformation en M, puis de M en A’, le prêteur devant en principe toucher son intérêt quoiqu’il arrive. Ce à quoi A sera employé, et la manière dont il le sera, disparaissent. Le capital prend la forme d’une masse d’argent indifférenciée, concentrée par les banques et autres institutions spécialisées, qui semble rapporter de l’argent sans autre considération pratique que le niveau des taux d’intérêts. Comme « naturellement », le plus petit épargnant peut déposer son argent à la Caisse d’Epargne et recevoir ses 3 %. Karl Marx ne cesse de faire observer, en des pages véhémentes, indignées et étonnées, que c’est dans cet aboutissement logique et historique de capital porteur d’intérêt « que le capital revêt sa forme fétiche la plus pure »31. Là, le capital semble s’auto-reproduire en permanence. Pour son possesseur, «… l’intérêt lui pousse qu’il dorme ou qu’il veille, qu’il soit chez lui ou en voyage, de jour et de nuit… la capacité de l’argent ou de la marchandise de faire fructifier leur propre valeur indépendamment de la reproduction, c’est la mystification capitaliste dans sa forme la plus brutale ».

Deuxième conséquence, le profit d’entreprise apparaît être le résultat de l’efficacité du travail des managers. Il y a le produit du capital en soi, considéré dans l’imaginaire comme étant l’argent, c’est l’intérêt, et celui de l’activité capitaliste, c’est le profit. « L’intérêt n’est que le simple fruit de la propriété du capital »32, le profit est le fruit du travail « du capitaliste actif ». Il y a là la base à partir de laquelle se développe la théorie du « bon capitalisme ». Tout ce qui se passe dans la production est naturel, technique, et juste (tous les membres du « travailleur collectif » coopèrent, tous sont payés en fonction de leurs capacités et de leurs efforts, etc.). Tandis que le financier qui ne fait qu’avancer l’argent-capital, qui « représente la propriété capitaliste avant le procès de circulation et en dehors de lui », est un parasite qui s’enrichit sans travailler.

Ainsi se développe l’idée que le « capitaliste actif », celui qui travaille tant et plus à maximiser le surtravail des ouvriers, reçoit comme tout travailleur un salaire, juste rémunération de ses efforts. Comme si la fonction d’organiser l’exploitation des ouvriers, de « conférer aux moyens de production la fonction de capital », d’être « le représentant des moyens de production vis-à-vis des ouvriers »33, faisait des dirigeants de l’entreprise, de l’encadrement, des salariés exploités. Comme si les exploités avaient à se soucier de la répartition du profit entre ce qui va aux propriétaires juridiques du capital sous forme de dividendes, et ce qui va aux « capitalistes actifs », aux maîtres de la production, sous forme de plantureuses rémunérations, de stocks options34 et de multiples autres très juteux avantages fort justement dits « de fonction ». Mais ce n’est pas le lieu ici de traiter davantage de la question des classes sociales, ni des contradictions entre les actionnaires, maîtres de l’argent, et les cadres supérieurs, maîtres du fonctionnement, c’est-à-dire de la mise en œuvre de la reproduction de l’argent (augmentée de la plus-value).

Revenons à l’intérêt comme rémunération de l’argent. Dans chaque période, il se fixe un taux d’intérêt en fonction des rapports prêteurs/emprunteurs, de l’offre et de la demande d’argent. « Sur ce marché, ne s’affrontent que prêteurs et emprunteurs… tous les aspects particuliers du capital, suivant que son investissement a lieu dans des sphères particulières, sont ici effacés. Seule existe la forme indifférenciée, l’argent… »35. Ainsi l’argent devient capital financier, du « capital indifférent à la manière précise dont il sera employé », indifférent à sa destination, à ses métamorphoses. Le taux d’intérêt dépend des rapports offre/demande de la masse d’argent en général, beaucoup plus que du choix des gouvernements ou des Banques Centrales. C’est comme s’il y avait un capital unique, avec une rémunération unique, quelles que soient les branches où il est employé (et on le voit aujourd’hui où l’essentiel des placements s’effectuent par le biais d’organismes collectifs, OPCVM, Mutual Funds, Fonds de retraites, etc.: on achète « un produit financier » en fonction d’un taux d’intérêt). Aussi, il n’y a plus qu’un « capital commun à toute une classe », le capital argent, que les institutions financières répartissent entre les différentes activités et entre les différents pays. C’est comme capital indifférencié que le capital est pleinement mondial, se déplaçant avec rapidité au gré des meilleurs rendements (puisque sous cette forme papelarde, il est parfaitement fluide), et assurant ainsi la péréquation des taux de rendement au niveau mondial. Voilà pourquoi, financiarisation et mondialisation vont nécessairement ensemble.

Les possesseurs de ce capital ne font que le prêter. Ils attendent seulement en retour l’intérêt. Un phénomène nouveau se fait jour. C’est alors le montant de cet intérêt qui va déterminer effectivement pour eux la valeur du capital, dont ils gardent la possession. On dit que cette valeur est déterminée par « capitalisation ». Prenons, par exemple, celui qui achète des titres à taux fixes tels que des obligations. La valeur de ces titres sur le marché est fonction du revenu attendu. Ils « capitalisent » le gain espéré. Par exemple, si le taux d’intérêt est de 3 % à un moment donné, et le dividende payé par titre de 90 fr, ce dividende représente l’intérêt annuel d’un capital financier A, tel que A x 3% = 90, soit A = 3000 fr. Le titre vaudra 3000 fr et son cours variera en fonction des variations anticipées des taux d’intérêt. Il en va de même pour les actions, même si dans ce cas, l’estimation se fait à la fois sur les prévisions de dividendes, puisqu’ici ils sont variables, et du taux d’intérêt avec lequel on les capitalise.

Que les cours des Bourses varient en fonction des taux d’intérêts, on le voit tous les jours. Ils s’effondrent dès qu’une hausse se profile. Ainsi dans notre exemple d’un dividende attendu de 90 fr, si le taux d’intérêt passe à 6 %, la valeur du titre est aussi divisée par deux et passe à 1500 fr (il suffit d’engager cette somme pour obtenir les 90 fr). Inversement, si le taux passe à 1,5 %, la valeur monte à 6000 fr. C’est un mouvement paradoxal: quand les taux d’intérêt montent, toutes choses égales par ailleurs, les cours des titres baissent, et réciproquement.

Avec le capital financier, on arrive donc au point ultime de la logique de la valorisation: seul compte l’accroissement futur dA = A’ – A. C’est cette croissance future, virtuelle, qui fixe la valeur du capital actuel. L’observateur du phénomène peut écrire: « le capital n’est rien d’autre qu’une évaluation présente de flux anticipés »36. Certes, il confond capital et capital financier (dont nous verrons plus loin le caractère largement fictif en tant que capital), mais le comportement de la finance est bien cela: une évaluation d’un flux d’argent futur, éventuel. Par nature, c’est donc un comportement spéculatif. D’où viendra en fin de compte cette richesse est un problème qui ne l’effleure pas. Tout semble se renverser. Au lieu que ce soit le capital engagé dans une activité productive qui donne droit, après validation sociale par la vente, au profit moyen, c’est un taux d’intérêt, indépendamment de tout profit réel, qui détermine la valeur du capital actuel. Celui-ci n’est donc que potentiellement capital (valeur se valorisant). Il reste, comme titre de crédit (négociable à tout moment contre argent), entre les mains de son possesseur, sans qu’il ait à le métamorphoser dans la production. « Ainsi, il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital, et l’idée d’un capital considéré comme un automate capable de créer de la valeur par lui-même s’en trouve renforcée »37.

Autant dire aussi qu’un tel système est par sa nature même fondé sur la spéculation. La spéculation est fustigée par les « universitaires radicaux » comme un enrichissement sans cause, qui ne tient qu’à des paris sur les modifications des prix, comme le résultat « d’opérations qui n’ont pas de finalité en dehors des plus-values qu’elles engendrent »38. On reconnaît là la prose alambiquée des tenants du « bon capitalisme ». Comme si cette finalité n’était pas celle de tout capital, son essence même. La seule chose qu’ils critiquent est la spéculation purement financière, ce que rapporte l’achat d’un titre, par exemple, qu’on revendra plus tard le double simplement parce que, par exemple, le taux d’intérêt aura été divisé par deux. Il leur apparaît immoral de faire ainsi un profit sur une variation du prix d’un bien qui ne se justifie pas par une « valeur ajoutée », une transformation quelconque apportée à ce bien.

Mais la morale n’a rien à voir à l’affaire, seulement la nécessité. Et celle-ci rend impossible de séparer le capitalisme du crédit, et le crédit de la spéculation. La séparation des actes d’achat/vente permet le mécanisme des opérations à terme qui sont ceux de la spéculation. Le crédit permet d’acheter un bien aujourd’hui et de ne le payer que lors de la revente: il n’y a même pas besoin de posséder le premier sou pour tenter de s’enrichir de la sorte. Plus le crédit est facile et bon marché, plus il encourage les affaires, mais plus aussi, nécessairement en même temps, la spéculation. Les affaires sont toujours une anticipation de gain. Que ces anticipations puissent se démultiplier de façon inouïe avec le crédit, et par là conduire à des crises financières tout aussi massives quand les débiteurs ne peuvent plus rembourser, c’est une évidence. Mais comme le crédit est une nécessité du système d’accumulation capitaliste lui-même, les crises qui en découlent ne peuvent être comprises que comme crise du dit système.

Ces crises seront particulièrement violentes avec la domination du capital financier. Mais avant d’y parvenir, il faut examiner pourquoi le développement du crédit conduit à ce capital financier. Historiquement, le crédit s’est d’abord développé entre entrepreneurs, industriels, transporteurs, grossistes, détaillants, tout au long de la chaîne qui va de la matière première à la vente du produit fini, les uns et les autres étaient tout à la fois créditeurs de leurs clients et débiteurs de leurs fournisseurs. C’est ce qu’on appelle du crédit commercial39. Dans ce cas, le crédit précède la circulation et les métamorphoses de la marchandise, le procès de reproduction du capital, mais lui reste directement lié. Il s’agit d’une avance de capital, mais sous forme d’une avance de marchandise (c’est-à-dire « d’un capital qui se trouve dans une certaine phase du procès de reproduction »40), laquelle ne sera payée effectivement que plus tard. Bref, « ce qui est prêté ici, ce n’est jamais du capital inemployé, mais du capital qui doit nécessairement changer de forme dans les mains de son possesseur ». Ici la marchandise prêtée peut être considérée comme du capital industriel ou commercial. Elle est d’ailleurs prêtée pour une durée fixe, liée à une phase déterminée de son procès de transformation et de circulation, et n’a pas encore la volatilité qu’auront les titres financiers.

Mais comme nous l’avons vu, l’activité de prêt va développer une catégorie spéciale de capital, et les banques qui le gèrent. Leur activité est d’abord de monnayer les créances (de les transformer en monnaie par l’escompte). De sorte que de l’argent est émis, comme si le capital avait été valorisé, prêt à être remis en circulation, à entamer un nouveau cycle comme capital, alors que cette valorisation n’est encore qu’éventuelle. Il se développe ainsi avec le crédit une création d’argent par les banques, qui se pose comme capital accumulé avant même d’avoir été produit comme tel, avant même que la valeur que représente cet argent ait été validée par la vente de la marchandise. L’avance de marchandises s’est transformée en argent. Cet argent reçu par le créancier a pour effet de faire comme si le cycle complet de la reproduction du capital, A-M-A’, avait été accompli, alors que ce n’est pas le cas. C’est comme si le passage par M était éludé. Ce monnayage de la dette crée donc un capital A’ qui est valorisé par anticipation, fictivement.

C’est à partir de là que se développe un capital purement financier, c’est-à-dire qui semble détaché de la reproduction et parcourir le seul cycle spéculatif A-A’. Le capital financier, c’est de l’argent qui est prêté non comme avance sur une phase particulière du cycle des transformations d’une marchandise, mais comme capital indifférent à ce cycle. Nous allons examiner maintenant plus précisément cette forme moderne du capital, issue du crédit pleinement développé, et voir comment et pourquoi le capital financier se développe en capital fictif.

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CHAPITRE 4. LE CAPITAL FINANCIER COMME CAPITAL FICTIF

Nous avons vu que le crédit était le moyen de la concentration du capital, en même temps que de la division de sa propriété dans les sociétés par actions. Les actionnaires sont considérés comme propriétaires d’une fraction d’un bien réel. En réalité, ils avancent cette fraction sous forme d’argent aux « capitalistes actifs » qui le mettent en œuvre dans un procès productif et qui sont, eux, les maîtres de la valorisation de ce capital-argent qui leur est confié. C’est la formule même du crédit, où le propriétaire de l’argent cède son usage en contrepartie d’un revenu. Seuls une poignée de gros actionnaires exercent un contrôle sur cet usage par le biais des Conseils d’Administration qui nomment les « capitalistes actifs ». Pour les autres, l’action est un droit de propriété formel sur la société, simplement un droit à l’argent proportionnel à celui qu’ils ont avancé. En cas de vente de la firme (par exemple lors d’une de ces O.P.A. qui font la joie des boursiers), ce droit permet de recevoir une quote-part du prix de cession. Mais d’une façon plus courante et plus générale, l’action est valorisée comme titre de créance portant intérêt, comme un capital financier, c’est-à-dire par capitalisation des revenus futurs. On le voit bien sur les marchés boursiers où des ratios comme le P.E.R.41 sont utilisées pour déterminer les valeurs des titres.

Avec la généralisation de l’actionnariat, et la séparation grandissante entre les propriétaires financiers et les « capitalistes actifs », il s’opère donc un dédoublement du capital. D’un côté, il existe sous forme d’une masse de titres se valorisant et s’échangeant en fonction des lois de la capitalisation qui règlent les comportements dans la sphère financière. D’un autre côté, il y a le capital existant sous forme matérielle, engagé dans la production, dans le procès réel de valorisation, laquelle reste évidemment déterminée par les rapports d’exploitation et l’accumulation de la plus-value. Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’un même capital ne puisse pas exister deux fois, et produire deux fois du profit, c’est pourtant ainsi que les choses sont dans l’esprit et le comportement bourgeois. Pour lui, il y a le procès de production, qui est technique, qui consiste à abaisser les coûts, pour « le plus grand bien du consommateur » et au grand dam du même travailleur, et à faire un profit sur la vente. A côté, il y a les titres, qui portent dividende ou intérêt, et dont la valeur est déterminée par capitalisation. Et nous avons déjà remarqué, en examinant les lois de la capitalisation, qu’elles renversaient en apparence la loi de la valorisation, rendant le procès de création de la plus-value encore plus invisible et incompréhensible aux yeux du simple observateur des phénomènes concrets de la superficie42.

« A mesure que se développe le capital productif d’intérêt et le système de crédit, tout capital semble se dédoubler, et par endroits tripler même, grâce aux diverses façons dont un même capital, ou simplement une même créance, apparaît dans des mains différentes, sous des formes différentes »43. Par exemple, une société peut vendre son capital à des actionnaires, et les actions circulent sur le marché boursier comme valeurs capitalisées, à côté du capital physique initial augmenté de l’argent ainsi récolté. Premier dédoublement: il y a les titres et ce capital augmenté. En même temps, la société peut emprunter à une banque en gageant ce même capital (ses équipements, ses immeubles, etc.) et donc le doubler à nouveau, tandis qu’à son tour la banque titrisera ses créances, ou les escomptera, et c’est encore de l’argent qui dédoublera une nouvelle fois ce même capital. Ainsi pour un capital de valeur donnée, immobilisé dans un procès de production, des titres financiers, des signes de valeur d’un montant triple ou quadruple circulent dans la sphère financière.

Si on considère en plus que tous ces titres peuvent être achetés eux-mêmes à crédit, on devine l’ampleur que peut connaître le développement du capital financier. Mais avant d’en donner un aperçu, nous pouvons d’ores et déjà cerner la nature de non-capital de ce capital que, le premier, Karl Marx a mise à jour en le qualifiant de « capital fictif ».

De l’argent engagé dans un procès de production à l’issu duquel la marchandise ne se vend pas, ou en dessous du coût de production, est un capital fictif, en tout ou partie, au sens d’une valeur qui n’est pas validée. En cas de surcapacités industrielles, de mévente de marchandises, on a évidemment aussi surproduction de capital: une partie s’avère non valorisable, donc non-capital. Mais c’est que le travail qu’a absorbé ce capital se révèle ne pas correspondre aux conditions sociales de la production et aux besoins sociaux, tels qu’ils existent au moment donné. Ici la nature fictive n’est pas que l’argent n’a pas été engagé comme capital, mais résulte d’une non validation sociale, a posteriori, du travail engagé.

Avec le capital financier, c’est tout différent, le capital est fictif dès le départ: son propriétaire ne l’engage pas pour acheter des moyens de production et du travail. C’est une quantité de valeur, sous forme d’argent, qui pour celui qui l’engage n’est pas destinée à se frotter au travail, à tenter l’aventure de sa reproduction et de sa valorisation dans les métamorphoses de la production. Ou du moins, ce n’est pas son affaire. C’est du capital qui en a l’apparence en ce qu’il rapporte intérêt, mais qui n’en est pas réellement, du capital fictif.

Nous en avons trouvé l’origine dans les multiples conséquences du crédit. Premièrement, en ce qu’il fonde la valeur du capital de prêt sur des revenus anticipés, non existants, virtuels. Deuxièmement, en ce qu’il démultiplie un même capital en le représentant au même moment sous différentes formes44: capital fixe et circulant, emprunts, titres, etc. Une même valeur (quantité de travail) qui existe n fois en même temps, c’est n-1 fois au moins une valeur fictive en circulation. Troisièmement, et c’est ce que nous verrons se développer de façon inouïe avec les opérations à terme, parce qu’il se forme une sphère financière où ce capital fictif autoproduit son accroissement hors de tout contact avec le travail, loin de toute marchandise, réalisant le seul circuit A-A’, et gonflant en des « bulles » gigantesques, jusqu’à ce que leur nature fictive éclate en krachs boursiers et monétaires.

Etant à l’origine du capital financier, le crédit contribuera aussi à son développement: les titres financiers, représentant du capital de prêt, pourront eux-mêmes être achetés à crédit. Les banques prêteront aux prêteurs.

Ces titres (actions, obligations, contrats dérivés, etc.) sont la forme adéquate de ce capital financier. Ils sont négociables à tout moment contre de l’argent, donc équivalents à de l’argent, mais qui rapporte un revenu. Ainsi le capital trouve formellement réunies dans les titres toutes les qualités qui conviennent à sa nature de valeur se valorisant: fluidité et rapidité des déplacements, détachement du travail, argent qui rapporte de l’argent. Qu’il trouve ces qualités dans une forme par laquelle il prétend se détacher de la substance de la valeur, c’est un aboutissement du fétichisme, qui naît en même temps que cette forme (la valeur d’échange) et se développe avec elle (le développement de l’autonomie de la valeur est évidemment aussi celui du fétichisme, de la domination des choses, de l’argent, sur l’homme).

C’est pourquoi la « titrisation »45 du capital financier s’est développée en même temps que lui. Elle permet de lui donner une forme fluide qui combine, autant que possible, les besoins contradictoires des prêteurs et des emprunteurs. Les uns, à la recherche du meilleur rendement, veulent pouvoir déplacer rapidement leur argent. Les autres, pour produire le profit, ont besoin d’une fixité du capital, puisque ce procès de production exige qu’il se matérialise dans des équipements de plus en plus lourds. Le marché financier (les Bourses notamment) constitue le moyen de négocier les créances, de permettre aux prêteurs de s’en séparer, mais en y substituant d’autres prêteurs (si tout va bien), de sorte que les capitalistes actifs peuvent toujours disposer des avances d’argent nécessaires (jusqu’au krach tout du moins). Ainsi ces marchés organisent la combinaison du court-terme, chère aux possesseurs d’argent qui y trouvent la forme fluide permettant tous les mouvements au gré de leur recherche du meilleur rendement (d’où la volatilité des capitaux financiers, dits « flottants », que regrettent fort bruyamment les tenants du « bon capital », celui qui se fixe dans des investissements), et du long terme dont les capitalistes actifs ont besoin. Evidemment, la forme fluide est aussi favorable à toutes les spéculations, au gonflement des « bulles », comme aux effondrements des crises.

Le capital financier ne cesse de multiplier les titres basés sur un même capital, en créant des sociétés de portefeuille dont les actions sont le dédoublement d’autres actions. C’est ce qui se passe avec le développement des OPCVM (organismes de placement collectif de valeurs mobilières), tels les SICAV, F.C.P., Mutual Funds anglo-saxons, etc.46 Ils collectent les avances des particuliers ou de sociétés disposant de trésorerie inemployée, en échange de titres, puis avancent à leur tour aux entreprises et aux Etats en constituant un portefeuille de leurs titres. Les détenteurs de titres d’OPCVM ne savent même pas dans quelles entreprises l’OPCVM place leur argent. Ils n’ont qu’une chose à faire: choisir le meilleur rendement entre les différents « produits financiers » (nom bien évocateur de l’illusion que l’argent est un produit qui produit!). Aujourd’hui, les OPCVM détiennent 40 à 50 % des actifs des grandes places boursières dans le monde. Mais il se développe aussi des « fonds de fonds », sociétés dont les actifs ne sont eux-mêmes que des titres d’OPCVM, qui ne sont eux-mêmes que des titres de sociétés. De la même façon, par exemple sur le marché hypothécaire où des créances immobilières servent de base à l’émission d’obligations, les banques transforment aujourd’hui la plus grande partie de leurs créances en titres (au lieu de les réescompter à la banque centrale), ce qui les convertit en argent et a ainsi « le double avantage de faire partager le risque à d’autres et d’accélérer la rotation de leurs fonds prêtables »47. Bref, le capital financier est constitué d’un empilement de titres. Et cela va grandement faciliter sa circulation et partant, sa multiplication, puisqu’alors elle est rendue formellement tout à fait indépendante de celle des marchandises. C’est ce que nous allons voir avec l’essor des opérations à terme qui permettent, en cas de succès, de s’enrichir soi-même, ou de ruiner les autres, sans toucher ni voir la moindre marchandise si ce n’est, aujourd’hui, son clavier d’ordinateur.

Le principe de l’opération à terme est connu depuis longtemps. Il s’agit de convenir aujourd’hui par contrat des conditions d’une transaction qui ne s’effectuera que dans un terme déterminé. L’idée qui justifie la rationalité de ce contrat est de se couvrir contre les risques de variations futures de prix. Le fermier qui passe un contrat de vente de x tonnes de blé dans 6 mois à y dollars la tonne, s’engage à les livrer, mais est sûr d’obtenir ce prix. Il est « couvert ». Cependant, si la récolte est mauvaise, il ne pourra pas livrer les x tonnes et devra acheter un complément à des prix qui auront monté du fait de la pénurie. A l’inverse, si elle est bonne, les prix du blé seront bas, et il y aura gagné. Ces contrats peuvent donc faire gagner ou perdre de l’argent à leur échéance. Ils vont donc très vite être considérés comme un « produit financier », des titres négociables dont la valeur variera en fonction du résultat futur attendu (et évidemment plus on se rapproche de l’échéance, et plus ce résultat devient certain, et la valeur du contrat s’éteint). Ils vont aussi très vite être généralisés, des matières premières initiales jusqu’aux autres produits financiers eux-mêmes, aux titres, aux monnaies: tout ce qui est sujet à des variations futures de prix peut faire l’objet de contrats à terme. Enfin, les crédits consentis pour acheter de tels contrats vont leur donner une extension inouïe, et récente: si le premier marché organisé des contrats à terme est lancé en 1865 sur le blé au Chicago Board Trade, le nombre de ce type de contrats a été multiplié par douze aux U.S.A. entre 1970 et 1990 (d’environ 25 millions de dollars de contrats annuels à environ 300 millions).

L’activité de ces marchés est basée sur le fait que les contrats à terme peuvent générer des revenus futurs, et font l’objet de transactions en tant que tels. Rappelons-en le principe. Par exemple, un contrat de vente à 6 mois d’une quantité d’une matière première quelconque à 1000 fr la tonne sera acheté par Y qui pense qu’à ce terme le prix en sera 800 fr. Il pourrait alors livrer la marchandise en l’achetant comptant 800 fr et réaliser 200 fr de bénéfice par tonne. En fait, le contrat est simplement alors revendu sur le marché à terme, et Y empochera le bénéfice (si son pari s’est avéré gagnant), diminué des commissions (frais de courtage) à payer aux professionnels du marché (de l’ordre de 3 à 5 % du montant du contrat). Comme à tout contrat d’achat correspond nécessairement un contrat de vente, une Chambre de Compensation établira les balances. Si A a un contrat de vente à 1000 fr, c’est qu’un B a signé lui un contrat pour l’achat à ce prix. Si à l’échéance, le prix est de 1100 fr, la Chambre dira simplement à A de verser 100 fr par tonne à B, qui en général n’a pas plus besoin de la marchandise que A, et ne demandera pas à être livré (sinon A devra acheter la quantité et la livrer, perdant de toute façon 100 fr par tonne). On ferme tout simplement un contrat à terme en rachetant un contrat sur une position inverse48: c’est « comme si » A avait vendu à B, mais la marchandise, par exemple le blé, n’est en fait qu’un produit sous-jacent (dont la valeur d’usage n’intéresse absolument pas les échangistes) à une transaction purement financière. La seule chose qui compte, c’est le différentiel A’ – A (dans notre exemple, les 100 fr par tonne).

Ainsi le produit marchandise disparaît, reste le « produit financier ». « Le produit physique n’apparaît que rarement sur le marché, même sous la forme d’un titre de propriété. Les opérateurs n’échangent pas des produits, mais des contrats. L’idée populaire du « marché de papier » évoque avec réalisme la substitution de l’objet de l’échange »49. Tout ce qui est visé est le mouvement A-A’, et ici la façon d’y parvenir n’est pas très différente d’un pari sur des courses de chevaux, ou une mise au casino.

Mais le plus fabuleux est encore à venir. Premier « perfectionnement » du système: acheter le contrat à crédit, moyennant intérêt versé au prêteur. On touche (ou on paie) la différence au moment du terme. En Bourse, la méthode est systématiquement organisée sur le RM (marché à règlement mensuel) sans rien avoir à demander. Y passe un ordre d’achat d’actions au RM au cours de 600 fr, donc réglable au terme du mois boursier. Si ce jour là, l’action cote 700 fr, il passe un ordre de vente et touche 100 fr par titre (moins les frais), sans avoir rien déboursé, sinon la « marge » (cf. ci-dessous). Evidemment, l’inverse est possible (vente et achat) en jouant sur la baisse des cours. Tout n’est qu’un jeu de compensations et d’écritures.

Ainsi, avec le crédit se produit le fameux « effet de levier »: le spéculateur n’a pas à engager A. En général, les organismes gérant les marchés à terme ne demandent aux spéculateurs professionnels, pour ces opérations, que le dépôt d’une « marge », censée garantir le paiement en cas de différentiel (dA = A’ – A) négatif. Ainsi, au lieu d’engager la valeur totale A de la transaction, en espérant la rembourser plus tard avec A’, l’opérateur n’a qu’à engager la marge, déposée à l’organisme de compensation, qui est beaucoup plus faible (de l’ordre de 5 à 10 % de la valeur des contrats). Avec le même argent A, il peut ainsi multiplier par 10 ou 20 le montant de ses gains (mais aussi de ses pertes). En effet, l’investisseur « classique » aurait, par exemple, engagé 1000 fr et obtenu 1100 fr à terme. En n’engageant qu’une marge de 5 % (1/20), il peut multiplier par 20 ses paris et, avec les mêmes 1000 fr, obtenir 100 x 20 = 2000 fr de gains bruts. « L’effet de levier » a surmultiplié le gain (mais a contrario, il perd 2000 fr si le prix à terme est de seulement 900). Alors qu’un capitaliste industriel doit réellement engager tout le capital nécessaire, et réussir sa valorisation réelle, le capitaliste financier peut n’engager que la marge et se croiser les doigts. De plus, il peut gagner en jouant aussi bien à la hausse qu’à la baisse. Dans la gamme des « produits financiers », ce sont les fameux « produits dérivés », symboles de la spéculation moderne, de « l’économie de casino ». « Dérivés » parce que le contrat ne porte pas sur l’actif financier lui-même (qui est le produit « sous-jacent » dans le jargon boursier), mais sur sa variation.

Ces produits dérivés sont multiples et d’une complexité inextricable. On ne peut ici que donner un bref aperçu des trois principales catégories:

« Les contrats à terme (« futures »): engagement d’achat ou de vente à une date future d’un produit (sic) à un prix convenu à l’avance. Les contrats peuvent porter sur des taux d’intérêt (plus de 90 % de l’encours et du volume des transactions), des valeurs mobilières, des devises ou des matières premières.

– Les contrats d’option: droit, mais non obligation, de vendre ou d’acheter une quantité déterminée d’un actif à un prix fixe moyennant le paiement d’une prime… (cf. plus loin exemple cité).

– Les contrats d’échange (swaps): échange croisé de taux d’intérêt (taux variable contre taux fixe) ou de devises par lequel deux agents s’échangent des éléments de leurs créances ou de leurs dettes… »50.

Mais il ne s’agit pas de s’arrêter en si bon chemin. Les « perfectionnements » du système sont quasi permanents, l’esprit inventif du financier n’ayant pas plus de borne que la capacité du capital de papier de se démultiplier. Sachant que seule la variation future A-A’ est l’objet des transactions, il va trouver qu’on peut parier simplement non pas sur ces variations de A, mais sur celles des facteurs qui semblent la déterminer, ou la manifester. Or pour lui, ces facteurs sont des concepts, des « notions ». Par exemple, les variations des taux d’intérêt ou de l’indice CAC 40 (à Paris) pour les valeurs mobilières, le taux de change pour les monnaies, etc., sont appelées des notions parce que leurs variations sont du même ordre que celles des cours boursiers ou monétaires (elles leur sont corrélées, en donnent une « notion »). On voit se développer les contrats portant sur l’évolution de ces notions (ils sont alors dits « notionnels »51). On achète ou on vend de l’indice, du taux, ou plutôt on spécule avec effet de levier sur leurs variations par le biais de produits dérivés dont ils sont les « actifs » sous-jacents, comme si ces notions étaient des valeurs pouvant produire de la valeur! Comme si des taux étaient du capital!

Le premier point commun de toutes ces opérations sur « produits dérivés » est qu’elles produisent un énorme effet de levier, démultiplié par le fait qu’on n’engage presque aucun argent au départ, simplement le coût du contrat (5 à 10 % de son montant). Par exemple, une entreprise vend pour 1 million de dollars de matériel aux USA alors que le dollar vaut 6 francs. Elle sera payée dans 6 mois et veut s’assurer contre le risque de dépréciation du dollar. Elle passe un contrat à terme de six mois sur un taux de change donné du dollar contre le franc, par exemple 1 $ pour 6 fr. La contrepartie, une banque par exemple, s’engage à lui livrer à cette date, suivant ce taux, 6 millions de francs contre 1 million de dollars. La banque réserve les 6 millions de francs, et en facture seulement l’intérêt, et sa commission, à l’entreprise (environ 5 % au total, soit ici 300 000 fr). Mais celle-ci dispose d’un titre, qu’elle a payé environ 300 000 francs. Si le dollar arrive à valoir 5 fr, ce titre permettra à son détenteur de recevoir quand même 6 millions de francs contre 1 million de dollars, qu’il pourrait acheter alors seulement 5 millions de francs au comptant. Bénéfice 1 million de francs pour 300 000 francs de mise: 333 %. On voit que le titre qu’a reçu l’entreprise pour se couvrir du risque de change représente un gain potentiel, a une valeur spéculative. Il peut donc être créé et circuler uniquement comme telle, ce qui est en général le cas. Mais ce qui circule, et gonfle les marchés financiers, sont alors évidemment des titres ne représentant aucune valorisation réelle, mais seulement de la spéculation monétaire démultipliée par le crédit.

Evidemment, ce genre de technique peut aussi être utilisée sur la base d’actifs boursiers. Par exemple, « un spéculateur qui anticipe une hausse prochaine d’un titre négociera, moyennant une prime d’achat minime, une option d’achat à un prix d’exercice naturellement inférieur au cours anticipé à l’horizon de l’option52. Si le prix d’exercice est de 1000, la prime d’option de 100, et que, à l’échéance, le titre vaut 1250, alors le spéculateur, en revendant son option juste avant l’échéance, réalisera un gain de 150 pour une mise effective de 100, soit un rendement de 150 %. L’investisseur « classique », qui aurait également anticipé une hausse, aurait déboursé 1000 pour acheter l’action et aurait dû se contenter d’une plus-value « limitée » à 25 %. Ce mécanisme d’effet de levier est encore accru par la combinaison, de plus en plus sophistiquée, de plusieurs instruments dérivés »53.

Mais les pertes peuvent être aussi énormes. L’actualité informe souvent de ces faillites retentissantes, comme celle de la célèbre Banque Barings de Londres en 1994, suite à des opérations désastreuses sur l’évolution de l’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo, ou encore celle du fonds américain Long Term Capital Management (LTCM) qui avait engagé dans des opérations à terme plus de 25 fois son capital de départ (de 4 milliards de dollars!), ce qui donne une idée de l’ampleur des effets de levier recherchés.

De telles possibilités d’effets de levier balaient toute prudence chez les « golden boys » des institutions financières, d’autant plus qu’ils ne risquent jamais que l’argent des autres, déposé dans leurs banques. Le déchaînement spéculatif apparaît dans la masse énorme d’argent virtuellement engagé dans ces contrats. « En 1995, l’encours notionnel sur produits dérivés dépassait 27 000 milliards de dollars contre 5700 milliards de dollars en 1990 »54 (donc plus de 160 000 milliards de francs pour les produits dérivés ne concernant que les seuls contrats sur notions!).

« Virtuellement engagé », car avec le mécanisme des produits dérivés, cet argent n’est pas engagé, il n’existe pas, n’est que le « sous-jacent » des spéculations. Ici le capital n’est plus seulement fictif parce qu’il n’est qu’une masse d’argent non engagée, dans un procès de valorisation réelle, convertie en moyens de production, mais parce que cet argent n’existe même plus. Le deuxième point commun aux opérations sur produits dérivés est donc, si l’on peut dire, que le capital y est doublement fictif. Ou plutôt qu’il n’existe plus, est virtuel. Seule existe la marge, dA, l’accroissement de l’argent. La démultiplication de l’effet de levier aboutit à détacher le profit dA non seulement du travail, comme avec le crédit simple, mais de l’argent lui-même qui était censé le produire. Marx croyait qu’avec le crédit on avait atteint le comble du fétichisme, la croyance que l’argent produit de l’argent comme le poirier des poires. Et bien il se trompait! Maintenant, il y a le miracle de l’argent produit à partir d’un rien, d’un zeste, d’argent. Ce qui est, après tout, bien concevable à l’époque du clonage, où l’animal peut être produit non plus à partir de l’animal, mais d’une simple de ses cellules. L’argent se clone lui aussi!

Cependant, quittons cette cour des miracles, et demandons-nous d’où vient tout ce gonflement d’argent dans la sphère financière? S’agissant de transactions commerciales, sans création d’aucune richesse, d’aucune valeur supplémentaire, l’ensemble des achats et des ventes devraient nécessairement se solder comme un jeu à somme nulle. Le gonflement de la « bulle financière » ne peut donc provenir que d’un apport d’argent extérieur à elle, ou d’une création d’argent en son sein, ce que fait le crédit bien sûr (une création monétaire privée), qui permet et ne cesse de fournir l’argent alimentant les opérations à terme, dont il est le support essentiel. Les banques sont ravies d’en accorder (avec les commissions et intérêts qui vont avec), tant que les affaires vont bien. Et elles vont bien tout d’abord, car le crédit nourrit la hausse, et la hausse nourrit elle-même automatiquement la hausse en servant de base à de nouveaux crédits.

Ce phénomène de hausses encore suivies de hausses étonne les experts. Ne pouvant l’expliquer, ils le stigmatisent comme irrationnel et l’attribuent à un comportement stupide, « moutonnier », des responsables financiers qui ne feraient que jouer à la hausse tous ensemble, puis paniquer tous ensemble, sans tenir compte de la valeur réelle des titres (les « fondamentaux » dans leur jargon). Mais ce comportement est tout à fait rationnel du point de vue de ces opérations financières. Ce qui y est en jeu n’est pas tant la valeur intrinsèque (« fondamentale ») du titre de propriété, mais un profit spéculatif fondé sur des perspectives de variations de son prix. Or toute spéculation crée dans un premier temps, par elle-même et automatiquement, son mouvement, par exemple la hausse des prix si les spéculateurs se placent dans cette perspective. Des achats à terme font nécessairement monter les prix, et plus ils montent, plus les profits spéculatifs croissent, encourageant davantage la confiance des épargnants dans ces titres et à recommencer de plus belle à acheter, encourageant les banques à faire déferler des crédits dont le remboursement semble garanti par ce gonflement de la richesse, d’où de nouvelles hausses55. Pour les financiers, la rationalité exige qu’ils remboursent les crédits pour continuer à pouvoir en obtenir, ce qui est la base du fonctionnement de leur système. S’arrêter serait ne pas faire les gains permettant de rembourser les crédits précédents, de tenir les promesses de rémunération faites aux épargnants (les créanciers dans l’affaire), de maintenir la « confiance ». Il faut donc sans cesse continuer les opérations, avec de nouveaux crédits, puisque ce n’est qu’ainsi que peut marcher tout ce système de valorisation fictive. Ne produisant en lui-même aucune valeur, il ne peut tenir debout que tant qu’il est poussé en avant, dopé, par de nouveaux crédits, exactement de même qu’un vélo ne tient debout que tant qu’il roule. Telle est la rationalité de tout système spéculatif fondé sur la création fictive de valeur par le crédit, étant donné bien sûr, que tout cela s’accompagne de tromperies, corruption, fraudes, etc., par lesquelles financiers, affairistes, politiciens, journalistes, économistes, se lient entre eux, organisent la justification de toute l’affaire, et bernent les épargnants.

Si la « bulle financière » gonfle, c’est une bulle de crédits, et de titres de crédits. Jusqu’au jour où la chaîne des opérations est, quelque part, interrompue par une mévente, une faillite, une simple méfiance des prêteurs. Et c’est alors la panique. La bulle financière gonfle lentement mais éclate brutalement, car alors chacun cherche à vendre pour se débarrasser de ce capital de papier, pour rembourser ses dettes, ce qui fait écrouler les prix, maximise les pertes des vendeurs obligés, tandis que les banques, prises à la gorge par l’insolvabilité des débiteurs, bloquent le crédit, et tout cela affecte et ébranle l’ensemble du système capitaliste.

Car dire que tout ce capital financier de spéculation est fictif, ce n’est pas dire qu’il ne s’agit pas d’argent. Au contraire, les milliards sont bien là, mais sous forme de papier, de contrats, de titres, pouvant s’échanger à tout moment contre monnaie officielle, et prétendant à être du capital, à recevoir une part de la plus-value. C’est seulement dire que ce n’est pas du capital, parce que cet argent n’est pas échangé contre des moyens et des forces de production lui permettant de se valoriser réellement. Néanmoins, il prétend être du capital, et il en a l’apparence parce qu’il reçoit rémunération. Le monde du capital ne distingue pas capital fictif et capital réel. Pour lui, tout argent investi, dans une activité ou un produit financier quelconque, est pareillement du capital, quel que soit l’usage qui en est fait. Et donc ce qui ébranle telle ou telle branche de ce capital global, affecte le profit de l’ensemble (puisqu’il s’agit toujours finalement de profit péréqué, moyen), et ébranle l’ensemble du système. Il n’y a là aucune anomalie.

Nous avons vu que le capital fictif est créé et démultiplié par le crédit. Et que celui-ci était poussé à un point tel qu’il permettait aux spéculateurs (que sont par nature les capitalistes financiers) de n’avoir que, relativement, peu d’argent à engager pour obtenir un gain (ou une perte) considérable. Il y a comme une dématérialisation des bases du profit, comme s’il ne nécessitait ni production, ni marchandise, ni même, à la limite extrême de la spéculation, argent. Cet « effet de levier » joue d’abord dans le sens d’une hausse autoentretenue des prix des titres, et des gains. « La caractéristique distinctive du mouvement de levier réside précisément dans ce fait d’accentuer continuellement l’effet de levier »56. Or, dans le même temps, l’accumulation du capital s’avère de plus en plus difficile dans l’industrie. « La reconstitution progressive d’une masse de capitaux cherchant à se mettre en valeur de façon financière, comme capital de prêt, ne se comprend que par rapport aux difficultés croissantes de mise en valeur du capital investi dans la production (tout à fait perceptible dans les statistiques) »57. Un indice en est donné dans le fait que le taux d’autofinancement des entreprises est souvent supérieur à 100 %. Par exemple, en France, on a selon l’enquête annuelle du Crédit National 106 % en 1992, 121 % en 1993, 134 % en 1994. Ce qui veut dire « qu’une fois rémunérés les actionnaires, les créanciers et l’Etat »58, des liquidités subsistent que l’entreprise ne trouve pas à valoriser dans une production accrue. Ces chiffrent montrent que le capital financier ne se gonfle pas au détriment du capital productif, comme le disent les économistes de la gauche, puisqu’ils indiquent, au contraire, qu’il y a pléthore de capital productif. Ils traduisent les difficultés croissantes de la valorisation du capital au fur et à mesure de son accumulation (baisse tendancielle du taux de profit). Taxer le capital financier ne changera rien d’essentiel à ces difficultés (dont on sait le fondement dans l’élévation de la composition organique du capital).

C’est parce qu’elles ne peuvent pas valoriser tous leurs capitaux dans le procès de production que les entreprises consacrent de plus en plus de fonds et d’endettement à acquérir des « produits financiers », ou à acquérir de cette façon d’autres entreprises, via par exemple les fameuses O.P.A., ce qui fait encore monter les cours des titres. La dette publique (cf. chapitre suivant) garantit aux placements financiers un débouché abondant ainsi qu’un rendement sûr. Les seuls placements financiers à court terme des entreprises françaises « sont passés de 4,4 % en 1987 à 7,5 % des actifs nets en 1992 »59. D’une façon générale, le flux d’investissement productif ne cesse de diminuer relativement à celui des placements financiers, notamment depuis les années 80. Dans les pays de l’O.C.D.E., «… de 1980 à 1992, le taux de croissance annuel moyen du stock d’actifs financiers a été 2,6 fois supérieur à celui de la formation brute de capital fixe… »60. Ce qui est une autre indication de la nature fictive de ce capital financier.

On voit bien, déjà à ce stade de l’analyse, combien l’accroissement du capital financier est paradoxal et contradictoire. D’un côté, il se développe comme une nécessité absolue, une condition impérative, du développement du capital industriel, de la production de plus-value, bref, de l’accumulation du capital et de la reproduction du système capitaliste. De l’autre, il semble se retourner contre lui en prélevant une part de plus-value toujours plus grande au fur et à mesure qu’il grossit, donc au détriment du capital actif, du capital industriel notamment. C’est que sa forme autonome, fluide, capital-argent qui semble dégagé des contraintes de la valorisation dans un procès de travail, de la fixité dans un procès productif, lui permet de se démultiplier par lui-même, comme artificiellement, usant et abusant des techniques du crédit qui l’ont fait naître. Il gonfle ainsi démesurément la masse de capital global qui prétend au partage de la plus-value. Ce qui diminue la part restant dans l’entreprise (dans les poches des capitalistes actifs ou pour des investissements). Comme si, tel un cancer, le capital financier métastasait et tuait le corps qui le nourrit. Les apologistes du « bon capital » ne voient que ce second aspect, « oubliant » qu’il est entièrement contenu et indissolublement lié au premier dans un tout.

C’est le tout que forme le capital moderne. Et ce qui se manifeste en fin de compte par là, c’est la dévalorisation générale du capital (la diminution du taux de profit). La masse du capital croît toujours plus vite que celle du travail vivant qui produit la plus-value. Le dédoublement du capital en capital financier et capital industriel (comme aussi en capital commercial) ne change rien à cette tendance. Mais elle l’accélère considérablement du fait de l’autonomisation du capital financier (qui est le même mouvement que l’autonomisation de la valeur, de l’argent), qui permet et induit sa démultiplication ahurissante. Ce gonflement artificiel de la masse globale d’argent qui se prétend capital réduit évidemment la part de plus-value que chaque fraction peut recevoir. Cette dévalorisation accélérée est momentanément cachée par l’accroissement du crédit. Mais elle doit évidemment se manifester tôt ou tard concrètement par des krachs, qui frappent d’abord là où la nature fictive est la plus évidente, où la fluidité et la volatilité sont les plus fortes: les bulles financières. Ils établissent avec éclat cette nature fictive en réduisant les valeurs de papier, fondées sur le crédit et l’anticipation de plus-values imaginaires, à la valeur du papier. Ou du moins réduiraient, si l’Etat ne substituait pas les contribuables aux débiteurs insolvables. Et nous y revoilà: en effet, l’économie est toujours politique. Les tenants du « bon capitalisme » en appellent à l’Etat pour contrôler le crédit, sanctionner la spéculation, chasser le capital fictif, et même le capital de prêt (euthanasier le rentier). Non seulement ils ignorent que ces phénomènes sont inséparables du développement du crédit, qui est celui du capitalisme. Mais ils nous abusent aussi en feignant de ne pas voir que l’Etat est le principal organisateur du développement de la « financiarisation » qu’ils prétendent lui faire combattre. Et la réalité, paradoxale et contradictoire, que nous allons maintenant examiner, est qu’il doit nécessairement la développer pour lutter contre la baisse du taux de profit, et le pourrissement de la société capitaliste qui en découle, de sorte que supprimer ou même réduire la financiarisation serait encore plus dommageable au système économique capitaliste que de la développer, serait tomber de Charybde en Scylla.

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CHAPITRE 5. LE CAPITAL FINANCIER ET L’ETAT

La fonction de l’Etat est d’être le substitut de la communauté que les individus séparés et mutilés du monde marchand ne peuvent former eux-mêmes. Toute communauté a pour premier objectif de se reproduire. Tel est aussi le but de l’Etat: reproduire cette société, c’est-à-dire ses rapports sociaux. Comme ces rapports impliquent nécessairement l’autonomisation de la valeur dans l’argent, laquelle aboutit au capital financier, nous allons évidemment pouvoir constater le rôle essentiel de l’Etat dans sa formation et son développement. Certes, ce n’est là qu’une de ses activités parmi d’autres en tant qu’organisateur des conditions générales d’existence et de reproduction du capitalisme, qui sont aussi éducatives, culturelles, militaires, judiciaires, politiques, etc. Mais c’est ici cette activité qu’il faut mettre à jour pour démasquer l’imposture qui consiste à demander au même Etat de combattre le capital financier, alors qu’il ne peut au contraire que le développer et le soutenir.

5.1 La dette publique

Les sociétés marchandes à l’origine du capitalisme ont été fondées sur l’extension des échanges. Extensions qui ont nécessité, notamment, la constitution de flottes et d’armées. Et pour ce faire, l’intervention des Etats et la constitution de banques. Dès le 12ème siècle, quand Venise organise une nouvelle étape de la mondialisation, cela va de pair avec l’organisation d’une flotte puissante, et du financement à crédit des armateurs et des expéditions. Le capitalisme proprement dit prend son essor en Europe avec les grandes découvertes et la colonisation. Là encore, ce sont les Etats qui organisent, qui financent, directement ou en garantissant les compagnies.

De plus en plus, ils doivent avoir recours à l’emprunt pour financer les conditions du déploiement et de la valorisation du capital dans les métropoles et aussi les colonies. Bien sûr, au premier chef, les armées et les guerres. Mais ils doivent aussi décharger le capital privé de dépenses, sans cesse plus nombreuses au fil des années, afin de favoriser sa valorisation: d’abord les infrastructures (routes, chemins de fer, etc.) et les bureaucraties, puis plus directement, les investissements en industries lourdes, sans oublier la formation et la reproduction de la main d’œuvre, allant même aujourd’hui jusqu’à assurer une partie importante de ses revenus (allocations sociales diverses, RMI, emplois jeunes et autres emplois bidons à la Aubry, etc.). De telle sorte que, tendanciellement, la dette publique ne cesse de croître en même temps que l’accumulation capitaliste. Ainsi, rien que pour la période récente, la dette publique de l’ensemble des pays de l’OCDE a bondi de 40,6 % du PIB en 1980 à 70 % en 1995. Pour les seuls U.S.A., pays le plus endetté du monde, la dette fédérale est passée de 322 milliards de dollars en 1970 à 4061 milliards en 1990. Au Japon, la dette cumulée est passée à 115 % du PIB fin 1998. Et encore, ces montants sont notoirement sous-estimés61. En Europe, pour les pays de la CEE, le ratio déficit public/PIB a été multiplié par plus de dix dans les trente dernières années. Et la charge du remboursement des seuls intérêts de la dette publique est passée dans le même temps de 0,7 % du PIB à 5,5 %, soit une multiplication par presque 862. En France, la dette publique se monte à plus de 4000 milliards de francs, et augmente toujours (de 1,1 % en 1998).

Or qu’est-ce que la dette publique?

Il ne suffit pas de dire que, évidemment, c’est de l’argent emprunté par l’Etat, en échange de titres (obligations, bons du trésor). Il faut ajouter que cet argent n’est en général pas dépensé comme capital. Il sert à financer les administrations, à construire des infrastructures, des écoles, à acheter des armes, à financer des guerres, à corrompre, et à toutes sortes d’autres dépenses dans lesquelles il disparaît sans retour (l’argent qui est capital retourne au contraire sans cesse, grossi, à son point de départ). Par contre restent, entre les mains des épargnants et des banques, les titres. Mais c’est du capital fictif, des titres ne représentant pas de l’argent avancé comme capital. Fictif non seulement parce que l’argent prêté à l’Etat «… a été mangé, dépensé par l’Etat. Il n’existe plus… mais encore parce que jamais il n’avait été destiné à être dépensé en tant que capital… »63. Néanmoins, ces titres sont considérés comme du capital puisqu’ils portent intérêt. Ils peuvent d’ailleurs tout aussi bien être échangés contre de l’argent, des actions, n’importe quels autres titres représentant du capital. Ils viennent grossir la masse financière qui réclame sa part de plus-value au même titre que tout capital. Avec la dette publique, on obtient donc cette mystification qu’« une accumulation de dettes arrive à passer pour accumulation de capital »64.

Or ce capital fictif constitue l’élément essentiel de la masse du capital financier mondial. Le stock des actifs financiers mondiaux est en effet constitué à 30 % de titres publics, et pour un autre 30 % de titres de monnaies, de devises65. Ce qui montre l’importance du rôle des Etats dans le gonflement et la rémunération du capital fictif mondial. Ils lui assurent la garantie des titres les plus sûrs, de placements très fluides, de rendements réguliers. Ainsi, « Les marchés des titres d’Etat sont devenus le compartiment le plus actif du marché financier international… les opérations sur les titres publics dépassent de beaucoup celles de tous les autres marchés financiers, marché des changes excepté »66 (mais le marché des changes est lui-même largement animé par les déficits publics). Selon le FMI lui-même, les marchés des titres obligataires publics sont devenus « l’épine dorsale » des marchés obligataires internationaux. Bien sûr, toutes sortes de contrats à terme, de « produits dérivés », ont été créés à partir des titres de la dette publique, permettant aux spéculateurs de multiplier les « effets de levier ». Ces « produits » sont reconnus comme « les piliers de la finance spéculative »67 (par exemple en France, le contrat notionnel sur emprunt du Trésor créé sur le MATIF en 1986). Bref, le capital financier trouve avec la dette publique le moyen essentiel de son extension massive (et décuplée dans ces seules vingt dernières années). Il ne serait absolument pas ce qu’il est sans l’action des Etats.

Mais ce n’est pas tout. La dette publique n’assure pas seulement le développement mais aussi la sauvegarde du capital financier. L’Etat se comporte comme un pompier pyromane. Il prend une part primordiale au gonflement du capital fictif, et donc aux « bulles » spéculatives. Puis, quand survient l’inévitable « éclatement de ces bulles de savon gonflées de capital argent nominal »68, il se précipite pour tenter d’empêcher que l’insolvabilité des uns, aggravée par la chute des prix, des titres comme des marchandises, qui survient brutalement parce que tout le monde doit vendre en même temps, n’entraîne celle de tous par l’effet de domino des créances impayées, des marchandises invendables, des portefeuilles dépréciés.

Prétendant avoir tiré les leçons du célèbre krach de 1929, l’Etat se précipite pour se substituer (c’est-à-dire substituer le contribuable) aux banques défaillantes dans le paiement de leurs dettes. Du moins en ce qui concerne celles considérées comme « too big to fail ». Ce sont de grandes entreprises financières plus par le montant de leurs engagements spéculatifs que par celui de leurs fonds propres, et dont la valeur des actifs a fondu avec la crise, mettant en péril par leur soudaine insolvabilité d’autres banques, créancières, et de là d’autres encore, de sorte que leur chute entraînerait celle de toute la place. Les exemples récents de cette socialisation des pertes sont innombrables. Pour n’en citer que quelques uns des plus célèbres, rappelons les cas, aux U.S.A., des 7,5 milliards de dollars engagés par l’Etat pour sauver la banque Continental Illinois en 1984, des 4 milliards pour la First Republic Texas, des 350 milliards en 1989 pour le sauvetage des Caisses d’Epargne, etc., au total, entre 1984 et 1995, ce sont 1234 banques commerciales qui y ont été sauvées grâce à la reprise de leurs créances douteuses par l’Etat69. En France, l’exemple du Crédit Lyonnais, quelques 100 milliards de francs de pertes prévues pour l’Etat après privatisation (soit environ 10 000 fr par contribuable)70, est des plus célèbres. Mais bien d’autres entreprises ont été prises en charge par l’Etat (via des subventions, des cadeaux fiscaux, des nationalisations, etc.). Le 13 décembre 1999, l’Etat japonais a carrément nationalisé la Nippon Credit Bank, après avoir fait de même avec la Long Term Credit Bank en octobre, toutes deux étant devenues insolvables. Et ce n’est certainement pas fini puisque les créances douteuses des banques japonaises restent encore à hauteur de 53 000 milliards de yens (2600 milliards de francs), voire même au double71. D’ores et déjà, l’OCDE estime que l’Etat japonais a, de 1992 à 1998, engagé 80 000 milliards de yens (4000 milliards de fr) dans ce genre de sauvetage. Début 1999, le gouvernement japonais octroyait encore 7500 milliards de yens (374 milliards de fr) à 15 banques en échange d’une possibilité de prendre 30 à 40 % de leur capital72. Une estimation fixe déjà à « 25 000 fr par japonais »73 la contribution de chacun au comblement des « trous bancaires ».

Certes, constater que toutes les dépenses de l’Etat sont, plus ou moins directement, liées à l’organisation des conditions de valorisation du capital n’est pas original. Ce qui l’est ici, c’est d’une part l’ampleur, et d’autre part qu’il s’agit d’un apport direct d’argent aux banques, au capital financier (passons, pour être bref, sur bien d’autres apports moins visibles, par exemple le fait que les énormes provisions que font les banques sur leurs créances douteuses sont prises en charge par le contribuable grâce à la diminution d’impôts permise par ce provisionnement). Ces interventions massives de l’Etat pour sauver le capital financier montrent son importance essentielle dans la reproduction du système des rapports sociaux capitalistes, mais aussi le caractère global (« social ») qu’il a atteint. Car l’Etat peut laisser tomber une branche du capital industriel sans que cela nuise au capitalisme dans son ensemble, au contraire (exemples bien connus en France: la sidérurgie, le charbon, la chaussure, etc.), mais cela n’est pas possible pour une banque quelque peu importante. En effet, toutes les banques sont liées entre elles par la chaîne complexe des crédits. La forme parfaitement fluide du capital financier contribue aussi à engendrer son unité, son uniformité, sa globalisation. De sorte que chaque fraction du capital financier n’existe que comme fraction de la masse globale de ce capital, indifférenciée, sans attache avec une branche d’activité particulière, comme chaque carte d’un château de cartes.

Mais ce n’est pas tout. Nous verrons que l’Etat contribue encore bien plus à la socialisation de la valorisation du capital financier par des biais plus indirects, monétaires notamment: inflation et dévaluation. Bref, la démultiplication du système de crédit a fait du capital financier (et pour une large part fictif) la forme dominante et déterminante du capital moderne. Ce qui n’empêche nullement que s’accroissent aussi les aides au capital industriel (aides directes, prise en charge accrue de frais salariaux, etc.). Tout cela, l’Etat le justifie par des raisons « évidentes », bien que mystificatrices, telles que « sauver l’emploi », « vivre avec du temps libre », « éviter l’écroulement du système bancaire », « relancer l’investissement et la croissance », etc.

Constater l’importance croissante des interventions de l’Etat en faveur de la finance, c’est constater l’inévitable gonflement des impôts et de la dette publique. Laquelle s’accroît d’autant plus qu’elle induit l’effet dit « boule de neige ». Il s’agit de l’augmentation mécanique du déficit budgétaire, par le fait que le taux d’intérêt est en général supérieur au taux de croissance du PIB. C’est-à-dire que la masse des intérêts à verser pour la dette augmente plus vite que celle des recettes fiscales supplémentaires que l’Etat tire de la croissance (quand il y en a!). D’où, pour les payer, surcroît d’emprunts, de remboursements et d’intérêts, déficit accru. Au point que « le service de la dette » (les remboursements et intérêts payés chaque année par l’Etat) absorbe aujourd’hui plus de 20 % du budget des pays de l’O.C.D.E. En France, le ministre des Finances Strauss-Kahn « juge la progression de la dette publique inacceptable puisqu’une partie de plus en plus importante des impôts finit dans la poche de ceux qui prêtent à l’Etat, au lieu de financer des dépenses utiles. En 1980, ces intérêts représentaient 5 % des recettes fiscales. Ce chiffre est passé à 12 % en 1990 et à 20 % en 1998, soit plus de 300 milliards de francs par an »74.

Parler de l’Etat n’est d’ailleurs qu’une simplification, car chacun d’eux n’agit pas seul. Ils interviennent aussi de plus en plus ensemble et hors de leurs frontières compte tenu de l’imbrication du capitalisme mondialisé. Ceci soit en se regroupant en « clubs » (G7, club de Paris, etc.), soit via des institutions ad hoc tels le F.M.I. (fonds monétaire international) ou la B.R.I. (banque des règlements internationaux). Une de leurs façons de rendre solvable à nouveau les pays en faillite consiste en des remises partielles de dettes. Par exemple, le « plan Brady » de 1989 solutionne la crise de la dette d’une vingtaine de pays d’Amérique Latine, ouverte par le brutal défaut de paiement du Mexique en 1982, au moyen notamment d’une réduction de 30 à 50 % du stock de cette dette, le solde étant échangé contre des obligations émises par les Etats débiteurs et garanties par des bons du Trésor U.S. (les Brady Bonds)75. Ce qui permettait aux centaines de banques créditrices de recouvrer une bonne partie de leurs créances perdues. « Bien sûr, quand les Etats créanciers et les organisations internationales concluent des accords avec certains pays, les banques ne peuvent que s’en réjouir, car cela contribue à rendre les pays en question un peu plus solvables; le cas échéant, elles veulent bien s’associer à de tels accords, à condition qu’on ne leur impose pas trop de sacrifices »76. Ainsi, ce qui peut apparaître pour de « l’aide » aux pays pauvres est surtout un transfert aux contribuables des pertes des banques ayant engagé des opérations spéculatives foireuses. Cette intervention quasi systématique, « en dernier ressort, » des Etats se substituant aux débiteurs défaillants, est appelée « aléa moral » dans le jargon financier. L’aléa moral au secours de l’aléa spéculatif, c’est charmant! On ne saurait mieux dire que la morale bourgeoise veut que l’Etat assure les prêteurs contre les « aléas » de l’exécution des contrats financiers. C’est même un devoir moral qu’il assure bien mieux que les « droits de l’homme », et même à vrai dire contre eux si on considère les conditions antisociales draconiennes dont sont assorties ces remises, ce dont il se vante médiatiquement beaucoup moins. En tout cas, c’est un autre facteur, vainement stigmatisé par certains experts, d’extension du crédit: il est plus facile de prêter les yeux fermés dans ces conditions: si la spéculation est gagnante, c’est tout bénéfice pour le financier, si elle est perdante, le contribuable viendra à son secours.

Nous examinerons plus loin les effets de ces « injections de liquidités » par les Etats sur la résolution de la crise. Pour le moment, il s’agit de caractériser le rôle de la dette publique.

Ce que recouvre en réalité son accroissement abyssal, c’est qu’elle est un moyen moderne, de plus en plus essentiel, de l’accumulation du capital, par la captation d’une part grandissante de plus-value (surtravail) par l’Etat, et son siphonage vers le capital. Car évidemment, la dette publique est d’abord couverte par l’impôt (ou l’inflation monétaire qui dévalorise d’abord les salaires, puis la richesse nationale), qui en paie les intérêts, assurant ainsi la rémunération du capital financier. Et l’impôt, direct comme indirect, n’est qu’une fraction de la plus-value (qu’il soit prélevé sur l’entreprise, ou qu’il n’apparaisse que comme la contribution du salarié à « l’intérêt général »). Mais idéologiquement, cette captation n’apparaît pas comme un surcroît d’exploitation du salarié par le capital: effectuée par l’Etat, elle est du coup camouflée derrière l’idéologie de l’intérêt général (croissance, création d’emplois, intérêt national, paix sociale, etc.).

On arrive alors à un système qui devrait apparaître étrange aux chantres de la propriété privée, aux apologistes du profit comme prix du risque, récompense du génie entrepreneurial. Avec la séparation du capital financier d’avec le capital industriel, ceux qui « entreprennent » le font avec l’argent des autres, ramassé en bourse ou emprunté à la banque, ou encore fourni par l’Etat. Eux-mêmes ne risquent, le plus souvent, rien ou pas grand chose, n’ayant engagé qu’une part tout à fait dérisoire du capital des entreprises qu’ils dirigent, dont ils s’abreuvent néanmoins goulûment des plus-values, via des rémunérations pharamineuses, des stock-options, des fraudes, etc. Ce que Marx notait déjà ironiquement: « La phrase creuse sur l’origine du capital dans l’épargne (du dirigeant capitaliste, n.d.a.) est tout aussi inepte, puisqu’il exige justement que d’autres épargnent pour lui ». Mais il en va de même pour le financier, ou celui qui spécule à crédit sur les matières premières, les monnaies, les « produits financiers », etc. Les masses gigantesques d’argent en jeu ne sont pas les leurs, mais celles des épargnants, des salariés (via les OPCVM, les « Fonds de Pensions », etc.), des contribuables. « Le capitaliste financier fait son capital de l’épargne d’autrui… Ainsi s’effondre la dernière illusion du système capitaliste qui voudrait faire prendre le capital pour le fruit du travail et de l’épargne personnels »77. Et maintenant, c’est l’Etat qui socialise l’épargne, organise l’épargne forcée et non rémunérée via l’impôt, en fournissant au capital industriel, mais aussi financier, les moyens de sa valorisation. A ce dernier, il fournit les titres de la dette publique, part essentielle des placements financiers qui assure leur valorisation, paie l’intérêt et encore renfloue les grandes sociétés financières à chaque fois qu’un krach vient constater la nature fictive de leur capital, le caractère purement spéculatif de leurs opérations.

L’Etat est parfaitement dans son rôle en étant l’organisateur obligé d’un vaste transfert de la plus-value, produite dans les activités marchandes transformatrices, là où du travail vivant est absorbé par du travail mort, vers le capital financier, vers les « rentiers ». Il semble qu’en ce qui concerne la valorisation du capital, cette « socialisation » par le biais de l’Etat substitue un chemin qui va du contribuable vers le rentier à celui qui allait de l’ouvrier au patron. En fait, ce n’est là évidemment qu’une étape particulière du trajet A-A’, qui correspond à la fois à la séparation du capital financier et du capital en acte, et à la prise en charge par l’Etat de la valorisation. Mais l’impôt n’est toujours qu’une part du surtravail (et le contribuable rien qu’un porteur momentané de celle-ci).

L’importance déterminante de cette alimentation et de cette valorisation du capital financier par l’Etat est un phénomène moderne qui met directement en jeu, on l’a vu, des sommes considérables. Si l’impôt en est un moyen, il n’en est cependant pas le seul. La croissance de la dette publique est telle en effet, dans la plupart des cas, que l’impôt finit, bien que sans cesse augmenté, à ne plus suffire à la couvrir. Alors il s’avère aux yeux de tous que la nation s’est endettée au delà de ses capacités de remboursement, que l’Etat n’est plus capable de soutenir la valorisation d’une partie, au moins, du capital national, qu’une partie s’avère du capital fictif, excédentaire, fondé sur des dettes impossibles à rembourser. Cela ne peut manquer d’avoir des effets sur, notamment, la valeur de sa monnaie, qui est assignation sur la richesse nationale. C’est l’aspect monétaire de la crise du capitalisme. L’Etat développera alors des « politiques monétaires », dont nous verrons qu’elles sont, elles aussi, un moyen entièrement subordonné aux nécessités de la valorisation du capital financier.

5.2 La monnaie

La dette publique induit toujours une certaine création monétaire. L’Etat met en circulation l’épargne collectée, plus la masse de titres correspondant à cette épargne. Autrement dit, l’épargne se dédouble en titres négociables et en argent. Cette création monétaire par la dette est d’ailleurs évidente quand le Trésor vend ses titres directement à la Banque Centrale, laquelle fait fonctionner la « planche à billets » pour les acheter. Cela arrive en particulier quand personne n’en veut. Par exemple récemment, au Japon, en 1998 et en 1999, c’est le ministère des finances lui-même, la Poste et d’autres organismes d’Etat, qui achetaient les bons du Trésor et obligations à dix ans émises par le Trésor. Les taux d’intérêts offerts étaient en effet beaucoup trop bas (les JGB, obligations d’Etat, offraient du 2 %) pour intéresser d’éventuels prêteurs, déjà mis en difficulté par la crise et, de surcroît, inquiets de l’inflation monétaire. Mais le mode de placement usuel des titres de la dette auprès des banques commerciales et du public revient à peu près au même, puisque ce sont des actifs qui peuvent servir comme collatéraux pour faire ou obtenir des crédits, bref, être transformés en argent qui s’ajoutera à celui prêté.

La dette intérieure peut ne pas poser de problème insurmontable, puisque remboursable en monnaie nationale. L’inflation et la dévaluation monétaires offrent toujours une solution de dernier recours, quand l’impôt ne suffit plus. Alors les créanciers sont remboursés en « monnaie de singe » tandis que, comme collecteur d’impôts, l’Etat gagne à la hausse nominale des prix. Mais des étrangers peuvent aussi être créanciers de l’Etat. La dette extérieure, ou du moins son solde (l’Etat pouvant lui-même être créancier vis-à-vis de l’étranger), doit être honorée en devises. C’est d’ailleurs le cas pour l’ensemble du solde de la balance des paiements78, la dette extérieure pouvant aussi être constituée de déficits commerciaux. Ces règlements internationaux nécessitent une monnaie admise par toutes les parties, universellement reconnue.

Ce rôle, on le sait, a longtemps été celui des monnaies métalliques, notamment de l’or au 19ème siècle. « Comme dans la circulation mondiale, les marchandises déploient universellement leur propre valeur d’échange (quantité de travail humain universel, mondialement social, n.d.a.), la forme de celle-ci, métamorphosée en or et en argent (époque du bimétallisme, n.d.a.), apparaît comme la monnaie universelle »79. L’or est la première valeur monétaire universelle. Entassé dans les coffres des banques centrales, il servait, aux pays dont la balance des paiements s’avérait déficitaire, à en régler le solde (les grandes monnaies également utilisées internationalement, telle la livre sterling, étant elles-mêmes convertibles en or). Ce qui implique qu’avec l’étalon-or, les déficits avaient une limite pour tous les pays: celle de la quantité d’or détenue par leur banque centrale. Une fois épuisée, c’était le défaut de paiement. Mais pourquoi cette distinction entre l’or (ou aujourd’hui, nous verrons pourquoi plus loin, le dollar) et les autres formes monétaires?

Il nous faut revenir à la double fonction de la monnaie quand elle est moyen de paiement (c’est-à-dire, nous l’avons vu, quand les actes d’achat et de vente sont séparés). Une fonction d’être le moyen immédiat de l’échange des marchandises, de dire le rapport de valeur entre les deux quantités de marchandises échangées, où la monnaie n’a besoin que d’être simple signe fixant l’égalité des valeurs, la valeur d’échange des marchandises. Et une fonction d’équivalence, de conservation de la valeur, d’être la valeur, autonomisée (l’argent). Ces deux fonctions (correspondant aux deux formes, relative et équivalent, de la valeur d’échange), primitivement contenues dans la monnaie métallique, induisent progressivement deux types différents de monnaie, papier (pour le signe) et métal (pour la valeur en soi), jusqu’à ce qu’elles se réunissent dans quelques monnaies papier dominantes, essentiellement le dollar. Mais alors cela implique la confusion des deux fonctions de la monnaie: quand la quantité d’une monnaie augmente plus que les valeurs des marchandises qu’elle représente, sa valeur finira tôt ou tard par diminuer. D’où une accentuation considérable des variations de leurs valeurs réciproques (taux de change).

Dans sa première fonction, la quantité de monnaie est déterminée privativement par les agents économiques: l’émission de monnaie scripturale par exemple, mais aussi fiduciaire via notamment le crédit bancaire, dépend en effet de la masse et des prix des marchandises échangées par les particuliers, des transactions qu’ils passent, lesquelles sont démultipliées avec le crédit et la vitesse de circulation de la monnaie. Mais tous ces signes monétaires, dont la masse est ainsi également démultipliée, représentent aussi des valeurs en circulation. Ces traites, chèques, effets de commerce, et maintenant titres de créance et de « produits financiers » en tous genres, sont donc convertibles en « vrai » argent, en or ou en billets d’Etat, se veulent être « vraies » valeurs, conservant la valeur.

Restons en à l’époque de l’or (ou des billets convertibles du régime de l’étalon-or) comme « vrai » argent. Cela ne veut pas dire que l’or circule. Nous avons vu au contraire que le crédit entraînait le développement de la monnaie scripturale et que le système des compensations permettait aux banques et aux Bourses de réguler, en situation « normale », par de simples jeux d’écriture, la chaîne des créances et des dettes, ne laissant à régler en argent comptant que les soldes. L’or est alors relégué dans les coffres des banques centrales, comme réserve garantissant la convertibilité de leurs billets, et comme moyen de paiement ultime des soldes des transactions internationales. On dit que les moyens de circulation se « démonétarisent » en se présentant comme simples signes numéraires. Ils s’autonomisent, s’écartent de la « vraie » monnaie, l’or.

Cependant, l’extension inouïe des échanges (donc aussi des paiements internationaux) et des signes monétaires en circulation ne pouvait que se heurter aux limites de la production d’or. Limites économiques de deux ordres: les coûts élevés d’extraction, de conservation et de circulation; l’absurdité de vouloir faire correspondre (par la libre convertibilité) une masse de signes de valeur, de numéraire et de titres de créance, devenue gigantesque, à la valeur d’une seule marchandise, l’or. Ce qui d’une part, compte tenu de l’augmentation constante des besoins en or, amenait son prix à des niveaux très au delà de sa valeur réelle, ceci au seul bénéfice des producteurs d’or et au détriment considérable des autres branches d’activité. Et d’autre part, induisait avec le système des parités fixes (1 fr = x grammes d’or, 35 $ = 1 once d’or, etc.), l’incapacité des banques centrales à assurer la convertibilité des billets en or dès que celle-ci, lors des crises, était demandée massivement. Car si les stocks métalliques des Banques Centrales pouvaient être, à la rigueur, proportionnés à la masse des billets officiels (représentant le « vrai » argent) circulant simplement, en temps « normal », pour les paiements, ils ne pouvaient pas correspondre à la masse de monnaie scripturale immédiatement échangeable contre des billets, eux-mêmes convertibles en or. Et c’est cette convertibilité de la monnaie scripturale, de crédit, en « vrai » argent qui était particulièrement et massivement demandée à chaque crise: impossible à réaliser, elle devait alors être suspendue, cela juste au moment où l’or était mis en demeure d’assumer son rôle (qui apparaît bien alors comme imaginaire) de garantir la valeur des signes monétaires, et derrière eux, des marchandises. Tout comme si la société d’assurance faisait faillite au moment du sinistre. Il est d’ailleurs évident qu’une seule marchandise, l’or, ne peut représenter la valeur de toutes les autres, ce qui lui était demandé en temps de crise. Du moins, cette convertibilité n’aurait pu être assurée qu’au moyen d’une hausse astronomique des prix de l’or, qui, du coup, aurait dévalorisé complètement la masse des autres signes monétaires et des autres marchandises (ce que le système des parités fixes était censé éviter). Dans un tel cas, il faudrait faire un impossible choix entre un prix pour l’or ou un prix pour les marchandises.

C’est pourquoi, en réalité, le système de l’étalon-or n’a pu être appliqué que sur une courte période, de 1880 à 1914. La convertibilité des billets fut suspendue dès la première guerre. Puis encore pendant la crise des années 30. La ruée aux guichets des banques des détenteurs de papiers anxieux de les convertir au plus vite en « vrai » argent, en or, avait rapidement asséché les réserves des Banques Centrales. L’encaisse or de la Grande Bretagne, par exemple, a diminué de 80 % entre 1929 et 1931. L’inconvertibilité y fut décrétée en septembre 1931, et en avril 1933 aux U.S.A. Après la deuxième guerre, les accords de Bretton Woods, en 1944, établissent l’hégémonie du dollar. Toutes les monnaies du monde non soviétique étaient définies par rapport au dollar, qui restait seul convertible en or (et seulement pour les Banques Centrales). A cette époque, la guerre avait permis aux U.S.A. de rafler les trois-quarts des réserves mondiales en or et, à la faveur de leur énorme supériorité commerciale, financière, militaire, de faire du dollar la monnaie universelle dans les règlements internationaux. Le dollar était alors dit « as good as gold ».

Tous les soldes du commerce international étaient réglés en dollars. Cette situation donnait aux U.S.A., et à eux seuls, l’avantage énorme de pouvoir payer leurs déficits simplement en émettant des dollars, ou plutôt des Bons du Trésor U.S., ce qui revient au même. Par exemple, les dollars issus des excédents commerciaux de pays comme le Japon étaient rapatriés aux U.S.A. en échange de Bons du Trésor rémunérés (c’est ainsi que le Japon est alors devenu le premier créancier des U.S.A., détenant plus de 20 % de sa dette). La FED était comme la Banque Centrale du monde, avec monopole du droit d’émission de la monnaie internationale. Et plus ces pays remplissaient leurs coffres de dollars, plus ils étaient intéressés à ce qu’il ne s’écroule pas, donc à soutenir son cours en en achetant encore plus.

Mais si cette facilité d’émission a permis aux U.S.A. d’accroître à la fois leur niveau de vie et leur hégémonie sur l’économie mondiale, en finançant leurs achats à bon compte, elle avait son revers: le creusement des déficits et de la dette publique finissait quand même par miner la confiance dans la valeur des dollars émis à tout va. La coûteuse guerre du Vietnam aggrava cette situation. Si bien que dès 1960, la valeur des dollars détenus à l’extérieur des U.S.A. dépassait celle du stock d’or de Fort Knox (à 35 dollars l’once). Malgré l’éphémère constitution d’un pool de l’or constitué avec sept pays européens (1960-61), la convertibilité du dollar ne pouvait plus être assurée80, alors justement que les énormes déficits américains poussaient les détenteurs de dollars à la demander.

La seule solution était de dévaluer le dollar, et de se libérer définitivement des limites de l’or comme représentant de toutes les valeurs. Ce que fit Nixon en 1971. Dès lors, les monnaies valaient directement comme créances sur une part de la richesse sociale, celle que leur zone d’influence leur permettait de représenter.

Faut-il s’étonner qu’on puisse se passer de l’or? Que la monnaie puisse n’être qu’un signe de papier n’ayant aucune valeur en lui-même? C’est qu’au fond le rôle réel de l’or, comme de toute monnaie, n’était que d’être un médiateur dans l’échange des marchandises, une incarnation représentant du travail social. Historiquement, il ne pouvait y avoir d’abord que des échanges de marchandises. Aussi seule une marchandise pouvait, progressivement, en se dégageant pour ce rôle de toutes les autres, se poser comme valeur face à elles. Une marchandise physique, ayant elle-même une valeur, a été nécessaire pour que l’incarnation de la valeur dans la monnaie prenne corps, soit admise dans l’usage, que la monnaie apparaisse vraiment comme valeur elle-même bien qu’elle ne serve que de médiation entre les marchandises. Et l’usage de cette marchandise unique, l’or, a permis que toutes les marchandises du monde s’échangent entre elles uniformément comme valeurs, prennent universellement la forme valeur: telle fut la fonction historique de l’or, maintenant achevée. Mais si les billets de banque convertibles étaient des assignations sur le stock d’or de la banque centrale, cet or lui-même n’était rien d’autre qu’une représentation, une incarnation du travail humain en général, un équivalent supposé stable de toutes les marchandises. Donc, par son intermédiaire, le billet de banque en tant qu’argent, « vraie valeur », n’était aussi et n’est que cela, « une assignation sur le stock de produit de la nation et sur sa force de travail »81, une assignation sur la richesse sociale, une représentation de cette richesse. Inutile pour cela de passer par l’or: le billet peut jouer directement ce rôle, tout comme l’assignat était assignation sur les biens de l’Eglise et des nobles. Un symbole chiffré quelconque suffit à représenter cette part de la richesse nationale, à marquer cette assignation. Ce qui permet de se passer de l’or et d’en faire l’économie.

Mais si l’or ne fait plus usage de « valeur refuge », il faut néanmoins que cette fonction monétaire soit assurée d’une autre façon. Maintenant, il n’y a que des monnaies de papier. Mais la plupart ne sont que des monnaies de circulation, des signes n’ayant cours que dans la zone d’influence limitée des Etats qui les émettent. Quelques autres, les devises ou monnaies fortes (et aussi les titres et produits financiers qui leur sont liés), assument en plus le rôle de valeurs refuges. En fait, cette fonction de conservation de la valeur est aujourd’hui presque exclusivement assurée au niveau mondial par le dollar (l’euro et le yen sont loin derrière). La distinction monétaire correspondant à l’impérialisme du capital financier (forme plus hégémonique mais plus cachée derrière le respect des droits formels d’égalité et de liberté du libre marché que l’impérialisme colonial du capital industriel et commercial) est entre les monnaies faibles et les monnaies fortes, voire une monnaie forte, le dollar. Ceci pouvant évoluer au gré des rapports de force entre les blocs impérialistes. Mais cela ne résout en rien la contradiction entre les deux fonctions de la monnaie. Simplement, que la même forme monétaire, le papier dollar en l’occurrence, serve à représenter les deux fonctions de l’argent, cela a pour conséquence d’exacerber la contradiction monétaire. Car cette même forme peut se multiplier d’un côté de façon quasi illimitée, en période de croissance des transactions mondiales, et notamment avec la démultiplication des produits financiers, sans rapport avec l’accroissement limité (voir à la stagnation ou au décroissement) de la valeur réelle des biens qui fondent sa valeur, ce qui nuit, de l’autre côté, à sa fonction de valeur équivalent, conservée. Une des conséquences est alors la baisse de la valeur des billets (ou hausse des prix nominaux, inflation). Nous y reviendrons en examinant la crise monétaire.

L’or, en tant que médiateur, ne pouvait jouer son rôle monétaire que dans la circulation. Thésaurisé, il n’est rien, ni argent, ni même parure. Argent, il ne l’est que parce qu’il représente la valeur d’une marchandise vendue, et il ne peut continuer à l’être que dans la mesure où il vérifie la valeur qu’il représente en s’échangeant à nouveau contre une autre marchandise. L’argent n’existe qu’en mouvement perpétuel entre les marchandises. «… L’argent, en réalité, n’est qu’un moyen de circulation dont la fonction est suspendue, en attendant d’être par la suite mis en circulation comme moyen d’achat ou de paiement… son retrait de la circulation le dépouille de ses deux valeurs: la valeur d’usage, car il ne doit pas servir comme métal, la valeur d’échange, car précisément il ne la possède qu’en sa qualité d’élément de la circulation… »82.

C’est pourquoi l’enrichissement est apparu « comme un appauvrissement volontaire », une renonciation à la jouissance immédiate. Il fallait risquer son trésor, s’en séparer, pour l’accroître. Ne pas le conserver, ni le gaspiller dans le luxe, mais le faire fructifier. Nous avons vu comment cette tendance de l’argent à être « un procès sans fin » se développait nécessairement en son autonomisation, en l’exigence « d’apparaître comme son propre créateur », et à son détachement formel de la marchandise, du travail social, de sorte qu’il semble pouvoir réaliser A-A’ sans même passer par le travail productif, en restant dans la circulation pure. C’est aussi pourquoi l’or n’apparaît plus comme la représentation adéquate de la valeur. Dans l’autonomisation de l’argent, il y a celle de la valeur: elle n’apparaît plus comme quantité de travail, ce qu’elle est encore dans l’or dans la mesure où il contient du travail matérialisé, et parait ainsi conserver la valeur comme le congélateur un poisson. Mais, avec le capital financier, l’argent apparaît pleinement comme valeur en procès dans la circulation, devant toujours être fluide et en mouvement, jamais thésaurisée, jamais statique, sous peine de mort, valeur s’auto-accroissant elle-même. Cela a été une autre cause de l’abandon de l’or au profit de titres, de billets, c’est-à-dire de créances portant intérêt, circulantes avec une parfaite fluidité par simple écriture, ou message informatique. On peut, à propos de la monnaie universelle d’aujourd’hui, paraphraser ce que Marx disait de l’or, monnaie du monde à son époque: « Sa manière d’être y devient adéquate à son idée »83. Et l’idée moderne de l’argent, c’est qu’il porte intérêt « comme un poirier des poires ».

Et c’est bien ce que réalisent le crédit et le capital financier: tout argent s’y fait capital porteur d’intérêt. Le moindre dépôt sur un livret d’épargne, la moindre émission monétaire via des Bons ou obligations du Trésor, c’est de l’argent qui porte intérêt, de l’argent qui semble se faire capital. Et de son côté, le capital-argent, en se séparant du capital-marchandise, se titrise et se morcelle en milliards de titres de propriété, de créances, de « produits financiers », tellement fluides, négociables à tout moment sur « les marchés », qu’ils sont comme de l’argent liquide. Exemple simple: le moindre dépôt bancaire est à la fois un moyen monétaire, circulant par chèques, et un actif financier rémunéré. Tout argent est un actif financier, et tout actif financier est argent. Le capital s’est fait monnaie, et la monnaie capital. Ce que constatent les économistes: «… il est désormais question de système monétaire et financier: avec l’essor des marchés de capitaux, la déréglementation et la globalisation des systèmes bancaires et financiers, les murailles de Chine qui existaient entre le monétaire et le financier sont tombées »84. Les causes sont ignorées, mais le constat est fait. Les différences entre monnaie et titres financiers s’estompent, s’effacent même, et il se forme un système global d’argent s’auto-valorisant, c’est le capital financier. En ce qui concerne plus spécifiquement la monnaie, cette détermination financière a deux conséquences.

Premièrement, l’unification, dans le capital financier, de la monnaie et du capital, comme argent rapportant de l’argent, fait que les crises seront boursières (les « bulles ») et monétaires à la fois. Elles apparaîtront comme le résultat de spéculations « exagérées » (c’est-à-dire fondées sur des prévisions trop incertaines, un effet de levier trop gourmand) sur l’argent en général, monnaies ou titres, et pouvant être guéries par des mesures concernant la circulation de l’argent (réglementation, contrôle, taxation, fixation des taux d’intérêts, etc.). Nous verrons l’inanité de ces conceptions qui ignorent qu’au fond, c’est toujours des difficultés de production de plus-value qu’il s’agit, donc du rapport social capitaliste lui-même.

Deuxièmement, la valeur de la monnaie (sous ses diverses formes, billets, Bons du Trésor, etc.) est maintenant directement et seulement fondée sur sa capacité à être une créance sur la fraction de la richesse sociale qu’elle est censée représenter, le papier-monnaie n’ayant aucune valeur en lui-même. C’est une créance dont la valeur doit être conservée et, pour une large part (Bons du Trésor par exemple), l’intérêt payé. C’est dire que la valeur de cette créance dépend du rapport entre la quantité de la monnaie et la capacité de l’Etat qui l’émet à s’approprier la richesse sociale correspondante. La puissance économique, militaire, politique, de l’Etat fait la force de sa monnaie, bien plus que les réserves en or ou en devises de la Banque Centrale, qui ne jouent plus qu’un rôle dérisoire. Bien sûr, c’est pourquoi le dollar est toujours la monnaie mondiale. Le dollar est actuellement l’assignation la plus sûre sur la richesse mondiale, de par la capacité des U.S.A. à s’en approprier la plus grosse part. Peu importe le déficit public U.S., du moins pour le moment, qui devrait amener à s’inquiéter du fait que le Trésor y est plus lesté d’un monceau de dettes que d’une montagne d’actifs, et donc selon la théorie monétaire officielle, de la possibilité de voir s’écrouler le dollar. La confiance dans le dollar est d’abord la confiance dans la capacité de l’impérialisme U.S. à siphonner la richesse mondiale. Cette confiance qu’invoquent si souvent les économistes, s’étonnant du rôle d’un facteur si subjectif et impalpable, comme un facteur d’explication irrationnel des mouvements de l’argent a au contraire des bases très matérielles et très rationnelles: c’est l’occupation militaire du Moyen Orient pétrolier, les bombardements de la Yougoslavie, le démembrement de l’URSS, la néo-colonisation de l’Amérique Latine et de pays d’Asie dont les richesses appartiennent pour une large part aux U.S.A., et où le dollar est déjà quasiment la monnaie officielle, etc. Quand ce ne sont pas les bénéfices des sociétés U.S qui sont rapatriés en dollars, ce sont les intérêts des dettes monstrueuses qui ligotent ces pays, qui refluent aux U.S.A. Même les travailleurs des pays développés nourrissent le dollar, par exemple via les Fonds financiers U.S. qui possèdent 30 à 40 % des grandes sociétés européennes (exploitant elles-mêmes aussi les peuples à l’échelle mondiale).

Certes, la domination U.S. se heurte aux tentatives de certains rivaux de constituer des zones de domination économique leur permettant de disposer d’une monnaie forte. Tel est le projet de l’euro par exemple. Mais, et les interventions militaires U.S. en Europe et au Moyen Orient le montrent, ils ne jouent pas encore dans la même catégorie. Parce que l’Europe n’est pas une force politico-militaire capable de rivaliser avec les U.S.A. (ce sont eux au contraire qui interviennent sur son territoire théorique), l’euro est faible par rapport au dollar. Le dollar est toujours utilisé dans plus des 2/3 du commerce mondial, et les 3/4 des crédits bancaires mondiaux sont libellés en dollars.

L’abandon de l’or comme monnaie universelle et « vraie » valeur induit cette conséquence très remarquable qu’elle contribue puissamment à renforcer l’hégémonie de la puissance impérialiste déjà la plus forte, surtout en période de crise. Avec l’or, les déficits des nations, même les plus riches, avaient une limite: celle du stock de métal de leur banque centrale. Il leur fallait payer en or, ou reconnaître la dévaluation (comme le fit Nixon en 1971). Avec la monnaie fondée sur la puissance des Etats, le dollar devient la monnaie universelle, et cette limite, pour lui, n’existe plus. Au contraire, la monnaie et les titres U.S. deviennent tout particulièrement recherchés en période de crise, où les détenteurs d’argent abandonnent tout ce qui leur paraît être du papier douteux, et se ruent sur la monnaie sûre (« flight to quality », comme disent les économistes). Autrefois, c’était l’or, aujourd’hui, c’est le dollar, un peu plus accessoirement l’euro, et les titres des grands monopoles mondiaux. Ce qui ne fait que renforcer les capacités financières et l’hégémonie économique des pays déjà les plus dominants, au premier chef, la superpuissance U.S. C’est là un autre aspect de l’évolution du capitalisme en capitalisme financier – que manifeste, mais renforce aussi, l’évolution parallèle de la monnaie se détachant de son lien avec l’or – à savoir l’accentuation de la tendance du capital à s’accumuler dans les métropoles impérialistes, en se concentrant en des mains de moins en moins nombreuses, à ce que s’accroissent les écarts entre les classes et entre les nations.

Comme nous l’avons vu, l’abandon de l’étalon-or est directement lié au développement du crédit et du capital financier, à l’accroissement inouï de la masse des signes monétaires que cela a entraîné, face à laquelle l’or ne pouvait plus être « adéquat » comme valeur universelle. Les indications de cet accroissement monétaire lié à la spéculation financière sont nombreuses. Par exemple: « les transactions sur les marchés des changes induites par les opérations financières sont 50 fois plus importantes que celles liées au commerce international des biens et services »85, selon la banque des règlements internationaux (BRI); ou encore, « les calculs les plus généreux estiment qu’à peine plus de 8 % des quelques 1300 à 1500 milliards de dollars de transactions qui ont lieu chaque jour sur le marché des changes correspond à des règlements commerciaux entre pays ou à des investissements directs à l’étranger »86. Donc 92 % de ces 1500 milliards de dollars quotidiens correspondent à des opérations financières et spéculatives. Selon la BRI encore, ce montant de 1500 milliards journaliers « est en progression de 26 % par rapport à 1995. En 9 ans, il a pratiquement triplé »87.

Donc, on le voit, tout se tient, le rôle financier et le rôle monétaire de l’Etat. L’extension du capital financier est essentiellement le fait de l’Etat (des Etats) par la nécessité où il se trouve, en tant que responsable de la reproduction de la société capitaliste, du capital en général, d’augmenter sans cesse son budget, c’est-à-dire les impôts et la dette publique. Ceci quoi qu’en disent les « libéraux », soi-disant partisans du « moins d’Etat », qui chaque fois qu’ils ont été au pouvoir ont dû faire la même chose: intervenir toujours plus dans la valorisation du capital, et jusqu’à assurer le sauvetage des institutions du capital financier. Dans le capital financier, la propriété du capital est monétarisée, et la monnaie capitalisée. Le tout forme une masse énorme d’argent sous diverses formes (titres, monnaies, etc.), qui prétend s’auto-valoriser, et dont l’Etat est en dernière instance le gestionnaire. D’où la formation de « bulles », suivies de krachs, que nous allons maintenant examiner plus en détail. Mais là encore, c’est l’Etat qui devra intervenir pour tenter de résoudre les crises nées des spéculations financières. Et il ne peut le faire qu’en ponctionnant l’ensemble des travailleurs, en socialisant les pertes et les dettes, par l’impôt et la dévaluation monétaire.

Bref, l’Etat est le grand organisateur de la « financiarisation », qu’il produit et entretient par le siphonage de la richesse sociale vers le capital financier (et plus il est puissant, plus il l’organise mondialement)88. Il n’est donc pas fumisterie plus étrange et plus inepte que de prétendre que l’Etat pourrait contrôler la finance pour la mettre au service du « bon capital » et des « citoyens ». Nous allons en poursuivre la démonstration en regardant de plus près ce qui se passe lors des crises.

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CHAPITRE 6. LE CAPITALISME FINANCIER ET LES CRISES

6.1 Nature fictive, bulles et krachs

Résumons quelques uns des points acquis dans les chapitres précédents, qui nous mèneront tout droit à la logique de la crise monétaire et financière.

La potentialité des crises monétaires gît dans la double fonction de la monnaie. Fonction de compte, de mesure du rapport de valeur, moyen de l’échange immédiat de la marchandise, et fonction de valeur équivalent. Dès que les actes d’achat et de vente se séparent, que le paiement est séparé de l’échange des marchandises (on dit que la monnaie devient monnaie de paiement), ces deux fonctions s’écartent également, et les formes de l’argent se diversifient. La monnaie de papier, simple signe indiquant la mesure, satisfait la première fonction, et s’accroît en même temps que les transactions, leur masse et leur prix (et aussi de la vitesse de rotation de la monnaie qui en diminue la quantité nécessaire). Le « vrai » argent, d’abord monnaie métallique, or (puis, de nos jours, titres émis par la puissance dominante), tente de satisfaire à la deuxième.

Mais quelle que soit la forme, il s’agit toujours d’argent, l’une étant convertible dans l’autre. En même temps, le fait que l’argent ne soit plus, comme à sa lointaine origine, le moyen, fugace, de l’échange, mais doive représenter la valeur tout le temps qui court jusqu’à un achat, fait qu’il développe une vie autonome, séparée de la valeur (de la marchandise, du travail social) qu’il représente: de médiation de l’échange, représentant momentané de la valeur, il devient valeur en soi. Et la valeur ne peut avoir qu’un seul mode d’existence, qu’un seul mouvement: quantitatif.

Tant que les affaires vont bien, c’est-à-dire que les marchandises cédées sont payées au terme voulu, les dettes payées à l’échéance, les émissions de signes monétaires ne posent pas de problème. Par compensations, la chaîne des débits et des crédits arrive à peu près à s’équilibrer (les soldes sont payés en espèces, pour les paiements intérieurs, c’est le billet de la banque centrale, au niveau international, c’est l’or, puis le dollar). Dans une telle situation de croissance des échanges, la masse de monnaie scripturale s’accroît évidemment aussi considérablement, sous le simple effet des transactions passées entre les agents économiques. Mais qu’il se déclare quelque part une insolvabilité de quelque importance, par suite de mévente d’une certaine marchandise, de mauvaises récoltes, de spéculations avortées, et on s’aperçoit que le papier qu’on détient est d’une valeur douteuse, voire risque de ne rien valoir. Tous les détenteurs de créances (et autrefois, des billets de banque qui étaient des créances sur l’or de la Banque Centrale) se ruent sur ce qu’ils considèrent être la « vraie » monnaie, l’or ou le titre, qui leur paraissent pouvoir conserver la valeur. Il ne leur importe plus que de tenter de conserver leur richesse autant que faire se peut, de la mettre à l’abri sous une forme qu’ils pensent sûre. Ils veulent alors uniquement l’argent comme « vraie » valeur, comme valeur conservée, comme trésor.

Dès le début de son analyse de la monnaie dans le simple échange marchand, avant même l’analyse du capital, Marx mettait à jour cette contradiction monétaire: « la fonction de la monnaie comme moyen de paiement implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les paiements se balancent (Marx précise un peu plus loin que ces balances sont « le fruit d’un système artificiel destiné à les compenser réciproquement »), elle fonctionne seulement d’une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les paiements doivent s’effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitoire servant d’intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d’échange, marchandise absolue »89.

Marx observe aussi une distinction entre l’époque marchande et industrielle, où c’est en général la surproduction de marchandises qui est le point de départ de la crise, et l’époque de domination du capitalisme financier, où c’est en général l’inverse. Le « pivot » de ces crises est alors « le capital-argent, et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, la Banque, la Bourse et la Finance »90.

Un exemple célèbre des crises du premier type, est celui du krach des bulbes de tulipes en Hollande, en 1636. Les nouvelles fleurs connaissaient un succès considérable. La demande et les prix de ces bulbes augmentaient tellement que tout le monde rêvait d’en profiter. On raconte qu’un brasseur d’Utrecht vendit sa brasserie contre trois bulbes rares. Les capitaux venant de l’étranger affluaient, et tous les prix montaient. A la fin de l’année, certains commencèrent à trouver que tout cela était allé trop loin, et se mirent à vendre. Panique, dégringolade des prix, débiteurs insolvables, et ruine générale.

La panique et la dégringolade sont inévitables dans une telle situation, puisque dès que s’amorce le retournement du mouvement de hausse, chaque détenteur de marchandise veut vendre immédiatement, par peur de ne pouvoir vendre demain qu’encore moins cher. Chacun veut convertir la valeur de sa marchandise, qui lui semble soudain compromise, en « vrai » argent. Chacun a, individuellement, un comportement rationnel. Mais les ventes massives font encore plus baisser les prix; la panique augmente, et encore plus les ventes, la baisse, etc. Les marchandises ne comptent plus que pour rien, ou presque, le but étant de s’en débarrasser au plus vite (et encore plus s’il y a des dettes à rembourser). La valeur d’usage est sacrifiée, tout comme aujourd’hui les paysans préfèrent détruire les récoltes en cas de mévente pour tenter de maintenir les prix, malgré la faim dans le monde. Ce qui compte, c’est la valeur d’échange, l’argent. On veut de l’argent comptant, du « vrai » argent sonnant et trébuchant. Et il faut brader, voire détruire, la marchandise, dans l’espoir d’avoir cet argent. La dépréciation des marchandises est parfois telle qu’il est alors impossible d’assurer leur conversion en argent: elles ne sont plus rien parce qu’elles ne peuvent pas être argent!

Cette nécessité d’avoir à détruire des valeurs utiles pour préserver la valeur abstraite (détruire des marchandises pour préserver l’argent) est frappante d’absurdité et d’ignominie. Marx n’a pas manqué de la stigmatiser, souvent de façon cinglante. Par exemple, quand il se moque du bourgeois qui « tout soudain exige alors l’argent en tant que moyen de paiement général réel et veut que la richesse de tout son volume existe en double: en marchandises d’une part, en argent de l’autre… »91. Ou encore: le mécanisme de l’enchaînement des débits et des crédits, le système des compensations «… vient-il, par une cause quelconque, à être dérangé, aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des marchandises profanes. L’utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa valeur disparaît devant ce qui n’en est que la forme. La veille encore, le bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité, déclarait que l’argent est une vaine illusion. La marchandise seule est l’argent s’écriait-il. L’argent seul est marchandise! Tel est maintenant le cri qui retentit sur le marché du monde »92.

La contradiction monétaire est donc clairement trouvée dans ce double mode d’existence de la valeur d’échange, comme monnaie de crédit, signe monétaire, et comme argent. Et dans la crise, « son mode d’existence en tant qu’argent… est posé justement comme définitif et seul adéquat ». Ce qui entraîne « la brusque conversion du système de crédit en système monétaire », les billets et autres titres de crédit émis par les banques, tant que s’accroissaient les affaires, demandant leur conversion en monnaie officielle (or ou argent-métal à l’époque). Et cela ne peut se passer qu’au moyen de la destruction de valeurs d’usage: il faut brader les marchandises pour avoir l’argent. Nous allons voir que ce phénomène se manifeste pareillement dans la crise financière. Certes, avec des spécificités propres, puisqu’alors la « marchandise » bradée sera en premier lieu le « produit financier », et le « vrai argent » recherché sera les valeurs refuges (dollar et titres U.S. essentiellement). Mais en dernière instance, nous verrons qu’il s’agira toujours de la même nécessité d’avoir à détruire des valeurs utiles, ou présumées être utiles, et des formes les représentant (par exemple des actions), pour sauver la valeur de la monnaie.

C’est ce que ne voient pas les apologistes du « bon capital » qui prétendent que la crise monétaire naîtrait d’un monde capitaliste devenu « trop » mondialisé, « trop » financiarisé. Mais ce trop existait déjà à l’époque lointaine des premières tulipes! C’est qu’en fait, la crise est une manifestation du rapport marchand lui-même. Dans ce rapport de séparation des individus dans la propriété et le travail privés, de la contradiction travail privé/travail social qui en découle, naît « l’opposition qui existe entre la marchandise et sa forme valeur »93. Le produit du travail (donc le travail qui est représenté dans le produit) prend une forme extérieure à lui-même et abstraite, la valeur d’échange. Extérieure, elle tend nécessairement à s’autonomiser. Ce qu’elle fait dans l’argent, chose qui se présente comme représentation universelle de la valeur, comme « la » valeur. Mais la contradiction privé/social n’est pas supprimée pour autant. Et elle se retrouve dans la séparation des deux fonctions de l’argent comme monnaie de paiement: moyen des échanges privés, signe de mesure émis par les échangistes dans leurs transactions, et valeur sociale, équivalent de toutes les marchandises par lui représentées. Quand il se révèle, dans la crise de surproduction, que ces marchandises ne sont pas socialement validées (que le travail qu’elles contiennent n’est pas du travail social), alors évidemment les valeurs que mesuraient les signes dans les transactions s’avèrent elles-mêmes non valides, fictives. On veut se débarrasser de tout ce surplus de marchandises, et des titres qui leur sont attachés, qui sont censés les représenter. Puisque, dans le monde marchand, seule compte la valeur, et non l’utilité, et qu’elle n’est plus du côté des marchandises dont la crise manifeste la dévalorisation, on va la chercher vers l’autre côté, où on croît qu’elle existe aussi, en double, c’est-à-dire vers l’argent comme valeur universelle, comme « le mode d’existence définitif et seul adéquat de la valeur ». Alors la crise apparaît bien comme le moment de l’unité, le moment qui révèle que la valeur ne peut pas exister deux fois, et qu’il faut vendre la marchandise pour avoir l’argent. Triomphe du fétichisme: on brade la vraie richesse parce que qu’on lui préfère sa représentation imaginaire jugée plus réelle, plus vraie, plus sûre!

Il en va de même avec le capital financier, sauf qu’on y est dans le domaine de la circulation de l’argent (A-A’) où elle semble se faire sur elle-même, indépendamment de celle des marchandises, comme si la valeur se créait aussi hors du travail productif, comme simple produit d’anticipations spéculatives. Nous avons vu qu’alors, à ce détachement de la valeur du produit matériel correspondait une modification dans la construction imaginaire de la valeur idéale, du mode d’existence de la valeur en tant qu’argent: il est titre de propriété sur la richesse sociale fondé non plus sur la valeur d’un produit matériel, l’or, mais sur la capacité effective de l’Etat à garantir le « droit » (c’est-à-dire le pouvoir) des titres qu’il émet à s’approprier cette richesse. Il en résulte que, lors des crises financières, le mouvement monétaire ne sera pas du « papier » vers l’or, mais du mauvais papier vers le bon. C’est-à-dire des monnaies des pays dominés, économiquement plus faibles, vers celle des pays dominants, des titres des petites sociétés vers ceux des gros monopoles. Ce n’est plus la ruée vers l’or, mais vers les monnaies et titres refuges: c’est l’afflux des capitaux dans les pays impérialistes dominants.

Le phénomène du gonflement du capital financier fictif, suivi de krachs, n’a lui non plus rien de très nouveau. On le trouve, par exemple, dès le 18ème siècle avec le krach de la South Sea Company, en 1720. Celle-ci avait pour objet officiel le commerce avec l’Amérique Latine. Des rumeurs savamment répandues de profits futurs élevés firent monter haut le cours de ses actions. En fait, la compagnie se contenta, pour tout commerce, de détenir un dixième de la dette d’Etat britannique. Puis, la quasi totalité de cette dette qu’elle racheta par émission d’actions nouvelles en profitant de l’engouement pour ses titres. N’étant pas savant en tout, Isaac Newton acheta des titres de la South Sea. Et fut comme beaucoup ruiné quand, dans l’été 1720, ses dirigeants vendirent leurs propres titres, déclenchant évidemment une vente généralisée. En trois mois, l’action perdit 85 % de sa valeur, et la cascade de crédits qui avait fait monter les cours montra son autre face, une cascade de dettes, des spéculateurs devenus insolvables, ce qui entraîna une énorme vague de faillites.

L’exemple de 1929 est évidemment, par son ampleur et sa brutalité, resté dans les mémoires, avec un doublement du prix des actions à Wall Street dans les deux années précédentes, suivi d’une chute encore plus forte, mais en quelques jours. Même chose récemment lors du krach de 1987. Toujours la nature fictive du capital, suivie de la destruction. En France, par exemple, «… entre 1980 et le début de 1987, l’investissement productif n’avait pratiquement pas augmenté, alors que le cours des actions françaises avait pratiquement été multiplié par trois »94.

Il n’est pas besoin de multiplier les exemples, la plupart des économistes bourgeois s’inquiètent eux-mêmes des écarts entre ce qu’ils appellent « l’économie réelle » et « l’économie financière » (ils parlent vaguement d’économie, au lieu de capital, pour éviter d’avoir à préciser ce qu’ils ignorent: où est la valorisation réelle), ou entre les cours des Bourses et les « fondamentaux » (c’est-à-dire pour eux la valeur capitalisée, ce qui est rester dans la spéculation).

Dans le capitalisme marchand et industriel, le crédit se développe d’abord comme avance sur des ventes futures. C’est la mévente des marchandises qui le fait apparaître comme « superflu », comme de l’argent qui n’a pas d’équivalent dans une valeur réalisable, socialement valide.

Dans le capitalisme financier, le crédit se développe comme support de l’auto-valorisation de l’argent par le moyen de la spéculation sur des titres, des « notions », bref, un ensemble de mouvements boursiers haussiers auto-entretenus par ce crédit. Ce n’est pas seulement la surproduction, la nature fictive des marchandises (leur non validation sociale) qui fait apparaître celle des titres qui leur sont rattachés. Cela arrive toujours bien sûr, comme dans la violente crise immobilière des années 80 par exemple. Mais c’est le plus souvent la nature fictive du « produit financier » qui apparaît directement, lequel peut, comme on l’a vu, n’être rattaché que de très loin aux marchandises. C’est l’auto-accroissement de la valeur financière qui s’interrompt parce que les anticipations à la hausse qui l’entretiennent s’interrompent pour une raison quelconque (une hausse des taux d’intérêt, l’insolvabilité de quelques banques ou pays gros débiteurs, la hausse des prix du pétrole, ou n’importe quoi qui puisse déclencher des ventes « de précaution » massives de titres et une panique).

Nous avons vu que le gonflement de la masse des titres financiers est alimenté par celui du crédit (notamment la dette publique, crédit fait à l’Etat), et démultiplié par les « effets de levier » des « produits financiers » modernes. Ces titres, ces « produits », sont au monde financier ce que les marchandises sont au capitalisme primitif. Si leur valeur est pour une large part fictive, c’est dans la mesure où elle n’est fondée sur aucun travail matérialisé, objectivé dans une marchandise, mais seulement sur une valorisation virtuelle, capitalisation de revenus hypothétiques, voire simple pari sur l’évolution de « notions » (taux, indices, etc.). Lorsque le krach financier se déclenche, c’est le mouvement classique de la crise qui se produit: écroulement du prix de ces « marchandises », fuite devant les signes qui les représentent, et précipitation vers le « vrai » argent, celui qui est censé être la valeur conservée.

La première différence avec la crise de l’époque du capitalisme marchand et industriel est que les « marchandises » touchées sont les valeurs de papier, la monnaie, et non plus d’abord des produits physiques. Ce n’est pas du travail matérialisé qui n’est pas socialement validé (mévente, surproduction), c’est du capital fictif qui est constaté comme tel, comme fondé sur des espoirs de valorisation insensés, qui s’effondrent. Mais le capital étant global dans le procès de valorisation (péréquation des taux de profit), c’est l’ensemble du capital dont la crise financière manifeste et organise la dévalorisation. C’est pourquoi la crise financière, même si elle débute dans cette sphère, par des krachs boursiers et monétaires, est toujours une crise de tout le capital.

La deuxième différence, est que l’argent recherché comme valeur refuge n’est plus l’or, produit physique, marchandise, mais les titres des Etats puissants, et ceux des quelques gros trusts qui apparaissent des valeurs aussi sûres qu’eux. Ces valeurs refuges seront donc essentiellement les titres U.S., et accessoirement européens, dont nous avons vu qu’ils remplaçaient l’or dans ces fonctions de conservation de la valeur. A contrario, les titres et les monnaies des pays dont les capacités de captation de la richesse sociale sont plus faibles s’écrouleront. La forme hégémonique du capital étant financière, tout se passe comme si la crise avait pour seul effet un transfert de capital-argent des pays dominés, y compris relativement développés (les pays très pauvres n’ont pas d’argent à transférer, sinon celui de la corruption de leurs « élites ») vers le ou les dominants. Mais évidemment, ce sont ainsi des richesses, des forces et moyens de travail, qui passent sous le contrôle des plus puissants.

Dire que la crise se manifeste d’abord dans la sphère financière, c’est dire que ce sont d’abord ses institutions, les Banques, les Bourses, mais aussi les monnaies et titres monétaires des Etats, puisque ceux-ci sont les acteurs majeurs du capitalisme financier, qui sont atteints. Les cours des actions chutent. Des banques se trouvent mises en péril par l’insolvabilité des débiteurs, leurs fonds propres étant bien inférieurs à ces crédits évaporés (et d’ailleurs pour une large part constitués de titres financiers maintenant dévalorisés). Et comme elles sont toutes liées les unes aux autres par des créances réciproques, c’est l’ensemble du système bancaire qui menace de s’écrouler comme un château de cartes. Quant aux Etats en crise qui ne peuvent plus rembourser leurs dettes, d’autant moins que les capitaux les fuient, ils doivent déclarer la banqueroute, dévaluer leur monnaie, c’est-à-dire dévaloriser le patrimoine national. Cela juste au moment où une partie doit être vendue pour rembourser. Les entreprises de ces nations deviennent alors des proies faciles, acquises à bon compte par les trusts étrangers les plus puissants, ce qui accentue la concentration du capital dans les pays dominants.

La montagne de crédits a manifestée la nature fictive des procès de valorisation auxquels elle était supposée servir de base en se transformant en un océan de pertes. Les banques croulent sous les créances irrécouvrables ou douteuses qu’elles doivent provisionner en y affectant leurs ressources, diminuées, et jusqu’à leurs fonds propres, eux-mêmes constitués d’actifs maintenant dévalorisés. Bref, ces fonds fondent, et avec eux la capacité de crédit. Par exemple, selon la règle prudentielle institutionnalisée dite du « ratio Cook » qui fixe pour chaque banque un rapport minimum de 8 % entre le montant de ses prêts et celui de ses fonds propres, « lorsqu’un établissement perd 1 milliard de francs, sa capacité de crédit diminue de 12 milliards »95. Bref, tout cela fait que le crédit se tarit. C’est, selon l’expression à la mode aujourd’hui, le « credit crunch ». Ce n’est pas qu’il n’y a pas assez de « liquidités », comme le prétendent les économistes, mais qu’elles ne circulent plus (les banques doivent provisionner à tout va, les entreprises ne veulent plus investir, mais au contraire se désendetter et « réduire la voilure », etc.). Et comme tout le système capitaliste repose sur le développement du crédit, il se produit une brutale contraction des affaires, une crise. Elle est démultipliée par la baisse généralisée des prix entraînée par cette contraction, ainsi que par la baisse de la consommation (due au chômage qui se développe, à l’arrêt des investissements, aux comportements d’épargne de « précaution » des détenteurs d’argent).

Après le krach de Wall Street de 1929, l’indice général des prix aux U.S.A. baisse de 20 % en un an, et le cours de matières premières, tels que café, coton, blé, etc., de plus de 50 %. Ainsi se vérifiait (comme aujourd’hui où les prix de matières premières de base ont chuté à peu près dans les mêmes proportions, et où les économistes notent la déflation généralisée des prix réels), la pertinence de l’analyse de Marx, reprise encore dans les brouillons qu’Engels a rassemblés dans le Livre III du Capital, et dont il vaut la peine de citer un extrait tant son actualité, plus d’un siècle plus tard, est remarquable96:

« C’est le fondement de la production capitaliste qui veut que l’argent apparaisse en tant que forme autonome de la valeur en face de la marchandise… Ce phénomène doit se manifester à un double point de vue, et surtout dans les nations à système capitaliste développé qui remplacent l’argent dans de grandes proportions par des opérations de crédit et par de la monnaie scripturale. En période de crise où se produit un resserrement ou une totale disparition du crédit, l’argent apparaît soudain absolument en face de la marchandise en tant que moyen de paiement unique et véritable mode d’existence de la valeur. D’où la dépréciation générale des marchandises, la difficulté et même l’impossibilité de les convertir en argent, c’est-à-dire en leur forme purement imaginaire ». Mais deuxièmement, ce « phénomène a pour base le fondement même du mode de production (le crédit, n.d.a.). Déprécier la monnaie de crédit (pour ne pas parler de la priver, ce qui serait purement imaginaire, de ses propriétés monétaires) ébranlerait tout le système existant ». Ne serait-ce d’ailleurs que parce que la valeur de la marchandise n’existe socialement que sous forme monétaire, et donc « ne reste garantie que tant que l’argent est garanti ». Ainsi dans les cas « d’hyperinflation », comme en Allemagne après la première guerre, où un pain se vendait quelques millions de marks, ce n’est pas seulement que le mark ne valait plus rien, mais avec lui le pain qui ne se vendait pas ou mal, bien que la faim fut partout présente.

Compte tenu de l’importance prise par la monnaie de crédit dans la production et la circulation, le système économique se contracte drastiquement, s’écroule, si l’Etat ne parvient pas à lui conserver une valeur suffisante (c’est-à-dire à maintenir la fameuse « confiance » dans la valeur du signe, puisque nous sommes toujours dans le domaine de l’imaginaire, basé sur le consensus). Il lui faudrait pour cela réduire la masse monétaire en circulation, afin de l’adapter aux échanges réels qui se contractent dans la crise. C’est-à-dire, notamment, réduire la dette publique (donc augmenter les impôts, réduire ses dépenses, sociales en particulier). Mais, cruel dilemme, cela entraînerait la baisse du pouvoir d’achat et des investissements, et accroîtrait la récession économique qu’il voudrait aussi combattre, ainsi que la lutte des classes qu’il voudrait maintenir dans les limites démocratiques. Pour ce faire, il arrive souvent que l’Etat tente des politiques de « relance » qui consistent, grosso modo, à rendre le crédit moins cher et plus facile, à subventionner le capital, à engager quelques « grands travaux ». Ce qui revient à développer les « liquidités », les signes monétaires, sous prétexte d’éviter que l’économie (l’accumulation du capital) ne se bloque encore plus, et que la situation sociale (la lutte des classes) ne devienne dangereuse pour le système. Ce qui est évidemment contradictoire: en période de récession, de contraction de la masse des marchandises en circulation, l’augmentation de la masse des signes monétaires ne peut pas se combiner avec le maintien de la valeur de l’argent, puisque celle-ci ne représente que celle des marchandises. C’est toute l’utopie des politiques monétaires, dont nous reparlerons plus loin (seule une banque dont « le crédit n’est pas ébranlé peut atténuer la panique en multipliant la monnaie de crédit ». D’où le rôle actuel du dollar tant qu’il n’est pas à son tour ébranlé).

Tout ceci se vérifie pleinement aujourd’hui. Prenons, par exemple, la récente « crise asiatique » qui touche des pays présentés jusqu’alors comme des « dragons », exemples mille fois exaltés de l’efficience universelle du capitalisme. Le journal Le Monde en décrivait ainsi l’enchaînement97: « Le 2 juillet 1997, après avoir épuisé ses réserves de change pour défendre sa monnaie, la Bank of Thailand décide de la laisser filer… » puis, c’est le tour de la Malaisie, de l’Indonésie, des Philippines: toutes les monnaies décrochent par rapport à l’étalon dollar, et chacun cherche à s’en débarrasser au plus vite contre du dollar, les faisant « flancher un peu plus ». Le mouvement s’étend aux Bourses. « Chacun cherche à récupérer au plus vite ses actifs les plus liquides qui, libellés en monnaie locale, ont déjà perdu une partie de leur valeur. L’effondrement des places financières ne tarde pas. Certaines actions perdent ainsi jusqu’à 90 % de leur valeur calculée en dollars… Sauve qui peut général chez les étrangers qui, dans un comportement moutonnier, sortent leurs capitaux de la région… On découvre ainsi l’ampleur alors insoupçonnée de l’endettement privé en devises de ces économies; la Thaïlande: 70 milliards de dollars, l’Indonésie: 85 milliards de dollars, et surtout la Corée du Sud avec une dette extérieure privée de 153 milliards de dollars auxquels s’ajoutent 53 milliards de dollars empruntés directement par les filiales de chaebols (conglomérats industriels) à l’étranger… les banques étrangères cherchent à se retirer et déclenchent une crise de liquidités. Quant aux banques locales, elles sont déjà asphyxiées… les sociétés locales ayant cessé de rembourser leurs créanciers, toutes les banques voient leurs créances douteuses atteindre des niveaux qui les condamnent à la faillite. De financière, la crise est devenue bancaire, frappant le poumon de l’économie. Dès lors, c’est l’économie réelle qui plonge dans la récession… l’arrêt du crédit fait ses victimes. Partout les investissements sont gelés, les licenciements se multiplient, la consommation plonge, les magasins se ferment… ».

La description de l’enchaînement est faite, mais rien n’est dit sur les causes profondes. « On découvre l’ampleur de l’endettement privé »! Comme si cela n’était pas connu! Ce qu’on découvre, en réalité, c’est que cette masse de crédits s’est révélée être du capital qui était fictif. Mais cela est incompréhensible à tous ceux qui ignorent ce qu’est le capital, parce qu’ils ne savent pas que la valorisation n’est réalité effective que dans le procès de reproduction où le travail mort absorbe le travail vivant. Et comment cela a-t-il pu se produire sinon que, par le crédit, l’argent peut se multiplier et gonfler en « bulles » de par l’initiative privée, et sembler pouvoir se valoriser indépendamment des conditions réelles de cette valorisation? Les économies des dragons asiatiques étaient fondées sur un monceau de dettes qu’une production ultérieure était censée pouvoir rembourser, intérêts en sus. Mais le procès de valorisation attendu n’a pas eu lieu comme espéré, s’est avéré impossible, démontrant la nature fictive de ces avances d’argent en tant que capital. Par exemple, la Thaïlande s’est retrouvée avec 250 000 logements et 15 % de bureaux vacants à Bangkok en 1996. La Corée avec une capacité de production de voitures de 4 millions par an, alors qu’elle n’en vendait que 2 en 1998. Dans le même temps, les chaebols (conglomérats) s’étaient endettés à des niveaux de l’ordre de 500 % de leurs fonds propres (800 % pour Daewoo, à qui Juppé voulait vendre Thomson pour 1 franc), dans une course effrénée à la conquête de « parts de marché ». Ils ne rembourseront pas les banques. L’Etat coréen le fera à leur place dans une grande mesure, son « organisme de défaisance a racheté 44 000 milliards de wons (environ 200 milliards de francs, n.d.a.) de créances douteuses à 40 % de leur valeur nominale » dans les deux premiers mois de 1999. Mais ce n’est pas fini, car « le montant total des mauvaises créances devrait s’élever à 100 000 milliards de wons… sa prise en charge par l’Etat aura pour conséquence une augmentation de la dette publique ». Et il devra encore en rajouter pour sauver les grands chaebols dont « il ne veut pas prendre le risque de les mettre en faillite en raison des répercussions macro-économiques et sociales d’un tel écroulement »98.

Le cas du Japon présente une différence, en ce sens que l’endettement privé y était essentiellement interne, en yens, monnaie forte (avec des réserves importantes d’environ 1200 milliards de dollars), et que par ailleurs, le Japon est lui-même un des plus gros créanciers du monde, détenant notamment quelques 20 % de la dette publique US. De ce fait, il n’est pas dans la nécessité aussi vive que les dragons asiatiques de se soumettre aux USA et de brader une partie de son patrimoine aux monopoles impérialistes. Pour le reste, les causes immédiates comme les conséquences de la crise financière y sont les mêmes qu’ailleurs: gonflement démesuré du crédit, accroissement du capital financier, mise à jour du caractère fictif de ce capital, écroulement des titres, contraction du crédit, baisse des prix, blocage du système dans son ensemble, intervention de l’Etat pour socialiser les pertes.

Mais la description des faits et de leur enchaînement n’explique pas grand-chose. Il faut les expliquer. Et, comme nous l’avons vu, on ne peut le faire qu’en remontant à la contradiction contenue dans la marchandise, travail concret qui ne se socialise que comme travail abstrait, valeur d’usage qui n’existe socialement que comme autre chose, une valeur d’échange. Laquelle, en tant qu’autre chose, s’autonomise, s’universalise, en se manifestant dans une marchandise spéciale, faisant face à toutes les autres marchandises comme valeur en général, l’argent. L’autonomie de l’argent est pleinement développée avec le système du crédit où, bien que censé représenter toujours la valeur, il s’accroît indépendamment de la valorisation réelle, de la production réelle de valeur. Il se développe alors nécessairement une contradiction entre cet accroissement privatif de la masse monétaire et celui de la valeur que la monnaie est censée représenter. D’où les crises monétaires, dans lesquelles les possesseurs de monnaie scripturale se précipitent vers les valeurs refuges, l’or ou les devises fortes, vers le « vrai » argent. Ce faisant, ils restent toujours pris dans le fétichisme de l’argent, dans l’utopie monétaire, car il s’agit toujours d’une représentation de la valeur. Passer d’une forme à l’autre de cette représentation ne saurait évidemment résoudre en rien le problème de la valorisation de l’argent, c’est-à-dire aussi de l’accumulation capitaliste (sinon provisoirement, en tant que moyen de dévalorisation et de destruction de capital, d’accélération de la concentration monopoliste, et d’aggravation des conditions de la domination du capital sur le prolétariat. C’est ce que nous allons examiner dans la section suivante).

C’est pourquoi les crises monétaires et financières peuvent être de différents types quant aux faits immédiats qui les déclenchent, précédant des crises industrielles et commerciales, ou les suivant et les aggravant, mais elles expriment toutes le caractère contradictoire de l’argent, qui lui-même est issu de la contradiction marchande (travail privé/travail social, appropriation privée/production sociale). C’est pourquoi, elles sont inévitables, du moins tant que le caractère social du travail ne pourra se faire valoir que par le prix, expression monétaire de la valeur d’échange, « aussi longtemps que le caractère social du travail apparaît en tant qu’existence monétaire de la marchandise et donc en tant qu’objet extérieur à la production réelle… ». Inévitables, l’actualité le montre assez. Comme elle montre la pertinence de l’analyse générale de Karl Marx au sujet de ces crises, que nous venons de résumer ci-dessus.

6.2 L’utopie monétaire

Pour les économistes vulgaires qui ne voient pas l’argent comme représentation du travail social dans un rapport de production déterminé, les choses sont simples: puisque la crise apparaît comme un problème dans le domaine de l’argent, des mouvements de l’argent, c’est qu’elle peut être réglée par des mesures monétaires, régulant la quantité et la valeur de l’argent. Ils le pensent d’autant plus facilement que des mesures d’extension ou de contraction de la masse monétaire peuvent avoir un effet temporaire sur la croissance, positif ou négatif suivant qu’elles accompagnent ou qu’elles contrecarrent le procès réel de la production et des échanges. Mais celui-ci, le procès de reproduction du capital, reste seul déterminant en tant qu’il est le procès réel de valorisation.

Cette utopie monétaire est le fétichisme de la marchandise achevé dans lequel tous les rapports sont inversés. Ce n’est plus seulement que les rapports entre les marchandises y déterminent les rapports entre les hommes, mais celles-ci n’existant socialement que comme argent, leurs rapports semblent n’être que des mouvements de l’argent (nous avons vu que dès l’époque marchande, on imagine que l’échange est compris comme A-M-A, comme si A venait de nulle part). L’argent est alors imaginé comme la cause et le résultat: ce sont ses mouvements qui semblent devoir décider de ceux de la production, des activités humaines, de la marche du monde. L’effet est pris pour la cause, le résultat pour l’origine, la représentation abstraite pour la réalité concrète: non seulement l’argent est pris pour la valeur en soi, mais étant donné que dans le capitalisme, elle est conçue comme ce qui donne un revenu, il en va de même pour l’argent: il est la valeur qui donne un revenu. Il est pris, à la place du travail, comme source de plus-value, créateur de richesse. Et on s’imagine alors que c’est en manipulant la monnaie qu’on pourra produire plus ou moins de richesse, qu’en augmentant ou en diminuant les mouvements de l’argent, on décidera de la croissance économique.

Or ces mouvements sont écartelés dans le rapport contradictoire qui oppose la nécessité du gonflement de la monnaie (du crédit) et celle qu’elle représente et conserve une « vraie » valeur. Comme la monnaie a ces deux fonctions contradictoires, et que c’est cette contradiction que la crise monétaire fait éclater au grand jour, les économistes qui pensent la résoudre par des mesures monétaires se trouvent obligés de choisir d’agir sur l’une de ces fonctions au détriment de l’autre. Ils se partageront donc en deux camps qui sembleront s’affronter contradictoirement, suivant qu’ils préconisent de favoriser l’une ou l’autre, alors même que tous deux ne parlent que de la même chose, de manipulations monétaires, et participent du même fétichisme de la monnaie (dont ils ne font que refléter la contradiction) qui les disqualifie pareillement dans leurs prétentions savantes.

D’un côté, il y a les « monétaristes » qui insistent sur la nécessité que la monnaie joue son rôle d’équivalent, soit pour les prix un étalon aussi sûr que le mètre déposé au pavillon de Breteuil l’est pour les distances, soit une « vraie » valeur. Ils ont raison, du moins en partie, et tant qu’on est ainsi dans un système monétaire. Car bien sûr, c’est une fonction nécessaire de la monnaie. Puisque les marchandises n’ont qu’une expression monétaire, des prix, il faut la stabilité de ce qui les mesure, de la valeur de l’argent. Si la monnaie n’a plus de valeur, les marchandises n’ont plus de prix. On le voit bien quand la monnaie est dévalorisée par l’inflation. La valeur n’étant pas conservée par la monnaie, alors la séparation des actes de vente et d’achat devient un casse-tête insoluble, et le crédit une opération problématique. Comment vendre, et acheter plus tard, si la valeur que représente la monnaie reçue pour cette vente (y compris le salaire bien sûr) a diminué de 10, 30 ou 50 %? Comment épargner, prêter de l’argent, si on doit être remboursé en « monnaie de singe »? Même si alors les taux d’intérêt s’élèvent, on y regardera à deux fois. Dans une telle situation, la monnaie brûle les doigts de ses détenteurs. Ils cherchent à s’en débarrasser au plus vite en l’échangeant contre des devises fortes, des valeurs réputées refuges, exprimées en monnaie supposée stable. Les capitaux fuient à l’étranger. Ils ont raison de dire que l’inflation aboutit à la dévaluation de la monnaie, ce qui entraîne celle des valeurs qu’elle représente.

Haro donc sur l’inflation monétaire. Dans un compte rendu99 du dernier livre du prix Nobel d’économie, Maurice Allais, on peut lire que cet éminent personnage pose le diagnostique qui crève les yeux: comme en 1929, la crise a pour cause « l’expansion déraisonnable des crédits bancaires » qui a étayé « une montée extravagante des cours de Bourse », et aussi « le développement d’un endettement gigantesque; une spéculation massive sur les actions, les obligations et les monnaies », etc. Alors notre prix Nobel préconise d’interdire cette « expansion déraisonnable » afin que le crédit ne puisse plus être le moteur de la spéculation, d’interdire aussi toute spéculation sur les produits dérivés, de réserver à l’Etat le privilège des opérations de crédit, puisque « toute opération de crédit est une création de monnaie », et pour éviter la création monétaire privée, l’octroi de prêts serait réservé à des organismes spécialisés à qui il serait interdit de prêter plus que l’argent dont ils disposeraient. Et encore toutes sortes d’autres mesures, l’ensemble aboutissant à une telle réduction de la masse monétaire et du crédit qu’immédiatement la production et les échanges seraient divisés par cent ou plus, et tout le système serait en faillite. Mr. Allais aurait ainsi une monnaie plus forte que l’or, mais au prix de la destruction d’une quantité de valeurs en circulation, de marchandises et de capital, aussi massive que par une guerre nucléaire. De sorte que, outre que cette monnaie ne trouverait plus grand-chose à acheter, Mr. Allais aurait jeté le bébé, le capitalisme, avec l’eau de son bain, le crédit. Sans compter qu’il est tout à fait impossible d’empêcher les individus de passer des contrats, de se faire crédit, dans le système de la propriété privée, même avec l’Etat omnipotent voulu par Mr. Allais100 (comme quoi aussi les monétaristes ne sont pas nécessairement anti-étatistes).

Même sans atteindre cet intégrisme monétariste, toute défense de la monnaie comme valeur conservée (avoir une monnaie « forte » dit-on pour flatter les esprits chauvins) a sa contrepartie: la restriction du crédit, la contraction de la masse monétaire, la destruction des marchandises (du capital dans sa forme marchandise), la diminution du déficit budgétaire et des dépenses de l’Etat. C’est-à-dire nécessairement, au bout du compte, la récession économique, jusqu’à ce que la destruction de capital ait été suffisante pour permettre le démarrage d’un nouveau cycle de valorisation et d’accumulation (d’un point de vue monétaire: la masse de valeur représentée par la monnaie a été suffisamment réduite pour que l’argent puisse se réinvestir productivement). Mais tout ceci a été assez dit et stigmatisé par les anti-monétaristes pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder plus.

Les anti-monétaristes sont bien mal nommés, puisqu’eux aussi préconisent une politique monétaire comme solution à la crise. Leur opposition aux monétaristes consiste seulement en ce qu’ils insistent sur l’autre fonction de la monnaie, celle où elle est signe du rapport de valeur, où elle circule comme moyen de l’échange. Ils constatent, l’évidence, que le « credit crunch » accentue la récession. La fermeture des robinets du crédit par les banques, asphyxiées par les créances irrécouvrables et les fonds propres évaporés, ne peut que rendre encore plus difficile les affaires, accélérer la baisse brutale des prix des marchandises et des titres, ce qui aggrave la situation des entreprises (c’est la fameuse et redoutée « spirale déflationniste »). Mais ils attribuent cette fuite devant les marchandises et ce tarissement du crédit à une panique irrationnelle, au comportement moutonnier, alors qu’il y a là beaucoup moins de psychologie que de nécessité (celle de vendre, de rembourser ses dettes, de recouvrer ses créances, avant que les prix n’aient encore baissés plus) et de réalité concrète (la dévalorisation des actifs qui ruine les bases du capital financier et constate sa nature fictive). Ils ont aussi en partie raison: « l’injection de liquidités » dans le système, qu’ils préconisent, peut éventuellement et momentanément lui donner un coup de fouet en favorisant la reprise des transactions. Mais avec toutes les conséquences néfastes de l’inflation et de la dévaluation monétaire, que ne manquent pas de stigmatiser, à leur tour, les monétaristes, comme nous l’avons évoqué ci-dessus.

Comme le courant anti-monétariste nourrit l’idéologie de gauche (qui prétend que l’Etat peut soumettre « l’argent roi », le mettre au service du développement humain), accordons lui une attention plus particulière.

Marx observait déjà que la crise financière apparaît toujours, aux yeux des simples observateurs, comme « une simple crise de crédit et d’argent », puisqu’elle se manifeste en superficie comme une contraction de la masse monétaire en circulation, et comme une course vers la thésaurisation (on reste « liquide », placé sur des valeurs « sûres », valeurs refuges dont les intérêts ou dividendes sont, comme pour l’or, nuls ou quasi nuls). Mais le « credit crunch » ne provient absolument pas d’un manque de liquidités, qu’il suffirait de produire pour le résoudre comme ne cessent de le seriner les anti-monétaristes, préconisant l’élargissement du déficit budgétaire, les facilités de crédit, l’émission monétaire. Il provient au contraire, comme nous l’avons vu, de ce qu’il y a trop de liquidités, trop de crédit, trop de valeurs circulant sous la forme de titres et « produits financiers », et qui ne correspondent à aucune possibilité de valorisation réelle, qui sont des valeurs fictives, de l’argent qui ne peut se valoriser comme capital. « Lors des crises, le capital (comme marchandise) ne peut pas s’échanger, mais ce n’est pas par manque de moyen de circulation; il ne circule pas parce qu’il est inéchangeable »101. Dans ces conditions, vouloir rajouter du crédit et du papier, c’est comme vouloir faire boire un noyé. « Tout ce système artificiel d’extension forcée du procès de reproduction (le système du crédit, n.d.a.) ne saurait naturellement être remis sur pied parce qu’une banque, par exemple la Banque d’Angleterre, s’avise alors de donner à tous les spéculateurs, en papier monnaie émis par elle, le capital qui leur manque… »102. Ce n’est pas l’émission de monnaie qui peut transformer un capital fictif en capital réel, ou rendre vendable, à sa valeur, une marchandise qui ne l’est pas. Il suffit d’ailleurs d’examiner les préconisations des anti-monétaristes pour s’apercevoir aussitôt que leurs effets ne sont pas de relancer la croissance, mais d’abord de dévaloriser le capital (condition préalable à toute relance), en en faisant payer l’essentiel du coût par les peuples. En effet, procédons à l’examen des deux moyens essentiels auxquels ils font appel: l’augmentation du déficit budgétaire (de la dette publique), et la baisse des taux d’intérêt censée relancer le crédit. En fait d’ailleurs, ces deux moyens reviennent finalement au même, comme nous le verrons: à l’émission monétaire.

Augmenter le déficit budgétaire relancerait la consommation des ménages et le dynamisme (le profit) des entreprises, en permettant une baisse des impôts et des charges, et le développement des dépenses de l’Etat (grands travaux, « traitement social du chômage », création d’emplois « sociaux » plus ou moins artificiels, etc.). Mais cela revient surtout à augmenter la dette publique, donc à faire marcher « la planche à billets ». Il va d’ailleurs de soi qu’augmenter la masse monétaire en circulation, juste au moment où la crise affirme que, en face, la masse des prix et des marchandises et biens en circulation s’avère exagérée et doit être dévalorisée, bradée, détruite en partie, ne peut qu’abaisser la valeur de chaque signe monétaire. Les prix nominaux monteront d’autant, sans que cela ne change rien finalement à la situation de surproduction de marchandises et de capital. Sauf en ce qui concerne les salaires bien sûr, qui eux ne suivront pas cette augmentation au même rythme (compte tenu du chômage).

Certes, l’inflation monétaire organisée en cas de crise (qui n’a rien à voir avec la montée des prix dans une situation de pénurie relative, de croissance rapide et de tensions des facteurs de production, comme après la dernière guerre) a deux avantages immédiats pour le capital industriel: une baisse relative des salaires, un remboursement des crédits en monnaie dévaluée. Mais ces avantages sont de courte durée, dès lors que le capital financier est déterminant dans la reproduction du système. En effet, la dévalorisation monétaire entraîne la désintégration du système de la production et des échanges fondé sur le crédit, car on ne prête pas pour être remboursé en monnaie de singe. L’épargne chute, et les capitaux financiers, très fluides par nature, fuient facilement vers d’autres monnaies, d’autres titres, dont la valeur leur paraît mieux assurée (et c’est essentiellement le privilège du dollar qui fait que, pour le moment, les U.S.A. peuvent seuls se permettre en permanence un énorme déficit budgétaire). Comme le capital financier est aujourd’hui la forme déterminante des investissements, de la concentration, de l’accumulation et de la reproduction du capital, l’Etat doit tenter immédiatement d’arrêter son hémorragie. Et c’est alors l’engrenage infernal. L’Etat hausse les taux d’intérêts pour défendre sa monnaie et enrayer la fuite des capitaux. Mais plus le crédit est cher, plus les entreprises souffrent. Et plus aussi la valeur des titres baisse (loi de la capitalisation), ruinant leurs détenteurs, notamment les banques dont les actifs sont dévalorisés alors que leurs recettes sont déjà affectées par les difficultés du crédit. L’effondrement des cours de Bourse (sauf ceux des valeurs refuges qui, à l’inverse, montent un moment) est comme un effondrement du crédit (ce que sont les actions), bloquant la collecte d’argent et les investissements, et faisant des entreprises en difficulté des proies faciles pour le capital étranger, d’autant plus faciles que la monnaie nationale est dévaluée.

Les anti-monétaristes préconisent aussi que l’Etat facilite le crédit en baissant arbitrairement ses taux directeurs (il s’agit grosso modo des taux d’intérêt, variables suivant les échéances, auquel il emprunte par émission de titres, ou prête aux banques, leur fournissant des liquidités). Mais il ne suffit pas de rendre le crédit moins cher pour qu’il redémarre. Aucune banque ne peut accroître ses crédits tant qu’elle croule sous les créances douteuses, aucune entreprise ne veut emprunter alors qu’elle est en surcapacité, ni aucun particulier tant que le chômage menace. Un âne qui n’a pas soif ne boit pas, quelle que soit l’eau qu’on lui présente. De toute façon, on n’achètera des titres d’Etat, quand le déficit budgétaire est tel qu’il rend la dévaluation monétaire patente, que si les taux offerts sont suffisamment élevés pour la couvrir. Le Japon en fait aujourd’hui l’expérience. Avec des taux proches de 0 %, non seulement le crédit ne redémarre pas, bien que l’Etat fournisse ainsi aux banques un argent quasi gratuit, mais il est obligé d’acheter lui-même les titres du Trésor qu’il émet en masse pour financer l’énorme déficit budgétaire qu’il organise, dans l’espoir de susciter la relance. Cela est tout simplement de l’émission monétaire pure. Certes, tout crédit est de l’émission monétaire, mais au moins quand il est demandé par des acteurs économiques on peut tenter d’espérer qu’il s’agit d’argent qui sera investi productivement. Là, ce n’est plus que de l’émission de monnaie « dans le vide », de la monnaie qui ne circule pas, qui ne fonctionne pas comme capital (le jargon financier parle de « trappe à liquidités » pour décrire cette situation où l’émission monétaire n’accroît pas la circulation, comme si la monnaie disparaissait dans un trou sans fond, celui du remboursement des dettes, de l’épargne en perspective d’un futur qui apparaît très sombre).

La réalité est que le niveau des taux d’intérêt n’est pas, contrairement à une idée répandue, essentiellement déterminé par l’Etat (ou sa Banque Centrale « indépendante »), mais par le jeu de l’offre et la demande de monnaie émanant des agents économiques. Il faut être complètement englué dans les représentations fétichistes bourgeoises pour penser que « choisir un taux d’intérêt, c’est choisir quasiment un mode de vie »103. On ne choisit ni l’un, ni l’autre. Et en ce qui concerne les taux, tout choix arbitraire est rapidement sanctionné par la loi de l’offre et de la demande de monnaie qui les détermine seule. L’Etat lui-même n’agit sur les taux que dans la mesure où il réduit (s’ils montent), ou augmente (s’il baissent), l’offre monétaire. Or augmenter ou diminuer arbitrairement la quantité de monnaie, manipuler les taux, n’est pas un facteur qui change quoi que ce soit au problème de la contradiction monétaire. Et quel que soit le choix entre ces deux mesures apparemment contradictoires, elles ne font qu’exécuter toutes deux, chacune à leur manière, la nécessité d’avoir à dévaloriser et détruire du capital avant toute « relance ».

Tout cela s’explique aisément. Dans la crise monétaire, il y a demande de conversion des marchandises et des créances en vrai argent, demande d’argent comptant (au sens strict de « qui compte »!). Le taux de la monnaie nationale doit donc monter puisqu’elle est massivement demandée, du moins tant qu’elle inspire confiance, qu’il n’y a pas inflation monétaire, mais plutôt même au contraire déflation, afin que la masse monétaire s’adapte à celle, en diminution, des prix et des marchandises échangées. Cependant, revers de la médaille, cette hausse des taux est défavorable aux emprunteurs (les « entrepreneurs ») et aux affaires. Bien qu’il ne s’agisse que d’une conséquence du marasme, et non de sa cause, l’Etat peut être tenté de les maintenir bas dans l’espoir de contrer le « credit crunch ». Mais alors il ne peut que faire marcher la planche à billets pour couvrir ses emprunts (comme dans le cas du Japon évoqué ci-dessus). Et c’est le mécanisme d’inflation monétaire qui s’enclenche, et qui débouche inévitablement tôt ou tard sur une hausse des taux, compensatrice de la dévalorisation de la monnaie, et aussi pour freiner la fuite des capitaux qui ne manquent pas dans ce cas d’aller chercher ailleurs de vraies valeurs refuges. Pour reprendre notre exemple, les taux d’intérêts des obligations au Japon ont déjà quadruplé entre octobre 1998 et février 1999, et seraient montés encore bien plus si l’Etat n’avait gonflé artificiellement la demande sur le marché obligataire, comme dit ci-dessus, en se portant massivement acquéreur de ses propres titres. Or cette manœuvre ne peut avoir qu’un temps puisque, trop poursuivie, elle mène tout droit à une dévaluation monétaire ruineuse. Si le Japon y a échappé jusque là, c’est que son énorme déficit est encore compensé par des réserves de change d’environ 1300 milliards de francs, les plus élevées du monde (notamment des créances sur les U.S.A.), et surtout, sa dette nette est encore inférieure à celle des autres pays industrialisés (26 % du PIB selon l’OCDE). Néanmoins, cela montre que d’une façon ou d’une autre, le niveau des taux d’intérêt (ici de la monnaie nationale) sont moins fixés par les Banques Centrales que par le rapport de l’offre et de la demande de cette monnaie, lui-même dépendant de la masse des prix dans les échanges à un moment donné. Que ce soit directement avec la déflation monétaire ou indirectement avec l’inflation, la crise financière aboutit tôt ou tard à la hausse des taux d’intérêts.

Ce qui étonne les experts, c’est que malgré l’émission monétaire, et l’offre de crédit bon marché et abondant qui l’accompagne, la masse de monnaie en circulation, ainsi que l’encours des crédits bancaires, ne croissent pas autant, voire diminue. Pour reprendre notre exemple japonais, « l’encours des crédits bancaires au Japon a connu une chute historique en avril, avec une contraction de 5,2 % sur son niveau du même mois de 1998… cette seizième baisse mensuelle consécutive est la plus prononcée jamais constatée depuis 1991 »104. Ce résultat n’est pas proprement japonais, mais spécifique de toutes les crises, conformément à l’évidence que ce n’est pas l’accroissement de la monnaie qui peut accroître les valeurs en circulation, mais l’inverse. Il correspond à la chute des prix des marchandises, au marasme des affaires, à la nécessité de consacrer les liquidités au remboursement des dettes105, au provisionnement des créances douteuses et à la reconstitution des fonds propres, au mouvement de fuite de l’argent vers la thésaurisation dans l’épargne de précaution, toutes choses qui diminuent la masse d’argent en circulation. Les experts parlent de « trappe à liquidités »: on a beau en émettre, elles ne circulent pas, production et consommation ne repartent pas, les prix continuent à baisser. « L’économie nippone continue à fonctionner comme une véritable trappe à liquidités: le rythme d’expansion de la masse monétaire décroît régulièrement »106, bien que l’Etat y émette de la monnaie à tout va. Aux U.S.A., après le krach de 1929, les autorités avaient abaissé le taux d’intérêt à 1 % l’an pour faciliter le financement des entreprises. Cela n’avait pas empêché la masse monétaire en circulation de décroître d’un tiers au cours de la récession.

Il est pourtant simple de comprendre que ce n’est pas l’augmentation de la masse monétaire qui permet d’accroître le volume des affaires (masse et prix des biens échangés), mais l’inverse. De même que ce n’est pas l’offre de plus de crédit qui permettra de guérir d’une overdose de crédit. Le résultat obtenu, dans une situation de crise monétaire, par de telles mesures sera exactement le contraire des objectifs affichés. Il sera, tôt ou tard, la hausse des taux d’intérêt réels à moyen et long terme (qui est la tendance forte actuelle, malgré des à coups en sens contraire), et donc la baisse des valeurs financières (à l’exception, momentanée, des valeurs refuges), tandis que s’accroîtra la dévalorisation des marchandises et du capital par l’inflation, ainsi que la fuite vers les « valeurs refuges » dont le prix augmente à un tel point qu’elles n’ont plus aucun rendement et jouent, comme autrefois l’or, le rôle de thésaurisation: la valeur ne se valorise plus, le capital est, au moins momentanément, détruit en tant que capital.

Ce qui fait l’illusion des thèses dites, à tort, anti-monétaristes, c’est qu’elles prétendent qu’il est possible de sortir de la crise sans douleur, si ce n’est pour les rentiers qui sont supposés financer les dépenses que l’Etat doit engager pour la « relance », en acceptant (on ne voit pas pourquoi) des taux bas, voire négatifs en terme réel, pour leur épargne, et des taxations supplémentaires sur le capital financier et ses revenus. Ce qui fait leur mensonge est qu’évidemment leurs partisans n’avouent pas que le déficit budgétaire est, en fait, couvert par les travailleurs (via les impôts et l’inflation), tandis que ces masses d’argent distribuées par l’Etat vont surtout à la restauration des profits financiers. Ils prétendent que ces dépenses seront financées par le « mauvais » capital, le capital financier rentier et spéculatif, qui sera pénalisé, au profit du « bon » qui crée des emplois. Non seulement l’évidente nécessité du développement du crédit et du capital financier, mais aussi l’expérience, maintes fois répétée, de la gauche au pouvoir, devraient suffire à démontrer l’inanité de ces thèses. Mais il se trouve alors toujours de nouveaux candidats au pouvoir qui affirment que les précédents ont trahi les électeurs et se prétendant à gauche de la gauche, qu’eux seront de vrais anti-monétaristes (et bien d’autres choses encore). Il sera donc nécessaire de montrer qu’on ne peut pas prétendre « euthanasier le rentier », selon la déjà vieille formule de Keynes, leur maître, sans le faire du système capitaliste lui-même.

Pour le moment, nous voyons déjà que l’opposition des deux politiques monétaires est tout à fait surfaite, et la polémique droite/gauche à ce sujet tout à fait creuse. Car elles contribuent toutes deux, par des voies différentes, au même résultat que la crise doit de toute façon produire, la destruction de capital. Que ce soit celle de capital financier fondé sur le pari d’une valorisation future qui ne se produit pas, ou celle de capital sous forme de marchandises en surplus et de surcapacités industrielles que le crédit a développé. La crise vient rappeler que la monnaie n’est que le représentant imaginaire de la valeur, et si une part de celle-ci apparaît fictive, c’est-à-dire valeur ne se valorisant pas, une part correspondante de monnaie le devient tout autant, comme n’ayant pas d’équivalent de valeur en face d’elle. La valeur est quantité (la quantité de travail social abstrait), la monnaie qui la représente aussi, et il est évident que la quantité de monnaie qui circule ne peut que s’adapter à celle des prix des marchandises échangées. La politique monétaire ne peut faire que s’adapter à cette situation. Elle le fait plus ou moins bien, et c’est son seul mérite: elle peut aggraver ou faciliter les choses par trop de restriction ou trop de laxisme monétaire selon les situations, mais elle ne dirige rien. Le monétarisme, en choisissant la voie directe de la contraction de la masse monétaire, l’adapte à celle des affaires et contribue ainsi à la dévalorisation du capital, qu’il peut aggraver par des mesures trop restrictives. L’anti-monétarisme, en augmentant l’émission monétaire et le déficit public, aboutit à l’inflation qui est une autre façon de bloquer le crédit, et à la dévaluation monétaire qui est une autre façon de sanctionner la dévalorisation du capital.

Que toute crise se traduise par des destructions de valeurs, marchandises bradées ou détruites, entreprises en faillite, fermetures d’usine, krachs monétaires et boursiers, est une évidence que l’actualité démontre tous les jours. Que cette destruction soit d’autant plus massive que le capital s’est artificiellement accumulé par le crédit et la démultiplication des titres ou signes de propriété, on le comprend aisément. Pour ne citer qu’un exemple, au Japon: « la chute du prix des actions et du prix des terrains après 1990 représente une perte cumulée de l’ordre de 7000 milliards de dollars (environ 35 000 milliards de francs), soit l’équivalent de deux années de PIB… »107. Nous ne développerons pas ici toute l’analyse de ce phénomène de destruction, ni sa relation essentielle avec la contradiction du capital d’avoir à produire (et à réaliser) plus de valeur au fur et à mesure qu’il s’accumule, alors même que, par la productivité croissante, il élimine le travail productif qui seul permet de le faire, et du même coup aussi réduit la base de la consommation qui seule permet de la réaliser. Nous serions là évidemment au cœur de la crise, et des causes de l’inéluctable et nécessaire dévalorisation du capital. Mais il y faudrait un ouvrage particulier. Constatons ici seulement la contribution des politiques monétaires à cette dévalorisation.

Avec le monétarisme, et c’est pourquoi il est tant décrié par ceux qui voudraient un capitalisme sans ses méfaits, la politique monétaire s’adapte sans rechigner à l’éclatement des immenses bulles de valeurs fictives en organisant la contraction de la masse de monnaie, de sorte à maintenir sa valeur. Hausse des taux d’intérêts, réduction des dépenses de l’Etat, augmentation des impôts, contribuent à accélérer l’étranglement des entreprises les plus endettées et les moins productives, à réduire ainsi les surcapacités, et à dévaloriser les marchandises en surplus ainsi que les titres financiers qui représentent des spéculations avortées. Plus démagogique, la politique, dite anti-monétariste, d’inflation monétaire prétend pouvoir résister au naufrage financier, et maintenir artificiellement l’activité économique excédentaire. Mais elle aboutit à l’inverse par la dévalorisation monétaire qui exprime et accélère celle des marchandises et des capitaux. Ceux-ci sont également en partie détruits, ou dévalorisés en s’évadant de la circulation vers la thésaurisation dans les valeurs refuges. Dans les deux cas finalement, même motif, même punition.

Ce mouvement d’évasion vers les valeurs refuges (autrefois l’or), dit du « flight to quality », ou « effet de report », est particulièrement caractéristique des crises monétaires. « L’effet de report exprime le fait que les capitaux, fuyant le théâtre d’opérations de la crise, ont eu tendance à se diriger vers Wall Street et les places européennes… les investissements ayant tendance à se réfugier dans les bons du Trésor et les obligations des Etats, considérés comme les meilleures signatures (Trésor américain, allemand, français…) »108. Sa première conséquence est de creuser encore plus l’écart entre les pays les plus faibles et les plus endettés et les puissances dominantes, au premier chef les U.S.A.

Dans les premiers, plus des trois-quarts du monde, c’est la fuite des capitaux, la banqueroute des Etats, l’écroulement de la monnaie (voir Russie, Amérique Latine, dragons asiatiques, etc.). La destruction des valeurs y est massive et rapide. Même la Banque Mondiale doit reconnaître « la croissance de la pauvreté dans le monde. La grande majorité des habitants de la planète sont concernés puisque 4,9 milliards de personnes vivent dans ces pays contre 900 millions dans le monde développé »109. La baisse des prix des matières premières, une de leurs ressources principales, accentue la récession. Ils passent sous les fourches caudines des grandes puissances (directement ou via le F.M.I.) qui, en échange de nouveaux prêts, les saigneront et les soumettront encore plus, en exigeant des mesures d’ouverture des marchés, de baisse des charges sociales, de dénationalisations, qui seront favorables à leur domination. Par exemple110, dans les pays d’Afrique subsaharienne, la dette extérieure représente en moyenne 170 % de leurs exportations (1000 % au Mozambique, 600 % en Cote d’Ivoire). Pour ces pays, c’est impossible à rembourser, bien qu’ils se ruinent en y consacrant chaque année plus de 50 % de leurs recettes d’exportation. Pour les prêteurs, c’est peu de chose (cette dette n’est que de 2500 milliards de dollars, moins de 10 % de la dette mondiale, et même seulement 234 milliards pour les 41 pays les plus pauvres de la planète). Mais c’est une arme de chantage redoutable, qui leur permet d’imposer leurs desiderata en termes d’ouvertures des marchés, de spécialisation dans les productions de matières premières, le tout au détriment des cultures vivrières et de l’industrie de transformation locale, ce qui accroît leur dépendance. Ainsi, à la faveur de la crise, les grandes puissances accentuent la division mondiale du travail à leur avantage (bas salaires et productions primaires d’un côté, hautes technologies, finances et quartiers généraux de l’autre). Ainsi elles peuvent aussi racheter à bas prix les entreprises endettées de ces pays (ce qu’elles ont beaucoup fait ces dernières années), et accroître la concentration monopoliste entre leurs mains. D’autant plus que, par le « flight to quality », leurs monnaies sont fortement valorisées du fait de la demande qui se porte sur elles, ce qui leur facilite encore les choses.

Dans la poignée des seconds, le capital monopoliste se renforce et se concentre. L’afflux d’argent y permet, dans un premier temps, la baisse des taux d’intérêts, et la hausse des valeurs boursières. Cette hausse est essentiellement spéculative, c’est-à-dire non fondée sur des profits réels proportionnellement croissants. Cependant, elle permet aux entreprises concernées de lever facilement de l’argent. Mais pour quoi faire? C’est alors qu’on voit que cette baisse des taux et cette hausse des Bourses, qui semblent des signes évidents de bonne santé économique, manifestent que ces pays sont eux aussi touchés par la crise, même si l’apparence semble contraire. L’argent abondant ne trouve pas en effet, pour l’essentiel, à être utilisé dans un développement des bases de la valorisation, dans une extension de la production et de la productivité. Certes, il y a encore des zones de croissance. Par exemple, des investissements dans de nouvelles technologies, comme l’informatique, qui permettent aussi d’améliorer la productivité de l’ensemble. Mais pour une large part, il va se stériliser dans l’achat de produits financiers ou sert au rachat d’entreprises, que ce soit dans les pays affaiblis ou dans les métropoles (O.P.A., fusions, etc.). Ce qui accélère la concentration monopoliste. Il s’agit alors d’un simple transfert de capital, et même le plus souvent, d’une dévalorisation, le coût de ces rachats étant très élevé par rapport aux profits supplémentaires qui peuvent en découler (et ils alourdissent l’endettement des entreprises acheteuses). D’ailleurs, il est patent que toutes ces restructurations se traduisent en fait par des fermetures d’usines et des licenciements. C’est-à-dire des destructions de capital pour pouvoir valoriser celui qui reste en activité, grâce à la réduction ainsi obtenue des surcapacités et de la concurrence (mais alors, on a aussi éliminé des consommateurs). Il s’agit d’acheter pour détruire, et pour bénéficier d’une position plus monopoliste, ce qui n’accroît pas globalement la production de valeur, mais permet seulement de freiner la baisse des prix. La quasi stagnation des économies des pays développés en terme de croissance le montre bien. Ainsi l’afflux d’argent dans les Bourses fait monter les cours, et produit une extension du capital financier. Mais son utilisation est beaucoup plus celle d’une concentration, d’une contraction, du capital productif sur lui-même que d’un élargissement des bases de sa valorisation. Les sommes ainsi stérilisées sont considérables. « En 1998, le montant total des acquisitions et fusions annoncées à travers le monde a dépassé 2500 milliards de dollars, 50 % de plus que l’année précédente… »111.

Un autre exemple de la façon dont les cours boursiers sont gonflés artificiellement est celui du rachat de leurs propres actions par les entreprises. Cette opération a pour première conséquence d’accroître leur endettement. Mais aussi, en détruisant ces actions, elle accroît mathématiquement le rendement des autres, donc leur cours monte. Du point de vue du capital financier, il y a amélioration de sa rémunération immédiate: par la hausse des cours. Mais du point de vue de la production réelle de plus-value, rien n’a évidemment été modifié: on a simplement substitué une forme d’avance d’argent par une autre (des actions par de la dette). Mais il faudra bien rembourser l’emprunt et en payer les intérêts. Les dividendes futurs en seront affectés d’autant, et la dévalorisation du capital apparaîtra encore plus brutalement, n’ayant été que masquée par la manœuvre de rachat (si une partie des actions sont rachetées sans emprunt, la destruction de capital apparaît immédiatement). Cette façon « originale » de constater la dévalorisation du capital en en détruisant une partie, ou en le rémunérant mieux artificiellement et provisoirement par l’emprunt, représente aux U.S.A. des sommes considérables. En 1998, elles atteignent 2 % du P.I.B., trois fois plus qu’en 1996. « Fusions, acquisitions, rachats de ses propres actions, toutes ces opérations se traduisent par une réduction de la base en capital et une augmentation concomitante de l’endettement »112.

Bref, la hausse boursière dans les pays dominants n’y est paradoxalement que la manifestation particulière qu’y prend la crise à un moment où elle n’a pas encore atteint son paroxysme. L’argent se précipite vers leurs titres non pas parce que les profits attendus sont alléchants, non pas parce qu’ils représentent un droit sur une plus-value en accroissement, mais uniquement parce qu’ils jouent le rôle qu’autrefois jouait l’or: un espoir de valeur conservée, l’imaginaire de la richesse en soi. D’après une statistique, le PER (ratio cours/bénéfice) moyen des cinquante plus grosses sociétés U.S. (les valeurs refuges) se situe, début 1999, à 51. Le PER des 450 suivantes n’est déjà plus que de 20. Et pour les autres, « les cours sont massacrés ». Un PER de 50, c’est un rendement espéré de 2 % brut, soit quasi nul, voir négatif en net, en tenant compte du fisc et de l’inflation. Autrement dit, il s’agit d’argent qui ne se valorise pas, que son possesseur thésaurise en achetant des titres de quelques « blue chips » à des cours survalorisés dans la seule idée qu’il s’agit d’une valeur sûre comme l’or. De l’argent thésaurisé, qui ne se valorise pas, ce n’est plus du capital. La hausse des indices Dow Jones et autres CAC 40 n’est dans ce cas que la manifestation d’une dévalorisation du capital, d’argent thésaurisé, retiré du procès de valorisation.

Ce qui revient à dire que le « flight to quality » réunit toutes les conditions pour se révéler comme un plongeon vers l’abîme. Prenons l’exemple des U.S.A. L’afflux d’argent y fait monter Wall Street comme la chaleur un soufflet. Mais c’est une nouvelle bulle spéculative, du capital fictif, de l’argent qui n’est pas valorisé dans le procès de son échange avec des forces et des moyens de production. Même le président de la FED le reconnaît et s’en inquiète régulièrement. Cependant, cette hausse de la Bourse, que la crise mondiale alimente et que la spéculation avec effet de levier décuple, induit un « effet richesse ». Les ménages des couches moyennes ou supérieures qui ont un portefeuille, et les entreprises dont les titres sont au plus haut, se trouvent riches. Donc tous consomment allègrement, investissent, et s’endettent même encore plus, sûrs que la hausse leur permettra de rembourser. Et le déficit commercial U.S. augmente, sapant inexorablement la valeur du dollar. Il est estimé devoir atteindre le chiffre record de 250 milliards de dollars en 1999. S’y ajoute le déficit de la balance des paiements par l’afflux des capitaux étrangers, qui sont autant de dettes (par exemple quand ils sont placés en Bons du Trésor). A ce rythme, une hausse des taux d’intérêts se profile très sérieusement à l’horizon qui sera le résultat tant du ralentissement du flux d’argent étranger, qui ne peut être infini, que de l’inquiétude sur la valeur d’un dollar qui repose sur une montagne de dettes. En juin, le taux de l’emprunt du Trésor U.S. à 30 ans est remonté à 6,15 % (il était de 4,71 % en octobre 1998), déclenchant une mini panique à Wall Street. Un jour, quelques autres mauvaises nouvelles arriveront, ce que rend inévitable le ralentissement généralisé de la croissance mondiale qui ne peut que se répercuter tôt ou tard sur l’économie U.S. aussi. La Bourse refluera et ce sera la panique. Déjà les experts estiment que, depuis deux ans environ, la tendance est baissière du fait des nombreuses ventes de titres par les ménages pour consommer (non seulement ils n’épargnent pas, mais ils s’endettent). Cette tendance était contrebalancée par les programmes massifs de rachats d’actions. Ils ne peuvent être infinis, et dès qu’ils faibliront, ce sera une autre cause de baisse et de panique. Toutes ces causes de la baisse sont seulement immédiates, bien sûr. Car au fond, ce dont il s’agit, c’est de la nature fictive de tout ce capital financier. C’est une richesse (et une consommation) qui était fondée sur des dettes et des cours boursiers surévalués, ne correspondant pas à une valorisation réelle, qui se dégonflera comme une baudruche, ruinant ménages et entreprises. Et les possesseurs d’argent du monde entier, qui ont considéré le dollar et les titres américains comme des valeurs sûres seront, à leur tour, emportés dans la tourmente. Mais alors il n’y aura plus d’autre refuge, les U.S.A. étant les derniers fournisseurs de monnaie sûre (« le prêteur en dernier ressort »). La masse gigantesque des dollars émis par eux pour alimenter la soif de cette monnaie universelle qu’a déclenchée la crise, et pour asseoir leur puissance, sera à son tour dévalorisée. De sorte que la crise achèvera son œuvre d’unifier la représentation monétaire des valeurs avec la réalité de ce qu’elles sont dans le capitalisme: valeurs devant être réellement valorisées par l’absorption de travail humain. Au fond, il n’y a rien là pour étonner quiconque: ce n’est pas un simple changement de la représentation de la valeur, du travail des hommes, d’une forme dans une autre (des signes vers l’or, ou vers d’autres signes comme le dollar) qui peut supprimer la contradiction entre cette représentation et la réalité.

Il est vital pour les U.S.A., mais aussi pour tout le capitalisme financier mondial dont les avoirs sont largement investis et libellés en dollars, de tenter d’éviter cette issue, de tenter de conserver au dollar sa valeur. C’est-à-dire faire de chaque dollar une assignation sur une richesse aliquote réelle. Cela passe évidemment par la capacité des U.S.A. de capter une part accrue de la richesse mondiale. D’où, par exemple, la lutte féroce qu’ils mènent pour dominer leurs concurrents les plus sérieux, européens et japonais, leurs manœuvres réussies, en jouant des nationalismes locaux, pour démanteler l’ex-empire soviétique afin de pouvoir s’en approprier les richesses, les guerres de plus en plus nombreuses qu’ils mènent au Moyen-Orient (contre les kurdes, les palestiniens, les irakiens, etc.), en Afrique, en Yougoslavie, sous le drapeau fallacieux des droits de l’homme qu’ils foulent au pied partout, tous les jours. Car il ne s’agit, dans toutes ces guerres qui assassinent des peuples entiers aux quatre coins du monde, que de donner des droits au dollar. Le fait que les européens leur servent d’auxiliaires dans ces massacres démontre simplement que leur faiblesse par rapport au nouveau maître du monde leur fait préférer l’octroi de miettes du pillage, plutôt que l’affrontement ouvert avec leur concurrent (observons d’ailleurs que ces guerres incessantes sont aussi dans la logique générale du capital, dévalorisation en même temps que valorisation, dépenses improductives et destructions en même temps que conquêtes de nouvelles sources de valorisation). Cette faiblesse n’a rien d’étonnant car trop de capitaux financiers de tous ces pays dépendent de la valeur du dollar, dans lequel ils se sont placés depuis longtemps ou réfugiés lors de la crise récente (par exemple les japonais détiennent 20 % de l’immense dette U.S.), et perdraient beaucoup plus à une dévalorisation du dollar qu’à toute autre catastrophe.

La véritable politique monétaire n’est pas dans la fixation des taux ou la manipulation des monnaies par les gouvernements, tout cela n’ayant qu’une influence minime sur le cours des choses, mais dans ces guerres et dans l’aggravation de l’exploitation du prolétariat qui doit en supporter les charges et les effets. Faire régner l’ordre mondial américain, développer « le droit d’ingérence » baptisé d’humanitaire pour la circonstance, cela a un but: le dollar. Les peuples doivent plier devant ce dieu, supporter le fardeau des guerres, des dettes publiques, accepter les destructions de moyens de production et de marchandises, et la dégradation de leurs conditions de vie, pour que le dollar soit cette assignation sur la richesse mondiale qui permette de faire de ce bout de papier la valeur universelle. Que périssent les vraies richesses et les hommes pour que vive le grand fétiche argent, tel est toujours le credo du bourgeois dans la crise!

Le résultat des politiques monétaires, quelles qu’elles soient, pour le capital est non pas « l’euthanasie du rentier », mais bien au contraire son sauvetage par la socialisation des pertes et du coût de la destruction de capital excédentaire. La concentration croissante du capital qui en résulte renforce le capital financier (le rentier), puisqu’elle s’accompagne évidemment, compte tenu des masses d’argent plus importantes qu’elle nécessite de mobiliser, d’une titrisation accrue des droits de propriété et d’un renforcement des institutions financières chargées de l’organiser (banques, Bourses, Fonds Communs de Placement, Fonds de Retraite, etc.).

Cependant, il importe aussi à la bourgeoisie de faire croire que d’autres politiques, d’autres résultats, sont quand même possibles. C’est le rôle dévolu aux idéologues du « bon » capital qui persistent à présenter des projets d’euthanasie du rentier parasite. Ils ont pour objectif d’empêcher toute lutte qui pourrait attaquer le mal à la racine, être radicale au sens du terme, en déployant tous leurs efforts pour justement cacher ces racines. C’est pourquoi, ils sont particulièrement nuisibles dans une période de crise, où les travailleurs sont ou seront amenés à se poser avec plus de curiosité et de force la question « d’en sortir », et qu’alors brouiller les pistes est la manœuvre la plus habile (l’autre, le fascisme, étant la plus brutale et la plus dangereuse) que puisse tenter la bourgeoisie pour maintenir sa domination. Il importe donc plus particulièrement de régler son compte à cette idéologie du « bon » capital en montrant que tout ce mouvement d’autonomisation de l’argent, cette financiarisation, n’est pas le fruit d’une mauvaise politique « libérale » et mondialiste, qui aurait lâché la bride des spéculations par la « déréglementation » (et alors il suffirait aux Etats de réglementer à nouveau), mais d’une logique nécessaire et implacable qui ne laisse place à aucune autre alternative que d’en supprimer les causes profondes, les rapports sociaux de séparation et d’appropriation.

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CHAPITRE 7. EUTHANASIER LE RENTIER?

Keynes est réputé avoir lancé ce mot d’ordre, « euthanasier le rentier »! C’est le genre d’audace verbale que chérissent les universitaires et politiciens quand ils sont « de gauche ». Mais il nous faut ici dénoncer vigoureusement un plagiat éhonté. Car ce hardi cri de guerre revient à notre Proudhon national qui déclarait fièrement, bien avant Keynes, « la propriété, c’est le vol ». Keynes n’a fait que l’adapter à la situation du capital moderne où la propriété juridique est aux rentiers. Proudhon en voulait au propriétaire de son époque, du moins au gros, l’entrepreneur qui, ayant obtenu la propriété des outils, obligeait par ce fait le travailleur qui en était dépourvu à travailler pour lui, faisant ainsi profit du travail d’autrui. Keynes en veut au propriétaire d’aujourd’hui, au financier qui lui semble faire profit sur le dos des « entrepreneurs ». Il ne s’agit toujours, pour chacun d’eux, que de s’opposer à la dernière forme de propriété du capital, en la qualifiant de vol ou de parasitisme parce qu’elle lèse la précédente. Pour Proudhon, l’idéal de la propriété, c’était l’artisan, le petit producteur qu’il opposait au gros. Maintenant que la propriété juridique s’est séparée de la propriété fonctionnelle et s’est éparpillée en des milliards de titres, Keynes en veut à l’anonyme rentier. Ce qui lui permet de garder toutes ses faveurs à la « nomenklatura », ceux qui gèrent, dirigent, organisent économiquement, politiquement et médiatiquement la reproduction du capital.

Evidemment, c’est pain béni pour tous ceux qui, tout en étant bien ancrés dans cette nomenklatura et bien décidés à y garder leur place, se heurtent aux financiers dans le partage de la plus-value. Quand de plus, ils sont universitaires, la critique des « rentiers » leur offre le deuxième avantage d’apparaître critiques de l’argent gagné immoralement sans travailler, intellectuels honnêtes, « esprits libres » afin de conquérir une certaine influence dans le peuple. Car la « fortune » de ces intellectuels, c’est cette influence idéologique qu’ils sauront toujours monnayer en temps voulu contre prébendes et places: les partis de gauche sont faits exactement pour ça. Donc haro sur les financiers, et la messe sera dite. Voilà, par exemple, un de ces éminents intellectuels, Mr. N. Baverez, qui stigmatise « le capitalisme des marchés financiers qui a pris son essor dans les années quatre-vingt et dans lequel la création de richesse aurait été évincée par la résurrection de la rente ». Il réussit même à identifier le rentier le plus dangereux: c’est le retraité. Car dans la mesure où les fonds de pension sont les principaux investisseurs boursiers, « les retraités des pays riches… s’imposent comme les véritables maîtres du capitalisme de cette fin de siècle… ». Beaucoup de retraités trouveront de la fierté en compensation à leurs maigres pensions de savoir qu’ils sont « les maîtres du capitalisme ». Mais de la colère aussi, s’ils sont français, quand ils apprendront que les retraités américains sont plus maîtres qu’eux car, comme les fonds de pension américains ont envahi la Bourse de Paris, «… les profits français alimentent principalement la hausse du revenu des ménages américains… »113. Oui, renchérit Mr. J. Marseille (de l’université de Paris), « la lutte entre créanciers et emprunteurs a relégué la lutte des classes. Il n’y a que les créanciers pour se réjouir d’une inflation zéro. En privilégiant les créanciers, on fait le choix des vieux… il devient difficile d’emprunter. Les débiteurs – ce sont eux qui créent – sont pénalisés par la non inflation »114. Hélas, Mr. Marseille ignore que l’essentiel des prêts sert aux « débiteurs qui créent » à alimenter le capital financier et la spéculation qu’il prétend combattre. De plus, « créer » avec l’argent des autres, on peut toujours essayer, ça n’engage à rien, on y gagne même quand ça se termine par des faillites retentissantes. On rejoint là le mythe du génial « entrepreneur » opposé au rentier paresseux. Ça, Mr. Chesnais, autre universitaire en vue dans la gauche de la gauche, en fait sa tasse de thé. Il nous apprend que le « mauvais capitalisme » chasse le « bon », suite à « un coup d’Etat fondateur de la dictature des créanciers… »115 mené par les USA pour servir leurs intérêts. Dictature, coup d’Etat, voilà encore les créanciers promus comme classe ayant conquis le pouvoir absolu par des moyens illégaux. La veuve de Carpentras (symbole français du petit épargnant) ou le possesseur d’un livret d’épargne, créanciers de base, en seront étonnés. Et le patron ou le spéculateur dont les sociétés, bien sûr « à responsabilité limitée »116, croulent sous les dettes tandis que leur patrimoine privé s’épanouit, en seront ravis.

Emprunteurs et créanciers, l’opposition est vieille comme le monde marchand, puisqu’ils ont à se partager le profit que les uns escomptent faire en engageant l’argent des autres. Mais du point de vue de l’ouvrier et de la création de valeur, peu importe ce partage des fonctions du côté du capital. De plus, les mêmes qui critiquent le rentier louent, paradoxalement, l’épargnant. Ils félicitent celui qui prête, et stigmatisent le même quand il veut l’intérêt. Ils voudraient l’épargne sans la rente. Cependant, ne remettant nullement en cause le capitalisme, ils doivent bien reconnaître l’importance grandissante que doit prendre le capital fixe dans son développement, donc aussi celle de l’accumulation et de la concentration du capital argent correspondant, et aussi encore celle de sa rémunération. Ils se trouvent écartelés entre la nécessité, qu’ils reconnaissent, d’une épargne toujours plus grande, et le désir qu’ils éprouvent d’euthanasier, ou à tout le moins réduire, la rente. Leurs solutions seront donc toujours dans une recherche du juste équilibre, dans une volonté moralisante que l’Etat réglemente les « abus », comme autrefois l’Eglise prétendait interdire le prêt avec intérêt.

Evidemment, il est absurde et utopique de vouloir, par une quelconque réglementation, empêcher les conséquences obligées de rapports sociaux qu’on admire et qu’on organise. Car ce qu’ils déplorent, sans le savoir, c’est l’autonomisation de la valeur, ce résultat inévitable des rapports marchands, des rapports entre individus privés. Ils en critiquent seulement certaines manifestations, qu’ils veulent faire passer pour des causes, liées au fait que, dans ce mouvement, la valeur en arrive nécessairement à se constituer en capital fictif. Ils leur arrivent parfois d’énoncer vaguement le problème quand ils constatent que « la sphère financière » s’éloigne de la « sphère réelle », ou quand ils parlent des cours de la Bourse qui s’éloignent des « fondamentaux ». Mais ces formules restent obscures. Qu’est-ce que le « réel » sinon le procès de valorisation qu’ils ignorent? Qu’est-ce que le « fondamental » sinon simplement pour eux des PER « raisonnables », ce qui n’est pas sortir de la capitalisation et du crédit?

Ce qui choque ces messieurs dans le capital financier, ce n’est pas le capital, mais le financier. Ils ne voient pas que ce qu’il y a de fictif dans le capital financier, ce n’est pas la finance (il y a bien des masses d’argent qui circulent), mais le capital. Ils ignorent qu’il n’y a de capital que dans l’absorption de travail vivant par du travail mort dans un rapport d’appropriation privée du surtravail. Ils admettent la nécessité du crédit et de la rémunération de l’argent, qu’ils veulent seulement raisonnables. Mais le crédit, l’argent qui rapporte de l’argent, produisent la spéculation et le capital fictif tout aussi sûrement que « le poirier les poires ». Ces incohérences font irrésistiblement penser à la remarque de Marx: «… il est tout aussi naturel que les agents réels de la production se montrent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles: capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire; car ce sont là les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et auxquelles ils ont affaire. Il n’est donc pas moins naturel que l’économie vulgaire, simple interprétation didactique, plus ou moins doctrinale, des conceptions courantes des agents de la production réels… trouve dans cette trinité où tous les liens internes ont été effacés, la base naturelle, et qu’il n’est pas question de mettre en doute, de ses platitudes prétentieuses »117.

La nature fictive dans le capital financier, c’est que l’argent s’y comporte (via les financiers qui le personnifient) comme la forme idéale, adéquate, de la valeur (une valeur se valorisant), alors même que cette forme s’est complètement détachée du contenu de la valeur (dans son mouvement superficiel tout du moins), le travail social, l’intérêt semblant issu du seul mouvement de l’argent. Nous avons vu pourquoi la valeur des marchandises, ne pouvant apparaître que comme valeur d’échange, se représentait dans une chose extérieure à elles, l’argent. Cette extériorité, qui pose l’argent face à toutes les autres marchandises, comme les représentant toutes, les uniformisant comme toutes échangeables contre lui, en fait le symbole vivant d’une valeur universelle, séparée, autonome. La valeur n’est évidemment que dans les marchandises, dans le travail qu’elles contiennent, et c’est pourquoi l’argent ne « devrait » être « normalement » qu’un moyen, le support, fugace, de leur échange (M-A-M). Bien des moralistes et des utopistes voudraient d’ailleurs le cantonner à cela. Mais comme il est valeur autonome, et que cette autonomie prend corps dans l’inéluctable séparation des actes de vente et d’achat, l’argent devient le point de départ et le but (l’échange apparaît comme A-M-A). C’est pourquoi, il se forme tout d’abord dans l’histoire un groupe d’hommes qui se consacre à acheter pour vendre, les négociants. « L’échange pour l’échange se sépare de l’échange pour les marchandises… A l’autonomisation de la valeur d’échange dans l’argent, détachée des produits, correspond l’autonomisation de l’échange (commerce) en tant que fonction détachée des échangistes »118. Ce « corps de négociants » a pour finalité, non pas la « possession des marchandises en tant que produits », pour leur usage, «… mais uniquement l’obtention de valeurs d’échange en tant que telles, l’obtention de l’argent ».

Logiquement, mais aussi historiquement, l’argent est donc posé comme « la » valeur, autonomisée, détachée des valeurs d’usage. Comme il est quantité, son mouvement ne peut avoir pour objectif, pour le possesseur d’argent qui l’engage, que l’accroissement A-A’. Flux et reflux, l’argent doit revenir, augmenté, à l’argent, tel est le mouvement qui apparaît « naturel », y compris aux soi-disant critiques des rentiers. Dans le seul commerce, dans l’échange simple, seule une sorte d’escroquerie, un échange de valeurs inégales, peut permettre de l’obtenir. Sauf dans le cas d’un échange particulier, le salariat, où l’escroquerie disparaît, mais se transforme en exploitation (appropriation du surtravail). Le salariat, ou capitalisme, est le véritable procès de valorisation, d’accumulation, et on sait son efficacité remarquable sur ce point. Le crédit n’est, initialement, que la séparation de la possession de l’argent et de son utilisation dans l’achat et l’organisation des conditions de la production de plus-value119. Mais il fait apparaître, avec l’intérêt qui l’accompagne, la valorisation de l’argent comme due à son seul mouvement. Dès lors peut se développer, et se développe effectivement, le capital financier, l’argent qui se débarrasse de la marchandise, qui accomplit ce que ses gènes contenaient, en semblant pouvoir ne parcourir que le cycle A-A’.

Le mouvement qui conduit au gonflement du capital fictif est parfaitement logique, il se déduit des rapports sociaux qui définissent l’argent (et cela ne pouvait être compris qu’à partir du plein développement de ces rapports, de leur généralisation mondiale qui seule pose la valeur d’échange pour ce qu’elle est). Mais il est surtout historique et concret, et c’est cette histoire, ce concret, que la pensée logique permet de comprendre. Il ne faut évidemment pas voir le mouvement concret d’autonomisation de l’argent comme un mouvement des concepts. Marx écrivait dans un brouillon120: « Le produit devient marchandise; la marchandise devient valeur d’échange; la valeur d’échange de la marchandise, c’est sa qualité monétaire immanente; cette qualité monétaire se détache d’elle en tant qu’argent, acquiert une existence sociale universelle distincte de toutes les marchandises particulières et de leur mode d’existence particulière… ». Puis, quelques pages après, il autocritique « la manière idéaliste » de ce rapide résumé du mouvement de l’argent « qui fait croire à tort qu’il s’agit uniquement de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts ».

Certes, l’extériorisation du travail dans l’argent est une représentation, un signe, une idée (qui produit un fétiche et des comportements fétichistes). Mais ce n’est pas l’idée qui évolue elle-même, ce n’est pas la représentation, l’argent, qui évolue tout seul pour se transformer en capital fictif. Si la logique d’autonomie qui mène au capital fictif est déjà entièrement contenue dans l’argent, elle ne se réalise qu’au travers d’un procès historique et social concret, celui de la production de plus-value. Ce sont les conditions de cette production, les difficultés concrètes auxquelles elle se heurte, les efforts du capital pour les surmonter, qui poussent au développement du crédit, à la concentration du capital, au capital financier.

Concernant ce procès, un fait fondamental est que le mouvement de valorisation est nécessairement, en même temps, un mouvement de dévalorisation. Karl Marx a mis à jour cette contradiction essentielle que la valorisation du capital ne pouvait se développer, en dernière instance, qu’au moyen de l’augmentation du capital fixe (de la machinerie) relativement au travail vivant. C’est le phénomène bien connu du développement de la productivité (ou production de plus-value relative) à travers l’automatisation, et la diminution corrélative de la quantité de travail vivant employé, de l’exclusion du prolétariat hors de la production. Or seul le travail vivant produit la plus-value. Cette exclusion entraîne aussi une diminution relative de la consommation, et une exacerbation des contradictions de classe (que les sociologues nomment pudiquement « rupture du lien social », « désintégration du comportement citoyen »!). Bref, de tous côtés, le capital rencontre l’opposition et la limite du travail salarié, dont pourtant il ne peut se passer.

Pour en rester au mouvement de l’argent, on sait que le capital fixe ne produit pas de plus-value (sa valeur n’est que reproduite par le travail vivant). Donc, plus il croît relativement au travail vivant, et plus le capital tend, malgré les contrefeux qu’il met en place, à se dévaloriser. Certes, le capital le plus productif se valorise par rapport à ses concurrents, mais globalement – et le taux de profit est une moyenne globale – le capital se dévalorise puisque le rapport plus-value/capital tend à diminuer. On sait qu’un moyen pour pallier cette difficulté consiste à accélérer la rotation du capital circulant (matières premières, travail), ce qui permet qu’un même capital fixe absorbe plus de travail vivant (par exemple avec les 3 x 8, la même machine absorbe trois fois plus de travail qu’en une journée de 8 heures: le rapport plus-value/capital est amélioré d’autant. Tel est aujourd’hui l’enjeu des « lois Aubry »: augmenter la « flexibilité » du travail, le rendement du capital fixe).

Le crédit est le moyen indispensable pour mobiliser et concentrer l’argent nécessaire à l’accumulation du capital fixe. Les diverses institutions financières transforment une multitude de petits ruisseaux d’épargne courte en de grosses rivières de crédits longs. Elles répartissent l’argent entre les différentes branches économiques en fonction des taux de profit, et assurent ainsi la fluidité du capital (donc l’égalisation de ces taux et des différentes conditions de la production).

Mais le crédit est aussi le moyen de tout accélérer: la rotation des marchandises, matières premières et produits finis, la rotation de l’argent. Le capital fuit la fixité puisque la valorisation n’existe que dans le mouvement, pas dans la thésaurisation. Plus rapide est le reflux de l’argent à son point de départ, plus vite peut recommencer un nouveau cycle d’accumulation, plus forte elle est.

L’organisation du capital financier moderne, fondée sur la titrisation généralisée du crédit, cumule toutes ces qualités. Enorme capacité de rassembler de l’argent de prêt, puisque la valeur du titre peut être aussi petite que l’on veut, le dépôt sur le livret rémunéré n’être que de quelques francs, et donc la moindre épargne mobilisée. Stabilité du capital prêté, ainsi adapté à la longueur des cycles industriels, puisqu’un prêteur est immédiatement remplacé par un autre quand il vend ses titres. Fluidité parfaite de l’argent pour le prêteur, puisqu’il peut vendre à tout moment (quitte à enregistrer des pertes en cas de baisse!) et déplacer ses capitaux au gré des gains espérés, faisant ainsi sans le vouloir œuvre de justice capitaliste en assurant l’égalisation des taux de profit et la répartition efficace de l’argent. Ce qui fait que les titres sont aujourd’hui à peu près aussi liquides que de la monnaie. Tout est papier dans le capital financier, assignation juridique sur une part de la richesse sociale.

On le voit, le crédit n’est pas une lubie diabolique, un instrument dont le contrôle aurait échappé aux hommes, mais il y a au contraire toutes sortes de bonnes raisons rationnelles pour que se développe le capital financier dans le système capitaliste. Même les opérations à terme et les « produits dérivés », si souvent dénoncés comme le comble de la spéculation, ont une justification rationnelle dans le fait qu’ils permettent de se couvrir contre les risques de variation des prix, des taux de change, d’intérêt, et tout directeur financier simplement soucieux de bonne et sérieuse gestion se doit absolument d’y recourir.

Mais les économistes voudraient séparer toutes ces bonnes raisons de leurs conséquences inéluctables: gonflement du capital fictif, développement accéléré de la spéculation et de la corruption, krachs qui s’en suivent. Cela est impossible, car il n’y a aucune frontière, autre qu’artificielle, entre crédit et spéculation (tous deux traites sur l’avenir), entre capital financier et développement industriel et commercial. Il n’y a qu’un système d’accumulation du capital, qui n’a pu se développer qu’en spécialisant ses différentes branches, financières, industrielles, commerciales, etc. Elles sont comme les différents composants d’un même corps, au départ pourtant simple cellule, dont le sang serait l’argent, les muscles l’industrie, le cœur les banques, le cerveau les managers. Qu’un organe vienne à défaillir, et tous sont touchés. Le capital financier n’est pas « à part », mais une composante du système d’accumulation du capital, tout entier fondé sur le crédit, lequel forme le capital financier.

Si la crise se manifeste aujourd’hui, le plus souvent, d’abord comme crise financière, c’est parce que les titres et « produits financiers » sont devenus la forme d’existence avérée de la valeur, la forme essentielle du crédit et de la spéculation qui les fait gonfler en « bulles », d’autant plus facilement qu’elle est parfaitement élastique, fluide, sans fixité ni matérialité. Mais à l’autre bout de la chaîne enchevêtrée et inextricable de l’empilement des créances et des « produits » financiers « dérivés » les uns des autres, il y a des marchandises, des machines, des forces de travail. Et c’est la non valorisation, ou la dévalorisation, de ce capital-marchandise qui est fondamentalement la cause de la crise du capital financier, parce que ses titres apparaissent, tout d’un coup, comme assignation sur une richesse fictive, sur des plus-values qui ne se réalisent pas, sur des marchandises qui ne sont pas socialement validées, sur du capital qui ne produit rien. C’est une chose toujours vérifiée que la crise financière et monétaire révèle, à travers un écheveau de créances irrécouvrables, des capacités de surproduction, des surplus de marchandises, des salariés superflus. Et qu’elle ne se résout que par des « restructurations » conduisant à la destruction de tous ces surplus, qui sont surplus de capital sous une forme ou une autre (titres, marchandises, machines, bâtiments, etc.), parce que n’est capital que ce qui peut réellement être condition, moment, d’un procès de valorisation.

Non seulement « il n’est rien de plus faux que d’attribuer pareille situation à un manque de capital productif, il y a alors précisément excès de capital… »121, et de penser résoudre la crise simplement par injection de liquidités et facilités de crédit, mais surtout il n’y a rien de plus faux que d’imaginer qu’une quelconque politique monétaire puisse suppléer aux problèmes de production de plus-value, qui se situent dans la réalité du rapport salarial et non dans la représentation sociale imaginaire de la richesse. Les différentes politiques monétaires ne sont jamais, en période de crise, que des expressions plus ou moins adéquates de la nécessité de dévalorisation et de destruction de valeur. Et ensuite, elles accompagnent plus ou moins habilement la reprise du cycle de valorisation. Il n’y a de politique monétaire que la capacité de l’Etat à agir dans le bon tempo en matière de restriction ou de création monétaire. « Une banque (centrale, n.d.a.) peut atténuer la panique, tant que son crédit n’est pas ébranlé, en multipliant la monnaie de crédit, et l’augmenter en la retirant de la circulation », constatait déjà Marx en son temps122.

Mais rien ne se résout sans destruction de capital. La crise en est le moment, pacifique ou guerrier. Et c’est à cette destruction que, d’une manière ou d’une autre, participe la politique monétaire. C’est évident en ce qui concerne la masse des pays dominés où l’écroulement de la monnaie manifeste le surendettement (l’excès de valeurs fictives), et accompagne la baisse des prix, l’effondrement de la production, la multiplication des faillites. Mais c’est vrai aussi pour la petite poignée de puissances où le « flight to quality » aboutit à la thésaurisation dans quelques « blue chips » ou titres d’Etat. L’argent ainsi mis à l’abri (du moins le pense-t-on) ne fonctionne plus comme capital. Donc d’un côté, du capital est détruit, et de l’autre, l’argent s’y précipite mais mis en attente, en réserve, sans y fonctionner comme capital, gonflant artificiellement et momentanément certains cours boursiers.

Certes, la crise se manifeste d’abord dans la sphère financière. Puisque c’est de là qu’est parti l’argent, c’est là qu’il doit refluer, et donc là qu’on s’aperçoit d’abord qu’au gonflement des signes de valeur qui s’y est produit ne correspond pas le reflux attendu qui les validerait (puisque, répétons-le, la valeur n’existe que dans la valorisation). La finance est donc à l’origine de la crise, mais seulement en tant que point de départ. Pas en tant que cause, que racine, contrairement à ce que pensent les économistes qui confondent les deux sens du terme origine. Parce que la crise révèle l’hypertrophie de la sphère financière, ils en déduisent qu’il suffit de l’empêcher pour qu’il n’y ait plus de crise. Tout se passerait dans cette seule sphère, excès et correction des excès. Pour eux, tout le problème viendrait de la faiblesse des Etats devant la « mondialisation ». Accentuée par la « déréglementation » initiée par le « coup d’Etat » américain d’abandon du lien dollar-or en 1971, développée à travers toute la politique dite « libérale », elle les aurait désarmés face à la finance devenue sans frontière et sans loi. Le manque de volonté des Etats aux mains des « libéraux » les aurait rendu impuissants à en contrôler le développement. Voilà, selon eux, la cause des excès de la spéculation, de l’hypertrophie financière, de la recherche du profit immédiat et élevé au détriment de l’investissement à long terme, etc.

D’un mauvais diagnostic, fondé sur l’observation de faits réels mais superficiels, naît l’illusion d’un remède: l’intervention de l’Etat. Que ce soit par une réglementation stricte du crédit alimentant le capital financier, afin de contrôler son usage, ou par une taxation accrue des « profits financiers », ou encore par l’inflation, la dévaluation monétaire et le crédit bon marché, qui ruinent la finance (mais aussi les travailleurs), tous prétendent que l’Etat pourrait favoriser le vrai capital productif, l’entrepreneur créateur de richesses et d’emplois, en brimant le rentier et en réduisant la part de profit qui lui revient.

Ce n’est là au mieux qu’une utopie, en tout cas une mystification. Comme si les difficultés de la production de plus-value dans la sphère industrielle étaient dues à un manque de capital, qui aurait « fuit » dans la sphère financière123, alors que c’est la pléthore qui prévaut partout, que la sphère industrielle est « saturée » de capital (relativement aux possibilités de produire et réaliser de la plus-value)! Comme si on pouvait espérer voire croître une économie dont le développement est entièrement fondé sur celui du crédit, et détruire, ou même seulement contracter, le crédit au prétexte de vouloir éliminer ses conséquences néfastes! Comme si on pouvait à la fois vouloir plus d’investissements, donc plus d’épargne, et euthanasier le rentier!

L’appel à l’Etat cache en réalité tout autre chose, qui n’est pas une fiction: la socialisation croissante du procès de production (qui est procès de production de plus-value). Mais au lieu que cette socialisation soit reconnue et sanctionnée par l’organisation d’une véritable communauté des hommes associés, elle est confisquée par l’Etat, substitut inhumain de la communauté, qui se prétend l’organe de la socialisation parce qu’il a pour rôle de reproduire la société. Mais de la reproduire telle qu’elle est, divisée en classes opposées, une non communauté en réalité. L’appel à l’Etat consiste donc à reconnaître d’une certaine façon la socialisation du procès de production, c’est-à-dire de façon à la maintenir dans les limites absurdes et misérables du rapport capitaliste et de la domination bourgeoise. En ce qui concerne ce procès, l’Etat va l’organiser. Puisque l’argent, en ces périodes de crises longues et répétitives, rechigne à se placer dans les secteurs industriels, déjà « saturés » au point que les investissements supplémentaires y seraient peu rentables, voire perdants, l’Etat va s’efforcer de l’y attirer. En le siphonnant des contribuables vers les entreprises, il va prendre en charge de façon croissante le financement de la valorisation du capital, aussi bien en épongeant les pertes qu’en subventionnant les développements, directement ou par ses commandes.

L’intervention de l’Etat a l’avantage idéologique de se présenter comme faite pour le bien commun, puisqu’il est censé représenter « l’intérêt général ». Celui qui est subventionné et secouru est « l’entrepreneur », ou mieux, l’entreprise, créatrice de richesses et d’emplois, aux propriétaires anonymes, où tous, du directeur à l’employé, sont des salariés partageant le même objectif: gagner. Toutes les aides déversées, les centaines de milliards de dettes apurées quand il s’agit de sociétés « too big to fail », ce serait tout simplement faire œuvre utile à tous.

Certes, on peut rétorquer qu’il n’y a rien là de nouveau. Depuis toujours, le rôle de l’Etat est d’organiser les conditions générales (économiques, sociales, politiques, éducatives, etc.) de la reproduction de la société, donc aujourd’hui du capitalisme. Mais c’est le renforcement rapide, l’importance devenue tout à fait primordiale, de ce rôle qui est significatif124. Cela manifeste deux tendances de fond liées l’une à l’autre:

1°) Les difficultés croissantes de la valorisation. Dans le capital industriel, elle passait par l’exploitation directe, le prélèvement privé de la plus-value produite par les prolétaires. La masse de travail vivant (qui produit la plus-value) se réduisant relativement à celle du capital fixe, l’Etat tente de prendre en charge cette valorisation en élargissant les prélèvements fiscaux, pour en redistribuer la manne en faveur du capital (cette tendance est très visible en France, par exemple avec la C.S.G. qui supplante en importance l’impôt sur le revenu et élargit le prélèvement à l’ensemble des salaires et revenus, même « sociaux », tout en supprimant la proportionnalité qui existe dans l’I.R.P.P., afin de décharger encore plus les entreprises du coût de reproduction de la force de travail; ou avec l’importance de la T.V.A., impôt réputé le plus moderne, qui touche jusqu’aux plus misérables; ou même avec l’impôt dit sur la fortune, qui épargne tous les patrimoines industriels et commerciaux en tant « qu’outils de travail »!).

2°) La socialisation croissante du procès de production, et la concentration concomitante des moyens de production, face à laquelle la propriété privée de ces moyens disparaît (« l’expropriation s’étend ici du producteur direct aux petits et moyens capitalistes eux-mêmes », observait déjà Marx125 à propos du développement des sociétés par actions). Elle devient celle d’un capital en général, qui prend la forme d’un capital financier. Mais aussi elle se scinde, en quelque sorte, en deux. D’une part, une propriété juridique, celle du capital financier dans lequel les propriétaires des milliards de titres n’ont rien à voir, pour la plupart, avec la gestion des entreprises que ces titres représentent, mais attendent seulement le revenu de leur placement. Le fonctionnement de ce capital financier se veut détaché de la sphère productive, valeur idéale, parfaitement autonomisée, s’auto-valorisant. « L’intérêt apparaît comme le produit véritable et caractéristique du capital »126, et le capital comme l’argent qui porte intérêt. Et d’autre part, une propriété « fonctionnelle », celle des maîtres de la production (à leur tête, un p.d.g. qui peut contrôler l’entreprise s’il représente seulement 5 à 10 % des actions), qui l’organisent à leur guise, simplement révocables si le profit est insuffisant ou si l’entreprise se fait racheter par un capital concurrent.

D’un côté, une croissance énorme du capital fixe et la concentration des moyens de production en unités de plus en plus automatisées produisant pour le monde entier (socialisation de la production à l’échelle mondiale). De l’autre, et concomitamment, une croissance tout aussi énorme du capital-argent et le fractionnement de sa propriété en des milliards de titres (« socialisation » de la propriété à l’échelle de la bourgeoisie mondiale) qui se comportent comme valeurs autonomisées. Mais tout cela est en fait du même côté, celui du pôle du capital qui se scinde en ses deux formes (argent et marchandises). Ces deux formes recouvrent évidemment les deux phases du procès de valorisation: celle où le capital circule sous forme argent, et celle du procès de production et de réalisation de la plus-value (elle-même partagée en capital industriel et commercial).

Mais comme, dans l’esprit de l’individu du monde marchand, le capital est l’argent (et l’argent capital), tandis que le procès de production est « technique », il y a une unification, une uniformisation du concept de capital, du moins de cette conception vulgaire, dans le capital financier. Il ne s’agit plus de la propriété personnelle de tel ou tel moyens de production, ou parts de moyens de production, particuliers, mais de titres quelconques, interchangeables. En témoigne l’importance prise par toutes sortes d’organismes de placements collectifs (OPCVM, Fonds de retraites, etc.). Le mouvement des taux d’intérêts devient le facteur déterminant de la valeur de ces titres (lois de la capitalisation), et donc des mouvements de capitaux. Comme ils semblent fixés par les politiques monétaires et budgétaires des Etats, cela amène à imaginer que ceux-ci peuvent diriger ces mouvements à leur guise.

En face, dans la production, il semble maintenant qu’on n’ait affaire qu’à un vaste procès technique, dont le capital aurait disparu, sinon dans les Conseils d’Administration où siègent les représentants des propriétaires et rentiers parasites, qui seraient seuls responsables d’exiger une rentabilité élevée et des profits d’usuriers (voir les protestations des économistes contre les fonds de pension américains qui « exigent » du 15 %!). En réalité, c’est dans ce monde que le capital affronte le travail, c’est là que se réalise l’extorsion du surtravail. Les « capitalistes actifs », directeurs, ingénieurs et autres maîtres de la production se chargent de cette extorsion, et partagent pour cela la plus-value avec les financiers (salaires démesurés, « stock options », « abus de bien sociaux » licites ou non, etc.). Que ce partage suscite quelques contradictions n’empêche pas qu’elles soient parfaitement internes au pôle du capital.

Et le problème de ce pôle, dans sa globalité, c’est la contradiction qui l’amène à diminuer la quantité de travail productif (de plus-value) en même temps qu’il développe les moyens de production et les quantités de marchandises produites. Cela n’est pas un problème dû au manque d’argent dans la production, parce que le capital financier le « détournerait » à son profit. Mais comme le capital financier apparaît comme détaché de la production (de plus-value), et qu’il se gonfle effectivement par lui-même en bulles spéculatives, lesquelles semblent seules responsables de l’effondrement de toute l’économie quand elles éclatent (toute l’économie dépendant du crédit, des banques, etc.), tout cela alimente l’utopie qu’on devrait « pénaliser » et contrôler le capital financier pour sauver et développer le capital industriel (comme si, d’ailleurs, il était intéressant de le faire en l’état « d’inhumanité » totale de cette industrie!).

C’est confondre la scission du capital en ses deux formes qu’il revêt pendant son procès de reproduction, argent et marchandises, signes de valeurs et valeurs matérialisées, avec une scission en deux sphères distinctes et autonomes, qui vivraient quasi indépendamment l’une de l’autre. Certes, il y a une autonomie de la sphère financière dans ses capacités propres à s’auto-multiplier. Mais, comme il a été dit, cette spéculation est absolument inséparable du crédit et de ses développements, qui ont leurs bases, leur rationalité, et leurs nécessités dans la sphère productive du capital. On ne peut pas restreindre la sphère financière sans le faire du crédit, et on ne peut pas supprimer, ni même restreindre le crédit (donc le capital financier) sans faire écrouler la production capitaliste.

Lénine, dans « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », avait défini le capital financier comme la fusion des banques et de l’industrie. C’est exact au sens de la propriété juridique. Si on considère le capital comme argent, et le capitaliste comme le propriétaire de l’argent, alors il est vrai que tout cela se concentre dans le capital financier. Mais le capital n’est pas une chose, c’est un rapport de production, le salariat. Il était initialement fondé sur la propriété privée des moyens de production, par laquelle le capitaliste était à la fois propriétaire et gestionnaire, rentier et industriel, actif et passif pour reprendre la terminologie de Marx. C’est le développement même des forces productives, de la machinerie, qui a nécessité à la fois le développement du capital financier et celui des puissances intellectuelles de la production. Le fait que la propriété financière se soit séparée de la gestion et de l’organisation de la production est bien sûr lié à l’énorme accroissement du capital fixe (de la machinerie). Ce qui implique que cette séparation se soit accompagnée du développement, tout aussi considérable, du rôle des intellectuels dans les conditions de la production où la science et la technique sont devenues primordiales, et d’une division sociale du travail accrue dans un sens de rapports dominants/dominés. Or, et c’est ici le point crucial, l’appropriation de la maîtrise de ces conditions fait partie intégrante du rapport salarial, lequel est l’existence du capital, qui oppose ceux qui la possède à ceux qui en sont dépossédés. Autrement dit, c’est une erreur de définir le capital comme seulement un vaste système de propriété financière, auquel ferait face le salariat en général, du cadre supérieur à l’employé de base. Erreur vers laquelle tend la définition de Lénine du capitalisme moderne.

Dire que le capital financier est « passif » dans le procès de production, n’est pas dire qu’il est sans rapport de domination avec les capitalistes « actifs ». Tout d’abord, il est évident que le capital financier nomme les dirigeants (ou du moins une petite fraction de ce capital puisqu’on peut contrôler une société avec moins de 10 % des actions). Ceux-ci enrôlent à leurs côtés les propriétaires de la science et de la technique, en les rémunérant en conséquence. Tout le système éducatif et social est d’ailleurs également conçu pour que tout cela se passe en famille, entre bourgeois. Mais il serait faux de penser que ces « actifs » n’organisent l’extorsion de la plus-value que comme larbins, dans le seul intérêt des financiers dont ils seraient, comme tout salarié, les victimes exploitées. Ils ont aussi leur propre pouvoir comme propriétaires des sciences et techniques qui déterminent cette extorsion (en tant qu’elle est maintenant surtout plus-value relative), et ils en usent pour s’en partager les fruits avec le pouvoir financier. La reproduction et la pérennité de ce système les intéressent tous deux, et les contradictions qui existent entre ces deux catégories de maîtres, financiers et organisateurs, sont internes au fonctionnement du capital, de sa reproduction. Que le rapport salarial soit aussi fondé, dans le capitalisme évolué, sur une division sociale du travail verticale extrêmement poussée (hiérarchie) est d’ailleurs une vérité dont toutes les révolutions passées ont fait, à leurs dépens, l’expérience quand elles l’ont ignorée. A partir d’une définition du capital comme étant seulement le capital financier, la propriété de l’argent, des titres, elles ont cru pouvoir éliminer le capitalisme simplement en le nationalisant. Mais cela laissait intacte, justement, cette division du travail permettant aux maîtres du travail de continuer à s’approprier une part de la plus-value dont ils organisaient toujours la production, tandis que l’appareil d’Etat captait l’autre en raison de son rôle de propriétaire du capital en général, du capital social, ayant le pouvoir de le distribuer dans les différentes branches, étant le propriétaire financier, la banque et le crédit à lui tout seul127.

Bref, il est erroné de définir le capital comme devenu le capital financier, comme seulement le pouvoir de la finance qui se serait entièrement soumise l’industrie en fusionnant avec elle, et n’existant plus dans les formes et rapports spécifiques qu’il revêt dans le procès industriel. Il n’y a pas que l’aspect, tout à fait réel, de fusion du capital financier et industriel dans la même propriété juridique, souligné par Lénine. Il y a aussi, dans l’unité contradictoire des deux termes, l’autonomie des deux sphères. Ce qui implique que le capital n’est pas que d’un côté, dans le capital financier, mais qu’il est aussi de l’autre, dans la sphère industrielle et commerciale. Il y a unité, interdépendance des deux, et il y a aussi, séparation, autonomie des deux (et les crises sont, nous l’avons vu, des tentatives toujours finalement avortées, de réunification de leurs rapports autonomes quant à la valorisation).

Observons incidemment qu’il n’y a pas que Lénine à avoir trop isolé le capital financier comme l’ennemi à abattre pour passer au socialisme. Karl Marx lui-même, dans certains brouillons qu’Engels a publié dans le livre III du Capital128, laisse affleurer cette idée (que tout le reste de son œuvre condamne absolument). Par exemple quand il oppose tous « les individus réellement actifs dans la production, depuis le directeur jusqu’au dernier journalier », aux moyens de production « convertis en capital », vis-à-vis d’eux parce que propriété privée des actionnaires. Mais les moyens de production encore aux mains des directeurs et ingénieurs seraient encore du capital! Et de fait, ils sont aussi entre leurs mains, car ils en ont la maîtrise. Cette opposition de l’ensemble des « actifs » aux financiers est fausse en ce qu’elle mélange une opposition tout à fait secondaire (entre les représentants du capital-argent et ceux du capital en acte, qui ne sont qu’une petite part des « actifs ») avec l’opposition radicale du rapport salarial (entre tous les maîtres, à différents titres, financiers et intellectuels, des conditions de la production et ceux qui en sont désappropriés). Ou encore quand il écrit que le but du mode de production capitaliste est « d’exproprier tous les individus de tous les moyens de production, lesquels, la production sociale se développant, cessent d’être moyens et produits de la production privée et se bornent à être moyens de production entre les mains des producteurs associés, donc ils peuvent être leur propriété sociale, tout comme ils sont leur produit social ». S’il est exact que le capitalisme détruit la propriété individuelle des moyens de production et la production individuelle, ce n’est pas pour autant que ces moyens « se bornent » à être aux mains des « producteurs associés » que seraient l’ensemble des salariés. Il n’est pas exact que tous les individus puissent en faire « leur propriété sociale », en tant que « producteurs associés », pour peu que la propriété financière sur ces moyens soit abolie. Car s’ils sont associés, c’est par et dans une division sociale du travail développée non comme complémentarité de fonctions également riches de qualités, mais comme hiérarchie de dominants sur des dominés. Dans celle-ci, certains groupes d’individus sont associés d’une façon particulière, comme une classe dominante organisant l’extraction de la plus-value. Ceux-là ont toujours la propriété, sinon juridique du moins effective, des conditions de la production, dont ils se disputent plus ou moins les parts et les revenus correspondants. Et ils le font en tant qu’individus privés qu’ils se croient toujours être, suivant les moyens en argent et en connaissances qu’ils ont pu s’approprier, la place sociale qu’ils ont pu acquérir grâce à eux, comme grâce aux ruses et manœuvres qui caractérisent toujours les relations sociales de l’individu qui se définit comme privé129.

Bref, euthanasier le propriétaire financier, le rentier, n’est certainement pas le dernier mot de la révolution, car son expropriation ne signifierait nullement l’euthanasie du capitaliste, ni même la fin du pouvoir de l’argent. Cela ne peut être qu’un premier pas, tout à fait nécessaire au demeurant, dans cette direction. Car on peut bien exproprier les propriétaires de l’argent. Mais ils ne sont jamais qu’une personnification de l’argent, et supprimer la personnification n’est pas supprimer la chose, ni sa fonction. Pour cela, il faut abolir les causes, donc en l’occurrence les rapports sociaux, qui génèrent cette chose et cette fonction.

Il n’est pas étonnant que nous retrouvions ici le phénomène qui était au point de départ de l’analyse de l’argent et de son pouvoir: le rapport social de désappropriation, la question de la maîtrise collective des conditions sociales de la production.

Car la racine de l’argent a été trouvée, par Marx, dans le fait que les hommes ne maîtrisent pas les conditions, qui sont sociales, collectives, de leur production (qui n’est pas que production de produits, mais de besoins, de désirs, de science, d’art, bref, production de leur vie, de leur communauté). C’est d’abord la séparation des individus privés, qui fait qu’au lieu de produire collectivement, en assumant consciemment que production et consommation sont sociales, au lieu de décider ensemble de la répartition du travail selon leurs choix (quoi produire, combien, comment) et d’échanger ainsi directement leurs travaux, ils ne peuvent procéder à cet échange qu’après coup. De là naît l’échange entre les hommes déterminé par celui des marchandises, dans lequel leurs travaux ne peuvent être socialement égalisés et validés que sous la forme valeur d’échange. De là l’argent, qui est l’existence sociale de la valeur d’échange. De là la monnaie, qui est le signe, l’étalon, qui sert d’unité commune aux marchandises, dans laquelle elles se comparent, mesurent leurs valeurs respectives, le temps de travail social qu’elles contiennent. D’abord marchandise spéciale, puis simple signe de valeur, l’argent s’autonomise en tant que chose extérieure au travail, qu’il est pourtant censé représenter. Il devient la forme idéale de la richesse, la valeur qui se valorise elle-même. Dès lors, les rapports entre les hommes sont nécessairement subjugués par l’argent. La domination des rapports entre les marchandises sur les rapports sociaux devient domination des mouvements de l’argent, de ses rapports avec lui-même dans le taux d’intérêt, bref, c’est le fétichisme accompli.

Les protestations contre cette « domination qui semble être pure folie » ne datent pas d’hier. Aristote voulait que l’argent ne soit qu’une « chose utile, un moyen en vue d’une autre chose ». Virgile dénonçait l’auri sacra fames. Marx le savait, qui remarquait que « les philosophes de l’antiquité… considèrent qu’il s’agit là d’une perversion, d’un abus de l’argent qui de serviteur devient maître… », l’échange initial pour la valeur d’usage devenant échange pour l’argent. Mais il ajoutait: « ce qu’on attaque ici, c’est uniquement la valeur d’échange qui devient contenu et fin en soi de la circulation, c’est la promotion à l’autonomie de la valeur d’échange en soi; c’est le fait que la valeur en elle-même devient la fin de l’échange et revêt une forme autonome, d’abord sous la forme simple et tangible de l’argent »130.

Cette domination de l’argent, aujourd’hui à son comble avec le capital financier, durera autant qu’en durera la cause, à savoir la non maîtrise par les hommes, collectivement, de leurs travaux, des conditions de leurs productions. C’est-à-dire tant que régnera, en conséquence, le mode d’existence sociale de ces travaux par la comparaison, après coup, des quantités de travail abstrait contenues dans leurs produits. Conquérir cette maîtrise, c’est non seulement abolir le capital financier, mais aussi supprimer cette division sociale du travail à caractère de classe qui permet aux propriétaires des savoirs d’être les maîtres effectifs de ces conditions131, et en tant que maîtres, d’organiser la production en fonction de leurs intérêts privatifs, dans un rapport d’association-concurrence avec les maîtres de la finance (et de l’Etat).

Il ne sert évidemment à rien d’en appeler à l’Etat pour contrôler et soumettre le capital financier. Il est lui-même, et nécessairement par essence, le principal organisateur de son accroissement et le gardien vigilant de sa bonne santé. Il ne sert à rien, ou plutôt il est vraiment nocif, de gémir contre « l’argent roi », de protester contre les méfaits des « excès » du capital financier, de stigmatiser les spéculateurs, de fanfaronner sur « l’euthanasie du rentier », si on refuse d’aller à la racine des maux ainsi dénoncés. C’est-à-dire si on refuse d’aller jusqu’à la valeur d’échange, jusqu’aux rapports sociaux de séparation et d’appropriation qui la déterminent. Tout le reste, en la matière, n’est que vain bavardage ou mensonge. Mais c’est justement là qu’est la nocivité: tenter de faire croire, par ces jérémiades mensongères, qu’il y aurait un « bon capitalisme » à opposer au « mauvais », une socialisation et une humanisation possibles par l’Etat bourgeois, une politique de gauche qui permettrait de dominer l’argent face à une politique de droite qui s’y soumettrait. C’est-à-dire tenter de prolonger le système existant, exactement tel qu’il existe.

Tom Thomas

Juin 1999

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NOTES

1 Voir T. Thomas, « Ni fin du travail, ni travail sans fins », éd. Albatroz, chapitre 3, p. 75 à 90.

2 Ici, on se heurte à cette difficulté du français qui désigne par le même mot « argent » le métal et aussi « la monnaie », la valeur en général. Dans toute la suite du texte, nous parlerons de l’argent sous ce deuxième sens.

3 K. Marx, Le Capital, Ed. Sociales. Livre I, t. 1, p. 55.

4 « Le caractère mystique de la marchandise… ne provient pas des caractères qui déterminent la valeur » idem, p. 84.

5 Idem, p. 83.

6 C’est dans l’économie « mondialisée » que s’applique pleinement la loi de la valeur (puisque la substance de la valeur est le travail social). Ceci contrairement à ce qu’en dit Engels dans son introduction au livre 3 du Capital, où il lui donne une fausse détermination historique.

7 K. Marx étudie avec une extrême minutie la forme valeur d’échange et sa manifestation en argent (notamment dans la Contribution à la Critique de l’Economie Politique, et dans Le Capital, E.S., L. I, t. 1, p. 62 à 83). Mais l’importance qu’il attache si visiblement à cette forme a échappé à la plupart de ses commentateurs (qui négligent ainsi l’analyse de la monnaie), qui en restent, en général, à discuter de la grandeur de la valeur (de son rapport avec le prix), et plus rarement déjà, de sa substance (quel travail).

8 Idem, E.S, III, 2, p. 266.

9 Grundrisse, E.S., t. II, p. 281.

10 Idem, E.S., t. I, p. 152.

11 Idem, E.S., t. I, p. 174.

12 K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (Fragments de la version primitive), E.S., p. 237.

13 K. Marx, Le Capital, E.S., Livre I, tome 1, p. 137 et p. 138.

14 Idem, p. 141.

15 Idem, p. 169.

16 « Dans la circulation simple, le contenu de la valeur d’usage n’avait pas d’importance… Ici ce contenu est un facteur essentiel de celle-ci » K. Marx, Contribution…, op. cité, p. 252.

17 Ce que K. Marx a bien montré dans ses analyses sur la plus-value relative et la baisse tendancielle du taux de profit. Pour un commentaire relatif à la situation actuelle, voir mes trois ouvrages à propos de la baisse du temps de travail (édition Albatroz).

18 K. Marx, Le Capital, E.S., III, t. 1, p. 191.

19 Idem, p. 174.

20 Rappelons que c désigne le capital constant, v le capital variable (salaires), pv la plus-value.

21 Le Capital, E.S., L. III, t. 1, p. 179.

22 Le Capital, L. III, t. 2, p. 64.

23 Nous verrons plus loin qu’aujourd’hui, la titrisation des créances remplace largement l’escompte: en vendant directement des titres de créance sur le marché, le capital financier les transforme en argent sans avoir à passer par le contrôle du système bancaire.

24 K. Marx, Contribution à la critique.., opus. cité, p. 182.

25 Y. Crozet, « Inflation ou déflation », éd. Nathan, 1998, p. 25. Bonne synthèse de la pensée universitaire en matière monétaire, c’est-à-dire de la description des phénomènes monétaires à la surface.

26 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 131.

27 Y. Crozet, op. cité p. 27.

28 Idem, p. 29.

29 Le Capital, L. III, t. 2, p. 12.

30 P. Simonnot, Le Monde, 21 mai 1999.

31 Le Capital, ES, III, 2, p. 56-57.

32 Idem, p. 40.

33 Idem, p. 46.

34 Système très avantageux de distribution d’actions aux cadres supérieurs (50 000 en France en bénéficient) pour les intéresser aux profits, et ainsi les associer au capital financier. La gauche vient d’en alléger encore la fiscalité! Il existe aussi dans le genre les BSPCE (bons de souscription de parts de créateurs), les plans d’épargne d’entreprises, etc.

35 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 34.

36 J. Cartelier, La Monnaie, éd. Flammarion, 1996, p. 71.

37 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 129.

38 « La mondialisation financière », François Chesnais et al ii, éd. Syros, 1996, p. 262.

39 «… Le crédit commercial, c’est-à-dire celui que les capitalistes occupés dans la reproduction s’accordent mutuellement » Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 141.

40 Idem, p. 143.

41 Le « price earning ratio » est le rapport du cours de l’action au bénéfice attendu. Par exemple, si le PER est de 20 et le bénéfice attendu de 90, la valeur de l’action est 1800 (capitalisation d’un flux futur comparable ici à un intérêt de 5 %).

42 Marx soupirait déjà à ce sujet: « C’est surtout dans des centres comme Londres, où se concentrent toutes les manipulations financières de la nation, que se manifeste ce renversement des notions: toute l’affaire devient incompréhensible; elle l’est déjà moins dans les centres de production » Le Capital, L. III, t. 2, p. 152.

43 Idem, p. 132.

44 Ce qui est évidemment différent d’un capital qui revêt les différentes formes (argent, machines, salaires, marchandises, etc.) aux différents moments du procès de sa reproduction.

45 La collecte d’argent de prêt se fait d’avance par émission de titres dans le public, contrairement à l’escompte où une créance réelle, matérialisée par une marchandise déjà en circulation, est monnayée par le système bancaire.

46 Engels observait déjà en son temps la naissance des « Financial Trusts », sociétés de portefeuille n’ayant d’autres activités que de collecter des fonds et gérer des titres, et notait: « Dans ces cas là, les actions primitives sont dédoublées puisqu’elles constituent la base d’une nouvelle émission d’actions » Le Capital, E.S., L III, t. 2, p. 132, note 1.

47 La mondialisation financière, opus cité, p. 79. Troisième avantage: ne pas dépendre de la Banque Centrale pour se procurer l’argent nécessaire à la conversion des créances.

48 Le système permet toutes sortes de sophistications (par exemple le « hedge », couplage d’achats et ventes à terme). Il est impossible de les décrire ici. Pour en avoir une idée, voir J. Cordier, « Les marchés à terme », Que sais-je, PUF, 2ème éd., 1992.

49 J. Cordier, opus cité, p. 19.

50 Problèmes Economiques, n°2541-2542, 05-12/11/1997. Pour une explication du mécanisme de ces contrats, voir Les marchés à terme, J. Cordier, opus cité.

51 Par exemple, le contrat « notionnel » sur le MATIF (marché à terme international de France) porte sur les variations de taux d’intérêt de l’emprunt d’Etat.

52 Prix du titre (ici de l’option, dont le prix est appelé prime) au moment de l’achat du contrat.

53 Revue « Projets » n° 257, p. 54.

54 Problèmes Economiques, opus cité.

55 Les crédits déferlent d’autant plus que leurs collatéraux sont les actifs dont justement la valeur augmente (on ne prête qu’aux riches, et plus ils sont riches, plus on prête…!).

56 La mondialisation financière, op. cité, p. 169.

57 Idem, p. 15.

58 Idem, p. 177.

59 Idem, note 57, p. 169.

60 Idem, p. 13.

61 Voir par exemple Problèmes Economiques n°2541-2542, novembre 1997, p. 7.

62 Chiffres du tableau p. 105 dans La mondialisation financière, opus cité.

63 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 127. Ici Marx omet seulement le cas des nationalisations d’industries. Mais cela ne change rien au raisonnement général: non seulement parce que c’est une faible part des dépenses de l’Etat, mais parce que l’intérêt que rapportent les titres du Trésor ne doit rien à ces entreprises, en général déficitaires, sinon elles sont privatisées.

64 Idem, p. 139.

65 La mondialisation financière, opus cité, p. 25.  « Les effets de la dette publique représentent près du tiers du stock d’actifs des fonds » de placements financiers (p. 20).

66 Idem, p. 115.

67 Selon le professeur D. Plihon, idem, p. 115.

68 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 131.

69 Revue OFCE, avril 1997.

70 Selon Le Parisien du 15.03.99.

71 Selon la Tribune de l’Economie du 24.11.98 et Le Monde Diplomatique d’octobre 1998.

72 Le Monde 13.03 et 16.03.99.

73 La Tribune de l’Economie, 24.11.98.

74 Le Monde, 24.11.98.

75 Voir Cahiers Français n° 289, jan-fév. 1999, p. 19 et 20, éd. La Documentation Française.

76 Le système financier international, J. Rivoire, Que-Sais-je? P.U.F., 2ème éd. 1993, p. 103.

77 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 105 et p. 169.

78 Ensemble des entrées et sorties d’argent (différent de la balance commerciale qui ne concerne que les entrées et sorties de marchandises).

79 K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, E.S., p. 114.

80 Sur le marché, le dollar valait beaucoup moins, ce qui permettait d’échanger 35 $ contre une once d’or, puis de la revendre contre 40, 50 $ ou plus, et de recommencer. Intenable.

81 K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 1, p. 55.

82 K. Marx, Contribution à la critique.., opus cité, p. 237.

83 Le Capital, E.S., L. I, t. 1, p. 147.

84 C. de Boissieu, Cahiers français, n°289, p. 81, Documentation française.

85 La mondialisation financière, opus cité, p. 113.

86 La mondialisation du capital, F. Chesnais, éd. Syros, 1997. (1500 milliards de $ égalent à peu près la richesse produite en France en une année).

87 Le Monde, 12 mai 1999.

88 Ce rôle croissant de l’Etat dans l’organisation de la reproduction de la société capitaliste se manifeste dans tous les domaines: prise en charge croissante du rapport salarial (prestations sociales, RMI, allocations diverses, emplois subventionnés, etc.), de l’éducation, accroissement de l’encadrement policier, bureaucratisation et délitement démocratique croissants du pouvoir, etc. L’importance du rôle financier de l’Etat est évidemment à replacer dans ce contexte général, typique du capitalisme moderne, où la dictature étatique bourgeoise se fait, par nécessité, toujours plus systématique et plus ouverte.

89 Le Capital, E.S., L. I, t. 1, p. 143.

90 Idem, note 1.

91 Contribution à la critique de l’économie politique, opus cité, p. 184.

92 Le Capital, E.S., L. I, t. 1, p. 143. On retrouve des passages de la même force dans la Contribution… (opus cité, p. 108-109) et dans les Fragments… (idem, p. 184).

93 Idem, p. 143.

94 Problèmes Economiques, n° 2541-2542, 5-12 novembre 1997.

95 Inflation ou Déflation, opus cité, p. 182.

96 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 176-177.

97 Le Monde, 02/02/1999.

98 Le Monde, 25/02/1999.

99 La crise mondiale aujourd’hui, éd. C. Juglar, Le Monde, 27/04/1999.

100 Il n’y a là rien de nouveau, Marx se moquait déjà d’un prédécesseur de Mr. Allais: « Darimon croit au contrôle absolu du marché monétaire et du crédit par la Banque et fait de cette superstition son point de départ » (Grundrisse, E.S., t. 1, p. 59).

101 K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 2, p. 94.

102 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 151.

103 A. Lipietz, dans Charlie Hebdo, 09.06.1999. L’économiste en chef de la gauche « moderne » atteint ici un sommet de la pensée financière bourgeoise.

104 Le Monde, 15 mai 1999.

105 « De même que les crédits accordés par une banque représentent une création de monnaie, de même leur remboursement (ou leur perte, n.d.a.) provoque une destruction de monnaie ». Inflation ou déflation, opus cité, p. 184.

106 Le Monde, 17/03/1999.

107 Le Monde, 26/01/1999.

108 Cahiers français n°289, éd. Documentation française, p. 30.

109 Le Monde, 30/04/1999.

110 Chiffres tirés du Livre noir du capitalisme, p. 238, éd. Le temps des cerises, 1998.

111 Le Monde, 08/01/1999.

112 Paul Fabra, Les Echos, 06/03/1999.

113 N. Baverez, article « les marchés financiers et l’esprit du capitalisme ».

114 Le Monde, 13.01.99.

115 F. Chesnais, La mondialisation du capital, éd. Syros, 1997, p. 297-298.

116 La SARL permet à l’entrepreneur de n’être pas tenu de rembourser sur ses biens les emprunts faits au nom de sa société, grâce auxquels cependant il fait sa fortune. Ainsi le fameux « créateur » ne risque rien, ou peu, contrairement aux épargnants et aux salariés.

117 Le Capital, E.S., L. III, t. 3, p. 208.

118 K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 1, p. 83.

119 Séparation qui existe déjà, mais cachée, dans le capitaliste qui avance son propre argent à son entreprise. Il reçoit le profit total, intérêt inclus, alors que le capitaliste emprunteur doit céder l’intérêt.

120 Grundrisse, E.S., t. 1, p. 81 et 86.

121 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 145.

122 Idem, p. 177; et aussi: « Une législation erronée, fondée sur de fausses théories de l’argent et imposée à la nation par des financiers soucieux de leurs intérêts… peut pousser les choses plus ou moins à l’extrême… ».

123 Il y a là aussi l’idée simpliste que l’argent se sépare en deux sphères, financière et industrielle, alors que c’est le capital qui se sépare en ses deux formes d’existence, argent et marchandises. Ensuite, l’auto-multiplication des signes de valeur dans la sphère financière, par la spéculation, les effets de levier, etc., n’est pas un prélèvement d’argent dans la sphère industrielle, à son « détriment ». Enfin, ce n’est pas la « faute » du capital financier si l’industrie a du mal à augmenter la production de plus-value, mais « celle » de la productivité.

124 Et cela est à relier au renforcement de la dictature de la classe dominante dans tous les domaines, qu’elle tente de couvrir par des déclarations de plus en plus véhémentes au fur et à mesure que les faits les démentent, sur les « droits de l’homme », « l’Etat de droit », « la citoyenneté », et autres hochets pour gogos.

125 Le Capital, E.S., L. III, t. 2, p. 105.

126 Idem, t. 3, p. 193.

127 Pour un développement de cette analyse, voir T. Thomas, « Le détour Irlandais ».

128 Voir E.S., L. III, t. 2, p. 102 à 106. Tout ce court chapitre présente des formulations qui peuvent nourrir cette erreur que seule la propriété financière du capital empêche « sa reconversion en propriété des producteurs associés ». Que sont d’ailleurs « les producteurs associés » est un point que Marx n’a jamais élucidé clairement (par exemple, dans ce texte, il cite malencontreusement les coopératives en exemple!).

129 Voir T. Thomas, « Une brève histoire de l’individu », éditions Albatroz.

130 Contribution à la critique.., Fragments de la version primitive, opus cité, p. 237.

131 Pour une première courte discussion sur ce sujet, voir T. Thomas, « Partager le travail, c’est changer le travail », (Critique de la critique du programme de Gotha), éditions Albatroz.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

CHAPITRE 1. L’ORIGINE DE L’ARGENT

1.1 La valeur d’échange
1.2 L’argent

CHAPITRE 2. AUTONOMISATION DE L’ARGENT DANS LE CAPITAL

CHAPITRE 3. AUTOVALORISATION DE L’ARGENT DANS LE CREDIT

CHAPITRE 4. LE CAPITAL FINANCIER COMME CAPITAL FICTIF

CHAPITRE 5. LE CAPITAL ET L’ETAT

5.1 La dette publique
5.2 La monnaie

CHAPITRE 6. LE CAPITAL FINANCIER ET LES CRISES

6.1 Nature fictive, bulles et krachs
6.2 L’utopie monétaire

CHAPITRE 7. EUTHANASIER LE RENTIER?

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