PARTAGER LE TRAVAIL, C’EST CHANGER LE TRAVAIL


INTRODUCTION

Oui, il faut, encore et encore, revenir sur la question dite du temps de travail1. Parce que c’est à partir d’elle qu’il est possible de poser un diagnostic véritable, et donc des solutions, au problème de la crise, et son cortège de chômeurs et d’exclus.

Cela n’échappe pas aux experts médiatisés et stipendiés qui assurent régulièrement, jour après jour, la tâche de faire miroiter de mirifiques réformes aux yeux des amateurs de solutions faciles, sans peine et sans douleur.

Fleurissent donc ces charlatans qui prétendent que le capitalisme peut permettre, à chacun ou presque, à la fois de travailler moins et de gagner autant, ou presque.

Renaissent les gentils utopistes qui inventent de nouveaux modes de distribution plus équitables, allant jusqu’à imaginer un capitalisme sans salariat, mais avec revenu garanti. C’est, on le sait, une vieille tradition idéaliste que de revendiquer une justice sociale distributive en décrétant l’abolition du salariat ou du profit ou d’autres « méfaits », comme s’il ne s’agissait que de défauts, de « catégories » économiques remplaçables à volonté par d’autres, et non d’expressions nécessaires de rapports de production particuliers. Les « distributistes », par exemple, ne s’embarrassent guère de problèmes aussi délicats tels que le fait que la place de chacun dans la distribution dépend de celle qu’il occupe dans la production, ou même simplement de la question de la nature de classe de l’Etat.

A vrai dire, tout est d’abord question de diagnostic. On sait qu’une force essentielle du capitalisme est qu’il apparaît dans la vie courante comme le contraire de ce qu’il est dans ses racines2. Il faut donc, pour le diagnostic, en retourner à la science, qui seule peut dire les causes profondes des phénomènes apparents. En ce domaine, c’est K. MARX qui l’a créée. Pour ce qui est de la thérapie, la science ne peut pas en décider puisque c’est une histoire de libération que les hommes construiront et inventeront. Mais ils ne pourront construire qu’en ayant fait l’inventaire des matériaux dont ils disposent pour ce faire, autrement dit des conditions matérielles qui déterminent les potentialités et les limites de cette libération.

MARX n’a guère été prolixe sur ce problème. Mais, dans la mesure où il a néanmoins esquissé les axes d’une transition du capitalisme au communisme, nous aurons à observer, dans la deuxième partie de ce travail, le caractère contradictoire de certaines de ses propositions avec ses propres découvertes.

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PREMIERE PARTIE

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CHAPITRE 1. QU’EST-CE QUI SE PASSE?

C’est bien connu, les crises et les difficultés avivent les contradictions, font fondre les masques, déchirent les apparences. Ainsi aujourd’hui, il semble ne pas se passer grand-chose tant le calme social paraît disproportionné par rapport à la gravité de la crise, mais en réalité, beaucoup apprennent beaucoup, la vieille taupe s’est remise à creuser.

Par exemple, nous apprenons que la bourgeoisie ne peut rien contre le chômage. Ses plus hauts dirigeants avouent: « on a tout essayé, rien n’y fait ». Ses économistes les plus titrés tombent d’accord: aucune « relance de la production » ne pourrait être suffisante pour le résorber.

Toutes les élites intellectuelles qui forment le pôle du pouvoir justifient leur impuissance par des raisonnements truffés de chiffres. Ils ont pour caractéristique commune de ne porter que sur la superficie des phénomènes et de n’en être qu’une description. Au mieux, ils disent comment ça se passe, mais jamais pourquoi ça se passe ainsi? Ou s’ils abordent cette question, c’est pour faire l’apologie du capitalisme en tentant de trouver des boucs émissaires chez ceux qui n’y peuvent rien: les immigrés, les bas salaires du tiers-monde, voir de simples objets, les machines, seraient des causes.

Avant d’examiner plus sérieusement ce pourquoi, nous pouvons faire un petit bout de chemin avec eux en donnant l’état des lieux. Redire la gravité de la maladie aura au moins le mérite de poser la nécessité de cette question, qui est celle du diagnostic préalable à toute thérapeutique, avec force.

D’abord, il y a le constat. La notion de chômage et les chiffres qui en découlent sont très flous. Il y a des « exclus », des chômeurs, des gens qui sont plus ou moins chômeurs, tout en étant en dehors des chiffres du chômage. Du « sans domicile fixe » qui n’a rien du tout, au titulaire d’un emploi à mi-temps, en passant par ceux qui alternent petits boulots et boulots très précaires, il n’y a pas de frontière précise séparant les totalement exclus des presque marginaux. On ne peut que cerner quelques ordres de grandeur, ce qui sera d’ailleurs suffisant pour brosser le panorama et fixer les idées.

Fin 1993, ce sont quelques 3 000 000 de chômeurs inscrits à l’ANPE. Mais l’INSEE les chiffre à 3 800 000 par différence entre la population active (25,8 M) et le nombre d’emplois (22 M). Disons donc 3,5 millions de chômeurs officiels. Il faut y ajouter les 1 200 000 en « traitement social du chômage » (formation, stages, C.E.S. et autres « parkings » qui allègent les statistiques du chômage, mais ne débouchent en général sur rien), les 500 000 Rmistes (sur 800 000) non inscrits à l’ANPE, les 4 000 000 de travailleurs à temps partiel (dont 1 200 000 déclarent ouvertement vouloir travailler plus), les 600 000 CDD (travailleurs précaires), 200 000 intérimaires, les préretraités, etc.

Soit quelques 5 000 000 sans aucun travail, plus de 3 à 5 autres millions qui ont un travail quantitativement très insuffisant (on ne parle même pas ici de la qualité). Ce qui représente 25 à 50 % de la population active inemployée ou sous-employée. Tout cela est connu, il suffisait de rappeler ici l’ampleur extraordinaire du phénomène.

Ensuite, il y a la tendance: ça augmente à peu près régulièrement sur longue période (de 150 000 à 200 000 par an). Rien que pour absorber les 200 000 nouveaux jeunes qui se présentent chaque année sur le « marché du travail », il faudrait une croissance de la production de 3,5 % par an selon les experts de l’INSEE. Or les plus optimistes ne prévoient pas un chiffre supérieur à 2,5 % dans les années à venir, et même si ce taux élevé était régulièrement maintenu jusqu’à l’an 2000, le chômage aurait encore cru de 500 000 personnes. Bref, même quand la fameuse croissance est là, elle ne crée pas assez d’emplois: par exemple les année 80, c’est une croissance forte (à peu près 25 % sur la décennie) et pourtant 2,5 millions de chômeurs en plus!

Enfin, il y a la sentence: ce mouvement est inéluctable, les quantités de travail humain employées seront de plus en plus petites, c’est une tendance historique lourde. Les économistes se mettent à nous expliquer l’inéluctabilité du chômage par l’augmentation de la productivité et la baisse incessante de la quantité de travail employée (alors qu’il y a peu cette baisse était au contraire, pour eux, preuve de l’excellente capacité du capitalisme à se « réguler » et à produire un progrès continu). Dans les sociétés industrielles avancées, la durée annuelle moyenne du travail salarié est passée de 4000 heures à 1600 heures en quelques 150 ans seulement. Et ceci malgré la croissance considérable de la production de marchandises. De telle sorte que 1 heure de travail aujourd’hui produit 25 fois plus qu’en 1830 (la production par actif occupé ayant été multipliée par treize)3. Ce qui est encore plus frappant, c’est l’accélération inouïe du processus: dans les 20 dernières années cette fameuse productivité a doublé, alors qu’elle avait mis 140 ans à le faire dans la période précédente).

Les graphiques ci-après parlent d’eux-mêmes4:

Evidemment, cette évolution de l’efficacité et de la puissance du travail a entrainé des mutations importantes dans les modes de vie et les rapports sociaux.

Par exemple, de 1830 à 1990, la productivité d’une heure de travail dans la culture du blé a été multipliée par 57 (bien plus donc que le chiffre moyen de 25 cité ci-dessus). Là où un agriculteur nourrissait 2 actifs en 1850, il en nourrit, mieux et plus, 20 en 1990 (et en même temps la durée du travail agricole a été divisée par deux). Cela explique que la population agricole en France soit passée de 65 % de la population active en 1850 à moins de 5 % aujourd’hui, tandis que la population urbaine croissait en proportion inverse.

Donc une mutation sans précédent en un siècle et demi, un immense brassage d’hommes élargissant soudainement leurs relations, leurs horizons, mondialisés. En même temps, la satisfaction des besoins physiologiques fondamentaux permet d’élargir les besoins à d’autres activités satisfaisants d’autres désirs, plus élevés, plus riches.

Un vélo valait 800 salaires horaire de manœuvre (s/h) en 1900, et 30 aujourd’hui; une radio 1350 s/h en 1925, et moins de 5 aujourd’hui5.

Le graphique ci-après donne une idée de la tendance:

Les prévisions peuvent varier quelque peu sur la rapidité du mouvement, mais toutes s’accordent à conclure que la croissance de la production la plus optimiste ne permettra pas de diminuer le chômage.

Si l’arithmétique gouvernait les quantités de travail et leur répartition, les amateurs de rationalisme ont calculé qu’en considérant une croissance de 2 % l’an sur les dix années à venir, il faudrait que chacun ne travaille que 20 heures par semaine (moins de 1000 heures par an) pour que tous travaillent. Mais nous verrons que le travail ne se traite pas comme des chiffres, que les difficultés viennent justement de ne le considérer que comme simple quantité. Ce n’est pas l’arithmétique qui décide de sa mise en œuvre et de sa distribution, mais bien d’autres conditions doivent être réunies pour arriver à la rationalité de ce chiffre6 (qui en tant que tel n’est pas contestable dans son ordre de grandeur).

Mais l’arithmétique n’est pas pour autant dénuée de toute signification. La question qu’elle pose est: pourquoi un raisonnement aussi irréfutable que ce calcul rationnel de la baisse drastique des quantités de travail ne produit aucun effet? Pourquoi un résultat historique aussi magnifique que de pouvoir produire tous les produits nécessaires (et même superflus) avec de moins en moins de quantités de travail pratique humain se transforme en catastrophe sous le capitalisme? Pourquoi donc tout le monde ne travaille pas 20 heures par semaine au lieu d’une moitié 40?

Laissons de côté les réponses des usagers du café du Commerce du genre « tous les chômeurs sont des paresseux qui profitent des Assedic », ou « ce sont des incapables, dépassés, qui ne sont plus utiles à rien ». Intéressons-nous plutôt aux adeptes de la rationalité arithmétique.

Leur caractéristique commune est de prendre le travail comme il leur apparaît, une quantité qu’on peut partager comme un gâteau. Ce ne serait qu’une question de partage des parts. Bien entendu, si on ne touche pas à la conception du travail, on ne touche pas au capitalisme, notamment, à la nécessité pour le salarié de fournir une quantité de travail supérieure à celle dont il récupère le produit (c’est-à-dire qu’aucun travail n’est engagé s’il ne peut valoriser le capital qui l’emploie, produire du profit).

Il y a ceux qui disent: si on partage le travail, il faut aussi partager les salaires et chacun gagnera deux fois moins à travailler deux fois moins. Et il y a les charlatans qui sont chargés de faire croire qu’il y a moyen de travailler moins et de gagner autant, ou presque, sans toucher aux profits ni à rien, mais juste en répartissant plus judicieusement les ressources de l’Etat. C’est à ceux-là qu’il faut d’abord nous intéresser un peu ici, puisque ce sont eux qui ont pour fonction de détourner et d’étouffer la lutte sociale ,qui commence à se développer contre le chômage, vers des solutions attirantes parce que d’apparences faciles et indolores, mais totalement irréalisables. Car jamais la lutte contre le chômage ne pourra déboucher sur quelque résultat si les rangs de ceux qui la mènent ne sont pas débarrassés de ces bateleurs avenants, régulièrement exhibés par les médias dans le but évident de tenter d’en étouffer toute la pointe révolutionnaire.

Examinons un moment les propositions d’un prototype des plus médiatisés de ces charlatans, Monsieur GUY AZNAR.

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CHAPITRE 2. CE QUE SAIT MONSIEUR AZNAR

Avouons qu’en prenant AZNAR comme prototype, nous choisissons la facilité: il est la caricature de tous ceux qui préconisent le partage du travail et des revenus sans rien toucher des fondements du système capitaliste. Il n’hésite pas à avancer à visage découvert quand ses congénères (tels A. LIPIETZ, A. GORZ, M. PAGAT, etc.) prennent plus de précautions.

Ce que sait Monsieur AZNAR? Comme le DON JUAN de MOLIERE, il sait que deux et deux font quatre. Mais rien de plus. Le voilà donc qui jongle avec n’importe quel chiffre, sans savoir s’il compte des fraises ou des carottes, cachant son ignorance confondante de l’économie politique derrière une phraséologie de curé de campagne décrivant le paradis à des enfants de chœur.

En sorte que pour Monsieur AZNAR, le problème du chômage est très simple7. C’est: aujourd’hui 18 millions de personnes travaillent 39 heures par semaine et 3,5 millions ne travaillent pas? Qu’à cela ne tienne: que tous travaillent 32,5 heures et il n’y aura plus de chômage. Et AZNAR de s’écrier: formidable, le travail « à plein temps », c’est fini (notons qu’il y a deux siècles, 39 heures c’était du mi-temps, et qu’AZNAR serait bien en peine de définir ce plein-temps dont il décrète la fin, cette notion étant purement relative et historique). Formidable, les hommes vont avoir du temps libre où ils pourront être eux-mêmes. Comme s’il y avait un soi-même qui ne dépende pas de la maîtrise que chacun a, ou pas, plus ou moins, de ses conditions d’existence, des moyens de production qui sont, on le sait, moyens de production des hommes eux-mêmes et de leurs rapports. Monsieur AZNAR imagine un homme qui pourrait s’épanouir, maître de sa vie dans un temps de sa journée libre de travail, alors même qu’il serait aliéné et bafoué dans l’autre, celui de l’activité sociale par laquelle il produit sa vie. Il réinvente l’homme JANUS, une face se construisant dans l’enfer du travail aliéné, soumis à des puissances qui l’écrasent (machines, puissances intellectuelles de la production, etc.), extérieures à lui, et une autre dans le paradis des loisirs « créatifs », réalisation d’un « soi » qui serait miraculeusement autre que celui produit dans et par l’activité vitale.

Mais laissons de côté pour le moment cette conception charcutière de l’individu saucissonné. Comme nous l’avons déjà remarqué ci-dessus, il faut que Monsieur AZNAR nous dise pourquoi sa magnifique et si évidente arithmétique n’a pas encore été appliquée?

Et bien tout simplement nous dit-il parce qu’en face de lui et de ses capacités inventives se tient l’hydre aux mille bras gluants de la routine, de l’inertie, des égoïsmes, des droits acquis, de l’immobilisme, de la peur du changement… Monsieur AZNAR a les ennemis qu’il peut. Non pas des classes, des rapports sociaux, un mode de production, déterminés, mais l’inévitable torpeur, l’éternelle paresse de la nature humaine. D’où ses coups de clairon pour les réveiller et, tel CYRANO au dernier acte, déclarer pompeusement la guerre à tous ces démons de la « nature humaine » réunis.

A vrai dire, Monsieur AZNAR pense que cette peur, cette inertie, proviennent aussi d’une idée fausse qui court les rues et selon laquelle il faudrait faire des « sacrifices », réduire les revenus en même temps que le travail. Heureusement, notre gaillard a de la ressource pour tous. Il écrit8:

« Il faut trouver une réponse à une question qui se présente comme une énigme antique: pour que chacun ait droit au travail, il faut que tous travaillent partiellement; travailler partiellement, c’est recevoir un salaire partiel; un salarié ne peut se contenter d’un revenu partiel. Réponse (on retient son souffle, ndlr): il faut donc cesser de considérer le salaire comme source unique de revenu ».

Cette réponse est, selon A. GORZ, « le coup de génie d’AZNAR ». A ce titre, ceux qui ont inventé les allocations sociales diverses, les primes pour femmes rentrées sagement au foyer, pour travail à mi-temps et jusqu’au R.M.I. socialiste, sont des génies précurseurs. AZNAR n’a rien inventé, ni donc résolu aucune « énigme », en proposant de créer des revenus autres que les salaires. Ils existent depuis longtemps, que ce soit des profits, des salaires indirects tels que ceux évoqués ci-dessus, des ressources autarciques telles que le bricolage ou le potager « pour soi » afin d’occuper utilement son temps libre comme il le propose souvent, etc.

Là par contre où il innove – mais alors il se présente aussitôt comme un charlatan doublé d’une nullité en calcul élémentaire – c’est quand il prétend que ces « autres revenus » viendraient compenser la perte de salaire due à la diminution du temps de travail, de telle sorte que ni les salariés, ni les « entreprises » (entendez les profits), ni l’Etat, ni personne n’y perdraient quoi que ce soit.

AZNAR affirme avec l’assurance du bonimenteur: « Une réduction de la durée du travail n’est crédible pour les entreprises, donc pour l’économie nationale, que si elle n’entraine pas une augmentation des coûts de production. Une réduction de la durée du travail n’est acceptable pour les salariés (sauf situation de crise exceptionnelle et provisoire) que si elle n’entraine pas une baisse de leurs revenus »9.

Admirez le « sauf situation de crise »! C’est justement la situation qu’AZNAR prétend traiter et qui, loin d’être « exceptionnelle et provisoire », est au contraire durablement installée. Mais le charlatan ne recherche pas la cohérence, seulement à faire croire au chaland qu’il peut avoir le beurre et l’argent du beurre avec un peu de volonté et d’imagination. Ecoutez le encore chanter:

« Il ne s’agit pas de proposer une démarche caritative où les uns s’appauvriraient pour soulager les autres comme Saint MARTIN partageait son manteau. Il s’agit d’organiser une autre répartition du travail où personne ne perde, ni les salariés, ni les entreprises, ni l’Etat et qui ne repose que sur le désir »10.

Effectivement, partager sans que personne n’y perde, c’est un miracle que Saint MARTIN n’aurait pas imaginé. Comme d’autres charlatans proposent de déclarer illégal le chômage pour l’éradiquer, celui-là instaure par décret la société fondée sur le désir. Il n’a donc que mépris pour son collègue vert A. LIPIETZ11 qui, en économiste chevronné, se montre plus prudent sur la même voie du partage du travail et des revenus. AZNAR s’indigne qu’il ait imaginé « d’organiser le passage aux 35 heures en faisant payer l’augmentation du coût du travail résultant de cette mesure, en partie par les employeurs jusqu’à un certain seuil (1,8 smic, soit 8500 F net), en partie par les salariés « riches », c’est-à-dire ayant un salaire supérieur à 8500 F net par mois, sous forme d’une diminution de salaire d’environ 3 % en moyenne »12. Cela, dit AZNAR, est « inacceptable » pour les employeurs, « grotesque » pour les salariés et « a contribué à l’échec des écologistes aux élections ».

AZNAR sait que pour gagner des élections il vaut mieux promettre la lune. Il rend au passage un certain hommage au marxisme, en glissant, ce qu’il croit être une flèche acérée, que si LIPIETZ tente d’être honnête avec les faits, c’est « qu’il existe vraisemblablement deux ou trois postulats idéologiques de type marxiste cachés sous (son) discours ». Voilà bien l’hommage du vice à la vertu.

Que les propositions de LIPIETZ soient effectivement inacceptables par tous ceux qui gagnent plus de 8500 F net par mois, et insupportables par les capitalistes, qui licencieraient donc de plus belle, c’est évident. Mais elles posent une question réelle, et absolument inévitable si on veut partager le travail en en restant à une arithmétique de vases communicants entre quantités de travail et de revenus.

D’ailleurs, dès que Mr. AZNAR tente d’être un peu concret et de mettre en place sa tuyauterie, bref, de compter, il doit soit mentir, soit contredire son axiome « personne n’y perd, personne n’y gagne », soit les deux à la fois. Il suffit de le lire:

« Comment peut-on réduire la durée du travail sans perte pour le salarié, sans coût supplémentaire pour l’entreprise, sans charges supplémentaires pour l’Etat? Enigme qui ne trouve sa solution que si on invente un nouvel outil: l’indemnité de partage du travail. Le principe est simple: tout salarié qui diminue son plein temps touche un salaire réduit (pas de problème pour l’entreprise), mais reçoit une indemnité compensatrice (pas de problème pour le salarié) financée par un transfert du budget du chômage (pas de problème pour l’Etat) »13. Bon Dieu, mais c’est bien sûr! AZNAR est vraiment le spécialiste de la résolution de la fameuse « énigme »: comment avoir le beurre et l’argent du beurre?

Ce « nouvel outil » qu’AZNAR invente pour que « personne n’y perde », il l’appelle souvent « deuxième chèque ». Il est payé, dit-il, par le budget jusque là affecté au chômage. Le raisonnement est simpliste à souhait: si on a, pour fixer les idées, 3 millions de salariés qui acceptent de travailler à mi-temps, on libère 3 millions d’emplois à mi-temps pour les chômeurs. Chacun touche un demi-salaire (l’entreprise n’y perd pas) plus un « deuxième chèque » ou « indemnité de partage du travail » telle que, pirouette, ça fasse comme un plein salaire pour tout le monde14.

Pour prouver que cette indemnité couvrirait la moitié du salaire qui a été enlevé « pour que l’entreprise n’y perde pas », AZNAR commence son calcul par une affirmation fantaisiste: le « coût » du chômage pour le budget de l’Etat serait de 400 milliards par an. Une fois ce chiffre asséné, il poursuit: mieux vaudrait payer avec cela les gens à travailler plutôt qu’à ne rien faire.

Or ces 400 milliards ne sont en réalité qu’un chiffre mythique. Il n’y a pas de caverne d’Ali Baba. Il n’y a pas de trésor caché. Ceux qui l’imaginent voudraient nous faire croire que l’Etat dépenserait pour les chômeurs des sommes telles que cela correspondrait à de pleins salaires et qu’on pourrait donc payer tout le monde à travailler en donnant ce « trésor » aux entreprises.

Nos découvreurs de trésor caché confondent beaucoup de choses pour faire croire à son existence. Il y a, certes, les quelques 130 milliards « disponibles » au sens où AZNAR l’entend, c’est-à-dire affectés au paiement des chômeurs indemnisés par l’UNEDIC. Mais le reste du trésor est constitué de dépenses non disponibles pour les chômeurs comme le paiement d’emplois (par exemple 20 milliards pour les Contrats Emplois Solidarités), 80 milliards pour des formations et autres stages parkings, 33 milliards pour le paiement de « pré-retraites » et F.N.E. Disposer de ces sommes serait recréer les 2 millions de chômeurs qu’elles ôtent des statistiques. Y ajouter une évaluation du « manque à gagner » pour les impôts, la sécurité sociale, etc., du fait du chômage, c’est ajouter du vide. Car ce « manque » ne changera pas d’un iota puisque le revenu global sur lequel sont assis ces prélèvements ne doit pas bouger, selon AZNAR, puisqu’il n’y a que transferts d’indemnités et allocations diverses dans d’autres tuyaux (même masse des salaires et allocations, charges inchangées pour les entreprises).

Tentons un moment de rester dans la logique d’AZNAR des vases communicants. Mais tentons de calculer un peu plus sérieusement qu’AZNAR. Comme LIPIETZ tente de le faire, suivons-le un moment. Admettons alors que l’Etat puisse aller jusqu’à disposer de 150 milliards pour déplacer 3 millions de chômeurs (il en reste donc 500 000, plus tous les « sous-emplois », ce qui rend notre chiffre de 150 milliards très « optimiste ») vers 3 millions d’emplois à mi-temps libérés par 3 autres millions de salariés. Les 6 millions de mi-temps ainsi créés sont compensés à 2000 F par mois en moyenne. Le salaire moyen étant d’environ 8000 F, cela le ramène à 6000. Ne s’agissant que d’une moyenne, c’est bien pire pour ceux du dessous (plus de la moitié). Ce qui amène LIPIETZ à proposer une ponction plus importante pour ceux au dessus de 8000 F (ce qui fait encore beaucoup de monde, pourtant déjà pas si riche proteste AZNAR non sans raison) afin de ne pas toucher les plus pauvres.

Et ce calcul est encore exagéré pour de multiples raisons, comme le fait qu’il ne prend aucunement en compte la totalité des « exclus », ni les 150 000 à 200 000 nouveaux chômeurs annuels.

Quelles que soient les arguties que les uns et les autres ne manquent pas de s’échanger sur ces chiffres, il est parfaitement inutile de développer plus la démonstration. Il est en effet évident que si les chômeurs coûtaient autant au capitalisme que de les employer (ce qui est la démarche du « personne n’y perd » d’AZNAR), il y a longtemps que le chômage n’existerait plus.

AZNAR lui-même sait fort bien que son « personne n’y perd » ne tient pas la route une seconde: dès qu’il est poussé dans ses retranchements, il doit avouer que la marchandise qu’il présente en vitrine pour attirer le chaland ne correspond pas à celle qu’il vend dans le magasin, qui est que tout le monde y perd.

Par exemple, parlant du passage à mi-temps d’un salarié pour permettre d’embaucher un chômeur à mi-temps, il écrit: « le salarié toucherait un demi-salaire et une indemnité compensant 50 % de la perte »15. Ainsi un salarié passerait, par exemple, de 8000 F nets à 6000! Accès de réalisme par lequel AZNAR rejoint le « marxiste » LIPIETZ. Damned!

Ailleurs16, il publie le schéma: 1 salarié à plein temps + 1 chômeur indemnisé = 2 salariés à mi-temps touchant chacun 1/2 salaire + 1/2 indemnité. Ce qui revient de même à ne payer le salarié moyen que 6000 F par mois comme nous l’avons évoqué ci-dessus.

Non seulement AZNAR baisse drastiquement les salaires, mais il propose de développer la misère en augmentant la T.V.A. (création d’une « T.V.A. sociale »), donc les prix des objets de consommation, afin que l’Etat trouve des ressources budgétaires supplémentaires (sinon « il y perd »).

Quant aux capitalistes (pardon, aux « entreprises »), ils sont l’objet de toute la sollicitude d’AZNAR. Il explique benoîtement que pour eux la diminution du temps de travail non seulement ne coûtera rien, mais les ouvriers étant moins fatigués travaillerons mieux, chaque heure sera plus intense, et le travail en équipe pourra être généralisé pour que les machines « tournent » plus longtemps. Il ne lui vient même pas à l’idée que cette intensification du travail et de la productivité – c’est-à-dire de l’accumulation du capital et du progrès de l’automatisation – est également nécessairement intensification du chômage. Son remède n’a pour effet que de prolonger cette tendance historique du capitalisme à créer du chômage en même temps qu’il accumule du capital. Selon LIPIETZ17, cette amélioration de l’intensité d’un travail rendu ainsi moins long et permettant une extension du travail en équipe compenserait à elle seule la moitié de la réduction du temps de travail.

AZNAR est quand même obligé d’entrevoir combien il se montre incohérent à prôner le développement de l’efficacité des machines en même temps qu’il affirme qu’elles créent le chômage. Alors, il tente une nouvelle aznarie. Le voilà qui propose qu’elles paient plus d’impôts… « La richesse collective s’accroît grâce aux systèmes (robots)… prélever une part de la richesse nationale revient à prélever une part de la richesse produite par les robots. Il suffit de… modifier tel ou tel taux d’imposition… »18.

Voilà AZNAR plus faiseur de miracles que jamais. Il déclare à la fois qu’il ne faut pas imposer les entreprises, et qu’il faut imposer les machines! Il veut que « personne n’y perde », mais il augmente l’imposition, ici en accentuant la C.S.G., là la T.V.A., ailleurs en créant des « écotaxes ». Il ne sait d’ailleurs même pas que, pour le capitalisme, les machines ne créent aucune richesse (nous en reparlerons plus loin)!

Bref, AZNAR affirme tout et son contraire, ment sur les chiffres, prétend à la fois partager le travail et les revenus et ne diminuer ni les profits, ni les salaires, ni les revenus de l’Etat. Et quand il s’aventure à préconiser quelques mesures, elles reviennent à augmenter la productivité et l’intensité du travail, à augmenter les impôts, et à diminuer les salaires: de quoi porter le chômage vers de nouveaux sommets.

Il ne peut en être autrement sous le capitalisme, et ce n’est pas l’arithmétique du partage qui peut y changer quoi que ce soit. L’arithmétique ne peut d’ailleurs partager que ce qui existe. Nous verrons que la forme d’existence sociale de la richesse sous le capitalisme étant la valeur, et celle-ci disparaissant (parce qu’elle est du travail humain immédiat), les AZNAR et autres ne peuvent que pratiquer l’arithmétique de la misère.

Des réformistes plus honnêtes le savent mieux. Pour LIPIETZ, l’arithmétique du partage du travail et des revenus ne permettrait pas, sauf à mettre en panne tout le système, d’aller plus loin qu’une réduction à 35 heures hebdomadaires, ce qui ne créerait que quelques dizaines de milliers d’emplois. Et seule la moitié inférieure des salariés, en dessous d’environ 8500 F par mois, verrait, dans ce cas, son revenu maintenu.

Pour créer 3 millions de postes nouveaux, soit selon lui, un coût d’un million de franc minimum par poste, LIPIETZ calcule qu’il « faudrait accumuler 3000 milliards de francs supplémentaires… Pour résorber le chômage en deux ans par création de postes, il faudrait doubler le taux de profit réinvesti »19. D’où viendrait selon lui cette somme fabuleuse, « deux fois l’investissement brut annuel moyen »? D’un « transfert vers les entreprises de la plus-value distribuée sous forme de rentes, profits financiers, avantages fiscaux de la petite bourgeoisie traditionnelle et sursalaires de la petite bourgeoisie moderne ».

On ne peut imaginer platitudes plus médiocres que cette sempiternelle tendance des réformistes à vouloir moraliser le capital. Il y aurait selon eux des « bons » capitaux, qui restent en France, créent des emplois, etc., aux mains de gentils « épargnants » ou de courageux « investisseurs ». Et il y aurait les mauvais capitaux, ceux qui spéculent à la bourse, de « l’argent qui dort », de la « finance » opposée à l’industrie, etc., ceux-là aux mains des mauvais « rentiers ». Il suffirait donc de repérer ces derniers et de les obliger à être de bons capitalistes, des « entrepreneurs » actifs.

Ce genre de discours n’est qu’un hymne au mythe de l’entrepreneur capitaliste. Car « l’ennui » est que le capital ne se saucissonne pas en bonnes et mauvaises parts, ses détenteurs en entrepreneurs efficaces (c’est-à-dire « concurrentiels ») et parasites inutiles. On encouragerait les premiers et taxerait les seconds, et on développerait le côté efficace du capitalisme en supprimant son côté gaspilleur, anarchique, maffieux. Voilà bien la seule chose qui ait séparé la gauche de la droite: des prétentions à mieux gérer le capitalisme, à être plus vertueux. En guise de vertu, ils n’ont suivi que la loi de l’argent, la corruption. Et chacun sait, en guise de « bon » capital, que celui-ci, sous ses différentes formes, est un tout. Sa division en différentes branches, financières, commerciales, industrielles, etc., chacune prélevant sa part de plus-value, n’est qu’une division du travail. Les causes sérieuses des gaspillages et des blocages du capitalisme ne sont certainement pas à rechercher dans la morale, la vertu, les « valeurs », il s’agit plutôt de conséquences. D’ailleurs, si LIPIETZ poussait honnêtement la logique de son raisonnement à son terme, il devrait poser la nationalisation du capital comme seul moyen pour opérer son orientation vers les « bons » secteurs, et pour le « moraliser » en le remettant aux mains de fonctionnaires « dévoués » remplis du sens du « service public ». A vrai dire, seule l’étatisation doublée d’un Plan de fer, digne des fameux plans quinquennaux staliniens, seraient à même, selon la logique de LIPIETZ, de forcer les investissements, de forcer la réduction drastique de la réduction des salaires, de forcer la création d’emplois. Et tout cela sans éliminer les actuels patrons et leur actuel appareil d’Etat? Et tout cela pour en remettre d’autres à leur place, une « nomenklatura » française?

Pour créer des emplois, LIPIETZ en arrive finalement à vouloir à la fois taxer plus lourdement le capital, « doubler le profit réinvesti » et diminuer drastiquement les salaires actuellement au dessus du salaire médian, et tout cela au moment même où il est clair que c’est par manque de profits suffisants (par rapport aux masses de capitaux accumulées) et de débouchés que le capital ne crée plus d’emplois. C’est parfaitement incohérent.

LIPIETZ rappelle que « dans le capitalisme, c’est le capital qui crée des emplois ». Juste, et jamais le capital n’accélèrera ce mouvement sans espoir de profits supplémentaires. Aujourd’hui, il en est au contraire, comme lors de toute crise, à détruire du capital en « excédent ». Les krachs boursiers dans lesquels des milliards disparaissent s’ajoutent aux dépréciations immobilières (moins 30 % en deux ans, soit environ 20 % du capital des français)20, à 4 millions d’hectares mis en jachères en Europe, etc. Dans ces conditions, où ce qui prime est cette destruction nécessaire à la rentabilisation du reste, vouloir faire investir 3000 milliards de francs au capital pour créer 3 millions d’emplois est parfaitement utopique. Encore plus si on prétend l’y inciter par une double ponction sur les profits: « une réduction de la plus-value absolue (par réduction du temps de travail)… (plus)… une réduction de la plus-value relative (par hausse du salaire horaire) »21 (hausse du salaire horaire si on admet, comme LIPIETZ, la possibilité d’une réduction du temps de travail proportionnellement plus importante que celle du salaire).

Avec AZNAR et LIPIETZ, on a l’exemple de deux tendances du réformisme qui semblent opposées l’une à l’autre. D’un côté, le bonimenteur (je laisse « boni » pour être aimable) qui n’avance que des calculs truqués. A quoi bon le calcul d’ailleurs quand on prétend pouvoir organiser la répartition du travail selon le désir (cf. note 10)? D’un autre, le très sérieux polytechnicien, autrefois prolifique auteur marxiste, qui tente de tracer une perspective à partir d’une arithmétique cohérente, mais celle-ci n’a de sens que dans le cadre d’une nationalisation et d’un Plan: les classes au pouvoir ne peuvent l’accepter, et les révolutionnaires ne pourraient se contenter de cette pâle copie des échecs du passé.

Tout semble les opposer, et pourtant ils sont fondamentalement les mêmes:

– Ils adoptent une démarche idéaliste: peu leur importe de déterminer soigneusement l’origine du chômage. Ils ne veulent pas poser une analyse et un diagnostic pour en déduire le remède, mais traiter seulement des symptômes.

– Ils s’imaginent que la force des idées peut permettre de diriger la société à leur guise: déplacer les capitaux, investir, supprimer les mauvais profits, réduire les salaires, créer des emplois, etc., tout cela ne serait qu’affaire de volonté, celle du désir pour l’un, de sa raison pour l’autre.

– Pour eux, tout se réduit à un problème d’arithmétique et de tuyauterie: réduire les quantités de travail fournies par les uns, augmenter celles des autres, modifier la répartition de la richesse produite, etc., sans cesser pour autant d’accumuler les profits.

L’impossibilité de ces recettes distributives tombe sous le sens pour n’importe qui sait le B.A.-BA du fonctionnement du capitalisme. Ou si l’on veut, ils parlent de partage de la richesse, mais ne font que partager la misère en baissant les salaires et en augmentant les impôts. Mais la critique des impasses où mène leur arithmétique n’est pas encore le plus essentiel. Le plus intéressant est de comprendre pourquoi celle-ci ne peut être que farfelue, une addition de choux et de stylos. Elle jongle en effet avec la répartition de la production et de ses produits, bref, avec la richesse, mais sans s’interroger une seconde sur ce qu’est cette richesse. Or nous allons rappeler que c’est justement la forme d’existence sociale de la richesse sous le capitalisme qui rend cette arithmétique impossible. Ils ne savent pas ce qu’ils comptent, et encore moins pourquoi ils ne sont pas libres de compter à leur guise, de déplacer les capitaux, les travaux, les hommes, comme ils déplacent des colonnes de chiffres sur le papier de leurs calculs.

Il ne leur vient même pas à l’idée de se poser cette question première: pourquoi, plus la capacité des hommes à créer des richesses augmente, plus nombreux sont ceux qui en sont « exclus », dans la misère, dans le besoin? Question qui amène les esprits simples à accuser « les machines » de créer le chômage, et à proposer de recréer d’idiots « petits boulots » tels que pompistes, poinçonneurs de tickets de métro, domestiques, etc.

LIPIETZ préfère ne pas aborder du tout ce point. AZNAR, à son habitude, fait semblant d’y répondre en claironnant: « Philosophiquement, c’est évident: si le travail diminue, la richesse ne diminue pas, il s’agit de la distribuer autrement »22.  Sacré AZNAR, il ne rate jamais une occasion de lâcher du vent! On se demande bien en quoi il y a là une « évidence philosophique ». Par contre, il y a pour lui une véritable « énigme », selon les termes qu’il affectionne, puisqu’il débouche sur des propositions impossibles dès qu’il s’aventure à expliquer le mécanisme de cette autre distribution.

Il se heurte alors, sans même le soupçonner, à ce phénomène que « la richesse » n’existe pas. Ou plutôt, elle n’existe que sous certaines formes sociales historiquement particulières. Par exemple, capital, salaires, profits, rentes, etc., sont différentes formes d’existence de la richesse sous le capitalisme. Mais dès qu’ils parlent de ces formes concrètes, alors AZNAR et les autres réformistes, reconnaissent en fait, sans le vouloir, qu’ils ne peuvent rien changer à leurs déterminations et à la répartition précise de la richesse qu’elles impliquent.

Nous allons donc maintenant voir que c’est là que gît le véritable problème, dans le fait que les formes sociales que prend la production de la richesse (c’est-à-dire la valeur et ses différentes formes d’apparition concrètes)23 entrainent nécessairement son blocage. Dit autrement, nous allons voir qu’avant de vouloir compter, la science exige de savoir ce qu’on compte et pourquoi.

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CHAPITRE 3. POURQUOI CA SE PASSE AINSI?

Les AZNAR, GORZ and C° constatent que la « richesse » produite ne fait que croître, et en même temps, le chômage. Ils n’expliquent pas ce paradoxe, mais en tirent la conclusion qu’il suffit de mieux partager ce qui est disponible, richesse et quantité de travail.

Eternelle prétention réformiste à imposer un « juste partage » sans toucher aux conditions de la production, notamment au rapport d’appropriation. Rêve du bourgeois qui croit à la rationalité de la société marchande, qui s’imagine en tout cas pouvoir la rationaliser grâce à la puissance du pouvoir politique par lequel il pense pouvoir imposer sa loi contre les nécessités issues des rapports marchands24; ou simplement, pure démagogie, peu importe: malgré deux siècles d’échecs, de promesses autant de fois répétées à la veille de chaque élection que bafouées le lendemain, nos bonimenteurs persistent à vouloir nous repasser les mêmes plats.

Ils « n’oublient » toujours qu’une chose: dans quels rapports sociaux la richesse est produite, et donc sous quelle forme existe-t-elle? Autrement dit, comment est-elle appropriée?

L’apparence des choses est que la richesse se représente normalement par l’argent, qu’il en a toujours été ainsi, et que c’est une façon naturelle de procéder. Pourtant, on sait que bien des sociétés n’ont pas connu l’argent, ou ne l’ont connu que de façon très marginale, si bien que la richesse existait sans être ainsi représentée.

Il faut donc rappeler que la science, en ayant recherché au delà de l’apparence du phénomène, a prouvé que la généralisation de l’argent comme représentation et équivalent de toute richesse ne s’est imposée qu’avec la généralisation des sociétés marchandes où toutes choses n’existent que comme valeurs d’échange (quantités de travail social), l’argent n’étant alors que la représentation de la valeur d’échange en général. C’est parce que, dans la société marchande, les produits du travail s’échangent en proportion de la quantité de travail social qu’ils contiennent, que l’or (puis tous ses dérivés monétaires) a joué le rôle d’équivalent général, étalon de mesure de toutes les quantités de travail. C’est ce que K. MARX a complétement établi en achevant la définition de la théorie de la valeur commencée par SMITH et RICARDO (et que nous ne pouvons ici que considérer comme connue)25.

On ne pourra jamais rien comprendre et rien dire de l’extension du chômage dans la société contemporaine si on ne part pas de cette double réalité, dont rend compte justement la théorie de la valeur:

1°) La richesse n’y est produite, n’y existe socialement, que sous la forme de quantité de travail social (ou valeur d’échange, argent): ce qui est qualitatif et concret, le travail et son produit, est réduit à une quantité abstraite.

2°) La production de la richesse y est production d’une marchandise contenant plus de quantité de ce travail social qu’elle n’en a coûtée à produire. Cette « énigme » se résout en observant que la quantité de travail fournie par un homme en un temps donné – l’usage de sa puissance de travail – est supérieure à celle qui lui est nécessaire pour « fabriquer » cette puissance (ses moyens de subsistances qu’il reçoit sous forme de salaire). Bref, si la richesse existe sous forme de quantité de travail social, la production d’une richesse supplémentaire ne peut exister que s’il y a surtravail pouvant lui-même prendre la forme valeur, en l’occurrence plus-value.

On sait que la valeur d’échange (ou quantité de travail social) d’une marchandise se décompose en trois parts: celle qui correspond au remplacement du capital constant avancé26 (ou quantité de travail « mort » absorbée par la marchandise), celle qui est nécessaire à la reproduction de la puissance de travail (appelée encore de ce fait quantité de travail « nécessaire » ou salaire) et la plus-value (part du travail vivant fourni mais non payé). En cédant l’usage de sa force de travail contre son prix, le travailleur a cette triple action: il reproduit le capital constant, se reproduit lui-même27, et produit un surtravail, plus-value qui s’accumule (pour une part) au capital initial.

Le capitaliste n’a de fonction, n’a de possibilité d’existence que s’il engage une production dans le but de récolter cette plus-value et d’augmenter ainsi son capital, c’est-à-dire ses moyens de produire à nouveau et davantage de plus-value. S’il « s’endormait », s’il voulait, par exemple, juste reproduire le capital avancé, le « gendarme » du système, la concurrence, viendrait le rappeler à ses devoirs: croître ou mourir.

Il en résulte que du travail nécessaire n’est engagé que s’il peut y avoir du surtravail. Là est la mécanique de base du chômage que nous allons examiner plus en détail après ce bref rappel de notions scientifiques déjà établies.

On sait que le capitalisme a deux façons d’accroître le surtravail (plus-value). D’abord, l’allongement de la journée de travail. Puis, et c’est l’essentiel aujourd’hui, la diminution de la part du travail nécessaire dans la quantité de travail globale. Pour cela, il a deux moyens, qui vont toujours ensemble: progrès du machinisme et organisation du travail. Ils permettent:

– d’accroître la quantité de marchandises produites avec une même quantité de travail vivant (productivité), ce qui ne change pas la valeur produite dans ce temps mais diminue la valeur de chacune de ces marchandises qui y sont produites en beaucoup plus grande quantité.

– d’accroître l’intensité du travail (la quantité de travail fournie par le travailleur en un temps donné), en réduisant les « temps morts » de la production, en simplifiant et accélérant les gestes.

Augmenter la productivité permet de baisser (relativement) les salaires: la quantité de travail social contenue dans la subsistance du travailleur (le prix des biens entrant dans sa consommation) ayant diminué sans que diminue, ou en tout cas autant, la quantité qu’il a lui-même fournie. Augmenter l’intensité permet d’augmenter la quantité de travail fournie, sans le faire de celle reçue sous forme de salaire. Dans les deux cas, la part de la plus-value augmente dans une production de valeur donnée (même temps de travail).

Nous avons déjà cité les observations de J. FOURASTIE dans ce domaine28, telles qu’un vélo valait 800 salaires-horaire de manœuvre en 1900, 30 aujourd’hui; une radio passe de 1350 en 1925 à 5 aujourd’hui; le kilo de blé de 72 en 1900 à 3 aujourd’hui, etc., observations aboutissant à ce constat de l’extraordinaire diminution du travail nécessaire à la subsistance des individus, même si les besoins augmentent, et se diversifient, avec ce progrès des capacités productives.

Rappelons en passant, contre les apologistes du capitalisme, que même si l’ouvrier peut s’approprier une plus grande quantité de produits, cette quantité diminue relativement à la masse du produit social. Celui qui en 10 heures produisait 1000 et recevait 200 était moins exploité que celui qui reçoit 1000 pour une production de 10 000.

Une machinerie plus perfectionnée, c’est un capital fixe toujours plus important. Pour que le taux de profit (profit/capital engagé) reste constant, il faudrait que la masse des profits croisse en proportion de la masse de ce capital. Ce qui n’est pas le cas, même si la diminution de la quantité de travail nécessaire augmente la part de la plus-value, comme nous venons de le rappeler. Car cette « contre-tendance » à la baisse du taux de profit est nécessairement insuffisante. En effet, il est évident que les machines ne sont utilisées que si elles économisent plus de travail vivant qu’elles n’en ont absorbé à être produites (et donc qu’elles n’en restituent dans le produit). De ce fait, globalement, l’augmentation de la masse du capital fixe s’accompagne, à production constante, d’une diminution de la quantité de travail vivant qui le met en mouvement et qu’il peut absorber. Laquelle est évidemment, comme nous l’avons rappelé, la seule source de la plus-value (du profit).

C’est dire que la baisse du taux de profit est le phénomène central de la crise. C’est cette diminution, qui est concrètement diminution du temps de travail, qui entraine la « grève » relative des investissements, la dévalorisation du capital, voire sa destruction pour partie, ce qui accentue le chômage. Ceci n’est pas autre chose, au fond, que l’expression concrète de cette contradiction fondamentale: ne connaître, n’exprimer la richesse que sous la forme de quantité de travail (valeur); en même temps ne pouvoir l’augmenter qu’en diminuant cette quantité. Bref, le capitalisme ne peut fonctionner que s’il développe sous une forme (le profit) la même chose qu’il s’emploie à diminuer sous une autre forme (le temps de travail vivant). Conclusion évidente: il scie lui-même la branche où il est assis parce que la façon qu’il a de considérer la richesse (c’est-à-dire la forme valeur d’échange) l’amène nécessairement à ne pouvoir la produire qu’avec des difficultés croissantes.

Voilà ce que MM. AZNAR et Cie ont « oublié »: la cause du chômage n’est ni dans la technique ni dans le manque d’imagination et l’esprit routinier des dirigeants, mais dans des rapports de production déterminés qui génèrent une façon de concevoir (et donc de compter) le travail (et donc ses produits) telle qu’il n’est plus possible d’en mettre en mouvement. Voilà pourquoi, tous leurs remèdes doivent être interdits de vente pour cause de sécurité publique: ils ne sont fondés sur aucun diagnostic sérieux, ont toujours échoué, et causé de graves dommages chaque fois qu’ils ont été expérimentés.

Certes, ces fonctionnaires du capital que sont patrons et cadres dirigeants ne connaissent évidemment pas ces mécanismes. Mais en pratique, c’est tout comme: ils sont obsédés par la recherche de la diminution des coûts salariaux, et n’ont de cesse de diminuer la quantité de travail vivant utilisée. Ils ne connaissent rien de l’origine du profit dans le travail vivant. Ils s’imaginent, prenant les moyens pour la cause, qu’il est un produit du capital (de l’efficacité accrue de la machinerie qu’il met en œuvre). Ils pensent faire une excellente affaire en diminuant le temps de travail nécessaire qu’ils paient. Mais ils ne réalisent pas une seconde que, ce faisant, non seulement ils tarissent consciencieusement la source de tout profit, mais encore ruinent la base même de ce qui est, pour eux, la richesse (qu’ils ne connaissent que comme valeur).

MARX a résolu cette « énigme antique » qu’AZNAR n’a même pas osé aborder: pourquoi, plus croissent les capacités de produire des richesses, plus s’enflent, à travers des hauts et des bas, le nombre des chômeurs et « exclus », comme si la société s’appauvrissait. C’est son analyse du travail et de la marchandise qui, découvrant la source cachée du profit dans le surtravail, démontre que le capitalisme ne l’accroît qu’en diminuant le temps de travail en général. Tant et si bien que le travail vivant (ou travail « immédiat ») des hommes finit par ne représenter qu’une quantité infime au regard du travail accumulé dans le système des machines (ou travail « mort ») qu’ils mettent en mouvement.

MARX a le premier donné une analyse tranchante et, pour son époque, extraordinairement visionnaire de ce phénomène29. Poursuivant jusqu’à son terme la logique implacable du mouvement de réduction du temps de travail, il avance, dès 1857, que le travail immédiat ne sera plus la source de la richesse, que sa quantité et ses effets seront infinitésimaux par rapport à l’efficacité des machines modernes. Celles-ci produiront des quantités de valeurs d’usage contenant de moins en moins de travail vivant, ayant une valeur d’échange tendant vers presque rien.

Dans cette tendance historique, la part du travail immédiat qui représente la plus-value se réduit aussi inéluctablement (à travers des hauts et des bas), quoi que fassent les capitalistes pour l’agrandir au détriment de l’autre part du travail immédiat (le travail nécessaire). C’est la diminution du taux de profit qui, finalement, n’est pas fondée sur autre chose que la diminution du travail immédiat lui-même: « le vol du travail d’autrui » (le surtravail) ne peut évidemment que se tarir si ce travail l’est.

On a rappelé que s’il ne peut plus produire assez de surtravail, qui seul l’intéresse, le capitaliste arrêtera aussi d’employer le travail nécessaire (à l’inverse de toute « raison » proclamée). Ce sera donc le chômage, alors même qu’il y a toujours des besoins en abondance, et des bras qui ne demandent qu’à les satisfaire.

La conclusion que MARX tire de son analyse de « la suppression du travail immédiat comme facteur décisif de la production », c’est « l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange » (quantité de travail immédiat), et donc de toutes les lois de la valeur et leurs conséquences. Nous aurons à revenir sur cet « écroulement » qui pose la question des conditions du communisme.

En attendant, voilà pourquoi, en quelques vingt ans, la production de richesses a crû de 80 % et le chômage de 800 %. Voilà pourquoi aussi les discours de MM. AZNAR, GORZ, LIPIETZ, etc., sur le partage du travail sans changer la façon dont existent socialement travail et richesse sont, soit des mensonges, soit le partage de choses en voie de disparition, donc d’une misère croissante. L’invocation incantatoire chère aux réformistes de la justice sociale, du partage équitable, n’a, face aux réalités des rapports de production capitalistes, pas plus de force qu’une prière au dieu ad hoc pour faire tomber la pluie.

Sans rompre de la façon la plus nette avec les propositions de ces messieurs de partager la misère, il n’y a tout simplement aucune chance de vaincre le chômage. Pour cela, nous devons encore faire un effort. Jusqu’à maintenant, nous avons vu qu’ils ne savaient même pas ce qu’ils comptaient, ni comment on compte nécessairement dans le système des rapports sociaux capitalistes. Nous avons expliqué pourquoi la réduction de la quantité de travail immédiat finissait par bloquer la production de richesses dès lors que celle-ci n’est conçue et représentée que comme quantité de ce travail.

Pour en terminer avec ces problèmes de quantités et de calculs, avec ces façons sociales particulières de compter, il peut être intéressant de répondre brièvement à deux questions que l’argumentation marxiste semble souvent poser30.

1°) Comment peut-on soutenir avec MARX que les capitalistes développent les machines pour augmenter la plus-value (relative) et, en même temps, qu’elles ne produisent aucune valeur? Il faut garder à l’esprit que ce que les machines produisent, ce sont des valeurs d’usage. Plus elles se perfectionnent (productivité croissante) et plus elles en produisent en un temps donné: la valeur d’échange globale produite pendant ce temps ne change pas31, mais celle de chaque marchandise diminue. C’est cette diminution de la valeur des marchandises, donc à terme de leur prix, qui, parce qu’elle permet de diminuer le prix de la force de travail, permet d’augmenter la plus-value. Ou, si l’on veut, une plus grande masse de marchandises est produite, la part dont le travailleur reçoit l’équivalent sous forme de salaire diminue relativement (elle peut augmenter en valeur absolue) à la part qui va à la plus-value.

2°) On objecte aussi que les machines nouvelles doivent coûter plus que les anciennes. La valeur qu’elles transmettent au produit (il faudrait plutôt dire que le travail vivant fait passer dans le produit) augmenterait, ce qui diminuerait la part restant pour les salaires et la plus-value. C’est oublier d’abord que la diminution du prix de la force de travail évoquée ci-dessus joue aussi bien sûr sur la production des machines et leur valeur. Et surtout que le capitaliste ne développe la machinerie que si la nouvelle machine permet d’intégrer dans la marchandise une part de capital constant (ce qu’il appellera son « amortissement ») de valeur moindre que celle que la quantité de travail qu’elle remplace. Donc, sauf à ce qu’il se soit trompé (ce qui bien sûr arrive), son choix aboutira bien à une diminution de la valeur d’échange produite en un temps donné.

Tout cela, MARX le résume parfaitement dans cette observation simple et magistrale: « Le capital est contradiction en acte: il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source de la richesse ». Il est évident qu’on peut se féliciter du premier terme, et que le problème se situe seulement dans le second qui lui est contradictoire.

Il semble, au point où nous en sommes, qu’on a affaire à un simple problème de quantité, donc de calcul et de répartition. C’est ce que disent, nous l’avons vu, les réformistes. Et nous avons vu aussi qu’à partir de là, ils racontaient n’importe quoi (AZNAR) ou n’aboutissaient qu’à d’inacceptables propositions (LIPIETZ), impossibles à mettre en œuvre sans un vaste bouleversement social (et dans ce cas, on ne s’arrêterait pas aux mesures minimes qu’il propose).

C’est qu’ils n’abordent pas la question de la forme sociale dans laquelle est produite la richesse, dans laquelle le travail est pris en compte. Ils voient que la production de richesse est accélérée de façon inouïe, et c’est vrai sous forme de valeurs d’usage. Mais ils refusent de considérer que pour le capitalisme la valeur d’usage n’est que le support de la valeur d’échange. Il ne connait vraiment que celle-ci, et ne produit que pour l’accroître. Et son problème, nous l’avons vu, est que plus il produit en masse des valeurs d’usage moins il produit, relativement à cette masse, de valeurs d’échange et, ce qui est pire pour lui, de plus-value. Son drame est bien la diminution de la quantité de travail vivant employé dans la production. Les machines produisent en masse des valeurs d’usage, mais pas de valeur d’échange: et voilà le capitalisme frappé d’anémie.

Faisons ici une incidente pour observer qu’il ne faudrait pas réduire la cause de la crise du capitalisme aux difficultés qu’il rencontre, tendanciellement, dans la production de la plus-value. Car tout problème de production est aussi un problème de réalisation. Le capitalisme réduit le travail nécessaire sous forme de baisse relative des salaires et de chômage: il compromet ainsi la réalisation, ne pouvant écouler la masse accrue des marchandises qu’il veut et doit produire pour « récupérer » la baisse de leurs valeurs unitaires. C’est d’ailleurs cette seule réalité qui est apparente. En réalité, dans toute société, production et consommation sont indissociables. Le capitalisme les sépare en moments indépendants. Pour MARX, la crise est justement le moment où leur inéluctable unité s’impose par la force, et dans la catastrophe. Son analyse impose de considérer l’ensemble du procès de reproduction du capital, production et consommation. Mais ce n’est pas l’objet de ce travail.

Revenons à notre propos. Que dit-on quand on dit que la quantité de travail vivant diminue, « disparaît », relativement, et par opposition, à la quantité de travail mort (« passé », « objectivé », accumulé dans l’objet machine)? Ce n’est pas simplement qu’une quantité disparaît au profit d’une autre qui augmente. Ce à quoi d’ailleurs on pourrait objecter que tout travail ne disparaît pas, il en faut, au moins pour construire les machines si ce n’est encore pour les faire fonctionner. Non, plus fondamentalement, on parle alors d’un changement de qualité de ce travail.

Ce qui disparaît, c’est le travail vivant, ce qui apparaît c’est le travail mort. Qu’est au juste la différence de ces travaux? MARX appelle aussi le premier travail immédiat, et le second travail passé.

Le travail est dit « immédiat » parce que activité directe des hommes transformant la matière, la nature (donc eux-mêmes aussi). C’est l’activité vivante, travail « vivant », par la médiation d’outils qui décuplent leur puissance, qu’on appelle aussi « la pratique » (par opposition à la théorie, à la science, qui ne transforment rien directement, immédiatement, et se représentent dans les machines comme travail « passé », « mort »). Ce travail est fait de la puissance, de l’habileté, de l’expérience, du « métier », des savoir-faire et connaissances, appliqués à la création d’objets, d’œuvres, répondant aux besoins, et d’abord aux besoins vitaux, des hommes d’une époque donnée. Mais dans cette activité pratique, les outils sont le prolongement de l’homme, la médiation est maitrisée. Ce travail « vivant » construit un homme, une vie, dignes, enrichis de l’exercice des qualités des individus. Comme du point de vue concret, il est mouvement32, cela fait que sa quantité puisse être mesurée par le temps, mais comme nous le verrons, au moyen de détours.

Dans cette activité, les hommes améliorent sans cesse leurs outils, progressent en expériences, qu’ils synthétisent en connaissances transmissibles. Ce produit du travail fourni par les générations précédentes est le travail « passé » (ou « mort »), concentré par la science et objectivé dans les machines: elles conservent à l’état latent, elles emmagasinent en quelque sorte le travail passé, qu’elles offrent aux générations suivantes qui peuvent le faire vivre à nouveau en les mettant en mouvement par leur activité. Voilà la seule résurrection des morts connue, palpable, celle qu’opère le travail vivant!

Mais ce que le processus de mécanisation entraine quand il se situe dans les rapports de séparation capitalistes, c’est la suppression de ce caractère vivant, de cette construction de soi, de production de sa vie par son activité maîtrisée de transformation de la matière, du travail immédiat. Il devient aliéné, contraint, torture. Les pages de MARX à ce sujet33 sont extraordinairement percutantes, montrant:

1°) Le travailleur de plus en plus subordonné à la machine, parce que celle-ci est aux mains du capital et des forces scientifiques qu’il a enrôlées, et qu’il s’en sert comme moyen de forcer l’ouvrier au surtravail. De tout temps, l’objectif du capitaliste a été d’arracher à l’ouvrier son savoir-faire (le taylorisme a été célèbre pour cela), de le confier à la machine, enlevant ainsi aux travailleurs un fondement de leur autonomie, de leur puissance vis-à-vis des patrons, et donc de leur résistance à la dépossession. La machine n’est plus, comme l’était l’outil, le prolongement du bras et du cerveau (selon la phrase fameuse de URE), mais elle réduit l’ouvrier à son service, le soumet à ses rythmes, détermine ses gestes, les émiette. Au bout du compte, « l’exécutant » n’exécute même plus rien: il est à côté de la machine, pour la nourrir, la surveiller, bondir, soigner son moindre bobo, sa moindre panne. « Il vient se mettre à côté de la production au lieu d’être son agent essentiel »34. Le travail immédiat perd tout caractère d’expression de l’homme dominant son activité selon son but, pratique créatrice d’un homme se rendant par lui plus libre; il n’est plus que peine et abrutissement.

2°) Non seulement ce travail perd tout caractère d’accomplissement personnel, tant il est éclaté, parcellisé à l’infini, mais une division mondiale du travail toujours plus poussée fait de chacun un rouage anonyme d’un vaste ensemble, d’un « travailleur collectif » combinant des dizaines de milliers d’individus, et se comportant comme une force extérieure à eux, sans qu’ils en soient les organisateurs. Aucun ne peut se dire personnellement producteur d’un produit. L’ouvrier, «… dispersé, subsumé sous le procès global de la machinerie elle-même, n’étant lui-même qu’une pièce du système, système dont l’unité existe non dans les ouvriers vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui apparaît face à l’activité isolée insignifiante de cet ouvrier comme un organisme lui opposant sa violence »35.

Les ouvriers sont ainsi en quelque sorte doublement dépossédés de leur travail. Le mouvement créatif leur en a été ôté au profit des machines (des puissances du pôle capitaliste), au lieu qu’autrefois, ils dominaient leurs instruments. De plus, ce n’est pas eux qui organisent leur coopération, leur travail devenu pleinement collectif, mais cela leur est imposé de l’extérieur, semblant provenir du système des machines lui-même (les ouvriers « sont combinés » par le capital fixe au lieu qu’ils aient « un comportement combinatoire actif les uns vis-à-vis des autres »)36. De sorte que le maître, le créateur de tout, leur apparaît être le capital fixe, la machinerie, et que eux ne sont vraiment rien, tout au plus de vagues auxiliaires soumis à cette puissance extérieure. Tant le savoir que la coopération, ces deux piliers de la puissance humaine, leur échappent et se présentent comme puissances extérieures: c’est dire que leur travail leur apparaît comme entièrement déterminé par elles, contraint. Notons bien que tel est le sens qu’il faut donner à l’expression « travail contraint » qui est souvent employée dans ce texte: non seulement du travail imposé par la nécessité extérieure, cet environnement hostile de la nature non maîtrisée, mais aussi imposé par des fins extérieures, par la puissance du travail passé (du capital fixe) échappé à la maîtrise des prolétaires et se retournant contre eux. Il est évident que cette deuxième contrainte croit, sous le capitalisme, au fur et à mesure que la première diminue.

De sorte que l’individu, tant vanté par les apologistes du capitalisme, n’est plus rien. Il n’est plus rien face au système mécanique qui apparaît à l’homme contemporain comme «… une présupposition au regard de laquelle la force valorisante de la puissance de travail individuelle disparaît comme infiniment petite »37.

Voilà donc ce qui disparaît dans l’histoire du développement de la mécanisation capitaliste: pas seulement des quantités de travail, mais du travail immédiat, vivant, de ce travail constructeur de la vie de chacun. Chaque ouvrier, quand il est employé, est de plus en plus « à côté » du procès de production, travail de surveillance, d’entretien, de domestique de la machine. De sorte que la construction de sa vie est comme à côté de l’ouvrier: il ne construit qu’une vie aliénée, qui n’est pas l’expression de ses qualités personnelles.

A la place, il semble que les machines (et plus globalement le capital fixe) deviennent le facteur essentiel de la production. Il semble, car là aussi, il faut creuser pour comprendre le phénomène. Si on considère qu’elles ne sont que des choses, alors il faut expliquer d’où elles tiennent leur puissance.

Les machines sont du travail humain, mais du travail passé, qui s’est cristallisé dans l’objet machine (travail « objectivé » dit aussi MARX). Il ne faut évidemment pas entendre simplement par là qu’elles ont été construites par des hommes. Mais plus encore qu’en l’étant, elles ont, au fil des générations, absorbé, concentré, leur habileté, leur expérience, leur savoir-faire. On sait que c’est en étudiant, décomposant, analysant ces savoir-faire que des hommes, les premiers ingénieurs, ont créé les premiers mouvements mécaniques, qui donnent lieu à de nouvelles pratiques, ouvrent le champ de nouvelles expériences, et ainsi de suite jusqu’aux automates modernes.

Dans ce processus historique, les connaissances s’accumulent et se concentrent en abstractions, c’est-à-dire en science, et en applications de la science, la technologie. Science et technologie sont totalement enrôlées du côté du capital, car c’est lui qui en s’appropriant tout l’usage du travail ouvrier s’approprie aussi ses savoir-faire. C’est lui qui maitrise et organise le développement de la production. Il le fait, nous l’avons vu, comme application technologique des sciences, et en enrôlant à ses côtés scientifiques, ingénieurs, techniciens. Et en veillant jalousement avec eux à conserver et à accroitre ce pouvoir aux mains d’une « élite », en ne distillant aux travailleurs que les bribes nécessaires à leur travail parcellisé, sous forme donc de savoir parcellisé, dominé, non autonome.

« L’accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives générales du cerveau social, est ainsi absorbée dans le capital face au travail et apparaît donc comme propriété caractéristique du capital, et plus précisément du capital fixe ».

Voilà que si d’un côté, le travail immédiat non seulement décroit en quantité, mais cesse d’être vivant, manifestation et développement des qualités de l’individu dans son activité pratique, c’est aussi parce que de l’autre côté, il s’est concentré, synthétisé, en travail scientifique général, dont les machines, applications technologiques de la science, deviennent la manifestation, le moyen d’existence pratique.

Ce qui est perdu, ce ne sont donc pas que des quantités de travail, mais un travail d’une qualité particulière: celui par lequel l’homme devait, certes, gagner sa vie « à la sueur de son front », travail astreignant, étroit mais aussi expression de ses qualités personnelles, construction de soi (le fameux plaisir de faire du « bel ouvrage » de l’artisan, par exemple, que retrouve le « bricoleur » d’aujourd’hui). Ce travail n’était pas « contraint » au sens que nous avons donné ci-dessus à ce mot (puissance extérieure sur l’activité), mais seulement dans le sens d’effort et de lutte de l’homme contre les puissances naturelles non domestiquées.

Ce qui est gagné, et approprié par le pôle capitaliste, c’est un travail qualitativement différent, le travail scientifique, un savoir universel, général, d’une puissance fabuleuse, formidable potentiel de libération. Ce travail manifeste son existence et sa puissance productive non pas directement, immédiatement, mais par les machines qu’il crée. Qu’il soit le produit des générations passées n’empêche pas qu’il ne soit approprié et mis en œuvre que sous la forme de capital. Celui-ci est donc toujours plus grand au fil du temps, et exigeant chaque jour son profit. Ainsi, la masse des individus a été dépouillée de leur puissance, qui se retrouve en face d’eux comme puissance étrangère qui les domine et exige leur exploitation accrue pour entrer en mouvement.

Car, et on en revient à ce qui a été dit, si le travail immédiat n’est plus qu’un moment « subalterne au regard du travail scientifique général, de l’application technologique des sciences physiques et mathématiques »38, il n’en reste pas moins que l’un ne peut pas exister sans l’autre tant qu’il s’agit de produire de la plus-value, qui n’est que du travail immédiat non payé. La machine, en effet, étant du travail passé accumulé, ne produit aucune richesse au seul sens que le capitalisme donne à ce mot: une quantité de travail. Certes, elle permet au travail immédiat d’être de plus en plus efficace, de produire de plus en plus d’objets. Mais en terme de quantités de travail, elle ne fait que restituer ce travail passé. Elle n’ajoute par elle-même aucune quantité supplémentaire. C’est seulement dans la mesure où un travail humain direct est encore nécessaire pour la faire fonctionner, et qu’elle permet d’en diminuer le coût en diminuant celui des biens qui composent la valeur de la force de travail, qu’elle permet une augmentation relative de la plus-value. Bref, tant que le travail et la richesse n’existent que comme quantités (ce qui est nécessairement le cas avec les séparations du capitalisme, notamment la division du travail), le travail passé ne peut être mis en œuvre que s’il trouve à employer du travail immédiat, seul productif d’une richesse nouvelle (le travail de l’ingénieur peut bien être indispensable, il n’en reste pas moins, en général, à côté de la production; sa quantité n’est d’ailleurs guère mesurable s’agissant d’une activité intellectuelle, discontinue, aléatoire, d’essence encore plus purement qualitative que le travail pratique).

On ne peut finalement rien dire des causes du chômage, et donc des moyens d’y remédier, si on ne voit pas que le capitalisme considère le travail et la richesse d’une façon qui n’a rien de « naturelle », mais tout à fait particulière, historique et sociale. L’homme se définit toujours par l’activité qu’il mène, dans des rapports sociaux particuliers, et là est la source des progrès ou des difficultés qu’il rencontre. Si on veut parler de cette activité aujourd’hui, le premier pas à faire est de considérer les changements qualitatifs du travail, de mettre en lumière l’émergence de la science (cristallisation du travail passé) comme facteur décisif de la production en même temps que son enrôlement et son enchainement du côté du capital tandis que les masses en sont désappropriées. C’est cet enrôlement qui fait que sa fantastique puissance, dont les machines ne sont que l’objectivation, ne peut être mise en œuvre qu’en vue de produire de la plus-value alors même qu’elle en supprime la source en transformant la qualité du travail: d’où, nous l’avons vu, freinage ou même blocage de la production.

Ce qui doit donc être révolutionné c’est le rapport d’appropriation des moyens de production dans ses formes actuelles qui ne sont pas seulement appropriation de machines et d’usines, d’objets, qu’il suffirait, par exemple, de nationaliser, mais appropriation du travail des générations passées, de la science, dont les machines ne sont qu’un produit. On ne peut d’ailleurs s’approprier celles-ci sans s’approprier celle-là.

Il s’agit donc de tout autre chose que d’un partage du travail tel qu’il est, en conservant la vieille division du travail, scientifique et technique pour la minorité, d’exécution et de surveillance pour les autres, ceux-ci nécessairement de moins en moins nombreux. Il s’agit de prendre acte de la réduction intensive de « l’ancien » travail, et de la mettre à profit pour s’approprier le « nouveau » travail39, qui créera évidemment un tout autre homme.

Cela nécessite le renversement du capitalisme, donc de la bourgeoisie, puisqu’ils ne peuvent exister que par ce travail immédiat, seul producteur de plus-value. Les sciences et les technologies, via les machines, permettent, nous l’avons vu d’accroître la production de cette plus-value, mais parce qu’elle accroissent la production de valeurs d’usage (et donc diminuent le coût du travail nécessaire). Elles ne créent « que » des valeurs d’usage, pas de valeur d’échange. C’est bien pourquoi MARX dit qu’il y a, dans le capitalisme, « une limitation de la production de la valeur d’usage par la valeur d’échange »40.

Quand il constate que la valeur d’échange « disparaît » avec le développement du machinisme, il parle évidemment de la source de la production de la richesse sous cette forme: le travail immédiat. Parce que ce travail disparaît, il serait stupide, comme le font les réformistes, d’en revendiquer le partage (il faut au contraire que le prolétariat s’empare de « l’autre travail », du travail scientifique, des connaissances universelles). Mais pour que cette disparition soit reconnue, effective dans tous ses effets concrets (et pas seulement cachée dans les bases cachées de la production), il faut que la société cesse d’avoir besoin de produire des valeurs d’échange, cesse de considérer la richesse sous cette forme.

Certes, il ne suffit pas d’en avoir conscience, de le vouloir. Mais il faut que disparaissent les rapports sociaux qui fondent l’existence sociale nécessaire de la forme valeur. Ceux-ci sont les rapports de séparation des producteurs (ou unités de production) entre eux41, et aussi des producteurs d’avec leurs moyens de production. Cette dernière séparation étant si caractéristique du capitalisme moderne42 qui est celui de la division du travail entre les puissances intellectuelles et les producteurs immédiats que nous avons déjà évoquée.

Tant que ces séparations demeurent, la valeur d’échange et toutes ses manifestations concrètes (salaires, prix, profits, etc.) demeurent aussi puisqu’elles en sont l’expression sociale. Ce que MARX analyse, et dont on voit la rigoureuse actualité, c’est que la représentation et donc la mesure de la richesse (valeur d’usage) par la quantité de travail social (valeur d’échange) devient une impossibilité, et plus sûrement encore une absurdité. Car le travail immédiat cessant « d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être la mesure de la valeur d’usage »43. Mais il ne dit évidemment pas que les hommes vont s’en rendre compte (alors que les rapports inversés du fétichisme de la marchandise, qui forment les représentations immédiatement perceptibles du « Monde Enchanté »44, leur disent tout le contraire) tous ensembles, au point de décider spontanément et pacifiquement, de supprimer ces rapports de séparation et l’usage de la valeur comme représentation de leurs travaux.

La propriété individuelle des moyens de production est aujourd’hui insignifiante par rapport à leur appropriation collective par le pôle capitaliste. La réappropriation par les individus de ces moyens de production sera donc également collective. Mais tant qu’elle ne sera pas réalisée, tant que la science et la technologie resteront du côté d’une seule classe, il n’y aura pas d’unité sociale, de maîtrise par les individus sociaux de leurs activités, de leur vie; et dans cette situation, la valeur d’échange subsiste nécessairement comme médiation chosifiée des rapports entre les hommes, suppléant à l’absence de rapports directs et conscients (dans ce cas, ce serait leurs buts communs qui seraient la médiation, le ciment de leur association volontaire). Elle subsiste comme forme sociale, représentation sociale des travaux humains, alors que sa substance, le travail immédiat, disparaît. Cette contradiction absurde ne peut que se traduire par des crises violentes.

D’un point de vue politique, cela veut dire aussi que la bourgeoisie, dont les privilèges exorbitants sont fondés sur les séparations ci-dessus évoquées et qu’elle ne peut donc pas accepter qu’ils disparaissent, sera contrainte de diriger ses Etats de manière de plus en plus coercitive afin de tenter de maintenir la cohésion sociale. Celle-ci est en effet minée par la disparition de cette substance qui est celle de la richesse dans le monde bourgeois. Sans le savoir, elle se battra à mort pour maintenir une forme vide, car cette forme est sa carcasse, et sans elle, le monde bourgeois, le monde où les qualités, les besoins, les désirs, ne sont qu’argent, s’écroule comme une chair flasque.

Il est donc particulièrement vain d’imaginer une quelconque solution pacifique à la question du chômage. Il est absurde de rechercher des rafistolages à la façon des réformistes. Car non seulement ils seront sans aucun effet un tant soit peu profond et durable, mais ils apparaissent criminels quand le capitalisme lui-même a créé toutes les conditions matérielles pour que les hommes puissent vivre dans l’abondance des valeurs d’usage, tout en s’émancipant d’un travail éreintant, étroit, aliénant, pour passer à un travail supérieur, scientifique, universel, à des activités artistiques, culturelles, etc., dans lesquelles s’épanouiront des qualités nouvelles et insoupçonnées45.

Au stade où nous en sommes, la perspective générale est donc tracée. Mais reste qu’on en n’est pas encore à la disparition du travail immédiat, mais seulement à la possibilité d’une réduction considérable. Il y a donc à envisager une phase de transition, pendant laquelle la nécessité (ce travail contraint) cohabitera avec la liberté (cette activité libre). Cette question de la transition est d’autant plus légitime, que les révolutions passées y ont échoué. Nous ne l’aborderons ici que sous l’angle qui est l’objet de cette étude: le partage du travail immédiat (nécessaire, contraint) et des richesses, qui pour être juste, devrait, selon le bon sens moral, reposer sur le principe « à chacun selon son travail ».

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CHAPITRE 4. A CHACUN SELON SON TRAVAIL?

Le thème du partage du travail et de la redistribution des richesses entre tous est loin d’être nouveau. La bourgeoisie, depuis qu’elle est au pouvoir, n’a pas manqué de proclamer, par la voix de ses nombreux idéologues, que dans le système marchand chacun recevait « selon son travail ». Les systèmes qui se sont réclamés du socialisme ont dit la même chose. AZNAR, LIPIETZ, GORZ and Co. sont donc les descendants d’une longue lignée, ce qui n’enlève bien sûr rien aux mérites de leurs efforts pour imaginer un capitalisme équitable et partageur.

L’équité en ce domaine paraît de prime abord évidente. Chacun doit donner à la société une certaine quantité de travail personnel, et recevra en échange un droit à acquérir d’elle des biens représentant la même quantité de travail que celle qu’il a fourni. Ce « droit » est représenté par l’argent pour certains, par des « bons de travail » pour d’autres, bref, par un signe monétaire qui ne serait qu’une sorte d’attestation de la quantité de travail qu’on a donnée et donc de celle qu’on a le droit de recevoir. Cette équité serait aussi efficacité, chacun recevant à proportion de l’effort qu’il a fourni, de ce qu’il a apporté.

Observons qu’on admettra facilement que la quantité de travail reçue directement ne soit pas égale à celle donnée puisqu’il y a nécessité de défalcations pour réinvestir, pour financer des équipements collectifs (routes, écoles, hôpitaux, etc.), pour les fonds sociaux divers, etc. Par la suite, en parlant d’échange de quantités égales, nous sous-entendrons incluses ces défalcations.

Il est évidemment facile de constater que, sous le capitalisme, chacun ne reçoit pas à proportion de la quantité de travail qu’il a fournie, mais que « l’argent va à l’argent ». Des générations de moralistes, de socialistes, réellement bien intentionnés ou simples charlatans, peu importe ici, s’en sont offusqués. Ils ont prétendu que si le « droit » égal n’était pas respecté, c’est que des accapareurs, des voleurs, dirigeaient la société. Que le peuple vote pour d’autres gens, un autre gouvernement, et le droit pourra être rétabli, on forcera les « riches » à laisser leur juste part aux « travailleurs », quitte à aller jusqu’à nationaliser terres, usines, banques, etc. Ayant ainsi supprimé, croyait-on, la propriété privée des moyens de production et d’échange, et ayant porté au pouvoir des élus intègres et dévoués au bien public, ceux-ci (et donc le peuple par leur intermédiaire) auraient la maîtrise de décider d’une juste définition et application du fameux « droit égal ».

La vie a déjà amplement montré qu’il ne s’agit là que de sornettes. Mais encore faut-il comprendre pourquoi le discours (qui peut, pourquoi pas, être sincère) est si éloigné des actes, pourquoi la volonté (qui peut être réelle) s’est montrée impuissante, sinon on ne peut rien corriger. Nous nous limiterons ici à analyser ce qui est de notre domaine du moment: la question du partage égal, juste, du travail et des richesses.

Nous allons voir que le principe d’échange de quantités égales, ou « à chacun selon son travail », ne veut rien dire si on ne sait pas ce qu’on prétend compter, c’est-à-dire de quel travail on parle: travail concret individuel ou travail abstrait social? Autrement dit, travail productif de valeurs d’usage ou travail productif de valeurs d’échange46?

4.1. QUEL TRAVAIL?

Quand on parle de donner « à chacun selon son travail », il se pose au moins une double question (que la plupart s’empressent de ne pas poser):

a) que mesure t-on: le travail concret de chacun ou sa part en équivalent de travail moyen, social, abstrait?

b) avec quoi peut-on mesurer la quantité de ce travail?

Pour y répondre, il faut en revenir au point de départ, à l’objet du travail: à la marchandise. La marchandise doit évidemment être un produit d’utilité, avoir une valeur d’usage. Ce qui revient à dire que le travail qu’elle nécessite, qu’elle représente, doit être du travail utile, réaliser un objet utile à d’autres. « Le travail qui se manifeste dans l’utilité ou la valeur d’usage de son produit, nous le nommons tout simplement travail utile. A ce point de vue, il est toujours considéré par rapport à son rendement »47.

Mais, dans une société marchande, où chacun donc agit séparément, ce caractère d’utilité ne peut être prouvé, constaté, que lors de la vente de la marchandise. Et cet échange entre producteurs séparés, indépendants les uns des autres, ne peut être que fonction de la seule chose que des marchandises différentes ont en commun: la quantité de travail qu’elles contiennent. Egalité de ces quantités, tel est le principe que rend nécessaire la séparation des producteurs, ou unités de production: leur coordination, complémentarité, unité, ne peut être rétablie que lors de l’échange qui constate, ou pas, la validité sociale de leurs travaux; et s’agissant d’échange, ne peut le faire que sous la forme de cette égalité.

Observons au passage que c’est d’abord la découverte de cette contradiction interne à la marchandise, entre sa richesse concrète (valeur d’usage), et la forme d’existence sociale (et purement sociale) de cette richesse (la valeur d’échange) qui distingue MARX de RICARDO et de tous les économistes qui vont jusqu’à voir la mesure de la valeur par le travail, mais confondent la nature particulière du travail qui se représente dans la valeur d’usage (le travail concret), avec celui qui se représente et mesure la valeur d’échange (le travail social, abstrait, dont nous reparlerons plus loin).

Dans l’échange, le seul élément de comparaison qui puisse être pris en compte, c’est la quantité d’un travail tel que les différences d’usage soient éliminées, et avec elles, les différences qualitatives des travaux concrets.

On comprend assez facilement qu’il faille faire abstraction des différentes qualités des travaux pour comparer les marchandises différentes qui en sont le produit, et qu’on doivent les réduire à des quantités, seules choses en elles objectivement mesurables, comparables, égalisables. Des quantités de travail, certes. Mais encore faut-il qu’il s’agisse d’une même chose, d’un même travail, d’un travail d’une qualité unique, pour qu’il soit et comparable et mesurable. Donc pas du travail concret individuel, qualitatif.

Pour trouver une « unité » de travail, qui le rende comparable (et échangeable), comme il y a un mètre-étalon, un kilogramme, un litre, etc., le travail concret doit en fait subir une triple réduction.

Le travail complexe (qualifié), doit être réduit à un travail simple dont tout travail pourra être un multiple. « Pour que les marchandises puissent être mesurées en quantum de travail contenu en elles – et la mesure de ce quantum de travail, c’est le temps – il faut que les travaux de genres divers contenus dans les marchandises soient réduits à un travail simple, égal, à un travail moyen, courant, travail non qualifié. C’est alors seulement que le quantum de travail qu’elles contiennent pourra être mesuré en temps, mesure égale. Il faut que ce temps soit qualitativement le même pour que ces différences deviennent purement quantitatives, simples différences de grandeur »48.

Par cette réduction, MARX introduit que la mesure de la quantité de travail passe par celle du temps de travail. Seul le temps de travail peut en mesurer la quantité. Mais il ne peut le faire que s’il s’agit d’une même sorte de travail pour chacun, du travail « simple ». On oublie trop souvent, quand bien même on parle de valeur, que son contenu est d’abord du « travail simple ». Celui-ci, dans la mesure où chaque individu est différent d’un autre, n’existe pas à proprement parler (pas plus que bien des concepts scientifiques qui sont des abstractions simplifiées et concentrées de la réalité, et qui le prouvent parce qu’ils permettent d’en rendre compte). En ce qui concerne le « travail simple », c’est comme le vide en physique ou n’importe quel produit chimique: on ne le trouve pas sur terre à l’état pur (mais, à leur différence, on ne peut guère le reconstituer en laboratoire!). C’est un postulat purement logique que la pratique vérifie tous les jours par des effets que seul le concept de valeur d’échange permet d’expliquer.

« Toute activité productive est une dépense de force humaine… du cerveau, des muscles, des nerfs… force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps. Le travail simple moyen change… suivant les époques, mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe… n’est que du travail simple multiplié… Les proportions diverses suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme leur unité de mesure s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions  traditionnelles. Il s’ensuit que, dans l’analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force de travail simple »49.

Il fallait insister sur ce point de l’analyse marxiste, qui est des plus délicats, car c’est par là qu’elle fait la mesure de la quantité de travail par celle du temps de travail. Cette réduction fait de l’heure de travail l’unité, l’étalon, de la mesure de la quantité de travail et permet de déterminer la grandeur de la valeur d’échange par le temps de « travail simple ». Quand MARX remplace sans cesse la mesure de la quantité de travail par celle de son temps, il établit une équivalence qui n’est rien moins qu’évidente et qui nécessite cette réduction à l’abstraction du « travail simple ».

Regardons d’un peu plus près cette réduction. Elle fait du travail complexe un simple multiple du travail simple. Ce rapport purement quantitatif se conçoit bien quand le travail est pratique, mouvement. Un maçon expérimenté, par exemple, construira ce mur en 8 heures là où l’apprenti débutant en mettra 16 pour arriver à un résultat équivalent. Il y a bien un rapport quantitatif quand la plus grande qualification (ou complexité) du travail veut dire rapidité plus grande, gestes plus précis, plus rationnels, capacité à maîtriser de multiples opérations, tours de main, etc. Dans le cas de travaux scientifiques (ou artistiques, intellectuels, etc.), la complexité ne se réduit pas aussi facilement à un multiple d’une quantité. Ces types d’activité ne sont pas que des quantités plus grandes d’activités plus simples, même si on y inclut le temps de la formation. Elles sont aussi synthèses, réflexions, recherches. Bref, les travaux des NEWTON, MARX, MOZART, EINSTEIN, etc., ne sont pas des multiples de quantités, de travaux simples avec lesquels ils auraient ce point commun: une quantité. Mais c’est aussi que ces travaux scientifiques, artistiques, ne sont pas du travail immédiat, de ce travail producteur de valeur. Ils ne sont pas mesurables en quantité et peu importe qu’on les mesure ainsi (ce fait que le travail scientifique ne soit pas directement producteur de valeur d’échange n’empêche évidemment pas que la force de travail correspondante ait une valeur et soit achetable à ce prix par le capital). La problématique marxienne de réduction du travail complexe au travail simple n’a pour objet que l’analyse de la valeur d’échange et ne s’applique qu’à ce qu’il a défini comme substance de celle-ci: le travail immédiat.

Ceci précisé, nous n’en avons pas encore fini avec la réduction du travail à une mesure objectivement quantifiable.

Le concept de travail simple réduit les travaux de différentes qualités à un multiple d’un travail de qualité unique et permet donc la mesure des quantités par le temps. Mais quel temps, le temps de qui? Il faut d’abord prendre en compte le fait que les hommes ne vivent et ne travaillent qu’en société. Si un tel produit une chaise en 50 heures de travail simple, dira-t-on qu’il produit une valeur de 50 – et acquiert un droit de consommation équivalent à 50 – tandis que celui qui, plus zélé, plus habile, le fait en 30 heures n’aurait droit qu’à 30? Ce serait absurde et encourager la médiocrité, la paresse. Si 30 heures est le temps normal, moyen, à une époque donnée, pour produire une chaise, sa valeur doit être de 30, quel que soit le temps mis par tel ou tel individu particulier. Le travail qu’on compte doit être du travail non seulement simple, mais encore général, moyen, social. Le temps de ce travail ne correspond évidemment pas au temps concret que met chaque producteur. Voilà le travail simple réduit à une autre abstraction: celle qui veut que son caractère social n’apparaisse que dans une « moyenne », inconnue de chacun. « On pourrait s’imaginer que si la valeur d’une marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé pendant sa production, plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu’il emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct… une force sociale moyenne… du temps de travail nécessaire dans une société donnée… »50.

Nous avons vu que le travail doit être « égal » (simple) pour qu’il puisse être mesuré, moyen (social) parce que la production est en société, même quand elle est faite de façon privée, mais pourquoi, enfin, « indifférent »? Indifférent parce que, dans une société marchande, fondée sur la séparation des producteurs, ceux-ci ne peuvent être en rapport que par l’échange de leur produit qui doit pouvoir être échangé immédiatement contre n’importe quel autre. Indifférent signifie que la qualité spécifique de chaque travail privé – tel métier, tel savoir-faire – doit se métamorphoser en son contraire: un travail quelconque, représenté par un produit quelconque, pouvant s’échanger contre tout autre, équivalent à tout autre, permettant ainsi la circulation généralisée et la satisfaction des besoins de chacun: que j’ai produit une chaise, je dois pouvoir l’échanger contre n’importe quoi contenant la même quantité de travail social. D’ailleurs, pour que le capital se développe dans toute sa plénitude, dans toute son universalité, il faut qu’il ait en face de lui une masse indifférenciée de travailleurs libres, « du travail » en général.

Un travail indifférencié peut et doit se représenter dans une marchandise qui représentera n’importe quel travail et servira d’équivalent général: l’argent. Forme indifférenciée et généralisée de la valeur, l’argent représente n’importe quel travail. Il n’est donc pas, comme MARX l’a bien montré, simple mesure de la grandeur de la valeur, mais manifestation de la transformation qualitative de la marchandise, donc du travail qu’elle incarne, en travail purement quantitatif, simple, moyen, indifférencié: ce qu’il nomme le « travail abstrait ». C’est au moyen de cette quadruple abstraction, si l’on peut dire, que le capitalisme, sans le savoir, mesure, égalise la quantité de travail par le temps.

Ce travail ne peut être pris en compte, exister socialement, que sous cette forme dans toute société fondée sur les séparations de l’appropriation privée (et notamment aujourd’hui l’appropriation fondée sur la division du travail entre le pôle des puissances intellectuelles et le pôle prolétarien). Dans ce type de société, quand on parle de partage du travail, on ne peut donc parler que de partage de ce travail là. Mais cette métamorphose du travail est purement sociale puisque fondée sur ces séparations sociales, et pourra donc disparaître avec elles.

Il pourrait paraître contradictoire d’avoir cherché une mesure de la valeur, trouvée par le moyen de l’abstraction du travail, avec la mesure du temps de travail. Car comment mesurer le temps d’un travail qui n’existe pas concrètement?

Le paradoxe se résout en observant que si cela est impossible directement, consciemment, et rationnellement, cela n’empêche nullement que cela se fasse au moyen de détours, par l’expérience et la pratique. La valeur d’échange ne peut pas, par définition, être individuellement connue pour chaque produit isolé, la quantité de travail simple social restant une inconnue. Par définition, elle n’existe que lors de l’échange, elle est relative (le rapport dans lequel s’échangent au moins deux produits), et seulement constatée: ces valeurs relatives s’établissent par d’innombrables ajustements tout au long de l’histoire. Les valeurs sont certes socialement mesurées, mais par les multiples détours par lesquels les caractères sociaux des travaux se font reconnaitre dans la société capitaliste, au bout desquels, comme MARX l’a démontré dans LE CAPITAL, les prix sont l’expression dérivée des valeurs. Que le temps de travail en soit la substance, non seulement le raisonnement le démontre, mais chaque capitaliste le sait intuitivement, qui fait de l’économie du temps de travail nécessaire l’alpha et l’oméga de son activité pratique.

Il fallait quelque peu insister sur ce point, car on voit qu’il est impossible de partager selon le principe du « à chacun selon son travail » (c’est-à-dire son travail concret), tant que celui-ci n’existe socialement que sous la forme de travail abstrait, représenté dans la marchandise.

On rappellera, pour en terminer avec la forme valeur d’échange, qu’elle est rendue nécessaire dans les sociétés marchandes pour résoudre la contradiction social-privé. Car seul l’échange permet d’y savoir, après coup, si les travaux privés sont reconnus socialement, sont « validés ». La nécessité de la mesure de quantités égales trouve là son origine. Autrement dit, la valeur d’échange n’est pas qu’un problème de substance (le travail abstrait) ou de grandeur (sa quantité). Il faut considérer qu’elle est une médiation entre les hommes: au lieu que leurs travaux soient directement sociaux, ce caractère social apparaît par la valeur (concrètement par l’argent); au lieu que leurs rapports soient directs, ce sont des choses, produits métamorphosés de leurs travaux (valeur, argent, prix, salaires, intérêts, etc.) qui déterminent ces rapports (ce que MARX a nommé le fétichisme de la marchandise).

4.2. FORME MODERNE DE L’APPROPRIATION PRIVEE

Dire que la valeur d’échange et ses formes autonomisées sont les choses qui déterminent les rapports entre les hommes dans leurs activités, c’est dire, notamment, qu’elles déterminent la répartition du travail: elle se fera selon les lois des rapports entre ces choses (ou lois de la valeur et de la valorisation), le travail ira là où va le capital, là où il y a profit, et de telle façon qu’il y en ait.

On ne peut donc pas envisager une répartition rationnelle, consciente, juste, équitable, du travail (et des richesses) sans la rapporter à la nécessité, ou pas, de l’existence de la valeur, c’est-à-dire à celle de l’appropriation privée et ses séparations.

Encore faut-il considérer l’appropriation privée dans ses modes réels, concrets de fonctionnement, et ne pas la réduire à une définition juridique. Autrefois, lorsque le producteur était aussi le maître et propriétaire de ses moyens de production, il y avait une certaine correspondance entre le propriétaire juridique et le propriétaire réel (ou, pour reprendre une distinction qu’a tentée MARX, propriété et possession coïncidaient). Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. On sait, par exemple, que ni le producteur, ni même l’actionnaire ne sont propriétaires.

C’est que le développement du capitalisme, comme développement d’un machinisme toujours plus perfectionné, entraîne la nécessité d’une accumulation et d’une concentration toujours plus grande de capitaux. Non seulement l’ouvrier est désapproprié de ses moyens de travail, mais le propriétaire lui-même disparaît dans la propriété collective d’immenses conglomérats industrialo-financiers. Banquiers, actionnaires, « managers », ingénieurs, forment une structure technico-financière, une classe, qui se partage propriété juridique, gestion, maîtrise des conditions de la production. La concentration du capital s’accompagne en même temps de sa spécialisation, de sa segmentation en capital financier, industriel, commercial, étatique, etc., qui accentue d’autant la dé-privatisation de la propriété, de même que la parcellisation du travail ouvrier accentue sa désappropriation.

MARX faisait déjà remarquer que c’est le capitalisme lui-même qui a aboli le travail privé et la propriété privée51. N’en parlons plus en effet, il n’y a plus guère que du travail collectif, où chacun n’est plus qu’un élément anonyme de l’immense mécanique, et qu’une immense propriété collective (qu’elle soit étatique, ou « privée » ne change pas grand chose à l’affaire) des puissances bourgeoises. « La production capitaliste commence à l’instant où les conditions de travail appartiennent à une classe et la seule disposition de la puissance de travail à une autre. Cette séparation du travail et des conditions du travail constitue la condition préalable de la production capitaliste »52.

Il avait analysé les différents modes concrets de cette séparation suivant les stades historiques du capitalisme, jusqu’à celui de la dissociation grandissante de la propriété juridique du capital d’avec les fonctions du capitaliste, les « managers » étant comme le « chef d’orchestre qui n’a pas besoin d’être propriétaire de ses instruments »53 pour diriger (et c’est bien pourquoi, la nationalisation n’est en rien une condition suffisante à l’appropriation collective).

Ces chefs d’orchestre du capitalisme moderne, nous avons vu que ce sont ces puissances intellectuelles de la production qui « personnifient les moyens de production face à l’ouvrier » dès lors que la science et ses applications technologiques sont devenues les forces productives essentielles au lieu et place du travail pratique immédiat.

 « Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme le pouvoir qui les domine »54.

Telle est l’essence de la propriété aujourd’hui: dans cette division sociale entre les « puissances intellectuelles » et ceux qui ont été vidés de cette puissance, la bourgeoisie et le prolétariat modernes. Dans les premières manufactures, la dépossession était surtout que la propriété était d’un côté, mais le savoir-faire restait de l’autre, celui du travail vivant toujours prépondérant. La division villes/campagnes recouvrait, bien plus qu’aujourd’hui, la division intellectuel/matériel55.

Le caractère commun entre cette forme moderne et collective d’appropriation privée et la forme marchande de la petite propriété est qu’elles comportent toutes deux cette signification que « les objets d’utilité… sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres ». Cette séparation, qui entraine la nécessité de l’échange selon la valeur et donc de la représentation du travail concret par le travail abstrait, reste en effet vraie avec la propriété collective capitaliste: dans ce cas, ce sont les différentes segmentations du capital et les différentes unités de production qui fonctionnent séparément (et l’étatisation, on le sait, ne dissout en rien les séparations réelles). « Dans chaque fabrique, le travail est soumis à une division systématique; mais cette division ne provient pas de ce que les travailleurs échangent réciproquement leurs produits individuels. Il n’y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se représentent comme marchandises réciproquement échangeables »56.

Supprimer cette séparation serait pouvoir faire en sorte que les travaux soient directement sociaux. C’est-à-dire qu’ils soient décidés, reconnus comme utiles par les individus avant d’engager leur production, que l’activité de chacun soit en conséquence coordonnée et mise en œuvre consciemment avec celle des autres, en vue d’un but commun conscient. Cela seul serait un partage voulu du travail, au lieu qu’il suive nécessairement et aveuglément les déterminations du capital. Ce qui implique que, parmi les conditions à réunir pour y parvenir, il y a évidemment celle de maîtriser les conditions de la production: sans cela, il n’y a aucune décision consciente possible de chacun, mais perpétuation de la domination de « l’élite », des puissances intellectuelles, perpétuation de la domination et de l’appropriation de classe.

Ainsi, être propriétaire, ce serait vivre l’unité de soi, individu social, avec ses conditions d’existence, les maîtriser, s’approprier ses rapports à la nature et aux autres, par lesquels on se construit.

La propriété bourgeoise, c’est au mieux, pour ceux qui en jouissent, la séparation de la propriété juridique d’avec la propriété essentielle, celle des conditions de la production. Elle est donc la négation de la propriété de soi, de sa vie en société, qui plus est pour la masse de ceux qui n’ont ni l’une ni l’autre.

Nous avons vu que la substance de la valeur d’échange (donc celle du profit) disparaît. Mais que cela ne signifiait pas la disparition spontanée de cette valeur en tant que forme des rapports sociaux, car ce qui fonde sa nécessité, ce n’est pas d’abord sa mesure, la quantité de cette substance, mais le rapport social de séparation de l’appropriation privée. Il en résulte que la nécessité de cette forme valeur s’exacerbe avec l’accentuation de l’appropriation par le pôle capitaliste, en même temps que ce qui la constitue et la mesure se délite. La nécessité de la forme entre en contradiction aigüe avec l’inconsistance de son contenu.

Une condition de disparition de la valeur est réunie: elle ne mesure plus la richesse considérée sous la forme du travail abstrait (travail immédiat, simple, moyen, indifférencié) parce que ce travail qui est sa substance disparaît. Il reste à supprimer la nécessité de la forme valeur, c’est-à-dire la nécessité que les travaux et les produits soient malgré tout obligés de se représenter sous cette forme. Donc à supprimer l’appropriation par les « puissances intellectuelles de la production ». Nationaliser est facile, cela sera un peu plus difficile.

Pour le moment, nous voyons la confirmation de ce qui a été dit ci-dessus: ce qui est concrètement à l’ordre du jour n’est pas le partage du travail immédiat, abstrait, l’échange équitable d’égales quantités de ce travail en guise de répartition des richesses. C’est la conquête de « travailler autrement », la conquête du travail scientifique, créatif, libre. Par là, on prend en compte la disparition du « vieux » travail en même temps qu’on accède à la maitrise collective des conditions de la production, et donc à la possibilité de rapports directs entre les hommes (suppression de la nécessité de la forme valeur comme médiation). C’est-à-dire, finalement, à la possibilité d’un partage conscient du travail et de richesses dont la production ne pose plus de problème puisqu’elles peuvent être abondamment produites en tant que telles, en tant que valeurs d’usage, n’ayant plus à surmonter l’obstacle de l’être comme valeurs d’échange.

Partager le travail, c’est changer le travail, telle est la première vérité. Car il n’y a pas partage rationnel sans conscience, ni conscience sans science (conscience sans science n’est que ruine de l’homme), c’est-à-dire sans réappropriation par tous du travail des générations passées.

Il ne s’agit évidemment pas d’effectuer un simple changement de mots, comme bien des idéologues ont tenté de le faire croire, depuis les farceurs qui imaginent que le femme de ménage sera plus fière de s’appeler « technicienne de sols », ou l’employé « équipier », jusqu’aux canailles qui vantent un soi-disant « enrichissement des tâches » dans les usines. Il s’agit souvent pour des professeurs stipendiés d’exalter le « ohnisme » japonais, lequel n’est qu’une manière d’intensifier le travail ouvrier, mais sûrement pas de lui donner un savoir général et scientifique tel qu’il lui permette de maitriser, avec ses camarades, la marche de leur travail.

Changer les mots est un procédé courant qui fait imaginer qu’on change la réalité. C’est vrai des élucubrations sur le travail « enrichi », « partagé », laissant « du temps pour vivre » à la AZNAR. C’est vrai aussi, comme nous allons le voir maintenant, du partage des richesses quand on se contente d’affirmer vouloir donner « à chacun selon son travail ».

4.3. A CHACUN SELON SON TRAVAIL

A chacun selon son travail est une formule magique qui a la force de l’évidence. Chacun recevrait des marchandises représentant une quantité de travail égale à celle qu’il a fournie. Le moyen en serait simple: vous avez fourni x heures de travail, vous recevez un « bon de travail » indiquant ce x, que vous pourrez échanger contre l’équivalent en autres produits. Merveille: d’un coup sont supprimés salaires, profits, et même monnaie. On a l’échange directement égal, quantité de travail contre quantité de travail.

Les tenants de cette invention se placent bien sûr dans une société telle qu’elle serait immédiatement issue de celle d’aujourd’hui, où règnerait donc encore la division du travail entre les puissances intellectuelles ayant la maîtrise des sciences et technologies et ceux qui en ont été dépouillés.

Voyons ce que l’individu concerné a fourni. Du chapitre 3 qui précède, nous savons que, quel que soit le travail concret, personnel, qu’il a effectué, celui-ci, dès lors qu’on doit le comparer, le mesurer, l’égaliser avec d’autres effectués séparément, doit prendre la forme d’une pure quantité de travail abstrait (simple, moyen, indifférent), et alors aussi, on peut mesurer la quantité par le temps. Puisque, dans une société marquée par cette division du travail, celui-ci n’est socialisé que par l’échange, s’il est pour cela nécessairement réduit à du travail abstrait, ce n’est que du travail sous cette forme là qui est considéré comme fourni à la société, et elle ne pourra en rendre en échange que sous cette forme. Bref, le « bon de travail » ne pourrait indiquer, au mieux, que « x » heures de travail abstrait.

Mais en fait, il ne le pourra même pas car on sait que cette valeur abstraite ne peut pas être déterminée par le calcul. Elle ne peut apparaître que comme prix, lesquels expriment non seulement la quantité de travail mais aussi les autres rapports sociaux d’une société divisée (le profit, l’intérêt, etc.). Comme ENGELS le notait en critiquant, déjà, cette formule du « bon de travail », le temps de travail abstrait « n’a pas été mesuré directement, de façon absolue, comme on mesure d’ordinaire du temps de travail, en heures ou en journées de travail, etc.; il a été mesuré par un détour, au moyen de l’échange, relativement. C’est pourquoi je ne peux pas… exprimer ce quantum constaté de temps de travail par des bons de travail, dont la quantité me reste inconnue, mais seulement… par un détour, d’une manière relative, en une autre marchandise (l’argent, ndlr) qui représente le même quantum de travail social »57.

Compter directement et préalablement le travail social nécessaire à telle ou telle production comme somme de travaux concrets est impossible car cela nécessiterait l’unité des individus sociaux, la transparence de leurs rapports, conditions minimum nécessaires à une coopération franche, à des informations fiables. Mais si tel était le cas, c’est qu’il n’y aurait plus cette division sociale du travail, les classes et les luttes qui en découlent, ni la valeur d’échange: la comptabilité pourrait être directe, en temps de travail concret, comme dans une communauté. Tant que cette division existe, il n’y a pas transparence mais opacité58, incapacité de compter directement en temps de travail concret, mais seulement par la médiation des valeurs d’échange, c’est-à-dire par l’usage de ses formes d’existence autonomisées, prix, monnaie, etc., qui rendent compte a posteriori des travaux des hommes. C’est bien parce que l’opacité est consubstantielle à la valeur que celle-ci ne peut se calculer rationnellement, mais se détermine uniquement par ajustements pratiques, par les échanges répétés des millions de fois depuis des siècles au cours desquels se comparent la productivité des travaux humains (c’est « la main invisible »).

Bref, comme il a été dit, la comptabilité du travail ne peut, dans une société où les producteurs sont séparés par les divisions de l’appropriation « privée » (de classe), être que de quantités de travail abstrait, de valeurs, non mesurables par avance, seulement constatables après coup (et encore au moyen d’unités de compte monétaires, donc approximatifs et aléatoires).

Peut-on même parler, au moins supposer toujours, qu’il n’y ait plus de profits versés aux maîtres et que chacun n’ait à échanger avec les autres que son travail, d’échange égal de quantités de travail abstrait? Même pas.

Il faut d’abord déduire de ce que reçoit le travailleur les « défalcations »59 pour les fonds d’accumulation (renouvellement et amélioration des moyens de production) et les fonds sociaux (services publics, santé, enseignement, etc.). Les fonds sociaux peuvent être considérés comme des revenus « indirects » reçus par le travailleur, et les fonds d’accumulation sont une sorte de paiement du travail passé et de don pour l’avenir60.

Comme le dit MARX, « en tant que travail accompli au delà des besoins immédiats, le surtravail devra toujours exister »61. Mais quelle est alors la différence avec la plus-value capitaliste? Elle ne peut résider qu’en ceci: les producteurs eux-mêmes ont la propriété de ce surtravail, décident de sa quantité et de son usage, de ce qu’ils veulent produire et comment. Une classe particulière d’individus ne peut plus s’en attribuer une part sous forme de profits et avantages financiers divers. Cette appropriation collective n’est possible que s’ils ont la propriété et la maîtrise des conditions de la production, notamment des sciences et des techniques, principale force productive moderne.

Mais tant que règnera « l’abrutissante division du travail », la classe maître des puissances de la production gérera tout cela en fonction de ses intérêts, des compromis qu’elle doit faire en son sein entre ses différentes fractions, des alliances partielles qu’il lui faut passer avec d’autres classes en fonction des circonstances, etc. Que la propriété juridique soit étatique ou « privée » n’y changera rien.

Faisons maintenant abstraction de la question du surtravail, somme toute assez aisée à comprendre, et observons ce contre quoi le travail nécessaire s’échange. Nous avons rappelé qu’il ne pouvait y avoir « au mieux » qu’échange égal de quantités de travail abstrait, de valeur. Au mieux, la « récompense » du travail serait alors son produit (exprimé en valeur).

Evidemment, ce n’est pas le cas dans le rapport capitaliste contemporain de la division moderne du travail. On sait que, le premier, MARX en a trouvé l’explication scientifique. RICARDO avait constaté que « la valeur du travail n’est pas identique à la récompense du travail » (il n’y a pas échange de quantités égales). MARX découvre pourquoi il ne l’explique pas: parce qu’il « rentre tout de suite dans le procès de production » en faisant échanger le travail mort contre le travail vivant (et sans voir, donc, le double caractère du travail dont nous avons parlé ci-dessus). Or cet échange a lieu avant, et concerne alors le type de travail qui s’échange contre du capital: le travail comme valeur d’échange (le salaire est le prix de la production de la valeur d’usage du travail, de sa puissance, de sa force; il achète cette force à son coût de production, expression de sa valeur d’échange, c’est-à-dire de la quantité de travail contenue dans ce qui fabrique cette force: moyens de subsistance, formation, etc.). Ce n’est qu’après cet échange de valeurs égales que la valeur d’usage, la puissance de travail, est mise en œuvre. Le travailleur ne vend pas « l’usage qui est fait de lui, il ne se vend pas comme cause, mais comme effet ». Et, toute cette analyse est bien connue, cet échange particulier est le rapport salarial.

Bref, quand le travail ne peut exister socialement que représenté dans un de ses résultats, la marchandise, sous forme de travail abstrait, non seulement il n’y a aucune équivalence entre le temps de travail concret fourni par l’individu et ce qu’il reçoit sous forme de marchandises, mais il n’y a même pas d’échange égal (abstraction faite des défalcations) de temps de travail abstrait donné et reçu du fait que s’impose alors la nécessité du rapport salarial.

Dans cette situation, une quantité de travail individuel concret a, en quelque sorte, une double raison de ne pas être égale à la marchandise qu’il crée, où il s’objective. Parce que ne sont prises en compte que les quantités de travail abstrait, et parce que le rapport salarial ne considère que le prix de la force de travail.

Et ce prix peut bien augmenter, le salaire s’échanger contre plus de marchandises, cela ne signifie nullement une avancée vers l’égalité du rapport d’échange, car cette quantité accrue de produits peut contenir (et contient) moins de travail, du fait de l’augmentation de la productivité, que la quantité moindre de marchandises précédente62. L’échange salarial s’écarte de l’égalité même quand le salaire augmente.

Pour restaurer l’égalité, les idéalistes s’imaginent qu’il suffirait de la vouloir. Pour eux, « le bon de travail » serait l’outil technique simple permettant d’y parvenir. Il y serait écrit que M. UNTEL a travaillé x heures, et ce bon lui donnerait droit à l’équivalent. C’est croire que la comptabilité par la valeur et le salariat ne relèvent que d’une forme monétaire qu’il suffirait d’abolir par décret.

Or, comme la valeur d’échange dont il est une forme d’existence, le rapport salarial a sa source dans la désappropriation des producteurs de leurs conditions de travail. Tant qu’il n’y a pas réappropriation, il y a nécessairement valeur et salaire pour les raisons que nous avons vues ci-dessus. Vouloir introduire « l’échange égal » ou « le juste salaire » dans ces conditions, c’est simplement accoler des mots contradictoires, comme disait ce « chien crevé » d’ENGELS, c’est « vouloir abolir le catholicisme en instaurant « le vrai pape », ou instaurer une société dans laquelle les producteurs dominent enfin leur produit par la mise en œuvre conséquente d’une catégorie économique qui est l’expression la plus ample de l’asservissement du producteur à son propre produit ». Il poursuivait: « On veut que du travail fluide, de la force de travail en action, soit échangé contre un produit du travail. Elle est dès lors marchandise, tout comme le produit contre lequel elle doit être échangée. La valeur de cette force de travail n’est dès lors nullement déterminée d’après son produit, mais d’après le travail social incorporé en elle, donc d’après la loi actuelle du salaire »63.

Echanger des quantités égales de travail social reviendrait à ce que le producteur ne vende plus sa puissance de travail en tant que marchandise, mais la marchandise elle-même, le produit de son travail. Ce serait la loi marchande précapitaliste avec l’échange M-A-M’ qui correspond à ce que le producteur était propriétaire de ses outils, donc de son produit. On ne peut y revenir aujourd’hui: les outils et le travail privés ont disparu au profit des machines et du travail collectif. Ce qui est à l’ordre du jour est, comme nous l’avons vu, la réappropriation des conditions de la production, lesquelles sont collectives. Elle se pose essentiellement aujourd’hui dans la perspective de la disparition de la valeur, et non dans le retour à la petite propriété privée.

On pourrait poursuivre le raisonnement en démontrant que pas plus que le bon de travail ne peut représenter le temps de travail réel, ni même représenter le temps de travail abstrait qui n’est pas, par définition, calculable a priori, ni permettre la suppression du rapport salarial, il ne peut non plus remplacer la monnaie (équivalent général) ou permettre une comptabilité directe en temps de travail au lieu de passer par les prix. Mais ce serait trop long et en dehors de l’objet immédiat de ce travail64.

Nous en avons ici dit assez pour notre propos: « à chacun selon son travail » est impossible dans le cadre de la désappropriation. Tout partage est dicté par celui de la maîtrise des conditions de la production, qui décide qui fait tel type de travail et a, en conséquence, telles ressources. Les problèmes de la répartition sont d’abord fonction des rapports sociaux dans lesquels on produit dans une société donnée.

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CHAPITRE 5. PARTAGER LE TRAVAIL, C’EST CHANGER DE TRAVAIL

Nous avons vu, dans le premier chapitre, toutes les incohérences proprement charlatanesques des propositions aznariennes, les impasses des calculs lipietziens, etc. Ensuite, nous avons analysé les raisons essentielles de ces faux comptes et mécomptes réformistes. Et nous avons vu que ces gens ne savent même pas ce qu’ils comptent. Ils comptent et partagent ce qu’ils croient être « du travail », mais qui n’en est qu’une forme chosifiée, du travail abstrait. Et ce travail qu’ils veulent partager, c’est celui qui disparaît comme puissance productive immédiate parce qu’il s’est accumulé au fil des générations comme machinerie, comme puissance scientifique et technique devenant la force productive essentielle.

Si cette puissance nouvelle et universelle s’est accumulée du côté du capital, cela est le résultat nécessaire de ce que le prolétarien devait en être dépouillé pour qu’elle existe. Le rapport social capitaliste de désappropriation caractérise cette phase de l’histoire des hommes, mais aussi cette création de la généralité, de l’universalité du savoir, construite sur la destruction des savoir-faire particuliers.

Ce rapport, bien que différent du rapport de séparation des propriétaires privés de l’époque marchande, entraine tout aussi nécessairement la nécessité de la métamorphose sociale du travail individuel en travail abstrait65. Tout ce que cette société connait en matière de travail est celui-ci, tout ce qu’elle en attend, c’est qu’il puisse être utilisé au delà du travail nécessaire, en même temps que tout ce à quoi elle s’emploie, c’est d’en diminuer la quantité. Bref, le partage de ce travail là que nous proposent nos réformistes laisse intacte l’appropriation du travail intellectuel par la minorité et ne résout en rien la question du chômage grandissant, ni celle d’une répartition plus équitable des richesses.

Tout partage du travail (et des richesses) différent de celui qui s’impose aujourd’hui nécessite de partager autrement la maîtrise des conditions de la production. Ce dont il s’agit, c’est de briser l’appropriation de ces conditions par la minorité des puissances intellectuelles et financières. Leur réappropriation par tous, c’est que chacun pourra travailler « autrement », jouir d’une activité élevée, riche, en conformité avec ses buts. C’est ce que veut dire, et nous y reviendrons, que supprimer le chômage et la misère, c’est « travailler tous, moins, autrement ».

C’est dire que ce qui est en jeu, c’est la construction d’une réelle communauté des individus se substituant à leurs séparations en unités productives, en classes, en individus privés, poursuivant leurs intérêts particuliers dans l’aveuglement et l’irrationalité. Comment une telle unité de communauté pourrait être en rapport avec l’existence d’un autre travail et d’une autre répartition de ses fruits, et qu’elles en seraient les conditions, c’est ce qu’il faut un moment examiner.

5.1. COMMUNAUTE DES INDIVIDUS ET TRAVAIL

Imaginons ce qui pourrait se passer si les individus, au lieu d’être séparés et que « les autres » soient une société à laquelle chacun d’eux est indifférent ou hostile, formaient une réelle communauté, maîtresse de ses conditions de vie, déterminant consciemment ses buts communs et où chacun serait, dans son activité, un enrichissement pour l’autre, directement par ses qualités objectivées, et non par l’argent qui est tout le contraire.

Cette société, comme toutes les autres, aurait à répartir des quantités de travail et de ressources entre les différentes branches de la production. Elle le ferait en fonction des besoins qu’elle aurait décidés, par avance, de satisfaire, et non après coup selon les lois de la valorisation. On produirait donc des valeurs d’usage et non des marchandises (valeurs d’échange), dont chacun aurait droit à une part déterminée et selon sa situation personnelle (âge, charges familiales ou autres, etc.).

Cela sous-entend que chacun fournit, non pas un travail privé, mais une part du travail social. On ne compte pas individuellement la quantité d’un travail qui n’est pas individuel. Tout ce qu’on peut demander à chacun est une égalité d’efforts avec les autres, chacun en fonction de ses capacités. Cela ne peut se mesurer que par le temps de travail concret que chacun doit fournir à la communauté en fonction des productions qu’elle a décidé de faire et du temps de travail global que cela demande.

Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, tout cela n’est possible qu’à certaines conditions. Pour qu’il y ait communauté (maîtrise collective, buts communs conscients), il faut que les grandes séparations de la division du travail, notamment celle des puissances intellectuelles du capital d’avec la masse des exécutants et des exclus, soient supprimées.

Le temps de travail reste toujours un critère: plus on économise du temps pour les productions nécessaires, plus on peut en gagner « pour d’autres productions, matérielles ou spirituelles ». Pour répondre de la façon la plus rationnelle aux différents besoins, il faut aussi pouvoir répartir judicieusement les forces humaines et matérielles. « L’économie du temps aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production demeure donc la première loi économique dans le système de la production collective, elle y prend même une importance considérable »66.

K. MARX ajoute: « Pourtant, nous sommes bien loin de la mesure des valeurs d’échange (travaux ou produits) par le temps de travail ». Dommage qu’il n’explicite pas plus ce point touchant à la possibilité d’une répartition transparente, consciente et rationnelle du travail, très délicat comme nous le verrons dans la deuxième partie. Car, s’il s’agit bien toujours de compter, toute la difficulté est de savoir quoi. Des quantités de travail? Du temps de travail individuel? Mais nous avons vu que cela ne pouvait être que du temps de travail abstrait dès lors qu’il s’agissait d’égaliser les quantités de travail que chacun donne et reçoit, de socialiser des travaux exécutés séparément en les égalisant. Si donc, on parle du « temps de travail » sans plus de précision, on ne peut pas conclure qu’il n’y a plus mesure et égalisation par la valeur d’échange.

Pour que cela soit, il faut une situation où il ne s’agisse plus d’égaliser des travaux individuels, privés, où le travail puisse être d’emblée posé pour ce qu’il est, collectif. On ne considèrerait pas alors les différences individuelles dans le travail, mais on rechercherait le meilleur rendement collectif, la meilleure coopération, en exigeant et en aidant chacun à faire « le maximum », selon ses capacités, et selon le poste, les tâches qui lui ont été  confiées. Mais alors, il n’y a plus comptabilité pour égaliser individuellement des quantités de travail, ni de ce qu’on reçoit en échange. Il va de soi que dans une telle situation où la carotte-bâton du rapport salarial a disparu, l’enthousiasme et la motivation ne peut se trouver que dans le caractère riche et conscient du travail.

L’égalisation, c’est donc dans ce cas que chacun fournit une quantité donnée de son temps à l’effort, aux objectifs communs. On peut savoir d’avance quel temps de travail social est nécessaire pour assurer telles productions dans la mesure où ce sont les producteurs eux-mêmes qui l’établissent sur la base de leur expérience et qu’il peut y avoir franchise et transparence de leurs rapports puisque l’individu ne s’oppose plus à la société mais au contraire s’en enrichit. Ce qui est réparti dans les différentes productions, c’est directement du travail social, la puissance collective d’une association d’individus. C’est l’utilité et le caractère social des travaux qui sont la médiation entre les individus. Chacun prend une part du travail collectif, et reçoit une part du résultat collectif, en proportion de son temps de travail concret et de ses besoins. La satisfaction des besoins est certes limitée par les capacités de la production sociale, mais à vrai dire, la quantité des biens matériels compte beaucoup moins dans la mesure où ce qui est vital est produit en abondance (alimentation, logement, etc.), tandis que l’essentiel devient d’ordre culturel, scientifique, artistique, et que les individus ne cherchent pas tant à « consommer » qu’à « agir », ne cherchent pas tant à avoir, à acquérir des apparences, à acheter des qualités, des déguisements, qu’à être.

La seule règle est que chacun donne effectivement toute sa puissance de travail pendant le temps de travail, que le volontariat, la confiance, la transparence régissent les rapports entre tous. Donc que le travail soit suffisamment riche pour que chacun n’ait pas un intérêt personnel à l’égoïsme, à faire le moins pour obtenir le plus, et ne recherche pas l’isolement dans l’accaparement privé, mais de s’enrichir encore plus dans l’échange de qualités.

Un comportement égoïste et mesquin est nécessairement le cas quand le travail est une contrainte, et même souvent une torture pour la plupart. Car, dans une telle situation, chacun ne peut chercher qu’à limiter au maximum sa peine, et, si possible, à en exiger plus des autres. La seule contrainte qui permette de l’obliger à ne pas paresser une minute, à travailler plus sans s’arrêter est la pression des efforts des autres pour augmenter leur productivité, qui lui parviennent par la concurrence, c’est-à-dire par la médiation du marché où se révèlent les valeurs réciproques des marchandises (force de travail y compris bien sûr), l’efficacité des efforts de chacun, l’obligation de se plier ainsi au caractère social du travail prenant la forme d’une contrainte violente, aveugle et brutale.

Si le travail, qui est toujours effort, est aussi activité choisie, volontaire, il est aussi jouissance d’un but, d’une création accomplie, et on ne le compte pas. Au fond, c’est le travail contraint (dès qu’il n’a plus été autarcique mais pour l’échange) qui a entrainé la nécessité de compter les quantités de travail en vue d’échanger des quantités égales. Le développement des outils a eu ce double effet d’entrainer la production de surplus échangeables et la division du travail, chacun étant poussé à se spécialiser dans le métier qui lui était le plus favorable du point de vue du rapport efforts/revenus et à obtenir la propriété personnelle de ses moyens de travail pour avoir celle des produits. A l’origine, l’individualisation, c’est la privatisation du travail et de ses moyens, de la peine et du résultat. Dans ce chacun pour soi, le fort ou l’habile n’acceptera pas de recevoir autant que le faible ou l’ignorant pour le même temps de travail. D’où la nécessité de passer par une égalisation en terme de quantités de travail abstrait. L’égoïsme individuel qui, dès les premières sociétés marchandes, pousse à tout calculer « avec l’âpreté d’un SHYLOCK », par la valeur, est né de cette conjonction du travail contraint et de la propriété privée. L’une ne peut être supprimée sans l’autre. K. MARX notait que tant que «… le travail est la puissance sur les individus (tant qu’il est contraint, ndlr), et aussi longtemps que cette puissance existera, il y aura aussi propriété privée »67. Ce mouvement d’individualisation n’a cessé de s’accentuer avec les sociétés capitalistes68, puisque le travail s’y est développé de plus en plus comme travail contraint, comme puissance extérieure aux individus (doublement, comme nous l’avons vu ci-dessus: aussi bien leur coopération que les instruments du travail leur échappent).

K. MARX avait lui-même envisagé les difficultés que rencontrerait une révolution prolétarienne qui arriverait à un moment où il ne serait pas possible d’éliminer, ou du moins de réduire à une portion minime, le travail contraint. « La révolution pourrait venir plus tôt que nous le souhaiterions. Le comble du malheur, c’est lorsque les révolutionnaires doivent se soucier du pain des gens ». Ou encore: « Le développement des forces productives est une condition pratique indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue »69.

« Comble du malheur », « vieille gadoue », MARX a des mots forts pour redouter les méfaits sociaux du travail contraint. Mais il n’explique néanmoins guère ses liens avec les séparations de l’appropriation privée, la nécessité de compter selon la valeur, de transformer ce travail en travail abstrait. Il ne dit guère en quoi la lutte pour le pain, le nécessaire (« royaume de la nécessité » qui peut pourtant, selon lui, coexister avec une première phase du socialisme) est liée à la valeur d’échange. Néanmoins, il reste clair que pour lui, le fameux « développement des forces productives » qui a servi de brevet frelaté de socialisme aux pays de l’Est n’a de sens qu’en tant que diminution et suppression du travail comme puissance sur les hommes (donc du travail contraint et privé), conquête d’une activité riche pour tous, puissance des hommes sur eux-mêmes.

Le travail n’est pas le biblique châtiment divin. Il n’est peine et souffrance que dans cette phase du développement humain où les hommes sont soumis à une pénurie, dominés par le monde environnant et par leurs propres rapports qui leur échappent dans l’appropriation privée. C’est dans un monde de pénurie que le travail, encore peu coopératif, peu usager des technologies, bref, peu productif, revêt une forme pratique que nous avons appelée « immédiate », tandis que le travail scientifique produit, par ses applications technologiques, l’abondance. La pénibilité, la contrainte, pousse chacun, dès que cela est possible, c’est-à-dire dès que le travail peut être individualisé, propriété personnelle, à en compter et mesurer avec férocité combien il en fournit. C’est ce qui a poussé à la possession de ses moyens de travail afin de pouvoir privatiser et comptabiliser ses efforts et pour avoir celle de leur produit. Mais il y a certes déjà plus de jouissance à être ainsi maître de son travail que d’être esclave, serf, ou, plus tard, ouvrier dépossédé. Certes, l’ouvrier croit garder la possession de son travail (et être rémunéré à sa valeur d’usage). Bien que cela soit faux, il restera, en raison de ce fétichisme, attaché à la comptabilité et à l’égalisation des travaux individuels par la valeur.

Il n’y a pas possibilité de supprimer « l’odieuse division du travail » sans supprimer le travail contraint et sans reconnaitre le caractère collectif du travail. Mais si le travail contraint et les séparations de l’appropriation privée sont ainsi conjointement à la base de la nécessité de compter en vue d’égaliser des quantités de travail abstrait, de médiatiser les rapports entre les hommes par la valeur, leur dépassement, nécessaire à la communauté, se trouve possible aujourd’hui dans le même mouvement: le passage à un autre travail, le travail riche et collectif remplaçant le travail contraint, immédiat et personnel.

L’immense puissance scientifique et technique accumulée permet d’envisager que, chacun s’en emparant au mieux de ses capacités et désirs, la productivité du travail humain, qui a déjà, comme nous l’avons vu, considérablement réduit le temps de travail nécessaire malgré les limitations que lui impose le capitalisme, soit démultipliée. Que ne feraient des millions de cerveaux hautement éduqués, au lieu de quelques uns bornés par le service du capitalisme?

Les conditions matérielles de cette révolution existent pleinement. Aussi bien la science et l’universalité du savoir permettant la libération de la domination du travail contraint, la maîtrise par tous des conditions de la production, que le caractère communautaire de ces conditions et de ce travail. Etre pleinement individu, c’est être individu social.

Ce qui n’est pas dire qu’il faut bien accepter la présence des autres, que votre liberté soit limitée par la leur selon le principe de la démocratie. Ni même dire qu’on reconnait, plus positivement, que chacun a besoin des autres: cela, c’est encore l’individu qui pose les autres comme moyen pour lui. Mais c’est dire que tout individu est les autres, les générations passées et présentes, que chacun s’individualise (devient individu plus riche et plus singulier) par les qualités des autres, et réciproquement.

Quoiqu’il en soit, on voit ce dont il s’agit aujourd’hui quand on parle de supprimer le chômage: partager non pas « le travail », mais le travail intellectuel (chacun ayant donc aussi une part de ce qui resterait de travail d’exécution, d’entretien, de surveillance). Il s’agit d’aller vers la conquête du « travail riche » pour tous. Le travail est riche si son contenu social est assuré: celui qui l’entreprend sait d’emblée qu’il satisfait un besoin utile pour lui et pour les autres, ce qui est satisfaction et jouissance. L’activité n’est riche que de la richesse des rapports sociaux. Comme le dit MARX, ce que vise une activité ainsi productrice de valeur d’usage, « c’est l’existence du produit au profit de l’homme », à l’inverse de la production de valeur d’échange. Le travail est riche ajoute-t-il « s’il est d’un genre scientifique et devient en même temps du travail général ». S’il est exercice et développement des facultés spécifiquement humaines les plus élevées. S’il est activité la plus large, mettant en rapport nombre de facultés (art et technique, recherche et application, enseigné et enseignant, etc.) et nombre de domaines, une spécialisation trop poussée étant, finalement, non pas maîtrise de la vie mais déformation de la conscience. Il n’y a pas de conscience sans sciences (au pluriel, et le plus possible) développées chez le plus grand nombre. La science sans conscience, cette ruine de l’âme selon RABELAIS, est toujours celle d’une élite isolée et de ce fait inhumaine (sans conscience sociale).

Comme nous l’avons vu, un tel travail « riche » n’est pas productif de valeur d’échange et ne peut pas se développer largement dans le corset des lois de la valorisation. Il ne peut pas s’exprimer en quantités et s’échanger comme tel. Comment, d’ailleurs, on compterait une quantité de travail scientifique, immatériel, non directement et immédiatement pratique? Comment on pourrait individualiser un tel compte, dire: voilà ta quantité, quand ce travail n’est que coopération? D’ailleurs, l’individu exerçant un travail riche, pleinement qualitatif, y trouve satisfaction bien qu’il y ait effort. Il n’exige pas, comme avec le travail contraint, la reconnaissance de ses qualités par leur réduction en quantité afin d’obtenir l’échange égal de ces quantités. Tout ce qu’il peut souhaiter, c’est que ce temps de travail, mesure de l’effort de chacun pour la société, et nécessaire dans la mesure où il correspond encore à une exigence sociale sur l’individu, soit le même pour tous, laissant à tous le même temps pendant lequel exercer l’activité (ou le repos) de son seul choix, c’est-à-dire d’entièrement libres rapports à autrui.

5.2 VERS DE NOUVELLES LIBERTES

Nous voilà arrivés, loin des sinistres propositions « de gauche » de nos soi-disant radicaux, AZNAR, LIPIETZ and Co., à la conclusion que supprimer le chômage n’est ni créer du travail supplémentaire, ni partager le travail-galère entre les prolétaires actifs et chômeurs, mais changer la nature même de ce travail. Cela passe d’abord par changer sa répartition entre des classes, donc par une prise du pouvoir politique par le prolétariat et l’exercice sans faiblesse ni naïveté de ce pouvoir.

J’ai montré dans « CRISE, TECHNIQUE ET TEMPS DE TRAVAIL » comment, du moins dans les grandes lignes générales, l’exercice de ce pouvoir pouvait permettre, dans l’état actuel des forces productives en France, d’envisager un passage à 20 heures hebdomadaires de travail contraint pour tous, puis rapidement, à 10 heures. Je n’y reviendrais donc pas ici, sauf pour rappeler que ces ordres de grandeurs ne sont pas issus, comme chez nos réformistes, d’un simple partage du travail entre travailleurs actifs et chômeurs, mais surtout d’un réduction drastique de la masse du surtravail, par suppression ou réduction de certaines productions (comme biens de luxe, automobile privée, maisons secondaires, publicité et autres dépenses commerciales, etc.), par suppression des rentes mobilières et foncières, des gaspillages inouïs de l’anarchie capitaliste, de la bureaucratie (qui peut être considérablement réduite dès lors que le temps libre est d’une ampleur telle qu’il permet déjà un certain degré d’exercice directe des fonctions politiques et administratives par les individus) et d’autres mesures encore qui, toutes ensembles, constituent un premier bouleversement des rapports sociaux, une première redéfinition des besoins sociaux, de la production et de la répartition du travail et de la richesse entre les hommes.

Mais la fameuse division du travail, base de l’appropriation privée, subsiste toujours: ce n’est pas du jour au lendemain qu’il est possible de se réapproprier les sciences, de transformer la contradiction villes/campagnes, etc. Ce qui veut dire que subsistent, qu’on le veuille ou non, la valeur d’échange, et toutes ses conséquences concrètes (profit, salariat, prix, monnaie, etc.). La plus grande erreur des révolutions passées a été de croire que tout cela pouvait être supprimé par décret, sans tenir compte du niveau possible de réduction du travail contraint, de conquête du temps libre, bref, des possibilités concrètes de transformer le contenu du travail70.

La dictature du prolétariat a, en particulier, cette double fonction. Une tâche immédiate qui est de réduire, au profit des masses, l’accaparement du pouvoir et des ressources par la bourgeoisie. Une tâche à plus long terme qui est d’en couper les racines en supprimant la division du travail et les classes. Tant qu’elle n’y est pas parvenue, les classes se reforment sans cesse, c’est en cela qu’elle est une période, incertaine, de transition.

Il n’y a pas une seule définition des tâches de la transition puisque, et à supposer que le « but final » puisse être déterminé, tout dépend évidemment de quelle situation on part. Il faut apprécier au cas par cas et constamment le rapport de la liberté à la nécessité qui définit dans quelle mesure la volonté et la lutte politique peuvent avancer vers ce but.

Par exemple, c’est en fonction des avancées dans la réduction de la division intellectuel/manuel que peut être aussi réduit le rôle du salariat, de la répartition suivant la valeur d’échange, etc. L’égalitarisme dans la distribution, la garantie du même revenu quelque soit le travail fourni (le fameux « bol de riz en fer » des chinois), ne peuvent être décrétés selon le bon vouloir politique. Car, comme nous l’avons vu, si le travail est contraint, il sera vécu comme privé: à savoir celui qui peut fournir par sa force ou ses capacités supérieures plus qu’un autre dans le même temps, réduira d’autant son effort s’il n’obtient pas plus. Ceux qui peuvent s’approprier les sciences et connaissances qui assurent la maîtrise des conditions de la production, cadres en tous genres, s’approprieront aussi les ressources.

ENGELS fournit un bon exemple d’une argumentation fausse dans ce domaine: « Comment se résout dès lors toute cette importante question de la rétribution plus élevée du travail composé (qualifié, ndlr)? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l’ouvrier qualifié; c’est aux personnes privées que revient donc d’abord le prix plus élevé de la force de travail qualifié: l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher. Dans la société à organisation socialiste, c’est la société qui supporte ces frais. C’est donc à elle qu’en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes du travail composé une fois qu’elles sont produites. L’ouvrier lui-même n’a pas de droit supplémentaire »71. Mais les connaissances que l’ingénieur ou l’ouvrier qualifié ont acquis peuvent bien l’avoir été aux frais de la société, et c’est déjà le cas dans la société capitaliste, ils en ont la disposition, l’usage, la propriété réelle. Et dès lors, ils en useront au mieux de leurs intérêts, tirant avantage de ce qu’ils contrôlent, se vendant au plus offrant, etc. Le pouvoir politique – à supposer même qu’il ne soit pas encore embourgeoisé et lié à ces couches, partageant pouvoir et prébendes – aura beau décréter, planifier, il ne pourra l’empêcher. Il développera une bureaucratie et une répression paralysante au fur et à mesure que ses ordres seront « sabotés », mais ne produira que démotivation, marché noir, corruption et, finalement, pénuries72.

Répétons le, c’est toujours le rapport à la maîtrise des conditions de la production qui détermine le revenu qu’on en tire. Une loi, un décret, n’y changeront que peu de choses, même s’ils sont fondés sur une idée de justice.

C’est bien pourquoi la question de « travailler autrement » (au sens d’un travail riche, élevé) est si importante, et qu’il ne faut pas la laisser être mise aux oubliettes au moment où commence à se poser celle du partage du travail. L’importance du temps libre prend alors toute son ampleur. Certes, le temps libre n’est qu’un moyen, une condition, et tout dépend ce qu’on en fait. S’il reste comme l’opposé du temps de travail, sans rien changer à ce travail, alors on le sait, il s’agit d’un temps le plus souvent tout aussi pauvre, aliéné. C’est si évident que même les descriptions des sociologues sur les loisirs le montrent bien. Quand l’individu est rabougri, écrasé dans son activité vitale, il l’est aussi à côté, et le capitalisme, qui organise les loisirs marchands de la société « de consommation », « du spectacle », le « sait » bien.

Mais si, le pouvoir étant au prolétariat, il l’organise en moyen de la lutte pour que tous ses membres s’en approprient les conditions de son exercice par eux-mêmes, alors le temps libre devient le moyen indispensable, formidable, pour y parvenir. C’est un temps de lutte, d’effort, de conquête d’une appropriation réelle (et non plus seulement formelle, politique), bref, de libération. Ce n’est plus un temps opposé au temps de travail, mais complémentaire: un puissant moyen pour rentrer transformé de qualités nouvelles dans le travail et donc le transformer lui aussi, et plus largement, pour conquérir la maîtrise de tous les domaines de la vie sociale. MARX exprimait très sobrement cette dialectique essentielle: « Le temps libre – qui est à la fois loisir et activité supérieure – aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de l’activité immédiate »73. Et vice et versa. Finalement, au terme de ce mouvement, il n’y a plus d’opposition entre temps de travail et temps libre, sinon les phases d’inactivités et de repos, mais un seul temps d’activités riches et voulues. Du moins à quelques « résidus » de travaux contraints près, qui n’auront plus d’influence déterminante sur les rapports sociaux et les comportements.

Ce qui arrivera dans cette situation, ce n’est pas la disparition de toute nécessité: il y aura toujours des besoins nouveaux à satisfaire au fur et à mesure que les hommes développent leurs capacités, et il y aura toujours une activité de l’homme pour repousser les limites du monde qu’il ne connait pas, découvrir ses lois, afin d’acquérir la maîtrise de nouveaux domaines, de se construire dans cette lutte éternelle contre cette nécessité, dont le champ semble grandir en même temps que celui de sa liberté. Mais le rapport à ces forces naturelles restées non maîtrisées sera posé clairement, non comme immuable, religieux, mais comme scientifique.

Ce qui arrivera aussi, c’est que, pour la première fois, les hommes ne subiront pas la puissance de cette nécessité produite par eux-mêmes, par l’aveuglement vis-à-vis de leurs rapports sociaux, par la transformation de leur propre activité en choses (prix, salaires, argent, profit, etc.) qui les dominent, qu’ils ne contrôlent pas. Ils produiront leur vie consciemment, parce qu’ils se seront soumis les conditions de cette production. Elles ne lui seront plus imposées de l’extérieur, forces de la nature les dominant, forces de leur travail leur échappant et se retournant contre eux. Mais au contraire, les conditions de la production seront sous leur contrôle, ils pourront choisir quoi produire, où faire porter leurs efforts, en fonction des désirs et besoins qu’ils veulent satisfaire. La dialectique de la nécessité et de la liberté subsiste, mais c’est la liberté qui mène le mouvement, qui se fixe ses propres buts en fonction de la maîtrise de la nécessité qui existe à une époque donnée, au lieu qu’autrefois c’était l’inverse.

Ce qu’AZNAR et ses compagnons de route ont caché et qui est l’essentiel, la caractéristique de notre époque, c’est qu’au fond il n’y aucune raison de parler de la disparition « du » travail. Ce qui disparaît, c’est ce que nous avons appelé le travail immédiat, le travail productif de valeur d’échange, le travail contraint. Ce qui se développe, c’est le travail scientifique sous toutes ses formes et ses applications technologiques. Il faut malheureusement dire d’ailleurs: ce qui pourrait se développer. Car dans le rapport capitaliste moderne d’appropriation, seul le travail immédiat est productif de richesse. Donc, les machines, la technologie, le travail scientifique y ont un développement extraordinairement limité, parce qu’ils ont de plus en plus de mal à mettre en mouvement du travail vivant, à favoriser la production de plus-value en diminuant le travail nécessaire. Pour le capitalisme, ils y sont trop bien parvenus.

La perspective qui s’ouvre devant chacun, c’est la fin du travail productif de plus-value, la réduction du temps de ce travail là, en rapport, comme condition et comme résultat, avec le développement du travail riche, libre, coopératif, pour tous. Toutes les conditions matérielles sont réunies pour cela, tant et si bien que la valeur d’échange, représentation et mesure de la richesse sous le capitalisme, tend à n’être plus qu’une forme vidée de son contenu. Il « suffit », pour que la perspective devienne réalité, de renverser le pouvoir politique bourgeois afin d’enclencher le processus de disparition du rapport capitaliste d’appropriation, de la division du travail. Une des conditions est de se débarrasser d’abord des charlataneries des AZNAR: puisse ce travail y avoir contribué.

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DEUXIEME PARTIE

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UNE CRITIQUE DE LA « CRITIQUE DU PROGAMME DE GOTHA »

Nous avons établi, dans la première partie, que la formule « à chacun selon son travail » était plus que confuse. Nous l’avons fait à la lumière du marxisme; pourtant, il a souvent été dit que MARX lui-même en aurait établi la validité pour une première phase du communisme. Nous allons voir que cette assertion n’est pas sans fondement, si du moins on utilise seulement quelques textes particuliers et hors du contexte de l’œuvre générale de MARX.

Bien des révolutions ont déclaré instaurer et développer un socialisme « selon MARX ». On ne voit pas très bien pourquoi, car s’il existe bien entendu un « marxisme » (même si devant la prolifération, dès son époque, de la fausse monnaie, MARX a écrit un jour que lui n’était pas marxiste)74, ce terme ne peut s’appliquer qu’à la mise à nu du fonctionnement du capitalisme, à quoi MARX a consacré l’essentiel de son existence et de son œuvre, et sûrement pas à une quelconque doctrine du communisme, dont il n’a presque rien dit.

Pour l’essentiel, son œuvre sur le sujet se résume à un commentaire célèbre sur la Commune de Paris, dans lequel il développe avec vigueur la nécessité de la dictature du prolétariat (« ce que j’ai apporté de nouveau » en ce qui concerne la lutte des classes dira-t-il lui-même), mais on reste là au plan politique. Sur la question de la distribution du travail et des richesses, des rapports sociaux dans la production et la consommation qui nous intéresse ici, on dispose de deux courts passages du CAPITAL75, et d’un commentaire un peu plus développé dans le fameux (tant il a été utilisé par les divers théoriciens socialistes) point 3 des « GLOSES MARGINALES AU PROGRAMME DU PARTI OUVRIER ALLEMAND », plus connues sous le nom de « CRITIQUE DU PROGRAMME DE GOTHA »76 (C.P.G. dans tout le texte qui suit). Ces trois textes développent la même thèse. Nous aurons à la comparer à quelques passages des « GRUNDRISSE » qui, en ce qui concerne ceux contenus dans « le chapitre sur le capital » du moins, déjà examinés dans la première partie, ouvrent une perspective toute différente. Ce qui nous conduira à nous interroger sur une (im)possible définition de la « transition ».

Ces quelques textes apparaissent non seulement insignifiants dans l’œuvre de MARX, mais aussi quelque peu « bâclés », flous. S’ils posent les principes généraux d’une société communiste, débarrassée de tout « stigmate » du capitalisme, ils sont beaucoup moins convaincants sur les questions pratiques qui intéressent tout révolutionnaire: qu’est-ce qui se passe pendant cette nécessaire dictature du prolétariat? Comment concevoir une telle transition pendant laquelle le pouvoir d’Etat appartient aux représentants d’une classe et la maîtrise des conditions de la production à une autre (de telle sorte d’ailleurs que cette double séparation d’avec la masse prolétarienne tend, par collusion et fusion de ces deux pouvoirs, à engendrer une « nouvelle bourgeoisie »)?

Nous allons voir que ce que MARX en dit est souvent contradictoire avec ses propres analyses. Du moins dans la C.P.G., qui servira ici de référence essentielle, tant parce qu’il s’agit d’un de ses textes les plus développés que parce que la IIIème Internationale a pu, à juste titre si on l’isole de l’œuvre, s’en servir pour parer ses élucubrations théoriques sur le socialisme d’un label « marxiste ».

MARX se défendait de « formuler des recettes pour les marmites de l’avenir ». Il se méfiait des prophètes et eut à critiquer les constructions imaginaires des utopies communistes qui avaient fleuries en son siècle (FOURIER, etc.), à s’opposer à l’aventurisme des anarchistes et autres radicaux du verbe, prompts à promettre de modeler le monde selon leurs désirs. Il le fit en adoptant une démarche rigoureusement scientifique visant à la compréhension des causes profondes des comportements du monde réel.

Mais s’attacher à l’analyse scientifique, à la réalité, n’implique pas qu’on ne puisse rien dire de son mouvement. Au contraire, MARX a toujours proclamé qu’elle était mouvement. Cela n’explique donc pas qu’il reste aussi incertain quand il est amené à parler des tâches du prolétariat dans la révolution présente, celle de son époque bien sûr, et non pas du lointain avenir. Le 19ème fut pourtant un siècle fertile en évènements révolutionnaires, au point qu’à chaque grande crise du capital, MARX croyait le moment venu. On ne s’explique que difficilement qu’il n’ait commenté ces évènements que « post festum » (la COMMUNE), et qu’il n’ait pas cherché à déterminer les tâches concrètes de la « transition » afin d’y préparer le prolétariat.

C’est qu’alors le théoricien qu’il est se trouve devant une difficulté: il ne peut justement pas y avoir de théorie en la matière, pas de généralité, car il y a toutes sortes de transitions différentes suivant les situations concrètes. MARX lui-même se trouve à la jonction de deux époques très différentes du capitalisme, dans lesquelles la division du travail, c’est-à-dire le rapport d’appropriation, le mode d’extraction de la plus-value, ne sont pas les mêmes (du moins dans leurs caractères dominants). Capitalisme de la petite entreprise, de la propriété privée personnelle ou familiale et capitalisme de la grande industrie, de la propriété privée collective, plus-value absolue et plus-value relative, séparation des propriétaires (l’ouvrier gardant une relative maîtrise de son savoir-faire) et séparation des puissances intellectuelles d’avec les exécutants et exclus dépossédés.

Or une révolution prolétarienne – et l’histoire l’a assez montré – peut intervenir à tout moment dès lors que cette classe existe. MARX n’a évidemment jamais été du genre intellectuel-philistin à déclarer confortablement et doctement: il faut que le prolétariat attende avant de lutter pour le pouvoir que moi et mes amis décrétions que les conditions sont réunies. Il s’est donc retrouvé devant deux grands cas de figure (si on excepte celui d’une transition à partir d’une communauté féodale qu’il tente d’esquisser dans ses brouillons de réponses à VERA ZASSOULITCH):

1°) Répondre aux problèmes généraux d’une révolution de son époque, c’est-à-dire celle d’un capitalisme encore peu productif, de petites ou moyennes entreprises. Donc, grande importance du travail immédiat, contraint, séparations des entreprises en myriades d’unités indépendantes, développement du capitalisme seulement dans les villes: la séparation villes/campagnes recouvre à l’époque largement la coupure intellectuel/matériel, progrès/archaïsme (la masse rurale pose donc alors un problème très spécifique). La généralité, l’universalité des connaissances, des connexions entre les producteurs, ne sont pas encore posées. Toutes choses qui font que subsistent inexorablement la valeur d’échange, la monnaie, le salariat, etc. Il faut alors définir un pouvoir qui serait prolétarien dans la superstructure, mais qui aurait à gérer « au mieux » des rapports de production qui resteraient encore assez longtemps capitalistes, celui-ci devant modifier ceux-là (mais ceux-là reproduisant une superstructure bourgeoise contradictoire); sans compter le problème paysan sur fond de retard des forces productives à la campagne.

2°) Envisager une époque où le mouvement capitaliste aurait augmenté la productivité du travail dans les villes comme dans les campagnes, de telle sorte que les conditions matérielles d’une destruction rapide de ses rapports d’appropriation seraient réunis (travail contraint réduit à une part subalterne de la journée de travail, universalisation de la science et des techniques, connexions entre tous les hommes). Dans ce cas, comme nous l’avons vu à partir des puissantes et futuristes analyses de MARX dans le « chapitre du capital » des « GRUNDRISSE », l’appropriation des conditions de la production (et un travail riche pour chacun), donc la suppression de la médiation de la valeur d’échange dans les rapports entre les hommes, sont à l’ordre du jour immédiat. C’est tout différent: même s’il faut encore une transition pour y parvenir, son but immédiat est le communisme.

MARX, même s’il voulait laisser de côté les marmites de l’avenir, avait à répondre à la première situation, celle de son présent, du capitalisme européen des débuts de la grande industrie dont il voyait parfaitement l’avant-garde en Angleterre. C’est ce qu’il tenta de faire dans ses quelques rares textes sur le sujet destinés à la publication (la C.P.G., le CAPITAL). Il y distingue les deux cas, les deux époques, sous l’appellation règne de la nécessité et règne de la liberté77. Comprenons qu’il s’agit de distinguer cette époque, « préhistoire de l’humanité », où les hommes sont soumis à la domination de forces extérieures (qui leur apparaissent comme autant de nécessités naturelles: forces réellement naturelles inconnues, puissance sur lui des choses qu’il a créées, argent, prix, profit, etc.) et de l’Etat, de celle où les hommes feront leur histoire consciemment parce que les conditions de la production leurs seront soumises, les rapports avec les forces naturelles relèveront du seul domaine scientifique, bref, où il n’y aura plus rien d’idéaliste, de religieux. « En fait le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur… »78.

Cette distinction des règnes de la nécessité et de la liberté étant admise en ce sens, nous nous attacherons à ce que dit MARX d’une révolution qui développerait son action dans la première situation, qui est celle de son 19ème siècle en Europe.

C’est ce qu’il nomme, dans la C.P.G., « première phase de la société communiste ». Ce serait « un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production ». De ce fait, les travaux de chacun seraient « directement… partie intégrante du travail de la communauté », ils existent socialement sans avoir à le vérifier après coup par l’échange, sans avoir à se représenter comme valeur des produits.

Cette description est tout à fait surprenante puisque, quelques lignes plus loin, MARX définit « la phase supérieure de la société communiste » comme celle où « auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel ». Ce qui veut évidemment dire que cette division, cette opposition, subsistent dans la première phase. Dans ces conditions, comme nous l’avons observé dans les chapitres précédents à partir de l’analyse de MARX lui-même, il ne peut pas y avoir appropriation collective, communauté, ni donc suppression de la valeur d’échange, des prix, de la monnaie, etc.

MARX a toujours critiqué fermement les définitions purement juridiques de la propriété (et le formalisme en général). C’est lui qui écrivait dès 1845, dans L’IDEOLOGIE ALLEMANDE: « division du travail et propriété privée sont des expressions identiques; on énonce dans la première par rapport à l’activité ce qu’on énonce dans la seconde par rapport au produit de cette activité ». Il est donc étonnant qu’il puisse écrire que dans cette première phase « le fond et la forme diffèrent (de l’échange marchand, ndlr) parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété des individus que des objets de consommation individuelle ». Car même si chacun ne fournit que son travail (sous-entendu pas de capital, pas de rémunération pour son apport), il n’en reste pas moins que les puissances intellectuelles ne fournissent pas le même travail que les prolétaires. Elles ont la maîtrise de la puissance productive de la machinerie (même s’il y a nationalisation juridique), donc en ont la propriété réelle, et il ne s’agit pas là « d’objets de consommation individuelle », mais de la science, de la technologie, de la puissance sociale. Autrement dit, l’appropriation des conditions de la production par quelques uns subsiste toujours, donc, elles sont toujours capital, « fournies » par des particuliers bien précis qui en obtiendront rémunération sous une forme ou sous une autre.

En conséquence de cette confusion sur les notions de propriété et de travail (propre à cette œuvre marginale qu’est la C.P.G.), c’est-à-dire sur la façon dont les conditions de la production sont distribuées, se développe une confusion identique sur la répartition des richesses produites.

Dans la C.P.G, MARX avance d’abord l’idée qu’il y aurait échange de quantités égales entre, d’une part, ce que l’individu a donné à la société (son « quantum de travail individuel » mesuré « par le temps de travail individuel de chaque producteur »), et d’autre part, ce que lui donne la société (moins « les défalcations » pour les fonds sociaux et l’accumulation, qui restent cependant une consommation sociale)79. « Un bon constatant qu’il a fourni tant de travail et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme ».

MARX est pourtant celui qui a mis à jour le double caractère du travail, et le fait que, dans les sociétés caractérisées par les séparations capitalistes (notamment la division sociale du travail), les travaux individuels ne pouvaient être échangés, comparés et égalisés (ce qu’on donne, ce qu’on reçoit) que si le travail existe socialement sous la forme de travail abstrait, moyen, simple. Les échanges ne peuvent y être qu’échanges de quantités égales de ce travail là, échanges de valeurs.

La confusion de ce passage de la C.P.G. est d’ailleurs confirmée par cette proposition étrange d’échanger du temps de travail individuel contre « une même quantité » de travail social. Cela n’est possible que si, justement, le temps de travail individuel ne compte pas comme tel concrètement, que si la quantité de travail fournie par l’individu n’est considérée que sous la forme de quantité de travail social abstrait. Il est incohérent de prendre comme mesure d’un des termes de l’échange égal du temps de travail personnel, de l’autre du temps de travail social, moyen, puis de déclarer qu’il s’agit « manifestement du même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est échange de valeurs égales ». Un échange de temps de travail personnel, concret, ne pourrait d’ailleurs pas être un échange de quantités de travail, de valeurs égales.

La même confusion se manifeste encore par la mention des « bons de travail » comme moyen d’échanger des quantités égales de travail. Nous en avons déjà parlé dans la première partie. Rappelons seulement que c’est MARX lui-même qui a critiqué l’utopie des bons de travail dans cette situation où domine la médiation par la valeur d’échange80. L’échange ne peut pas s’y effectuer par l’expression et la comparaison directe des valeurs dont le produit d’une part, et celui contre lequel il s’échange d’autre part, sont porteurs, mais par une expression dérivée: le prix. Le prix exprime, par rapport à la valeur, la différence qu’il y a entre la quantité de travail concret dont une marchandise est le produit et le produit de la quantité de travail social contre lequel elle s’échange. C’est justement parce que la quantité de travail personnel ne s’échange pas contre une même quantité de travail social, justement parce qu’il y a une différence entre la valeur individuelle (quantité de travail individuel) d’une marchandise et sa valeur d’échange (quantité de travail social), qu’il y a nécessité de l’argent, représentant général de la valeur d’échange, et du prix81. Si la quantité de travail personnel était directement comparable et pouvait être égalisée à la quantité de travail social, je pourrais écrire sur un bon « Mr. X a fait x heures » de telle sorte que ce bon donne droit à des produits contenant la même quantité x. Ce qui n’est évidemment pas le cas: le temps de travail concret de Mr. X ne contient aucunement la même quantité de travail simple que le temps de travail des autres membres de la société. Le bon de travail, qui indique le temps de travail individuel, ne peut donc pas servir de mesure puisqu’il n’y a aucune égalité entre ce temps et le temps de travail social. Il faut donc en passer par l’argent, c’est-à-dire comparer toutes les marchandises à une quantité de travail social universelle, comparable à toutes les autres, divisible autant qu’on le désire, pour permettre « l’échange de tout contre tout ».

On peut bien changer le nom de la monnaie et l’appeler « bon de travail », l’exprimer en heures au lieu de francs ou dollars, ces simples changements nominaux ne modifient rien du tout s’ils ne sont pas l’expression d’un autre mode d’existence social du travail et des rapports réels des hommes dans le travail. Tant qu’il y a division du travail non choisie, il y a valeur d’échange. Celle-ci ne peut pas se mesurer lors de la production. C’est « le marché » (la fameuse « main invisible ») qui l’indique, elle s’y établit, par les échanges, au cours de millions de comparaisons et d’ajustements pratiques, du passé comme du présent. Et le prix n’a lui-même que des rapports très distendus avec la valeur d’échange, dès lors que disparaît l’échange marchand simple quand s’introduit le rapport capitaliste d’égalisation des taux de profit.

Il est, finalement, étonnant que MARX ait pu écrire dans la C.P.G. que « l’égalité (de l’échange, ndlr) consiste dans l’emploi du travail comme unité de mesure commune ». Car c’est sauter à pieds joints au dessus de toute la difficulté: de quel travail s’agit-il? Qu’est-ce qu’on compte? Quel est l’étalon de mesure? Ce qui est au fond, le problème de toute science économique (qui, par là, n’est justement pas purement objective, mais politique et sociale). Et ce n’est pas en répétant qu’on compte du travail en comptant du temps de travail qu’on résout quoi que ce soit, au contraire: compter du temps paraît très simple, très évident, mais reste toujours la même question: du temps de quel travail, socialisé comment? Car si le temps doit mesurer une quantité de travail, il faut bien qu’il s’agisse d’un même travail, et non de travaux concrets, personnels qualitatifs et tous différents. Car en économie comme ailleurs, un kilo de choux plus un kilo de fer, ça fait deux kilos de rien du tout.

La confusion persiste même quand MARX semble l’éclaircir, quand, après avoir déclaré que chaque individu reçoit « exactement » selon la quantité de travail qu’il a fournie (« le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société »), il nuance cette affirmation en disant qu’il ne s’agit là que d’un « droit égal » qui cache les inégalités de l’échange marchand: « un individu l’emporte physiquement ou moralement, il fournit donc dans le même temps plus de travail… ». Il doit donc recevoir plus, en fonction « de la durée ou de l’intensité » de son travail, « de ses dons individuels… de sa capacité de rendement ».

Tout ce célèbre passage affirme qu’il est impossible, dans le règne de la nécessité où l’on doit compter des quantités de travail pour les égaliser, de prendre le temps de travail individuel comme unité de mesure. C’est une critique justifiée contre les bavardages sur l’égalité, le « partage équitable », la justice sociale des socialistes de toutes époques. Mais on en reste encore là à mi-chemin. On dit: chacun ne peut certes pas recevoir selon son temps de travail, mais au moins selon la quantité qu’il a fournie, laquelle, pour un temps donné, dépend de sa force, de son énergie, de ses « dons ». Qu’est-ce qui va mesurer cela? Comment? MARX oublie encore deux de ses propres découvertes:

1°) Les principales différences ne sont pas (ou en tout cas ne sont plus) des différences physiques ou morales, mais de « classe », dans l’appropriation des conditions de la production. Certes, les dons existent, mais il est curieux de parler de différences de « dons » là où il s’agit surtout de différences dans la possibilité de s’approprier ces conditions suivant qu’on naît bourgeois ou prolétaire. Si le travail des uns est plus complexe que celui des autres, c’est surtout qu’il y a eu possibilité pour les premiers de s’approprier les connaissances qui font cette différence. Et c’est cela qui fixe aussi leur place dans l’appropriation des richesses beaucoup plus que leurs dons (ce sont les bourgeois qui prétendent que le capitalisme récompense les mérites de chacun). Il faudrait aussi tenir compte des différences de productivité des diverses unités de production, fonction de leur équipement en machines plus ou moins perfectionnées, qui permettent à certains de recevoir plus sans que cela tienne en rien à leurs efforts personnels.

2°) Dans une société marquée par cette division de classe du travail, il ne s’agit jamais de rémunérer une quantité de travail, en lui donnant l’équivalent, mais d’acheter une force de travail. Dire que le revenu serait fonction de la quantité de travail de chacun, de sa durée, de son intensité, etc., serait dire que chacun recevrait le prix de son travail, c’est-à-dire le produit de celui-ci (moins les défalcations). Ce qui pouvait être le cas dans l’échange marchand simple, et encore uniquement entre propriétaires singuliers, ne peut absolument pas l’être quand il y a appropriation des conditions de la production par une classe: cela, c’est ce que MARX a superbement démontré dans LE CAPITAL.

Cette « impasse » sur la question de la propriété est confirmée par cette nouvelle affirmation que cette première phase « ne reconnait aucune distinction de classe, parce que tout homme est un travailleur comme un autre… ». Peut-être que l’interdiction juridique de posséder un capital est posée, mais quand à son appropriation réelle, c’est autre chose; peut-être donc que la Constitution décrète que chacun n’est qu’un travailleur comme un autre, mais les faits sont que le directeur n’est pas « comme » l’O.S.! Peut être qu’on affirme que chacun ne peut recevoir que selon son travail et non plus selon son capital, mais c’est alors tomber dans l’erreur, tant dénoncée par MARX lui-même, de ne considérer le capital que comme une chose (de l’argent, des instruments de production) et non comme un rapport social de division du travail et d’appropriation.

Tout ce passage de la C.P.G. fait irrésistiblement penser à tous ces « sociaux-démocrates » qui, comme STALINE, ont prétendu que les nationalisations permettraient que chacun ait sa juste part, selon son travail et non pas selon sa fortune, aboliraient le profit privé, voire même le salariat. STALINE, par exemple, a développé à un degré très élevé la hiérarchie des salaires tout en s’appuyant sur le principe du « à chacun selon son travail » pour justifier que cela était tout à fait « socialiste » de payer plus cher les cadres dirigeants (dont l’instruction a été pourtant entièrement payée par la société comme l’avait remarqué ENGELS en son temps). Il expliquait que « conformément aux exigences de la loi économique sur la répartition selon le travail, la politique de l’Etat socialiste repose sur une différenciation très poussée de la rémunération du travail »82. Ce qui veut dire que le socialisme ainsi défini n’est pas autre chose qu’une forme de capitalisme. Pour le bourgeois, comme aussi le plus souvent pour l’ouvrier de la société capitaliste, l’illusion règne que le salaire est le prix du travail (le salaire aux pièces est la forme la plus achevée de cette illusion)83. Dans la société stalinienne, le stakhanovisme est une forme de salaire aux pièces, comme d’ailleurs toutes les formes « d’intéressement » ou de « participation ».

MARX est le meilleur critique de l’auteur du point 3 de la C.P.G. C’est en s’appuyant sur son œuvre qu’on peut affirmer que le principe « à chacun selon son travail », même corrigé de l’idée lassalienne du « produit intégral du travail » par la réintroduction des défalcations et des différences personnelles, est vide de sens dans une société encore dominée par la division intellectuel/manuel, où subsistent donc l’appropriation de classe, la marchandise, la valeur d’échange.

Ce que MARX dit finalement de plus juste dans ce point 3, c’est: « A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elle-même ». C’est à cette thèse fondamentale qu’il a toujours défendue qu’il faut revenir: tout dépend de qui s’approprie les conditions de la production. Il n’y a communauté que s’il y a réelle appropriation collective.

Cette appropriation est le problème de fond de la révolution prolétarienne. Comment y parvenir? Il faudra nécessairement du temps pour supprimer la division intellectuel/manuel, base de l’appropriation de classe. Temps pendant lequel subsistent les rapports de production capitalistes, et la forme valeur d’échange qui en est l’expression. Cela, on ne peut le réduire que pas à pas, dans la mesure où les conditions matérielles le permettent (temps libre, fin de la domination du travail contraint); et c’est encore une lutte de classe: mais le pouvoir d’Etat peut maintenant se retourner contre la bourgeoisie, en même temps qu’à la longue, il est aussi facteur de « ré-embourgeoisement ».

Il ne peut pas y avoir immédiatement « tout ou rien », soit le capitalisme, soit le communisme, mais une transition. Et c’est tout au mérite de MARX d’en avoir établi et défendu le principe, notamment contre les anarchistes, en posant la nécessité de la dictature du prolétariat, aussi bien que contre les « socialistes » réformistes du programme de GOTHA. Mais il s’est heurté à des difficultés quand il a tenté de définir ce qu’étaient les rapports sociaux pendant cette transition. Et ce, pour au moins une grande raison.

Comme nous l’avons dit ci-dessus, il n’y a pas une transition, dont on pourrait définir les grandes lignes une fois pour toutes, mais autant de transitions différentes suivant chaque situation historique du développement du capitalisme, c’est-à-dire selon chaque type de division du travail, de mode d’appropriation, de nature du travail, etc. Par exemple, propriété privée des instruments de production des débuts du capitalisme, ou propriété de classe étendue aux sciences et techniques du capitalisme moderne (autrement dit: travailleur encore maître d’un savoir-faire, ou qui en est dépossédé). Dans les premiers cas, il s’agit encore d’une division du travail essentiellement « horizontale » entre différents métiers, entre différentes vies bornées à n’être étroitement que ceci ou cela, critique ou berger ou chasseur, etc. Dans les deuxièmes, les métiers ont disparu au profit de la science universelle, on peut parler de division essentiellement « verticale », de division interne de l’homme lui-même, l’intellectuel et le manuel étant séparés en fonctions dévolues à des individus différents.

A ces modes d’appropriation/désappropriation (et de socialisation du travail) différents, correspondent évidemment des modes différents de réappropriation collective, de communauté. Dans le premier cas, la nécessité tient à un développement insuffisant des forces productives et pèse comme contrainte naturelle, objective, tandis que dans le second, il s’agit d’une nécessité de classe, purement sociale, qui n’a plus de fondement que dans des rapports de domination maintenus par la force politique, idéologique et militaire. Et dans ce cas, un changement de la classe qui exerce cette domination peut amener rapidement le travail à devenir une activité riche et choisie. Car le nouveau pouvoir politique se trouve devant la possibilité concrète de faciliter la suppression rapide de la division intellectuel/manuel du travail grâce au temps libre, donc de supprimer les rapports d’appropriation privée. Du même coup, la forme valeur disparaît, en conformité avec la disparition de son contenu (le travail immédiat).

La diversité des transitions possibles, c’est que le nouveau et l’ancien s’y entremêlent avec des poids différents suivant chaque situation historique concrète. Au point que l’ancien ne se résume pas toujours aux simples « stigmates » dont parle MARX. C’est au cas par cas qu’il faut apprécier le degré de liberté dont les hommes disposent, notamment par le pouvoir politique, c’est-à-dire dans quelle mesure la socialisation du travail (la disparition des métiers privés), sa nature (plus ou moins contraignante), ont changé, ce qui détermine jusqu’où il leur est possible d’aller dans la réduction des séparations privées et du rôle de la valeur.

C’est une évidence de dire que la simple volonté ne suffit pas à supprimer le travail contraint et cette comptabilité si particulière de l’effort personnel qui l’accompagne nécessairement (à ce stade historique où les individus sont nettement différenciés, privés, sujets). Il y faut, comme nous l’avons vu, l’accumulation de la science, le développement de la puissance productive des hommes. Ce qui a amené MARX à noter que si, et cela quelque soit la masse et l’ampleur des contradictions accumulées, le communisme ne peut jamais arriver sans violence, « par une métamorphose silencieuse.., d’un autre côté, si nous ne trouvions pas masquées les conditions matérielles de production d’une société sans classe et les rapports d’échange qui leur correspondent, toutes les tentatives de la (la société capitaliste, ndlr) faire exploser ne seraient que du donquichottisme »84.

De beaux esprits se servent naturellement de ce genre de phrase pour tenter de faire accroire que MARX aurait été parfaitement déterministe, de telle sorte que, selon lui, aucune révolution ne devrait être déclenchée avant le jour J et l’heure H où les conditions matérielles du communisme sont réunies (c’est-à-dire déclarées telles par nos beaux esprits). Il est tout aussi stupide de proclamer ainsi l’impuissance du politique vis-à-vis des conditions de la production (« l’économie », « l’infrastructure », selon les réductions du langage courant), que sa toute puissance. Les hommes ne sont ni impuissants à en créer de nouvelles, ni ne peuvent agir en ce sens selon leur libre arbitre, à leur guise: la liberté est toujours l’intelligence de la nécessité, elle exige la science et ne peut franchir ses limites.

Il va de soi que MARX a toujours soutenu toute révolution, même arrivant « trop tôt ». Son attitude à l’égard de la Commune de Paris en témoigne amplement (alors que « les conditions matérielles » du communisme étaient très loin d’être réunies en 1871). Nos beaux esprits pourraient tout aussi bien le taxer de « donquichottisme » que LENINE et MAO qu’ils exècrent pour n’avoir pas voulu laisser la bourgeoisie au pouvoir quand les conditions, selon eux, l’exigeaient. Un système social peut être favorable au prolétariat sans être forcément d’emblée le communisme. Le « mieux » est toujours que le prolétariat, seule classe radicale car n’ayant rien à perdre, pousse jusqu’à ses limites le potentiel de progrès que contient un développement donné des forces productives. Tandis que s’il laisse à d’autres classes, sous prétexte de « stade démocratique », de conditions « pas mûres », la tête de la révolution, celle-ci s’arrêtera à mi-chemin de ses potentialités.

Mais revenons à ce que MARX dit de la transition dans une situation où règne encore la nécessité.

Nous avons vu que, dans sa critique du Programme de Gotha, il laisse entendre qu’une propriété communautaire peut exister bien que subsiste « l’abrutissante division du travail ». Il se pourrait que cette erreur, contraire à toute son œuvre, trouve une origine dans le fait que MARX ait eu en vue une révolution dans l’Allemagne peu industrialisée de ce milieu du XIXème siècle, sur le modèle de la toute récente Commune de Paris. Le prolétariat parisien était composé d’ouvriers de métier, d’entreprises presque artisanales. Dans ce cas, l’appropriation des conditions de la production par les capitalistes revêt encore un caractère formel, et il peut sembler que les producteurs puissent aisément se les réapproprier par le moyen d’une simple nationalisation: les prolétaires sauront bien gérer un outil, une mécanique simple, qu’ils maîtrisent. Mais en fait, même si cette hypothèse était exacte, l’autre condition de la communauté, l’universalité du savoir, la socialisation générale du travail n’est pas encore posée. MARX reconnait lui-même souvent qu’il « faut que la dépendance réciproque soit d’abord élaborée et développée dans toute sa pureté avant qu’on ne puisse penser à une communauté sociale effective »85. Cela, une nationalisation ne peut que le confirmer, l’achever, pas le créer.

Considérer que nationaliser suffirait à s’approprier le capital, c’est le concevoir comme une chose, de l’argent, des moyens de production, et non comme un rapport social (et un procès). Erreur vulgaire courante chez tous les économistes. Nationalisation n’est pas appropriation collective quand les savoir-faire sont privés. Qu’ils soient possession des ouvriers de métier (les plus éduqués, avant-garde de leur classe dans ce capitalisme naissant), ou des puissances intellectuelles dans le capitalisme moderne, la simple proclamation de « l’association des travailleurs » ne peut rien y changer. Tant que les connaissances n’ont pas pris une forme scientifique, universelle, arrachées au privé, appropriables par tous, et effectivement appropriées, chacun cherchera à obtenir le maximum comme prix d’efforts qui ne lui semblent tenir qu’à lui, qu’à ce qui lui appartient, sa force, son savoir, etc. Le travail subsiste non seulement comme travail privé, mais aussi comme travail contraint. Et cela veut dire, nous l’avons vu, la nécessité de compter privativement, de comparer, d’égaliser les travaux différents d’individus différents, au moyen, inévitable comme MARX l’a si bien montré, de la transformation du travail en travail abstrait, sa quantité, la valeur, devenant alors la médiation du rapport entre les hommes, sa représentation, l’argent, étant non l’instrument de leur connexion sociale mais l’incarnation d’une puissance sociale qui leur est extérieure, de leur propre puissance séparée d’eux et les dominant.

Cela LENINE en a fait l’expérience, quand, dans une URSS où les forces productives étaient peu développées, où les travailleurs avaient à s’échiner chaque jour péniblement, il se plaignait que chacun « compte comme un Shylock », se demandant sans cesse: n’ai-je pas plus fourni que le voisin, reçu moins? N’ai-je pas droit à faire moins d’effort ou à avoir plus?

Bref, dans cette situation, l’association des travailleurs, la suppression de la valeur, l’échange selon la quantité de travail fournie par chacun, ne peuvent être que des objectifs relatifs vers lesquels on tend sans pouvoir les réaliser pleinement. Ce sont des problèmes que MARX a minimisés dans ses (rares) tentatives de définir la transition lorsque le règne de la nécessité (de la division du travail, du travail contraint, de l’appropriation privée) est encore incontournable. Peut-être qu’ébloui par les fantastiques développements industriels de son époque, il en surestimait les effets comme beaucoup de ses contemporains. Quoiqu’il en soit, la suite de l’histoire devait montrer que les pesanteurs de la « nécessité » étaient encore considérables.

Car l’exposé de MARX dans la C.P.G. n’est pas une exception. En effet, ses autres textes sur le sujet, pour très courts qu’ils soient sont néanmoins cohérents avec les principes qu’il y expose. Dans la célèbre « robinsonnade » du début du CAPITAL, il écrit: «… dans une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social… Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; d’autre part, il mesure la partie individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservé à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution »86.

On retrouve là les deux thèmes essentiels de MARX sur la transition dans le règne de la nécessité: la rationalité dans la répartition a priori des ressources entre les différentes branches en fonction des besoins qu’on a choisi de satisfaire, donc selon un Plan; la répartition des produits selon la quantité de travail que chacun a individuellement fournie (le fameux « à chacun selon son travail »).

Ces mêmes thèmes se retrouvent dans le « chapitre sur l’argent » des Grundrisse87.

Thème de la rationalité: « La société doit répartir son temps rationnellement en vue de réaliser une production conforme à ses besoins. L’économie du temps aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production demeure donc la première loi économique dans le système de la production collective… ». MARX a beau affirmer qu’on est pourtant « bien loin de la mesure des valeurs d’échange (travaux et produits) par le temps de travail », on ne voit pas bien pourquoi. Car il suppose, pour pouvoir dire cela, la propriété collective des moyens de production, ce qui ne peut pas être puisqu’il y a encore la division du travail et le travail contraint, borné, aliéné. La valeur d’échange reste donc nécessairement la médiation, ce qui renvoie à l’impossibilité de compter a priori et à l’opacité du fétichisme de la marchandise88.

Le Plan rationnel est, dans ces conditions, impossible. On ne peut en avoir que l’illusion parce qu’on prétend compter « avant », prévoir, organiser. Illusion car on ne sait toujours pas ce qu’on compte. On ne compte même pas des quantités de travail social, car celui-ci, n’existant dans cette situation que sous forme de valeur d’échange, elles sont incalculables par définition. On compte alors des prix, qui ne sont que seulement constatables après coup (et qui incluent le profit et l’égalisation de son taux). Et on peut d’autant moins calculer tout cela que, dans une économie planifiée par l’Etat, chacun a intérêt à mentir pour obtenir un maximum d’allocation de ressources, cacher ses produits, trafiquer en sous-main, toutes formes que prend le profit dans une telle société (voir l’exemple de l’URSS)89. L’irrationalité y est d’autant plus développée que même le souci de bonne gestion y est pénalisé, les entreprises performantes se voyant supprimer la quasi-totalité des fonds d’accumulation au profit des moins performantes sous prétexte du fameux équilibre entre les branches et les besoins. Plus les résultats sont excellents, plus la bureaucratie impose des plans ambitieux, et réciproquement.

Tout ce qu’on peut dire du point de vue du Plan dans un système d’appropriation privée (et quelle que soit la forme juridique de la propriété), c’est que plus s’y développent les formes monopolistes, plus s’accroissent et s’universalisent les échanges, plus aussi chaque unité capitaliste cherche « à savoir » – et peut savoir dans une certaine mesure – ce qui se passe dans le monde, ce que font les autres, la concurrence: les études économiques se multiplient, les appareils statistiques se perfectionnent, les moyens de communication et d’information deviennent très sophistiqués. Mais, comme le remarque MARX90, il s’agit toujours d’une connexion des individus hors d’eux. Ils comparent le résultat de leurs activités, mais c’est tout autre chose que de collectiviser réellement celles-ci. Comme on dit, comparaison n’est pas raison. D’ailleurs, leurs projets restent le plus possible secrets, leurs innovations protégées par des brevets et leurs décisions privées. Méfiance, secret, espionnage, copie, conflit, restent des formes essentielles de cette « collectivité ». Si cette connexion « en dehors d’eux » vaut mieux que « pas de connexion du tout », ni l’universalité de ces échanges, ni le perfectionnement des moyens techniques d’information et de communication, ne suppriment l’indépendance des unités de production et des décisions (au contraire, chacun étant mieux et plus vite informé des « tendances du marché » agit immédiatement dans le même sens que tous: les déséquilibres sont ainsi considérablement amplifiés). Tous ces progrès de la « communication » (elle est tellement compliquée dans ces sociétés qu’il s’agit d’une énorme industrie), ne constituent donc qu’une potentialité d’un Plan rationnel, lequel nécessite une condition préalable: une appropriation collective d’où peut découler un intérêt et un but conscients et communs. Comme le disait si bien ce « chien crevé » d’ENGELS, « l’industrie exercée en commun et selon un plan, par l’ensemble de la société, suppose des hommes dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de la production »91.

Le deuxième thème qu’on retrouve dans ce passage du chapitre sur l’argent est celui de la répartition selon le travail individuel dont nous avons déjà parlé par ailleurs: on produit des valeurs d’usage, le travail de l’individu singulier ne s’échange plus contre argent, mais, étant d’emblée part du travail social, directement contre une part proportionnelle du produit du travail social. « Ce que l’individu a acheté avec son travail, ce n’est pas un produit particulier (de l’argent correspondant à une quantité de marchandises, ndlr), mais une participation déterminée à la production collective ».

Mais qu’est-ce qu’une production, qu’un travail directement social? Comment se détermine cette participation individuelle à la production collective, ce qu’on donne, ce qu’on reçoit? Il y a déjà une contradiction dans le fait de dire que le travail est devenu social, que personne ne peut dire « ceci n’est fait que par moi », et de vouloir en tenir une comptabilité individuelle stricte. Ensuite, nous avons déjà dit pourquoi, ni le Plan ne pouvait socialiser directement le travail, ni le produit être réparti selon la participation de chacun au travail social, bref, qu’on ne pouvait pas, dans la production comme dans la distribution, substituer des rapports directs entre les hommes à la médiation de la valeur d’échange tant que « l’abrutissante division du travail » subsiste, tant que le travail n’est pas activité riche et libre.

Toujours dans le même registre on peut encore citer ce qui paraît être comme la conclusion du CAPITAL: « En ce domaine (de la nécessité, ndlr), la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité consistera toujours le royaume de la nécessité. C’est au delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail »92.

On retrouve encore, dans ce dernier texte, ces idées de rationalité et de transparence, de rapports directs entre les individus, contradictoires avec les conditions du règne de la nécessité. Mais, de façon plus prudente, elles y apparaissent comme un objectif à atteindre, elles y sont tempérées en quelque sorte par une formulation beaucoup plus modeste: dépenser le minimum de force, respecter la dignité, la « nature » humaine (mais quelle est celle-ci?). Il n’est plus affirmé la suppression de la médiation de la valeur d’échange, mais de faire « au mieux » dans ce sens, en effaçant en tout cas les aspects les plus violents, les plus barbares, les gaspillages honteux, du capitalisme bourgeois.

On le voit, cette conclusion est tellement vague qu’elle en devient inutile en ce qui concerne la définition de la transition.

C’est, répétons-le, qu’on ne peut pas définir « la » transition. Il faudra toujours chercher à savoir quelles sont les caractéristiques d’une transition déterminée. Il sera toujours indispensable d’étudier dans chaque situation concrète où on en est du point de vue de la possibilité de créer des rapports directs, une communauté, et donc de voir notamment où on en est de cette « condition essentielle »: le temps libéré du travail contraint.

Une transition, avons nous-dit, n’est jamais « tout ou rien » mais un mélange de « l’ancien » et du « nouveau »; et ceci d’abord dans ce que nous savons maintenant être l’essentiel: la nature du travail, les divisions qui en découlent. Mener à bien la transition, c’est d’abord savoir mettre en lumière les transformations à réaliser, donc savoir où on en est, savoir ce qui est dominant de la nécessité et de la liberté, du travail contraint ou de l’activité riche, de l’appropriation collective ou par une classe seulement, des séparations ou de la communauté.

Dire qu’il faut s’attacher au caractère dominant, c’est dire que la question n’est pas que l’ancien ait complétement disparu – il restera toujours, par exemple, ou en tout cas pendant très longtemps, des travaux contraints (ne serait-ce que d’entretien, de surveillance) – mais qu’il ait été réduit à un rôle suffisamment subalterne pour ne plus déterminer l’essence des rapports sociaux et, partant, des comportements des individus. C’est une notion qui n’a d’ailleurs rien de nouveau dans l’histoire des transitions. MARX notait, par exemple, que dans les communautés primitives, quand les échanges ne concernaient que quelques surplus d’une production essentiellement autarcique de valeurs d’usage, la valeur d’échange n’était pas déterminante, c’est-à-dire n’était pas une condition de la production93.

Nous avons vu que l’erreur de MARX a été d’avoir esquissé l’idée que les hommes pouvaient avoir des rapports directs, sans la médiation de la valeur (et de ses formes: argent, prix, etc.) alors que la division du travail n’était pas encore pour l’essentiel abolie (c’est-à-dire restait principalement imposée par nécessité, non choisie).

La valeur d’échange existe tant qu’il y a séparation entre le privé et le social, comme moyen de la résoudre, et sans y arriver vraiment, en socialisant le travail privé par le biais de sa transformation en une chose qui n’est plus lui: une quantité de travail abstrait.

Mais la séparation et la spécialisation des producteurs produisent aussi, originellement, la propriété privée et aboutissent au développement de l’individu privé. Ensuite, et quelle que soit sa socialisation ultérieure, le travail reste individuel dans la conscience des individus. C’est qu’il apparaît à chacun comme nécessité extérieure, comme ce que les autres (la société) exigent de lui, leur puissance sur lui, pour autant du moins que, sous le capitalisme, ce travail est souffrance, quelque chose d’opposé à soi, perte de soi.

Un travail qui apparaît à la fois comme individuel et contrainte entraine la nécessité d’être compté afin d’égaliser ce que chacun donne dans sa participation à la production collective, et qui n’est reconnue collective que par là. Cette façon détournée de le reconnaitre, cette étrange comptabilité, qui débouchent sur le règne de la valeur d’échange et de l’argent, ne peuvent cesser que si la contrainte cesse. Celle-ci, nous l’avons vu, est moins aujourd’hui celle d’un environnement hostile qui exige la lutte et la peine, que la domination des puissances intellectuelles maîtresses de toutes les conditions du travail (machines et coopération).

Il est arrivé que le travail privé n’existe pas: dans les communautés primitives, quand il n’y avait ni individu ni même travail (les hommes ne disposant que des « fruits de la nature », par la chasse et la cueillette, et, n’en étant encore pas détachés, ne la transformaient pas: ne travaillaient pas).

Il est arrivé qu’un travail privé encore peu développé soit aussi jouissance. Quand l’artisan maîtrise et exerce tous les moments de la production d’un objet, fabrique lui-même du « bel ouvrage ». Il y a bien activité libre selon un but, mais il s’agit d’un exercice limité à une spécialité étroite, la « manifestation de soi » s’y trouve bornée, les besoins et l’horizon qui en découle limités94.

Aujourd’hui, certaines fonctions, scientifiques, de décision, de création, par exemple, offrent aussi à ceux qui les possèdent la jouissance d’exercer leur puissance, d’embrasser une certaine généralité, de construire et se construire. Mais pour la grande masse, il n’y a que le travail pénible, aliénation de soi, perte, voire destruction de soi, en tout cas hors de soi, travail qu’on hait ou qui vous est indifférent. Quand il n’y a que la peine, chacun veut la réduire, en obtenir la récompense, bref, compter pour ne donner que le moins possible contre le plus possible. C’est « la vieille gadoue » de l’intérêt nécessairement égoïste, qui se conclut par l’égalisation des choses selon la loi de la valeur.

La construction d’une communauté, c’est que les hommes se reconnaissent pour ce qu’ils sont: des individus sociaux. Cela passe par la reconnaissance directe du caractère collectif du travail, et que plus il l’est, plus il est universel, plus aussi, il est riche et construit un homme riche (de besoins, de connaissances, d’activités); bref, la reconnaissance que la puissance de chacun dépend de la puissance sociale (et réciproquement). Cette reconnaissance est aussi appropriation, maîtrise des conditions de la production, qui ne peuvent être réalisées que dans cette coopération, seule à même d’exprimer et de développer la puissance de tous, ce qui nous l’avons vu, est synonyme de travail riche (de caractère scientifique, universel, créatif) de toute la créativité humaine. Il est d’ailleurs évident que l’isolement ne produit que la pauvreté sur tous les plans.

Nous rejoignons donc ici la perspective posée par MARX dans les GRUNDRISSE, là où, quoiqu’il en ait dit, il se met à décrypter les marmites de l’avenir, que nous avons déjà largement évoquée dans la première partie et qui est toute différente de celle de la CRITIQUE DU PROGRAMME DE GOTHA, et autres textes du CAPITAL concernant la transition dans le règne de la nécessité. Là, MARX part d’une autre situation, celle d’une révolution d’une époque où seraient réunies les conditions matérielles de la construction de cette communauté. Examinons comment il traite cette autre transition.

Dans l’artisanat et la petite production, le caractère social du travail personnel, le fait qu’il satisfait ou pas les besoins d’autres personnes, « n’est posé que par l’échange ». Dans la grande industrie, «… le travail de l’individu singulier est posé dans son existence immédiate comme travail aboli dans sa singularité, c’est-à-dire comme travail social »95. Et voilà l’émergence historique, objective, du travail social, entrant en contradiction avec tout calcul privé: comment dire « cela est à moi » dans une imbrication inextricable de travaux? Le travail ne peut plus s’échanger comme force personnelle, on ne peut plus compter individuellement qu’arbitrairement, malgré tous les efforts des gestionnaires pour « individualiser » les primes, inventer des « centres de profit », etc. « Le produit cesse d’être produit du travail individuel immédiat… c’est au contraire la combinaison des activités de la société qui apparaît comme le producteur ».

D’un autre côté, dans la grande industrie, un capitaliste singulier ne peut pas non plus dominer la complexité de la machinerie automatique. Cela ne peut être que le fait d’une puissance sociale. Il y a « assujettissement des forces naturelles à l’entendement social » par le biais de cette machinerie. Ou autrement dit «… les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général… »96. Lequel est, on le sait, approprié aux mains d’une classe.

Les potentialités de l’association directe, de la communauté, sont donc bien là. Mais pour qu’elles se réalisent, pour qu’il y ait production « pour moi », il faut que mon travail ne soit plus un simple moyen mais s’accorde, volontairement, à une fin sociale choisie, qu’il y ait un but commun. Il faut donc qu’il y ait appropriation commune: la maîtrise par tous des conditions de la production est condition de la conscience sociale de chacun, le seul antidote à l’égoïsme de l’individu privé.

Reconnaitre le caractère social du travail n’est pas seulement dire qu’il est effectué collectivement, ce qui est une évidence, c’est pratiquement agir en sachant que la richesse de chacun dépend de l’universalité de ses rapports aux autres hommes, au sens de l’échange le plus généralisé possible de leurs qualités, donc aussi de l’universalité, de la qualité, de leurs besoins. Plus l’activité de chacun s’est enrichie de celle des autres, plus elle est riche; plus elle l’est, plus aussi celle des autres.

L’appropriation, c’est celle de « l’entendement social », de « l’intellect général », bref, de la science qu’il faut sortir de la possession des capitalistes et des puissances intellectuelles. C’est la conquête du travail riche pour tous.

Finalement, on le voit, le travail riche, ou activité libre, est la clef aussi bien d’une socialisation reconnue, consciente, du travail (et de l’individu) que de l’appropriation par tous des conditions de la production. Ce qui n’est pas pour nous surprendre puisqu’il s’agit toujours de la même chose: s’approprier les conditions de production de sa vie en tant que chacun est individu social, n’existant qu’en société.

Et voilà où nous rejoignons les enjeux d’aujourd’hui, posés dans la première partie de ce travail: conquérir pour tous ce travail riche, cette activité libre. Comme nous l’avons vu, c’est le capitalisme lui-même qui en réalise la possibilité en diminuant sans cesse le travail immédiat, nécessaire, contraint, ce travail qui produit la plus-value parce que celle-ci est sa quantité, et que seul, il peut avoir une mesure quantitative (par le temps comme nous l’avons vu). Le travail intellectuel, scientifique, ne se mesure pas, ne peut pas produire directement de plus-value, mais seulement par la mise en mouvement de travail immédiat, pratique. Or celui-ci disparaît: « Le procès de production a cessé d’être procès de travail au sens où le travail considéré comme l’unité qui le domine serait le moment qui détermine le reste… ». Au contraire, le travail immédiat est éclaté en quelques points « du système mécanique », chaque ouvrier n’étant qu’un élément insignifiant de ce système au regard de la machinerie, qui en forme d’ailleurs l’unité, la cohésion.

On peut rappeler une fois encore que la fin du travail immédiat signifie la fin de la valeur d’échange: « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure… Cela signifie l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange »97. Ce n’est évidemment pas tout travail qui disparaît, mais c’est le capitalisme lui-même qui remplace le travail immédiat et singulier par le travail scientifique et social pour une minorité, la majorité étant réduite à ne pas pouvoir développer cette immense puissance potentielle.

Ainsi apparaissent dans le chapitre sur le capital des GRUNDRISSE, les axes généraux d’une transition concernant notre époque en Europe, une époque où les conditions matérielles de la construction d’une communauté d’individus sociaux sont réunies, en commençant par celle qui les résume toutes: la réduction considérable du temps de travail contraint. On peut schématiser ces axes ainsi:

Il existera encore (la robotisation totale n’est pas en vue) du travail social pratique à répartir entre les diverses branches en fonction des besoins à satisfaire (tout comme il y aura besoin de répartir d’autres ressources telles que matières premières, machines, etc.).

Mais le travail sera, de façon de plus en plus dominante, du travail riche, scientifique et technologique, effort certes comme toute activité, mais aussi plaisir pour chacun d’objectiver ses plus hautes qualités et d’en acquérir de nouvelles. Le travail contraint n’aura qu’une place subalterne dans l’ensemble des activités des individus, d’autant plus qu’il sera équitablement réparti entre tous. Le temps libre aura en effet permis à chacun de se transformer et de transformer le travail.

Plus le travail est riche, maîtrise de la vie, puissance et jouissance, plus l’unité, la conscience sociale, l’abandon des motivations et comportements égoïstes, progressent, plus les rapports entre les hommes sont transparents et directs, plus la forme valeur d’échange se délite, disparaît, comme a disparu son contenu. La vraie richesse apparaît, ce n’est plus le temps de travail immédiat métamorphosé en chose (l’argent), mais le temps libre, l’activité libre.

Dans ces conditions, la distribution du travail comme des richesses tend à ne plus se faire individuellement et selon la place de chacun vis-à-vis des conditions de la production. La comptabilité est d’emblée sociale, collective. La collectivité exige de chacun selon ses capacités, au sein des divers groupes dans lesquels il peut exercer ses différents travaux, et qui se coordonnent entre eux selon un plan démocratique car maîtrisé, conscient. La répartition des produits nécessaires à la consommation personnelle ne se fait pas par l’égalisation des quantités de travail fournies par chacun, mais en fonction des besoins que la communauté a décidé de satisfaire. Pour beaucoup d’ailleurs, ces besoins ne sont plus d’accumuler les objets et les biens, d’avoir pour paraître, mais de créer et développer ses propres qualités pour être. En même temps, d’innombrables besoins matériels créés par les contradictions du capitalisme (comme l’invasion automobile, la publicité, les armes, les loisirs « organisés », etc.) ne sont plus ressentis, les conditions qui les ont fait naître ayant disparues.

Certes, nous n’avons pas à faire bouillir les marmites du lointain avenir. Mais assurément, il nous faut faire bouillir celle du repas de ce soir. Et ce qu’il faut y mettre à mijoter, ce n’est pas un partage du temps de travail conservant intacte la façon dont il est déjà partagé dans son essence actuelle, qui est la séparation de l’intellectuel et de l’exécutant (ou exclu). Ce qui est déterminant, ce qui est à l’ordre du jour, c’est que la diminution du temps de travail est inséparable de la répartition du travail contraint entre tous et du changement de la nature du travail.

L’objectif qui se présente comme dicté par la situation du développement des forces matérielles et de la limite rencontrée par le rapport d’appropriation de classe, c’est celui de la conquête du temps libre pour une activité riche. C’est ce que résume la belle formule « travailler tous, moins, autrement ».

Autrefois, la contrainte était celle des forces naturelles sur les hommes. La conclusion à laquelle MARX nous a amené par une rigoureuse analyse est qu’aujourd’hui, elle est sociale et politique: c’est celle de la propre puissance des travailleurs qui se retourne contre eux parce qu’elle a été concentrée en quelques mains, qu’ils en sont séparés, expropriés. Elle se retourne contre eux comme puissance opprimante des choses (machines, argent, prix, intérêts, etc.)98, laquelle détermine d’ailleurs tous les rapports sociaux, donc tous les individus, y compris les maîtres, les élites. Le communisme n’est pas autre chose que les individus s’appropriant leur puissance, donc aussi leurs rapports, moyen de leur liberté et de leur plus grand développement comme individus, individus sociaux.

Nous ne ferons pas le menu d’après demain99. Il est certes paradoxal que là où MARX ait voulu définir rigoureusement une transition pour son époque, il ait commis des erreurs, alors que là où il se laissait plus aller à imaginer l’avenir, et avec quelle extraordinaire acuité à 100 années de là, dans ces GRUNDRISSE non destinés à la publication, il ait été admirable de prémonition juste. Comme quoi, il se trompait quand il disait ne rien pouvoir dire de l’avenir. Mais certes, MARX a surtout été celui qui a mis à nu les ressorts les plus profonds du système capitaliste, qui l’a entièrement démonté en traçant tout son mouvement depuis ses origines jusqu’à ses transformations ultimes. Aux hommes d’aujourd’hui et de demain de produire la suite: le communisme.

Tom Thomas

Octobre 1994

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NOTES

En ce qui concerne les notes, E.S. sera utilisé pour « Editions Sociales », les chiffres I, II, etc. pour les tomes. De même Pl. pour « Pléiade » (I, II, etc.), Gr. pour « Grundrisse ».

1 J’ai déjà abordé cette question dans « CRISE, TECHNIQUE ET TEMPS DE TRAVAIL ».

2 Voir « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES ». T. THOMAS.

3 Chiffre des économistes qui ne doit être pris que comme ordre de grandeur: il ne s’agit pas des mêmes biens, le calcul varie suivant qu’il est fait en prix ou en volumes, etc.

4 Tirés de la revue Economie et Statistiques de l’INSEE n°237-238 (étude d’O. Merchand et C. Thelot) pour A et B. Les traits verticaux correspondent aux changements de territoire et aux guerres.

5 Les chiffres cités dans ces deux paragraphes sont issus d’un article de J. FOURASTIE, dans la revue FUTURIBLES, Novembre 1991.

6 Dont j’ai tenté de donner l’essentiel dans « CRISE, TECHNIQUE ET TEMPS DE TRAVAIL », la moindre n’étant pas la nécessité de changer le travail, ce dont je reparlerai dans les chapitres suivants.

7 Le raisonnement qui suit est tiré de la brochure « DONNEES ET ARGUMENTS », « AGIR CONTRE LE CHOMAGE », 1994, p. 64 et suivantes, édition SYLLEPSE. Mais le lecteur n’aura aucune peine à trouver d’autres textes identiques d’un auteur largement édité.

8 G. AZNAR p. 70 brochure A. C. citée note 7.

9 G. AZNAR, revue PARTAGE, n°81, p. 5.

10 G. AZNAR, LE MONDE, 11.02.92.

11 G. AZNAR est membre éminent de Génération Ecologie, A. LIPIETZ l’économiste officiel des Verts.

12 G. AZNAR, revue PARTAGE, n°81, p. 5.

13 G. AZNAR, LE MONDE du 11.02.92.

14 Le même raisonnement s’appliquerait à toute autre proportion de partage, par exemple 3 salariés plus un chômeur recevant chacun pour 29 heures de travail (3 x 39/4) le quart de trois salaires plus une allocation chômage, etc.

15 LE MONDE, 11.02.92.

16 Dans son livre « Le travail c’est fini, à plein temps, toute la vie, pour tout le monde, et c’est une bonne nouvelle », Paris, Belfond, 1990.

17 Brochure citée note 7, p. 60.

18 Revue PARTAGE, n°81, p. 7.

19 Brochure citée note 7, p. 59-60.

20 Selon le journal financier LES ECHOS du 07.01.92.

21 LIPIETZ, brochure A. C. citée note 7, p. 60.

22 Brochure citée note 7, p. 70.

23 Cf. T. THOMAS, « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES ».

24 Alors même que le politique représente à sa façon l’irrationalité de la société marchande, cf. T. THOMAS, « UNE BREVE HISTOIRE DE L’INDIVIDU ».

25 Cf. un commentaire de la théorie de la valeur dans l’ouvrage cité note 23.

26 Bâtiments, machines, matières premières et autres conditions matérielles de la production.

27 Il importe de bien noter que, dans tout cet ouvrage, nous appellerons « travail nécessaire » cette quantité de travail nécessaire au travailleur pour satisfaire à sa subsistance et se reproduire (ces besoins étant évidemment historiquement variables).

28 Cf. note 5.

29 En particulier dans les « GRUNDRISSE » E.S., II, p. 193 et suivantes.

30 Si j’en crois, du moins la correspondance échangée à propos de l’ouvrage « CRISE, TECHNIQUE, ET TEMPS DE TRAVAIL » et de ce mécanisme de l’extraction de la plus-value relative et ses limites.

31 On se place ici dans l’hypothèse d’une modification du capital constant, puisqu’on étudie l’effet de la productivité croissante de la machine, la quantité de travail vivant utilisée restant la même.

32 MARX notait: « Comme le travail est mouvement, le temps est sa mesure naturelle » Gr., E.S., I, p. 145. Seul le travail pratique, « manuel », est mouvement, est du travail immédiat.

33 Dans le CAPITAL, bien sûr, mais aussi les pages fameuses des GRUNDRISSE.

34 GRUNDRISSE E.S. II, p. 193.

35 Idem E.S., II, p. 188.

36 Gr., E.S., I, p. 409.

37 Idem E.S., II, p. 186.

38 Idem E.S. II, p. 188.

39 J’ai développé ce point dans « CRISE, TECNIQUE, ET TEMPS DE TRAVAIL », et nous en reparlerons plus loin.

40 GRUNDRISSE, E.S., I, p. 354.

41 J’ai développé ce point dans « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES, ou pourquoi ce contenu-ci prend cette forme là ».

42 Les deux autres séparations correspondent en gros au stade marchand et à celui de la manufacture et des ouvriers de métier des débuts du capitalisme.

43 GRUNDRISSE, E.S., II, p. 193.

44 Cf. « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES », déjà cité.

45 Cf. note 37.

46 On sait que c’est MARX qui a mis à jour que si la marchandise se présente sous la double forme valeur d’usage-valeur d’échange, c’est qu’elle représente une double forme du travail, concret et abstrait.

47 MARX, LE CAPITAL, E.S. I-1, p. 57. Sur toute cette question du double caractère du travail contenu dans la marchandise, cf. p. 57 à 61.

48 MARX, THEORIES SUR LA PLUS-VALUE, E.S., T. III, p. 160. Cf. aussi Gr., Pl., I, p. 281: « Pour mesurer les valeurs d’échange des marchandises au temps de travail qu’elles contiennent, il faut que les différents travaux soient eux-mêmes réduits au travail indifférencié, homogène simple, bref, au travail de même qualité, et qui ne se distingue donc que par la quantité ».

49 MARX, LE CAPITAL, Pl. I, p. 572, ou E.S. I, 1, p. 59.

50 MARX, LE CAPITAL, E.S., I, 1, p. 54.

51 Cf. LE CAPITAL, Pl., II, p. 2046-47.

52 MARX, THEORIES SUR LA PLUS-VALUE, E.S., I, p. 65.

53 LE CAPITAL, E.S., III, 2, p. 51.

54 LE CAPITAL, E.S., I, 2, p. 50.

55 « La principale division du travail matériel et intellectuel est la séparation de la ville et de la campagne » pouvait écrire MARX dans l’IDEOLOGIE ALLEMANDE. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui.

56 LE CAPITAL, E.S., I, 1, p. 57.

57 ENGELS, ANTI-DUHRING.

58 Cf. l’annexe sur « la transparence » en fin de « L’ECOLOGIE DU SAPEUR CAMEMBER », T. THOMAS, éditions ALBATROZ.

59 Ainsi que MARX l’a fait remarquer dans sa célèbre Critique du programme de Gotha.

60 Ce qui fait que, dans une société où les travailleurs seraient les maîtres, ces fonds compteraient comme travail nécessaire (cf. MARX, LE CAPITAL, E.S., I, 2, p. 201).

61 Cf. LE CAPITAL, Pl., II, p. 1486-87.

62 Sur ce phénomène du salaire qui augmente en même temps que l’exploitation, voir K. MARX, « THEORIES SUR LA PLUS-VALUE », E.S., II, p. 505.

63 ENGELS, ANTI-DUHRING, E.S., p. 347 et 349.

64 Le lecteur trouvera toute une argumentation sur ces sujets dans MARX, « GRUNDRISSE », Pl., II, p. 198 à 201.

65 En ce domaine la différence est que la valeur « disparaît » beaucoup plus derrière ses formes autonomisées avec le capitalisme moderne, alors que l’échange était plus directement celui de valeurs égales dans la société marchande.

66 Voir K. MARX, GRUNDRISSE, Pl., II, p. 225-226.

67 IDEOLOGIE ALLEMANDE, E.S., 1976, p. 49.

68 Voir « UNE BREVE HISTOIRE DE L’INDIVIDU », T. THOMAS, Ed. ALBATROZ.

69 Lettre à ENGELS, 9 Aout 1852, et Idéologie Allemande, E.S., p. 52.

70 J’ai esquissé une première analyse de ces erreurs de la IIIème Internationale dans le « LE DETOUR IRLANDAIS ».

71 ANTI-DUHRING.

72 Voir opus cité, LE DETOUR IRLANDAIS.

73 GRUNDRISSE, Pl. II, p. 311.

74 Mr. M. RUBEL se montre aussi ridicule que malhonnête de se servir de cette boutade, qu’il cite dans chaque tome de LA PLEIADE, pour proposer d’éliminer le bébé avec l’eau du bain.

75 La « robinsonnade » du début, E.S. I, 1, p. 88, et la courte conclusion, E.S. III, 3, p. 198-199.

76 Toutes les citations seront tirées de la brochure de 1966 des E.S. « Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt », point 3, p. 26 à 33.

77 Appellation plus ou moins heureuse puisqu’il n’y a pas coupure, mais toujours rapport dialectique entre la nécessité et la liberté.

78 Le CAPITAL, E.S. III, 3, p. 198-99. La fin de la phrase, « il se situe donc, par nature, au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite », est plus discutable: toute production matérielle n’est pas nécessairement contrainte imposée, mais peut être jouissance. Elle ne disparaîtra d’ailleurs sans doute jamais.

79 C’est pourquoi MARX dit que, dans ce cas de propriété collective, ce « surtravail » n’est plus que du travail nécessaire (cf. le CAPITAL, E.S., I, 2, p. 201).

80 Voir cette critique par exemple dans les GRUNDRISSE, E.S., I, p. 74 et suivantes.

81 Nous raisonnons ici dans le cas le plus simple, dans la situation marchande simple où le prix égale la valeur d’échange du produit. Plus tard, le prix en différera en intégrant l’égalisation du taux de profit (l’égalité entre les capitaux).

82 MANUEL D’ECONOMIE POLITIQUE DE L’URSS, édition Norman Bethune, Paris, 1969, p. 499-500.

83 « Le système de la rémunération du travail aux pièces entraine l’illusion qu’il reçoit une part déterminée du produit » MARX, GRUNDRISSE, E.S., I, p. 224.

84 GRUNDRISSE, E.S., I, p. 95.

85 Il poursuit ainsi: « Que tous les rapports apparaissent posés par la société et non déterminés par la nature » GRUNDRISSE, E.S. I, p. 218.

86 LE CAPITAL, E.S. I, p. 88.

87 Voir Gr. E.S. I, p. 108-110 ou Pl. II, p. 225-226.

88 Voir à ce sujet l’annexe de « l’ECOLOGIE DU SAPEUR CAMEMBER », T. THOMAS.

89 Dans « LE DETOUR IRLANDAIS », T. THOMAS.

90 GRUNDRISSE, E.S., I, p. 97-98.

91 LES QUESTIONS DU COMMUNISME, question 20.

92 LE CAPITAL, E.S., III, 3, p. 198-199.

93 Voir par exemple, GRUNDRISSE, E.S., I, p. 192.

94 Dans l’IDEOLOGIE ALLEMANDE, MARX dit qu’ils ont « un sens artistique étroit » E.S., p. 51.

95 Gr., E.S., II, p. 197.

96 Idem, p. 194.

97 Idem, E.S., II, p. 193.

98 Sur ce fameux « fétichisme » des choses, voir « LE CAPITALISME DES DEUX MONDES », T. THOMAS.

99 Par exemple, laissons ouverte ici la question de savoir si « la valeur »  subsistera, après la disparition de la forme valeur d’échange, en tant que mesure, toujours nécessaire, du travail social, comme MARX le dit dans certains textes: ce que sera le travail dans dix ans et plus, y en aura-t-il ou pas, comment il se mesurera ou pas, n’est pas un problème immédiat, et nous n’avons ici traité que de problèmes immédiats.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION

PREMIERE PARTIE

Chapitre 1. QU’EST-CE QUI SE PASSE?

Chapitre 2. CE QUE SAIT MONSIEUR AZNAR

Chapitre 3. POURQUOI ÇA SE PASSE AINSI?

Chapitre 4. A CHACUN SELON SON TRAVAIL?

4.1 Quel travail?
4.2 Forme moderne de l’appropriation privée
4.3 A chacun selon son travail

Chapitre 5. PARTAGER LE TRAVAIL, C’EST CHANGER LE TRAVAIL

5.1 Communauté des individus et travail
5.2 Vers de nouvelles libertés

DEUXIEME PARTIE

UNE CRITIQUE DE LA CRITIQUE DU PROGRAMME DE GOTHA

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