CONTRE L’ETAT

Introduction et chapitre 1 du livre de Tom Thomas « Contre l’Etat » paru en 2020 aux Editions Critiques, 144 pages, 12 euros, disponible à la librairie du Point du Jour à Paris et dans toutes les bonnes librairies à travers la France.

INTRODUCTION.

L’objet de ce petit livre est seulement de rappeler pourquoi c’est une illusion d’en appeler à l’Etat pour guérir les maux sociaux ou stopper les dégâts écologiques et autres désastres que démultiplie aujourd’hui un capitalisme en crise incurable[1], et qui suscitent en réaction des colères populaires de plus en plus massives et émeutières.

Cette illusion, comme nous le rappellerons, est loin d’être récente. Mais elle a connu un fort regain de popularité avec la grande crise contemporaine du capital qui n’a cessé d’entraîner une aggravation de ces désastres. Elle est portée par toutes sortes d’idéologues et politiciens, qu’ils soient catalogués de gauche ou de droite, comme, par exemple en France Melanchon ou Le Pen. Mais elle existe indépendamment d’eux, qui seulement la stimulent, et apparait massivement et spontanément dans les luttes populaires qui se développent un peu partout dans le monde avec cette crise, comme par exemple en 2018-2019 celle des Gilets Jaunes en France. De telles révoltes sont stigmatisées comme « populistes » par les soi-disant élites bourgeoises qui sont leur cible. Nous verrons qu’il y a tout autre chose à en dire, car ce sont ces révoltes importantes qui m’ont amené à la rédaction de cet ouvrage.

Il s’agit en particulier de comprendre pourquoi ce que ces « populistes » pensent de l’Etat amène nombre d’entre eux à croire qu’il suffirait d’en « dégager » ces élites qui s’en accaparent la direction et de le rendre plus démocratique, plus attentif aux besoins du peuple, pour que ceux-ci soient satisfaits. « Qu’ils s’en aillent tous », et que l’Etat se rapproche du peuple (par exemple par le moyen de référendums), qu’il restaure la souveraineté nationale et soutienne un capital national au lieu de se soumettre au capital apatride, cosmopolite, mondialisé, via une Union Européenne libérale qui impose par ses « diktats » l’ouverture à tous les vents de la concurrence étrangère.

Ce « pourquoi », nous le verrons, a pour nom « le fétichisme de l’Etat ». Et nous verrons surtout que s’il importe d’expliquer ce fétichisme, de mettre à jour ses racines, ce n’est pas seulement parce qu’en appeler à l’Etat pour « humaniser » le capitalisme c’est comme en appeler au lion pour qu’il ne soit plus carnivore. Mais, pire, c’est parce que c’est faire un premier pas sur la voie qui, autrefois dans les années 1920-1930, a mené aux divers fascismes, et qui mènera pour les mêmes raisons, si elle est poursuivie, à de nouvelles formes de fascismes.

CHAPITRE I. L’ETAT EST SEPARATION

C’est une ambiguïté qui mène à bien des confusions et erreurs que d’user du même mot Etat pour désigner toute forme de domination d’une autorité sur une société quelle qu’elle soit. Certes c’est une facilité de langage d’usage courant chez tout un chacun, et même chez Marx qui pourtant, le premier, a montré la profonde spécificité de l’Etat des sociétés marchandes-capitalistes par rapport aux organes de pouvoir des sociétés antérieures. Et si on veut dans ces cas user du mot Etat pour ces organes, alors il faudrait, au minimum, préciser Etat antique, Etat féodal, etc., tandis qu’on dirait Etat capitaliste pour l’Etat moderne, que nous appellerons tout simplement l’Etat parce qu’il est seul de son espèce et mérite donc bien que ce mot le désigne seul.

En quoi est-il le seul ? C’est ce que Marx a montré avec toute la rigueur nécessaire. Il n’est pas Etat parce qu’il s’agit d’un pouvoir politique, religieux, policier, judiciaire de domination. De tels rapports de domination et de dépendances existaient depuis bien longtemps dans les sociétés précapitalistes, mais ils étaient internes à ces société, les structuraient de liens certes hiérarchiques mais transparents et comme naturels. Tandis que ce qui caractérise le rapport de domination et dépendance qu’instaure l’Etat marchand-capitaliste, c’est que cette puissance dominante y est séparée de la « société civile », ce terme désignant dans cet ouvrage l’ensemble des individus dans leurs activités et les rapports qu’ils ont entre eux dans ces activités.

Cette séparation, dont nous verrons qu’elle ne fait que s’accentuer au cours de l’histoire du capital, est advenue en même temps que les membres de la société se constituaient comme individus privés, en individus indépendants, libérés des restes de liens communautaires contraignants issus des sociétés précédentes, en individus libres, juridiquement au moins. « La constitution de l’Etat politique et la désagrégation de la société civile en individus indépendants [….] s’accomplissent en un seul et même acte. »[2], adviennent conjointement et réciproquement.

Pour éclaircir ce constat, nous allons rappeler brièvement ce qu’avaient encore de communautaires[3] les rapports de domination et de dépendance dans la société féodale-monarchiste en Europe.

Dans ce type de société il y a évidemment déjà toutes sortes de divisions du travail et des fonctions administratives, religieuses, militaires, etc., mais elles restent au sein de la société. Les individus n’y existent pas comme tels, comme indépendants, mais comme assignés, en général par naissance[4], à une place et activité particulière, fixés et contraints dans des corporations, jurandes, statuts, etc. Il n’y a pas d’individus qui n’appartiennent pas à un ordre, un « état » (tiers état, clergé, noblesse en France par exemple). Les individus sans attache, les vagabonds « sans feu ni lieu », sont longtemps condamnés à être pendus, ou plus tard aux galères, puis envoyés de force dans les premières colonies. Bref, il n’y a pas de séparations, seulement des liens directs de dépendance et de domination, du serf jusqu’au roi. Ainsi les rapports sociaux sont aussi directement rapports politiques. « Quel était le caractère de l’ancienne société ? Un seul mot la caractérise : la féodalité. L’ancienne société civile avait un caractère directement politique. »[5] Dans cette société il y avait différents « états » certes, mais pas d’Etat comme puissance politique séparée, au-dessus et hors de la société civile. Evidemment aucun discours sur l’Egalité et les Droits de l’Homme ne venait masquer les rapports de domination et de dépendance. Ils étaient transparents et la religion les justifiait comme ceux d’un ordre voulu par Dieu et cimenté par l’Eglise supposée le représenter ici-bas. Evidemment aussi la démocratie, c’est-à-dire les médiations supposées suppléer à la séparation fondamentale entre la société civile et l’Etat n’avait pas lieu d’être dans une situation où cette société avait un caractère directement politique.

En 1924 E.B. Pasukanis écrivait dans son fameux ouvrage « La théorie générale du droit et le marxisme »[6] : « Un pouvoir de type féodal ne connait pas de frontières entre le privé et le public. Les droits publics du seigneur féodal à l’encontre de ses paysans étaient en même temps ses droits comme propriétaire privé ; inversement ses droits privés peuvent être interprétés, si l’on veut, comme des droits politiques, c’est-à-dire publics. »

Certes on trouve dans la dernière période des régimes monarchiques des éléments embryonnaires de l’Etat futur, qui s’affermissent en même temps que se développent les rapports marchands, le commerce mondial et la bourgeoisie. Il s’agit notamment d’une administration, formellement faite de délégués royaux mais déjà en voie de former un corps séparé de la société, comme par exemple en France les Fermiers Généraux formant l’embryon d’une administration fiscale autonome, ou encore les Parlements provinciaux, etc. Néanmoins, que la formule « l’Etat c’est moi » prêtée à Louis XIV soit réellement de lui ou pas, elle traduit cette réalité d’une société sans organe de type Etat, séparé, le roi étant encore considéré comme le Père de sujets directement liés à lui et lui à eux[7].

Ainsi s’il y a des embryons d’Etat dans la société monarchique finissante qui se forment avec le développement de fonctions assurées par des organes qui tendent à s’autonomiser de la société civile, ceux-ci ne sont pas encore pleinement constitués comme Etat, comme appareil détaché de cette société, ses membres n’étant pas eux-mêmes constitués comme individus privés, indépendants (sans liens de dépendance personnelle).

Une question reste : qu’est-ce donc qui a amené l’émergence, puis l’affirmation prééminente avec la révolution bourgeoise, de l’individu indépendant conjointement avec celle de l’Etat comme puissance séparée ? Cet individu, c’est le propriétaire privé, ne serait-ce que de sa force de travail, qui peut exercer le métier qu’il veut, de la façon qu’il veut, où il veut, dans la mesure où il en possède les moyens matériels et la capacité. Ce qui pose immédiatement une première limite à sa liberté[8], à sa volonté.

C’est l’évolution des moyens matériels de la production qui a amené cette affirmation révolutionnaire de l’individu libre propriétaire privé[9]. Leur perfectionnement était alors arrivé à un point tel que les produits du travail apparaissaient comme le résultat de l’habileté et du mérite du producteur qui les utilisait. Ce qui l’amenait à vouloir exercer son métier librement et à disposer librement de son produit. Les échanges marchands s’étaient en même temps considérablement développés avec la diversification des métiers et la fin de la production autarcique, et ce à grande échelle (cf. Venise, etc.), et avec eux le rôle de l’argent comme médiateur des rapports entre les hommes. Ceux-ci sont donc amenés à produire pour l’argent, dans le seul but de gagner le maximum d’argent. Ce qui induit que chacun considère les autres, dans l’échange de leurs produits, comme moyens pour lui de gagner de l’argent. Ces échanges où prime absolument la volonté d’appropriation d’argent, cet« auri sacra fames » comme disait déjà Virgile, amènent les individus à des rapports posés en termes égoïstes, de puissance et de domination sur les autres, de concurrence, de ruse, et, bien souvent, de violence. C’est ce qu’on peut appeler les rapports de la propriété privée.

Ainsi les intérêts privés propres aux individus séparés de la société marchande-capitaliste induisent des comportements[10] qui impliquent qu’ils ne peuvent pas former association, société par eux-mêmes, mais qu’il leur faut l’Etat. Nous allons y revenir.

La révolution bourgeoise a donc libéré le progrès des moyens de production et des échanges en libérant les individus des carcans des ordres, corporations, statuts, droits féodaux et religieux innombrables, etc. Elle l’a fait en posant comme fondement de la nouvelle société les rapports sociaux de la propriété privée dans lesquels chaque individu est dit, de droit[11], libre de posséder et travailler pour lui-même[12], pour le gain d’argent.

Pourquoi de tels rapports induisent-ils nécessairement l’existence de l’Etat comme pouvoir séparé ?

Bien évidemment les hommes ne peuvent produire leurs vies qu’en société, l’individu isolé est impuissant[13]. Dans le cas historiquement spécifique où ils sont individus formellement indépendants, séparés par les rapports de la propriété privée, ils doivent alors nécessairement être reliés par des médiations et organes particuliers en dehors d’eux, et qui dès lors les dominent puisque ce sont elles et eux qui les obligent à faire société, à ce que l’ensemble de leurs travaux et comportements individuels se complètent, soient compatibles avec la vie de chacun et permettent la reproduction de l’ensemble social, du mode de production de leurs vies.

La première de ces médiations est évidemment « le marché » qui, par le moyen des prix et de la concurrence leur fait savoir, suivant qu’ils ont produit une marchandise vendable, ou pas, si leur travail est, ou pas, socialement validé. C’est-à-dire leur fait savoir ce qu’ils doivent produire (qui donc réponde à un besoin), et comment (avec quelle dépense de travail, quels moyens, se manifestant par quel prix). Le marché leur impose aveuglément les contraintes sociales de la production qui, avec le développement du capitalisme, sont les contraintes de la valorisation du capital, lesquelles apparaissent superficiellement comme nécessité du profit.

Mais ces contraintes qui s’exercent sur les individus par la puissance extérieure de ce mystérieux « marché », cette « main invisible » selon la célèbre métaphore d’A. Smith, s’accompagnent nécessairement de celles de l’Etat, autre puissance qui leur est extérieure. Pourquoi ? D’abord parce que le marché ne peut fonctionner qu’avec un certain nombre de moyens et de règles générales. Ensuite parce que, au-delà du marché, l’amalgame d’individus privés, dont les intérêts divergent jusqu’à être même souvent antagoniques, afin qu’ils forment néanmoins une sorte de société, exige l’intervention d’un organe au dessus d’eux, l’Etat. Par des règles, des lois, une administration, une police, il fait en sorte qu’ils puissent « vivre ensemble ». Plus fondamentalement, il assure la reproduction de cette société qu’ils forment ainsi par son truchement en œuvrant à réunir toutes les conditions de la valorisation du capital sans laquelle il n’y a pas de production des moyens de la vie dans une société d’individus séparés dans les rapports de la propriété privée. Autrement dit séparés de leur puissance productive et créative qui est sociale, mais dont les moyens sont alors accaparés par le capital et par l’Etat.

Observons, par exemple, que, rien que pour que cette propriété privée existe, il faut qu’elle soit juridiquement établie et défendue par une loi commune et ses auxiliaires, magistrats, policiers, militaires. Ce qui est aussi nécessaire pour que les échanges sur le marché soient protégés et exécutés conformément aux contrats. Il faut qu’il y ait une monnaie fiable ayant cours légal. Il faut des moyens de communication à l’échelle de ce marché. Il faut organiser le financement de toutes ces fonctions générales. Et bien d’autres choses encore qui nécessitent, et nécessiterons de plus en plus avec le développement du capital, comme nous allons le voir plus loin, l’intervention d’un pouvoir au dessus des individus, l’Etat.

Puisque l’existence de cet Etat est inhérente à celle de la propriété privée et des individus définis comme tels, puisqu’il assure des fonctions générales qui sont nécessaires à leur existence, les idéologues la justifieront en disant qu’il représente leur « intérêt général », donc que ses actes sont dans l’intérêt de tous, comme si général équivalait au particulier de tout un chacun ! Ils affirment ainsi en fait le contraire puisqu’ils distinguent deux formes d’intérêt : un intérêt général et des intérêts privés, lesquels doivent être protégés du premier par des lois particulières et des « Droits de l’Homme ». En réalité, par la définition et la mise en œuvre de l’intérêt général l’Etat produit et reproduit les rapports sociaux issus de la propriété privée, qui fondent son existence en tant qu’Etat en même temps que celle des individus propriétaires privés. Ce qui est reproduire les rapports de production et d’échange marchands et capitalistes, qui sont la manifestation de ces rapports de propriété, avec tous les antagonismes qu’ils engendrent dans la société civile entre individus, groupes sociaux, classes. Il n’est d’ailleurs plus besoin aujourd’hui de démontrer, cela étant clairement établi, que cet intérêt général n’est que celui du capital, donc de la valorisation du capital, puisque c’est d’elle que dépend la « croissance », l’emploi, les revenus, bref, la prospérité de la société capitaliste, et donc qu’il s’oppose à toutes sortes d’intérêts privés, notamment des prolétaires, mais aussi d’autres catégories professionnelles, y compris même parfois de capitalistes particuliers (ce dont nous reparlerons chapitre 3).

Pour maintenir et reproduire la société capitaliste, l’Etat ne peut pas se contenter d’organiser les conditions matérielles, juridiques et policières du fonctionnement du marché. Il lui faut aussi stimuler et diffuser les idéologies qui présentent cette société comme une association réellement unie par ce même intérêt général, c’est-à-dire qui présentent celui-ci comme coïncidant, et même optimisant les intérêts privés de tous ses membres. Cela passe par toutes sortes de moyens de propagande et d’éducation, que l’Etat prend directement en charge ou délègue à des organes spécialisés qu’il contrôle. Dans ce domaine de l’idéologie il assure tout particulièrement les cultes de deux mythes : le Citoyen et la Nation (dite Patrie quand il s’agit que certains se fassent tuer pour elle). Cultes laïques auxquels chaque individu est sommé, voire obligé de prendre part et de sacrifier.

Examinons brièvement le mythe de la Nation. Elle serait l’association des individus privés dans le cadre d’un territoire déterminé, le capital se développant d’abord dans un territoire particulier au sein duquel des capitaux particuliers peuvent prospérer sous le couvert et avec l’aide d’un Etat particulier. Ce territoire s’est formé historiquement au cours de la période féodale-monarchique au moyen de guerres dont le but étaient alors l’appropriation foncière, l’agrandissement ou la défense du domaine, puisque telle était alors la source essentielle de la richesse. Au sein de ce territoire se sont noués les liens sociaux particuliers évoqués ci-dessus qui formaient la société féodale puis monarchique, dont l’unité, comme rappelé ci-dessus était fondée sur des liens personnels de domination et de dépendance. Il n’y avait évidemment alors pas de Nation puisqu’il n’y avait pas d’individus privés à devoir associer ainsi, autrement que par ces liens personnels : par une idée basée sur une histoire mythique, une forme d’unité plus ou moins ethnique et d’histoire commune légendaire qui remonterait à Jeanne d’Arc voire à Vercingétorix, et sur un intérêt général commun illusoire, le tout engendrant une « volonté de tous les jours » (selon Renan) de vivre ensemble fraternellement.

L’idée de Nation ne s’est en réalité développée que beaucoup plus récemment, qu’en même temps que l’émergence et le triomphe de l’individu privé ont dissous et aboli l’ancienne forme d’unité sociale. Il fallait bien en créer une nouvelle ! Ce pour quoi on devait utiliser des éléments légués par l’ancienne société, tels le territoire, la monnaie, les structures marchandes existantes, la langue[14], des embryons d’administration de type étatique, etc. Cela en tant qu’ils contribuaient au développement de la production et des échanges marchands, à celui donc de cette nouvelle base des liens sociaux dite « le marché » établie par la révolution bourgeoise et faite de la suppression de toutes les obstacles, internes au territoire national, à la liberté de posséder, de produire, de circuler, d’échanger. Il ne s’agissait donc nullement d’un prolongement des anciennes formes d’unité sociale, que ces éléments avaient au contraire contribué à dissoudre. La Nation est une idée d’unité sociale en rupture avec les précédentes, une idée temporaire historiquement spécifique qui prétend unir ce qui est divisé par la construction d’un illusoire intérêt général et destin commun. Car, Nation ou pas, il n’en reste pas moins que, comme nous l’avons dit, des individus privés, poursuivant des intérêts privés, le gain du maximum d’argent étant l’objet et le but général de leurs travaux et de leurs échanges, ne font pas association par eux-mêmes, bien au contraire ils sont concurrents, ont des intérêts contradictoires, et même antagoniques.

Néanmoins l’idée de Nation s’alimente toujours d’une réalité : celle de la concurrence généralisée propres aux rapports sociaux capitalistes. Laquelle, sur la base de l’idée de Nation, engendre le nationalisme qui entraine les peuples dans des guerres où ils ne servent que les intérêts de différents capitaux. De sorte qu’alors l’idéologie de la Nation crée la réalité de la Nation : le mythe, avec une redoutable efficacité, se fait puissance létale[15].

Examinons maintenant cet autre mythe produit avec l’avènement de l’individu privé : le Citoyen. La fabrique du citoyen est, elle aussi, celle d’une illusion. Celle que construisit, notamment, la théorie du Contrat Social de J.J. Rousseau. Elle affirme que l’Etat représenterait l’association volontaire des individus privés en étant l’expression de leur commune volonté exprimée par leur vote. Comme si il pouvait y avoir association et volonté commune dans une société fondée sur des individus privés aux intérêts contradictoires et souvent opposés. En réalité, au moment même où ceux-ci sont proclamés maîtres de l’Etat, celui-ci leur échappe puisqu’ils en sont exclus, devant en fait par leur vote le laisser aux mains d’une caste de politiciens et de bureaucrates qui forment un appareil spécial qui leur est extérieur et les domine au prétexte que l’intérêt général que représente l’Etat est supérieur aux intérêts privés, corporatistes, locaux, etc. Le Citoyen est l’habit que revêt l’individu privé , une fois tous les 5 ou 6 ans, pour jouer le rôle de l’électeur pendant les 5 ou 6 secondes où il met un bulletin dans l’urne après avoir été longuement pilonné de propagande, de promesses et de mensonges. En dehors de ces secondes il n’est politiquement rien, sauf s’il lutte contre l’Etat pour s’approprier sa puissance sociale en le dissolvant[16]. Mais l’Etat ne permettra jamais qu’une élection puisse remettre en cause son existence, sa domination, ses fonctions de reproduire la société dont il est le produit et qu’il produit.

Le caractère illusoire de la puissance du citoyen est tellement évident d’ailleurs que même Rousseau, en contradiction avec la position qui vient d’être rappelée, l’a énoncé quand il écrivit plus justement : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée [….] Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »[17] De toute façon la liberté du citoyen-électeur est toute relative compte tenu de la puissance de l’idéologie justifiant la domination du capital, « les lois du marché » et la capacité de l’Etat à satisfaire le mieux qu’il est possible les besoins des citoyens. Idéologie qui leur forge une conscience ignorante des causes dont ils ne rejettent que les effets.

Et bien d’autres penseurs énoncent le même genre de constat. Comme, par exemple, l’aristocrate libéral Tocqueville qui écrivait : « ….dans ce système, les citoyens sortent un moment de leur dépendance pour désigner leur maître, et y rentrent […….] la nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance. »[18]

Quoi qu’il en soit du contenu, purement idéologique, des concepts de Nation et de Citoyen, ils jouent néanmoins un rôle réel dans l’unification de la société capitaliste. Et c’est une fonction importante de l’Etat de les construire, diffuser, imposer par tous les moyens dont il dispose. Parmi lesquels une flopée d’agents intellectuels stipendiés, la mainmise sur l’éducation « Nationale », une multitude de médias.

Par l’ensemble des fonctions qu’il assure – et dont nous verrons qu’elles s’accroissent au fil du temps – l’Etat joue un rôle primordial dans la reproduction de la société capitaliste, et donc en tout premier lieu dans la valorisation du capital qui en est la condition. De ce fait il ne saurait être seulement défini, comme le font beaucoup, comme étant l’organe qui a le monopole de la violence légitime. Il accapare bien d’autres fonctions sociales, et les exerce sous bien d’autres formes que la seule violence.

Ceci dit, on ne saurait non plus expliquer l’existence de l’Etat seulement par ses multiples fonctions qui assurent la reproduction de cette société. Encore faut-il expliquer pourquoi il faut cet appareil séparé des individus de la société civile pour le faire. Pourquoi des fonctions spécifiquement étatiques.

Engels écrivait : « La société engendre certaine fonctions communes dont elle ne peut se passer. Ceux qui sont choisis pour les exercer forment une nouvelle branche de la division du travail à l’intérieur de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts distincts à l’encontre de leurs mandants, ils se séparent d’eux, et voilà l’Etat. »[19] Si on suit Engels, il semblerait qu’un même Etat, une même forme de pouvoir séparé de la société civile, s’est développé de la Haute Antiquité jusqu’à nos jours, simplement en accroissant ses fonctions, et que c’est cet accroissement qui aurait fini par en faire un appareil séparé. Appareil dont se serait un jour emparé la bourgeoisie pour s’en servir selon ses propres intérêts. Et qui pourrait donc tout aussi bien être occupé par une autre classe, servir d’autres intérêts, ceux du « peuple » dangereuse illusion dont nous reparlerons plus loin.

Or si des divisions du travail et des fonctions de domination ont existé depuis bien longtemps avant les sociétés marchandes, elles n’y formaient pas les mêmes rapports sociaux : elles y étaient internes aux sociétés, fonctions de la société elle-même dans laquelle l’individu indépendant n’existait pas. Il n’y a que dans les péplums au cinéma qu’on présente les choses autrement en projetant les rapports sociaux du présent dans le passé, seuls changeant les habits et les décors !

Ainsi ce n’est pas parce que dans toute société quelque peu évoluée il y a des travaux qui impliquent des choix et des mises en œuvre qui concernent tous ses membres, mais qui doivent être confiés à des organes sociaux particuliers que ceux-ci forment nécessairement un appareil séparé des membres de la société. La cause que des fonctions communes doivent être exercées par un appareil hors de la société civile, l’Etat, est dans les RP[20] spécifiques qui caractérisent les sociétés marchandes-capitalistes. Ce ne sont pas d’abord ses fonctions qui expliquent la nécessité de l’Etat, mais ces RP qui séparent les individus, et eux de l’Etat, lequel exerce, par les fonctions qu’il s’approprie, la puissance sociale dont ils se sont eux-mêmes privés en se déclarant propriétaires privés.

Il découle de cette réalité que l’Etat est inséparable de ces rapports. Il en est le produit qui ne peut que les reproduire, n’existe que par et pour cela, que pour reproduire la société qu’ils engendrent : le capitalisme. Ce théorème engendre cet autre : les formes et les fonctions de l’Etat évoluent en fonction de l’évolution de ces rapports. Cette cause générale fondamentale de l’évolution de tout Etat n’empêche pas que de multiples autres facteurs particuliers (par exemple des circonstances historiques, des traditions culturelles, des conditions naturelles, etc.) peuvent intervenir qui influent aussi sur la forme de tel ou tel Etat particulier, laquelle peut donc présenter « des variations et des nuances infinies » [21]suivant les situations concrètes. Mais elles ne remettent nullement en cause l’essence de l’Etat telle qu’elle vient d’être rappelée dans ce chapitre.

Un examen de cette évolution réciproque des RP capitalistes et des fonctions et formes de l’Etat est maintenant utile qui permettra de vérifier par les faits que l’Etat travaille exclusivement à la reproduction du capitalisme (de ses RP spécifiques donc) en s’adaptant à cette tâche en fonction des problèmes particuliers que pose cette reproduction. Mais aussi d’expliquer la représentation de l’Etat qu’ont en général les individus privés (qu’on appellera « fétichisme de l’Etat ») et qui détermine leurs rapports immédiats avec lui dans les luttes spontanées qu’ils mènent pour améliorer leur sort.

[1] Sur cette crise du « capitalisme sénile » et son caractère incurable, cf. TT 2004, TT 2009, TT 2014.

[2] K. Marx, La Question Juive, PL III, 372. Ou encore : « C’est uniquement par opposition à la vie privée que l’Etat moderne existe ». K. Marx, Contre A. Ruge, PL III, 409.

[3] Communauté au sens des communautés primitives, c’est-à-dire où l’individu n’existait pas, n’était que l’élément d’un tout (clan, tribu, etc.), lesquelles se sont lentement dégradées au fur et à mesure du développement des forces productives et des échanges, mais n’ont été éliminées complétement que par les révolutions bourgeoises. Même dans la monarchie finissante les individus étaient encore fixés dans des « états », dans les liens de dépendances personnelles et d’obligations corporatives d’un ordre social voulu par Dieu. Cf. TT 1993.

[4] Dans la monarchie finissante ces fonctions ont pu être achetées par des bourgeois, prémisse de leur prise du pouvoir.

[5] K. Marx, La question Juive, PL III, 370.

[6] Editions EDI, 1970, p. 15.

[7] Encore le 5 octobre 1789 quand les parisiennes affamées se rendent à Versailles pour demander au roi de leur donner du pain, c’est dans ce même rapport personnel qui ne sera tout à fait et définitivement rompu que lorsque celui-ci abandonnera ses sujets (fuite de Varennes 20-21 juin 1791).

[8] La concurrence intrinsèque aux rapports entre producteurs indépendants, le fonctionnement aveugle du « marché », les lois implacables et pour lui mystérieuses de la valorisation lui en imposeront bien d’autres.

[9] Affirmation justifiée et promue sur le plan des idées par les intellectuels de cette époque, dites les « Lumières », qui ont fourni les bases idéologiques indispensables à toute révolution. Pour un exposé sur la naissance de cet individu privé, voir TT 1993.

[10] C’est l’occasion de rappeler que, d’une façon générale, la propriété est un comportement, une activité d’appropriation dans des modalités particulières, spécifiques à telle ou telle étape de l’histoire des hommes. Cf. TT 2006.

[11] Evidemment on sait qu’en fait ce droit est vide de contenu pour ceux qui ne possèdent pas de moyens matériels ou intellectuels de la production.

[12] Et mieux, l’indépendance de l’individu est posée comme une obligation légale, en France, par les lois d’Allarde (2 mars 1791) et Le Chapelier (14 juin 1791) qui interdisent tout droit d’association, de corporation, et même de pétition. Le culte de l’indépendance des individus a alors aussi servi pour interdire le droit de vote des femmes, au prétexte de leur dépendance à leur mari et aux religieux.

[13] La puissance de chacun ne peut être que sociale, faite de celle des autres, ceux du passé comme ceux du présent, nous en reparlerons chapitre 7 à propos du communisme.

[14] Qui n’était encore commune que dans les villes et les couches supérieures de la société.

[15] Il n’a été puissance positive que lorsqu’il qu’il a permis d’unir le peuple contre la monarchie, ou encore contre les puissances coloniales. Il est toujours puissance négative à l’époque du capitalisme mondialisé.

[16] Cf. infra chapitre 7.

[17] J.J. Rousseau, Du Contrat Social, Livre III, chapitre XV, Gallimard, Folio Essais 2010, p.252.

[18] A. de Tocqueville, Textes essentiels, Pocket Havas Poche, 2000, p.166. Tocqueville regrettait la royauté, mais se satisfaisait qu’avec la démocratie il restait l’essentiel : l’obéissance. L’honnête homme !

[19] F. Engels, Lettre à Conrad Schmidt, 1890, éd. du Progrès, Moscou 1970, O. Choisies, t. 3, p.522.

[20] Dans tout ce livre, les initiales RP désigneront aussi bien les rapports de propriété dans leur forme juridique que dans leur forme de rapports de production et d’échange. Ces RP sont donc la base, sous deux aspects différents (juridique et concret), qui détermine la répartition du travail et des richesses. Pour un développement argumenté, cf. T.T. 2006.

[21] K III, 3, 172.

 

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