PROPRIÉTÉ ET POSSESSION, ALIÉNATION ET LIBERTÉ


INTRODUCTION

A propos de l’ouvrage de Proudhon « Qu’est-ce que la propriété? » K. Marx écrit que « la question était trop mal posée pour qu’on y pût répondre correctement »1. C’est que Proudhon recherchait quelque chose qui n’existe pas. « La » propriété n’existe pas, il n’existe concrètement que différents types historiques de propriété. Nous verrons, au chapitre 1, que « la propriété » en général ne peut se définir que comme appropriation, plus ou moins consciente, pensée, socialement organisée, par les hommes des conditions de leur existence, par des moyens qu’ils ont eux-mêmes créés. De ce fait, ces moyens et conditions étant sans cesse transformés, « la propriété » n’est qu’un concept anthropologique, la qualité particulière qui distingue le genre humain en général des autres espèces animales (laquelle pourra être finalement définie comme la liberté, conçue comme conquête permanente, activité proprement humaine).

Dans le monde animal, genre et essence se confondent pour chaque espèce. Les hommes au contraire n’existent que dans la transformation permanente de leurs moyens de production, d’eux-mêmes, de leurs rapports, de leur environnement. Leur essence se définit comme le mode concret d’appropriation de certaines conditions de leur vie à une époque donnée donc, puisque cette activité est sociale, comme l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels ils se les approprient et reproduisent leur vie, et qui varient évidemment suivant les moyens dont ils disposent pour ce faire. Elle est donc historiquement déterminée, sans cesse transformée, ne se confond nullement avec le concept anthropologique de nature humaine, genre humain. La nature humaine n’est rien d’autre que ce fait que l’homme est une autocréation permanente et jamais achevée, cette conquête de la liberté mentionnée ci-dessus (qui sera développée au chapitre 4), mais qui peut aussi être son contraire, autodestruction dans l’aliénation (dépossession des moyens et conditions de la vie).

C’est bien pourquoi K. Marx, en analysant l’époque du capitalisme, pose ses fondements et celui de ses contradictions, et des catastrophes de plus en plus amples et mortifères qu’elles engendrent, non pas dans « la propriété », mais dans la forme concrète particulière de propriété qui lui correspond: la propriété privée des moyens matériels et intellectuels de la production des conditions organiques de la vie. Dès le Manifeste du Parti Communiste, il affirme que « ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise… En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: abolition de la propriété privée. » Et encore que « la révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété… »2.

La question de la propriété bourgeoise « résumant » celle de la révolution communiste mérite donc que les révolutionnaires s’attachent à comprendre ce qu’elle est pour pouvoir l’abolir. Ce qui n’est pas aussi simple qu’il y paraît, notamment parce que cela est soigneusement obscurcit par l’idéologie dominante. Nous verrons qu’en posant, comme Proudhon, « la propriété » comme un droit, et donc la question de la propriété comme celle de savoir qui dispose ou pas de ce droit, les idéologues bourgeois occultent les faits réels dont ce droit n’est qu’une expression juridique (et policière dans son application). A partir de là, ces idéologues ne discutent que des différentes formes que peut prendre ce droit pour qu’il soit « juste ». Par exemple, certains défendent la forme classique de la propriété privée personnelle comme le juste fruit du travail et de l’épargne, le droit d’user de ce fruit et de le transmettre étant considéré comme le fondement de la liberté et du développement de l’individu, donc aussi comme celui d’une société où chacun serait ainsi poussé à l’effort par la garantie, fixée dans ce droit, d’en avoir la récompense. D’autres peuvent aller jusqu’à prétendre, en constatant le fait que le capitalisme lui-même ne peut se développer qu’en abolissant cette propriété personnelle, abolir la propriété bourgeoise par un simple changement de sa forme juridique, l’étatisation (nationalisation) du propriétaire nominal. Cette idéologie étatiste est sans doute la plus pernicieuse du point de vue du communisme, car elle a pu, et nous en reparlerons plus longuement au chapitre 3, souvent se développer sous couvert de « marxisme » ou, à tout le moins, de « socialisme ». Aujourd’hui, partisans de la forme dite « libérale » de la propriété bourgeoise et partisans de sa forme étatique s’opposent moins que jamais: le libéralisme fait largement appel à l’Etat pour reproduire la société fondée sur la propriété bourgeoise, tandis que les partisans de sa forme étatique ont abandonné le programme soi-disant radical de nationalisations généralisées, autrefois celui des partis soi-disant communistes. Ils ne prônent plus qu’une intervention de l’Etat dans « l’économie », plus ou moins forte selon les uns ou les autres – et c’est là tout ce qui distingue les différents partis de gauche – comme moyen de limiter les conséquences de la propriété bourgeoise qu’ils jugent trop « injustes » pour maintenir la cohésion sociale, ou trop néfastes pour maintenir la vie sur la planète (problème qui concerne les bourgeois eux-mêmes, bien qu’ils ne puissent pas le résoudre).

Dans cet ouvrage, nous nous attacherons particulièrement à l’examen critique de ce « marxisme » vulgaire. Non seulement parce que la critique de la conception « libérale » de la propriété privée a déjà été faite, pratiquement par le capitalisme lui-même qui a réduit la propriété personnelle des moyens de production à la portion congrue, et théoriquement par K. Marx qui, en analysant le rapport social capitaliste de production sous tous ses aspects, et derrière toutes ses formes apparentes (salaire, rente, profit, intérêt, etc.), a montré qui, dans la société bourgeoise, dans l’activité réelle, et pas seulement dans le droit, s’appropriait quoi, comment, et pourquoi (ce qui est le plus essentiel, non pas seulement la description du phénomène, mais sa compréhension). Mais surtout parce que ce « marxisme » vulgaire a été celui de presque tous les partis communistes de l’histoire (avec les staliniens aussi bien qu’avec les trotskystes), et que le mythe selon lequel les nationalisations seraient « une rupture radicale » avec le régime de la propriété bourgeoise domine encore de larges pans du mouvement ouvrier, sans parler de la petite bourgeoisie fonctionnarisée, ou désireuse de l’être.

Ce faisant, on sera amené à montrer que le « marxisme » vulgaire a pu prétendre être marxiste, et le prétend toujours aujourd’hui pour le petit nombre qui s’attache encore à ce qualificatif, parce qu’il existe chez Engels, mais même aussi chez Marx, certains passages de leurs œuvres qui, bien que peu nombreux et – particulièrement chez Marx – entièrement démentis par l’ensemble de ces œuvres, ont pu, pris isolément, servir de caution à ces interprétations vulgaires, falsifiant le marxisme et fourvoyant le mouvement ouvrier3.

Mais ce n’est pas parce que ces passages existent que Marx n’a pas découvert et fourni tous les éléments essentiels pour comprendre la propriété bourgeoise jusque dans ses racines, et donc comprendre ce qu’est son abolition et ses conditions. Bien au contraire, l’analyse géniale des rapports de production capitalistes (autrement dit, de la division capitaliste du travail), de leurs développements et conséquences, qui forme son œuvre est aussi, exactement, celle de la propriété bourgeoise et de son évolution. Et pour le paraphraser, avant de tout expliquer par la propriété privée, il faut d’abord l’expliquer, dans son origine, son essence, ses manifestations, son évolution, son avenir. C’est ce qu’il a fait, et c’est ce dont nous allons rendre compte ici, mais de façon critique comme nous le permet, et nous y oblige, l’expérience historique et les développements concrets du capitalisme au 21ème siècle.

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Chapitre 1. LA PROPRIETE EN GENERAL

1.1 Quelques problèmes de vocabulaire

A première vue, la notion de propriété paraît toute simple. Etre propriétaire c’est avoir quelque chose, pouvoir en user à son gré, l’échanger, le vendre. Mais en réalité, il ne s’agit là que des droits attribués à la propriété privée par la loi (attributs de l’usus, abusus, fructus déjà présents dans le droit romain), qui n’est qu’une forme de propriété parmi beaucoup d’autres. Et cet ouvrage argumentera que la propriété en général n’est qu’une abstraction qui ne se manifeste concrètement que dans des formes historiques particulières et d’essences spécifiques selon les différentes façons qu’ont les hommes de produire au cours de l’histoire (les modes de production) et jusqu’à aujourd’hui.

Déjà le vocabulaire lui-même pose un problème, du moins en français. En effet, propriété peut y signifier être maître de quelque chose extérieure à soi, ou de quelqu’un réduit à une chose, un esclave par exemple. Mais aussi peut y signifier les qualités intimes de quelque chose (les propriétés chimiques ou physiques d’un matériau par exemple) ou de quelqu’un (ses connaissances ou son art par exemple), c’est-à-dire leur capacité de produire certains effets, à agir plus ou moins efficacement dans tel ou tel domaine.

Karl Marx, dans ses analyses novatrices remarquables sur la propriété qui serviront de base à cet ouvrage, distingue souvent la propriété et la possession (selon les traductions françaises). C’est judicieux à plusieurs titres. Notamment historiquement, et pour distinguer les deux sens du mot propriété que nous avons relevé ci-dessus.

Historiquement, observe Marx, la possession a précédé la propriété. Dans les sociétés primitives, l’activité d’appropriation ne pouvant être que collective, il y avait possession communautaire. La propriété n’existait pas car, dans la propriété, il y avait toujours des attributs ou droits particuliers, familiaux ou personnels. La propriété n’est apparue qu’ultérieurement, dans les sociétés plus développées, ayant des relations sociales et une division du travail plus complexes, dégageant des surplus, et où donc se posait la question de fixer une répartition particulière des fonctions, des moyens et des produits, donc des droits particuliers. La propriété apparaît donc comme un droit accordé à certains (ou arraché par certains), d’user, de disposer, et eux seuls, de choses particulières. Et cela aboutira, nous verrons pourquoi plus loin, à la propriété privée personnelle. Mais avec elle, la possession reste encore le « substrat concret »4 de la propriété en tant qu’elle est l’usage de la chose qu’on s’approprie, l’activité par laquelle on s’approprie, ce qui inclut la capacité, les moyens de s’approprier. « Ce qui est à proprement parler le fondement de la propriété privée, la possession, est un fait réel, un fait inéluctable, non un droit. Ce n’est qu’avec les déterminations juridiques que la société donne à la possession de fait que celle-ci reçoit la qualité de possession légale, de la propriété privée »5. Nous verrons qu’ensuite, cette distinction entre le fait et le droit s’accentuera jusqu’à aboutir à une séparation complète de la possession et de la propriété entre des personnes, ou plutôt des groupes différents. Par exemple, le propriétaire concèdera l’usage de la terre à d’autres, en échange de services ou de paiements, et il n’aura même plus besoin de savoir la cultiver, pas plus que, aujourd’hui, le financier, propriétaire juridique, n’a besoin de savoir faire fonctionner l’usine et ses machines.

Si cette distinction entre le fait (l’usage des moyens de production, l’activité concrète d’appropriation de la nature par laquelle les hommes produisent les conditions de leur vie, et se produisent) et le droit (stipulant qui dispose des moyens et du produit de cette activité) est très importante – et nous le mesurerons encore mieux dans les développements du capitalisme – il n’en reste pas moins vrai que les termes de propriété et possession du français ne sont cependant pas très adéquats pour la signifier puisqu’ils ont à peu près le même sens dans le langage courant. C’est donc faute de mieux qu’on continuera à les utiliser pour signifier cette distinction. D’ailleurs, la chose s’éclaircira d’elle-même dès qu’on se donnera la peine d’analyser ce qu’est concrètement la propriété. Car alors, on verra effectivement que ce mot n’a une signification concrète que si on lui adjoint une caractéristique particulière, par exemple: la propriété communautaire, la propriété privée personnelle, la propriété financière, la propriété intellectuelle, etc. Et c’est alors l’étude de ces caractéristiques qui permettra de savoir s’il s’agit d’une activité ou d’un droit, s’il s’agit d’une appropriation réelle, et par qui, et dans quelle mesure, des moyens par lesquels les hommes produisent et se produisent, ou d’une appropriation formelle masquant une désappropriation réelle (aliénation) plus ou moins ample.

Bref, « la propriété » en général n’est qu’une abstraction dont il faut trouver, pour chaque mode de production, comment elle se manifeste concrètement, et pourquoi ainsi. Cette abstraction correspond à cette autre, celle de l’ « Homme » en général, en tant que genre spécifique par rapport au reste du monde animal, spécificité qui est sa propriété (au sens de caractéristique intime, inhérente au genre humain) de se transformer lui-même sans cesse en transformant les moyens par lesquels il s’approprie, et transforme, la nature. Cette activité d’appropriation étant déterminée par les moyens dont il dispose pour ce faire est donc elle-même constamment transformée, ce qui induira aussi la transformation des formes sociales – et notamment juridiques – de la propriété. Mais avant d’aborder plus particulièrement l’analyse de la forme bourgeoise qui nous intéresse, il est utile de s’arrêter un instant sur ce concept d’appropriation en tant qu’il désigne ce qui distingue le genre humain du monde animal, puisque c’est par cette activité d’appropriation, qui leur est propre du fait qu’ils en créent les moyens, que les hommes se construisent en tant que tels (donc aussi a contrario se déshumanisent dans la désappropriation).

1.2 L’appropriation en général: un concept anthropologique

C’est aujourd’hui une banalité de dire que les hommes « commencent à se différencier eux-mêmes des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence… »6. Produire, c’est obtenir quelque chose à l’aide d’un moyen fabriqué. Aux débuts, l’homme est encore simplement prédateur, il chasse, cueille, pêche. Mais il émerge du monde animal en ce qu’il le fait avec des moyens, aussi frustres soient-ils, qu’il a lui-même façonnés en vue d’un but efficace, par exemple des pieux, des pierres qu’il a taillés (les espèces animales alors proches de lui, tels certains singes, peuvent utiliser un bout de bois, une pierre, mais ne les façonnent pas). Aux débuts les hommes, comme les animaux, s’adaptent à la nature. Mais ils s’en distinguent progressivement de plus en plus en améliorant leurs outils, c’est-à-dire les moyens de la « domestiquer ». Ils se distinguent vraiment comme hommes dès qu’ils produisent au lieu de prendre. On passe alors des chasseurs-cueilleurs aux éleveurs-agriculteurs. Bref, en perfectionnant sans cesse leurs outils, ils transforment et se transforment. Les animaux s’adaptent. S’adapter, c’est une détermination par des conditions extérieures (évolution et sélection des espèces selon Darwin). Les hommes transforment et se transforment. Transformer, c’est faire valoir sa volonté, conquérir une liberté, et c’est alors aussi la conscience de faire, d’avoir obtenu un résultat conforme à cette volonté (et non seulement par instinct), de maîtriser certaines conditions de son existence (que nous appellerons conditions organiques), tout cela, bien évidemment, dans les limites des moyens dont on a pu se doter pour transformer.

Les hommes sont par nature sociaux, ils ne produisent jamais seuls les conditions de leur vie. Leur organisation sociale (ou rapports sociaux) est une condition essentielle, un moyen de cette production. Mais elle est nécessairement aussi toujours transformée, puisqu’elle est évidemment fonction des outils dont ils disposent pour produire.

Ainsi, chaque génération trouve déjà là devant elle des conditions présupposées de la production de sa vie, comme un territoire, certains instruments, une certaine forme de société, d’idéologie, etc. Ces conditions, les hommes les utilisent, les façonnent et les transforment plus ou moins à leur tour. Ils doivent bien sûr pour vivre s’approprier ces conditions. Dans les très longs premiers temps primitifs et antiques, elles sont essentiellement au nombre de deux: 1°) la communauté, 2°) le terroir qui n’est à l’homme que par la communauté. Elles leurs apparaissent donc comme naturelles; les esclaves mêmes étaient considérés comme animaux, condition naturelle. Et tel est le sens originel de la propriété, que Marx énonce très justement: « la propriété ne signifie donc à l’origine que le rapport de l’homme à ses conditions naturelles de production, en tant qu’elles lui appartiennent, qu’elles sont les siennes, qu’elles sont présupposées avec sa propre existence… »7.

La communauté de ces premiers temps n’est pas un simple collectif de travail comme dans les « sociétés » animales (abeilles, fourmis, termites, etc.), mais une organisation déjà plus ou moins construite et pensée suivant les époques, comme en témoigne le fait qu’elle est aussi représentée, par exemple à travers des traditions qui la structurent, une histoire qui la raconte, une religion qui la situe dans le monde, des peintures, des danses, des chants qui représentent ses activités, etc. S’approprier des conditions de la vie, c’est faire agir selon les moyens et les pensées (l’idéologie) déjà là de cette communauté. La propriété, c’est d’abord un rapport d’appropriation de certaines conditions d’existence historiquement déterminées. C’est d’abord un comportement, pas un droit. Celui-ci n’interviendra que plus tard8. C’est une activité propre à l’homme par laquelle il s’approprie. « C’est l’activité de chasse des tribus qui fait d’une région un territoire de chasse; c’est seulement la culture des champs qui fait du terroir le prolongement du corps de l’individu »9, territoire et terroir lui appartenant alors comme conditions de sa vie qu’il s’est créées. C’est par sa capacité à maîtriser et façonner la pierre qu’il en fait sa maison. Et ainsi de suite, au fur et à mesure que les hommes produisent de nouveaux moyens de leur vie, ils en élargissent les conditions qu’ils s’approprient, c’est-à-dire se développent, c’est-à-dire développent leurs besoins et leur satisfaction. « L’appropriation effective… est l’acte qui pose effectivement celles-ci (les conditions de la production, n.d.a.) comme les conditions de son activité subjective »10.

Or, nous l’avons rappelé, cette activité est autoproduction des hommes. Plus ils produisent des moyens toujours plus puissants et variés de leur vie, plus ils s’approprient les conditions de leur vie, et plus non seulement ils développent leurs besoins mais ils réduisent aussi la domination des contraintes extérieures, autrement dit élargissent le champ de leur liberté. Et cela est le propre de l’homme en tant que genre distinct du monde animal. Dans la suite de ce texte, nous appellerons, pour conserver le vocabulaire de Marx, « conditions organiques » ces conditions de leur vie que les hommes ont eux-mêmes créées, organisées. Elles sont essentiellement de deux ordres: les conditions matérielles (moyens de production et moyens de subsistance) qui manifestent un certain niveau de développement des techniques, puis des sciences, et les conditions sociales (rapports sociaux, organisation sociale dans son ensemble, idéologie).

Pour beaucoup de penseurs, on en reste là, à l’Homme en général, l’animal dont le propre est ainsi l’appropriation de la nature, la construction du monde « civilisé » mais qui reste toujours fondamentalement le même Homme, reproduisant éternellement les mêmes défauts et qualités. Marx montre que cette conception de l’Homme ne permet pas de dire quoi que ce soit des hommes concrets et de leur histoire. Car en rester à ce « propre » de l’Homme ne dit pas l’essentiel de ce qui détermine cette activité générale d’appropriation: avec quels moyens, comment, dans quels rapports sociaux il l’exerce, qui produit quoi et s’approprie quoi, pour quels besoins? C’est tout cela qui détermine de quelle activité d’appropriation concrète il s’agit, quels hommes concrets elle détermine. « Appropriation de la nature » n’est qu’une définition anthropologique, ce qui distingue le genre humain du reste du monde animal. Car, comme cette appropriation n’existe que par la médiation de moyens devant eux-mêmes être appropriés (dans les deux sens du terme d’ailleurs, convenir à telle activité, et être possédés, maîtrisés par leur utilisateur), il en découle que leurs permanentes transformations sont aussi celles de cette activité d’appropriation, de ses conditions, qui caractérise les hommes concrets, agissants.

Mais pourquoi ces transformations permanentes des moyens de l’appropriation (donc aussi des formes de la propriété)? Les outils sont transformés parce qu’ils sont fabriqués pour un but déterminé. Ils sont une médiation fabriquée entre les hommes et la nature par laquelle les hommes expérimentent, examinent ce qu’ils font parce qu’ils peuvent comparer le résultat avec le moyen qu’ils ont fabriqué pour l’atteindre, et par suite perfectionner ce moyen, se fixer d’autres buts. Ce qui est exercer son intelligence, s’approprier davantage, élargir sa liberté. Et ce qui entraîne nécessairement en même temps des modifications dans le mode de production (les formes du travail social, les rapports sociaux, et notamment de propriété, l’idéologie).

Bref, le genre humain se distingue certes du monde animal en ce que l’homme se comporte comme « propriétaire » en ce sens qu’il fabrique, qu’il produit. Et certes, « toute production est appropriation de la nature par l’individu… ». Mais la propriété ainsi définie en général n’est qu’une abstraction, car cette « appropriation de la nature par l’individu (n’existe que)… dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée (et donc aussi de moyens de production déterminés, n.d.a.). En ce sens, c’est une tautologie de dire que la propriété (appropriation) est une condition de la production »11.

Pour donner un premier exemple de cette conception de la propriété comme un mode concret et historiquement spécifique d’appropriation et avant d’analyser plus en détail le mode bourgeois, on peut revenir un instant aux origines déjà évoquées ci-dessus, puisque la chose s’y présente encore simplement.

La première des conditions de la vie est la nourriture, et donc à l’origine de l’homme émergeant du monde animal, la nature comme source de toute ressource. D’abord, les hommes prennent, puis passent à la production agricole (élevage, cultures), premier grand pas en avant dans la domestication de la nature. On y utilise bien sûr quelque outillage, mais la terre est alors le « matériau » essentiel de l’entretien et de la reproduction de la vie. Elle le restera longtemps. Il faut se l’approprier. Mais cela implique la nécessité de la communauté. Non seulement parce que le faible développement des moyens rend difficiles les rapports des hommes à la nature, fragiles leurs conditions d’existence soumises à toutes sortes d’aléas, et que l’unité de leurs forces réunies constitue leur puissance. Mais aussi, et surtout, parce que l’occupation, l’appropriation d’un territoire est toujours menacée par d’autres communautés, toutes étant dans la nécessité d’élargir la base de leurs faibles ressources. « C’est pourquoi la guerre est la grande tâche d’ensemble, le grand travail collectif qui est exigé, soit pour occuper les conditions objectives de l’existence vivante, soit pour protéger et perpétuer cette occupation »12, soit encore pour l’accroître ou pour piller (prendre des biens, des esclaves). Aussi, la communauté est organisée prioritairement pour la guerre. Son chef est choisi selon ce critère, d’abord il est souvent désigné provisoirement, juste le temps du conflit, puis de façon plus permanente quand l’art militaire se complexifie et devient un métier, une division sociale du travail spécifique. Et alors les chefs de guerre deviendront rois, seigneurs, se faisant dieux (ou leurs représentants) pour justifier d’user en fait de leur capacité guerrière (ou à s’acheter des guerriers) pour s’approprier plus ou moins pleinement le territoire communautaire et se soumettre ses occupants réduits à l’état de serfs, mais contribuant aussi ainsi à dissoudre la communauté.

Bref, la communauté, tant qu’elle est la condition de l’appropriation d’un territoire qui est la source essentielle de la subsistance et de la richesse, est la condition sine qua non de l’existence de ses membres. Dans ces circonstances, « la propriété signifie donc appartenance à une tribu »13. C’est par la communauté que l’homme « se comporte en acquéreur par rapport à la terre », qu’il a « un comportement de propriétaire ». Dans cette situation générale14, la communauté n’apparaît pas « comme résultat, mais comme présupposé de l’appropriation »15 (contrairement, par exemple, à la Nation et l’Etat bourgeois qui apparaissent comme construits par les individus, leur volonté collective). La propriété n’existe alors évidemment pas comme droit, mais comme possession de la terre par la médiation de la communauté16.

Le rapport de possession est non seulement le rapport de propriété originel, mais aussi le rapport « humain » des hommes à la nature: celui de l’appropriation réelle, directe, par sa propre action efficace, des conditions de la vie. Il est fondé sur l’unité de l’activité (du travail) et de ses moyens entre les mains de ceux qui agissent. Ce qui, toujours à titre d’exemple, reste encore vrai même dans le cas d’une petite propriété individuelle autarcique, à propos de laquelle, en la comparant à la forme communautaire de propriété, Marx observe: « dans ces deux formes, le travailleur a un rapport de propriétaire aux conditions objectives de son travail et de ses présupposés matériels… l’individu se comporte vis-à-vis de lui-même en propriétaire, en maître qui règne sur les conditions de sa réalité »17.

Ce qui est montré ici, c’est que dans une situation où possession et propriété sont réunies, que ce soit par la médiation de la communauté ou parce que les moyens de la production de sa vie sont aux mains du producteur autarcique, les hommes agissent en maîtres, sont maîtres de ce qu’ils ont pu créer dans les limites des moyens qu’ils ont créés et dont ils disposent.

La notion d’une propriété séparée de la possession (de l’activité d’appropriation, de production elle-même) n’apparaîtra que progressivement, et se fixera finalement comme celle d’un droit sur des conditions de la production dont l’usage peut être cédé, moyennant compensation, aux personnes réellement actives, réellement dans un rapport d’appropriation (de transformation, de production), des conditions inorganiques.

Par exemple, Marx observe une ébauche d’une telle séparation à propos de la propriété foncière des communautés germaniques pré-féodales dans lesquelles «… l’individu particulier n’est que possesseur. Ce qui existe, c’est seulement la propriété collective et la possession privée »18. Ceci parce que la communauté est encore la condition (militaire) de l’occupation de la terre, tandis que les moyens de production sont déjà assez développés pour en permettre une exploitation privée (familiale en l’occurrence) sur des lopins attribués par la communauté (qui est l’assemblée des chefs de famille). Puis comme observé ci-dessus, avec le système féodal, les chefs de guerre s’octroieront des droits de propriété sur le territoire communautaire et sur certaines conditions du travail (par exemple moulins, ponts, routes, etc.), et achèveront leur spoliation en absorbant tout le territoire communal jusqu’à en chasser les paysans (cf. les fameux actes « d’enclosure » en Angleterre) et n’en garder qu’une main-d’œuvre quasi ouvrière (métayers).

D’une façon générale, avec le perfectionnement des outils, c’est leur possession (le savoir-faire, l’habileté à les utiliser) et le travail personnels des individus qui apparaîtront à chacun d’eux comme les principales conditions de leur vie. Corollairement, la communauté leur apparaîtra de moins en moins comme « la première grande force productive », comme le présupposé, la condition de la production. Elle se décomposera, ses fonctions organisatrices et protectrices se dissocieront des individus pour passer aux mains d’une institution spéciale, extérieure à eux, l’Etat. Ceci tout en se complexifiant en fonctions juridiques, économiques, administratives, militaires, et autres nécessaires pour régler les rapports compliqués des propriétaires privés dans le cadre de la diversification de la production et des échanges.

Mais avant de poursuivre l’analyse des changements des formes de propriété induits par ceux des moyens et conditions de la production, il nous faut compléter l’examen de l’appropriation en général par celui de son autre face: la dépossession en général.

1.3 La dépossession en général

Si on conçoit bien la propriété en général comme pratique proprement humaine, comme étant la possession, c’est-à-dire le comportement des hommes s’appropriant les conditions organiques de leur vie par les moyens de leur coopération et d’instruments qu’ils ont créés, alors la dépossession se définit évidemment comme la maîtrise de ces moyens leur échappant. Elle pourra advenir, et nous savons bien sûr qu’elle est advenue, avec la dissolution de la communauté, de la propriété collective. L’émergence de la propriété privée, quant à elle, est apparue lorsque ces moyens n’ont plus été sous leur contrôle, lorsqu’ils ont perdu la maîtrise de leur coopération, de la complémentarité de leurs travaux en fonction d’un but commun, lorsque leurs instruments de travail sont devenus propriété d’autrui et même possession d’autrui (voir chapitre 3). De sorte que dans cette dépossession, les conditions de la production, de l’appropriation, se trouvent déterminées par des forces extérieures aux producteurs (des forces anonymes, comme le marché, l’argent, le capital). Ils ne les maîtrisent pas, mais sont maîtrisés. Ils ne s’approprient pas les conditions organiques (propres à une époque déterminée) de la construction de leur vie, mais en sont au contraire désappropriés.

Cette désappropriation n’est pas un vide, un non avoir, mais une activité productive de conditions de la vie qui dépossède ceux-là mêmes qui l’exercent. Elle n’est pas un vol, mais un « dessaisissement » auquel contribuent ceux-là mêmes qui sont dessaisis, qui est transfert à l’extérieur des individus agissant, produisant, d’une puissance qu’ils créent eux-mêmes, qui leur devient non seulement extérieure, mais étrangère, non seulement étrangère, mais hostile et oppressante, déshumanisante. Cette dépossession-extériorisation est nommée aliénation19.

A ce stade, nous n’avons encore que le concept général, abstrait, de l’aliénation. Un concept relatif au genre humain, dont nous avons rappelé qu’il n’existait concrètement que dans des hommes dont l’essence est sans cesse transformée, historiquement déterminée. Dans la mesure où cette essence est cette dépossession et extériorisation bien particulières, l’aliénation ne manifeste pas la qualité positive spécifique du genre humain qui est l’appropriation des conditions organiques de sa vie, elles-mêmes constamment élargies, auto-construction dans la conquête permanente d’une plus grande liberté. Elle peut être en ce sens qualifiée de déshumanisante, inhérente à une activité déshumanisante. L’activité aliénée ne produit que souffrances et catastrophes. Activités appropriées (comportements d’appropriation des conditions de leur vie) et activités aliénées (comportements dominés par ces conditions que les hommes ont créées), l’histoire de l’humanité est aussi celle de cette scission.

Mais évidemment, tout comme son contraire, la possession, l’aliénation n’existe que dans des formes historiques concrètes propres aux différents modes de production et à leurs évolutions. Elle n’existe concrètement que comme un caractère d’une essence humaine déterminée, propre à une époque déterminée. Appropriation ou désappropriation, c’est toujours de l’activité humaine, dans certains rapports sociaux déterminés, qu’il s’agit. Ainsi Marx dit de l’aliénation qu’elle « est la pratique du dessaisissement »20. Il s’agit toujours de comportements qui dépendent des moyens avec lesquels les hommes travaillent, selon lesquels ils s’organisent en société, et suivant la conception du monde qui en découle. Aussi les puissances dominantes créées par les hommes et les aliénant ont revêtu des formes très diverses tout au long de leur histoire. Par exemple, idéologiques avec les différentes religions, chosifiées avec l’argent, le marché, et toutes les catégories fétichisées de l’économie bourgeoise (prix, salaires, profit, etc.), bureaucratiques et policières avec l’Etat. L’aliénation réelle doit être recherchée dans les formes de dépossession réelles, dans les puissances extérieures dominantes réelles, et non par rapport à une soi-disant essence humaine éternelle. C’est ce que nous ferons dans les chapitres suivants, tout en nous limitant, pour l’essentiel, à l’examen du monde moderne, en commençant (chapitre 2) par la propriété privée bourgeoise dans sa forme personnelle (petite production), puis en examinant surtout (chapitre 3) la propriété privée sous sa forme capitaliste. On verra alors pour finir (chapitre 4), que ce qui est en jeu dans les questions de propriété et d’aliénation n’est pas autre chose que la liberté, non en tant que droit formel mais activité pratique réelle.

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Chapitre 2. LA PROPRIETE PRIVEE PERSONNELLE

2.1 Formation de la propriété privée personnelle

Elle est issue du long et lent démembrement des antiques formes communautaires d’appropriation que nous avons brièvement évoquées au chapitre précédent. Sa première manifestation est la propriété foncière que nobles et ecclésiastiques se sont arrogés en s’appropriant les terres communautaires. Mais le perfectionnement des moyens du travail entraîne aussi le développement de nouveaux métiers, y compris pour la fabrication de ces moyens, une plus grande division sociale du travail, une extension du commerce. Et tout cela s’accompagne du développement de villes artisanales (puis manufacturières) et commerçantes, où affluent les populations campagnardes surnuméraires, les serfs voulant s’affranchir de leur condition, les personnels que ne peuvent plus entretenir les seigneurs, etc.

Dans ces nouvelles activités productives, le système des corporations de métiers maintient encore une certaine forme communautaire, quoi que très dégradée, comme condition de l’appropriation. Seule l’appartenance à la corporation permet l’acquisition du savoir-faire et l’exercice du métier. Métier ne pouvant se pratiquer que selon des règles très rigides, qui ont pour objet de réserver à la corporation le droit de produire et le pouvoir de définir non seulement selon quelles quantités et qualités, mais aussi selon quelles façons. Ainsi la corporation apparaît encore comme une condition, un présupposé communautaire à l’exercice de l’activité, à l’appropriation de ses conditions et de ses résultats. Mais il s’agit d’une communauté tronquée, réduite à la défense des intérêts des propriétaires du droit d’exercer tel métier limité, et donc séparée des autres membres de la société, voire opposée à eux.

Mais le perfectionnement des outils et des techniques se heurte aux règles rigides du corporatisme, en même temps que ce protectionnisme conservateur se heurte à la volonté des compagnons et apprentis, et même des maîtres eux-mêmes, de pouvoir exercer leur métier en propriétaires, librement et pour eux-mêmes. Il n’y a finalement nul besoin de corporation et de corporatisme quand les conditions du travail deviennent déterminées par le savoir-faire et l’effort personnels de l’individu qui utilise les outils « comme le prolongement » de sa main et de son cerveau. Alors le comportement de propriétaire se pose comme l’art de manier les instruments de son travail, de savoir les utiliser pour produire plus, à moindre coût, et mieux. « L’habileté particulière dans le travail assure aussi la possession de l’instrument »21. Et cette possession étant individuelle à ce stade du perfectionnement des outils, elle entraîne aussi le besoin de la propriété privée, d’avoir seul la propriété du résultat parce qu’on a seul la propriété et l’usage des moyens, que ce résultat est donc celui de ses qualités et efforts personnels.

Encore faut-il que cette appropriation privée soit entièrement reconnue à l’individu dont c’est l’activité. C’est-à-dire qu’il puisse user à sa guise de ses instruments et des résultats de son travail. Donc, il faut bien sûr que soit aboli le carcan des règles corporatives faisant de son travail l’exécution minutieuse d’une volonté extérieure à la sienne. Mais il faut aussi que la possession personnelle des instruments et des résultats du travail soit reconnue comme telle, garantie vis-à-vis de tous par la société. Cette garantie sociale sera affirmée comme un droit public, fixé par des lois: la propriété privée. En effet, dans le privé chacun est seul face aux autres. La propriété privée n’existe que délimitée par rapport aux autres, qu’on puisse dire exactement ce qui est à moi, ce qui est à toi. Ce qui est ma propriété est nécessairement ta non propriété (donc la propriété privée n’existe qu’avec la non-propriété, cf. §2.3. ci-après). Il faut donc bien qu’il existe une garantie, une protection de cette délimitation, qui tourne souvent à l’opposition, ainsi que des transactions (contrats), inéluctables entre individus qui, bien que définis comme privés ne peuvent néanmoins pas vivre, satisfaire leurs besoins, sans se procurer les produits résultants du travail des autres, sans être, d’une façon ou d’une autre, à travers leurs activités, un élément du travail social. Bref, la propriété privée personnelle est un droit, initialement fondé sur la possession personnelle des moyens de son travail, et il faut des lois, une police, une armée, pour dire et protéger ce droit. Aucune de ces fonctions nécessaires à l’organisation et à la reproduction du système social fondé sur la propriété privée ne peuvent être exercées collectivement et directement par les individus eux-mêmes puisque toute forme communautaire de société a été dissoute par la propriété privée22. Ce sera donc un organisme spécial, extérieur aux individus concrets, l’Etat, qui les exercera en leur nom (ou plutôt au nom d’un individu imaginaire, appelé citoyen).

Ainsi, et ce n’est là évidemment qu’un très bref résumé de l’histoire de son apparition, de sa consolidation et de son officialisation comme mode dominant, idéal, la propriété privée personnelle (et l’individu privé) correspond à un certain stade du perfectionnement des moyens de production23. « Il est évident que la libre propriété des paysans-cultivateurs est la forme la plus normale de la propriété foncière pour la petite exploitation, c’est-à-dire dans un mode de production où la propriété de la terre est la condition qui permet au travailleur d’être propriétaire du produit de son travail… Pour que ce mode de production puisse se développer pleinement, la propriété du sol est tout aussi nécessaire que la propriété des outils pour le libre développement de l’exploitation artisanale »24. Mais il est tout aussi évident que la propriété personnelle de ses conditions et moyens de travail, terre, outils, n’est possible que dans la petite production, car celle-ci implique des outils encore suffisamment simples pour être appropriés par un individu seul. La propriété privée personnelle « présuppose en même temps la subsomption de l’instrument sous son travail individuel, c’est-à-dire un niveau particulier, borné, dans le développement des forces productives du travail… »25. Un plus grand développement de la puissance productive nécessitera un autre type de propriété, la propriété privée, puis étatique, capitaliste, ce dont nous parlerons plus loin (chapitre 3).

Au point où nous en sommes, nous voyons donc déjà apparaître quelques caractéristiques essentielles de la propriété privée:

1°) Elle est le corollaire d’un développement des moyens de production tel qu’il entraîne la dissolution de la communauté parce qu’elle n’apparaît plus comme une condition, un présupposé de la production, des rapports d’appropriation des hommes à la nature. Cette condition apparaît dorénavant comme les compétences, l’efficacité au travail de l’individu maître (possesseur) des moyens de son travail (d’où aussi l’idée que chacun s’enrichit par son travail, qui semble fournir une qualité d’équité à la propriété privée!). Mais cette maîtrise n’existe évidemment que dans la limite étroite de ce que peut maîtriser un individu isolé, dans l’exercice d’un métier borné, usant d’outils relativement simples. La propriété personnelle est donc le type de propriété propre à un système, une époque, de petite production individuelle (ou familiale)26.

2°) Elle instaure une séparation entre la propriété comme droit (ce qui en est aujourd’hui le sens courant), et la propriété comme possession, ici limitée à la maîtrise des moyens du travail utilisés, et non étendue à l’appropriation de toutes les conditions organiques de la vie, notamment le travail social, la coopération sociale. Ceci bien qu’elle unisse d’abord les deux dans la même personne, propriétaire parce que possesseur: « la propriété privée fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail… »27. Le droit, c’est avoir la possibilité légalement reconnue de disposer de la chose, d’en user soi-même ou d’en céder (d’en aliéner) l’usage à d’autres. La propriété, en tant qu’elle définit un droit, peut être cédée, séparée de la possession, de l’activité productive, et elle le sera avec le capitalisme, tandis que la possession est intrinsèque à l’être qui possède et ne peut être acquise que par un certain effort personnel, un apprentissage. Ainsi, abolir la propriété privée comme droit (par exemple sous prétexte qu’elle serait un vol, comme le disait Proudhon28, quand le propriétaire capitaliste s’approprie ce qu’il ne produit pas lui-même), ne serait absolument pas abolir le fait réel qu’est la possession personnelle de certains moyens de la production des conditions de la vie et de la société.

3°) Elle est aussi immédiatement l’existence de la non-propriété29. Ce n’est pas seulement que le plus grand nombre n’est pas propriétaire. C’est, plus fondamentalement, une qualité absolument inhérente à la propriété privée elle-même puisqu’elle ne se définit que par la séparation, l’exclusion: ce qui est à moi est ce qui n’est pas à toi. Ma propriété est donc nécessairement en même temps la non-propriété des autres.

4°) Elle veut dire droit, pouvoir de s’approprier le travail d’autrui, c’est-à-dire les effets, les résultats qui objectivent ce travail. Cela non seulement dans le capitalisme, dont cette appropriation est le fondement, mais comme l’essence même de la propriété privée, qu’elle qu’en soit la forme, y compris personnelle (et nous le verrons, y compris aussi étatique). Car, déjà dans la propriété personnelle initiale, il faut que le propriétaire puisse vendre son produit pour pouvoir s’approprier ceux des autres qui sont nécessaires à sa vie (l’autarcie ne pouvant exister que comme cas extrême d’une vie extrêmement fruste). Sa propriété n’est donc pour lui que le moyen de s’approprier le travail d’autrui objectivé dans ces produits dont il a besoin. Le travail du propriétaire privé lui devient donc indifférent puisqu’il doit l’aliéner en aliénant le produit. Peu lui importe son travail, il n’est pour lui qu’un moyen de s’approprier celui d’autrui. Et comme cette appropriation se fait par la médiation de l’argent, son travail ne vaut pour lui que s’il lui rapporte le plus d’argent possible30. Il lui est indifférent, étranger à sa propre personnalité, c’est-à-dire aliéné. Et qui dit s’approprier le plus d’argent possible, dit désapproprier autrui le plus possible, ce dont le capitalisme sera la réalisation. Et la forme argent dans laquelle se convertit le travail est justement une forme fluide et universelle qui permet l’accumulation du produit de n’importe quel travail, de la richesse en général d’un côté, donc la désappropriation de l’autre.

5°) Enfin, il y a encore ceci que la propriété privée n’est nullement l’appropriation par les individus de toutes les conditions organiques de leur vie. Non seulement parce que, comme nous venons de le voir, elle est immédiatement non-propriété, que chaque propriétaire ne possède seulement qu’une parcelle de ces conditions. Mais parce que ainsi le privé prive du social, de la maîtrise du travail social, de la coopération sociale dans la complémentarité des travaux selon un but commun, bref, prive les individus de la puissance collective, qui reste toujours une condition organique primordiale, mais dont ils sont dessaisis. Elle se pose hors d’eux dans celle, aveugle, anonyme et anarchique du « marché » (les rapports entre les marchandises), ainsi que dans celle, tout aussi extérieure à eux, de l’Etat.

Ainsi, l’individu privé est libéré des relations antérieures de dépendances personnelles (rapports féodaux et monarchiques, corporations). Il peut développer, dans la limite de sa situation, ses aptitudes et forces propres, se développer en tant qu’individu particulier, ce qui est le progrès de la révolution bourgeoise. Mais cette nouvelle liberté advient en même temps que sont créées de nouvelles formes de dépossession, d’aliénation. Ce que nous examinerons dans la section 2.3 suivante, après un détour pour achever l’examen de la propriété privée en en présentant la conception dans l’idéologie bourgeoise dominante.

2.2 La propriété privée personnelle selon l’idéologie bourgeoise

L’affirmation de la propriété privée personnelle dans le droit a sanctionné une avancée importante dans le développement de l’individu. Cette conquête de la révolution bourgeoise a permis de libérer des énergies considérables, des possibilités inédites pour les individus de se construire comme tels en déployant ses qualités personnelles dans son activité.

Cependant les idéologues bourgeois ont fait de ce progrès partiel, propre à une époque, un idéal absolu. Cet individu privé serait selon eux l’essence humaine parfaitement adéquate au genre humain. Il n’y aurait plus qu’à « élever son niveau de vie », qu’à l’enrichir de biens toujours nouveaux et plus nombreux, que le développement scientifique lui fournira. Non seulement ils ne décèlent rien de l’aliénation qui accompagne cette propriété privée dès son origine, quand elle est encore unité personnelle de la possession et de la propriété des moyens du travail, mais ils continuent à glorifier celle-ci comme le fondement de l’homme et de la société idéale alors même que leur séparation s’est développée, et, plus encore, que le fait majeur est devenu, dès le 19ème siècle en Europe occidentale, l’existence d’un prolétariat dépouillé de l’une comme de l’autre. Evacuer la question de qui a la maîtrise des moyens de production est d’ailleurs un fait typique de l’économie bourgeoise pour qui tout ce qui se passe dans la production, notamment la division sociale du travail qui y règne (et qui définit qui a ou n’a pas cette maîtrise), est une question purement technique. Pour l’idéologue bourgeois, il n’y a de propriété que dans le droit qui reconnaît le pouvoir de l’argent d’acheter, ou de vendre, le droit de propriété sur des choses et des gens (ou du moins leur travail).

Ne considérer dans la propriété privée que le droit d’être propriétaire, garanti dans sa propriété, a eu l’avantage de pouvoir en gratifier tout individu. Tous peuvent être facilement posés égaux devant ce droit, qu’ils puissent ou non en bénéficier réellement. Voilà pour l’Egalité! Et comme ce droit contient celui de choisir et d’exercer librement son activité, de disposer librement de ses fruits, il ferait de chacun un homme libre de son destin, seul responsable du cours de sa vie, de ses succès comme de ses échecs (hors catastrophe naturelle). Voilà pour la Liberté! Et puisque ainsi le sort de l’individu ne dépendrait que de lui, par la vertu miraculeuse d’un simple droit (comme si le droit pouvait à lui seul permettre le fait), la propriété personnelle serait aussi synonyme d’initiative, d’effort, enfin stimulés car intégralement récompensés. Donc de Progrès, gage d’enrichissement général. Et voilà pour la Fraternité! Elle n’est en effet pour la bourgeoisie que cet enrichissement: comme chacun sait depuis Menenius Agrippa, ou, plus près de nous, Mandeville, les pauvres profiteront automatiquement de plus de miettes si les riches sont plus riches!

Les bases de cette idéologie sont évidemment apparues dès que la propriété privée est elle-même apparue comme étant le type adéquat de propriété dans un système fondé sur le fait de la petite production personnelle, et donc l’individu propriétaire privé comme l’homme idéal. Locke est en général cité comme le premier théoricien radical et systématique de la propriété personnelle31. Pour lui, il y a l’état de nature, la terre et toutes ses ressources qui sont le bien commun de tous les humains. Son mérite fût de critiquer les rapports féodaux de dépendances personnelles, et d’affirmer l’humanité supérieure de l’individu non dépendant, qu’il définit comme celui qui est propriétaire de lui-même parce que propriétaire de son travail. Il justifie cette relation de propriété en affirmant que l’individu est ce qu’il ajoute lui-même à « l’état dans lequel la Nature l’a créé », à la situation qu’il trouve avant de travailler. En étant le créateur, par son travail, de ce supplément de richesse, l’individu en fait par là même ce qui doit lui être reconnu comme sa propriété.

Locke pose ainsi le travail comme source de la richesse. Mais il ne le voit que comme travail purement personnel. D’ailleurs, le droit à la propriété personnelle qu’il en fait découler doit être de ce fait, selon lui, limité à la capacité de l’individu: « Autant de terre qu’un homme peut labourer, ensemencer, améliorer et cultiver, et dont il puisse consommer le fruit, telle est la quantité de propriété qu’il peut réclamer »32. Pas d’accumulation, il s’agit bien d’une théorie de son époque, faisant le rapport entre la petite production, le travail personnel, et la propriété personnelle. Une théorie qui a cet avantage de relier la propriété au faire, au travail. Il ne s’agit pas ici de rente payée à l’oisif argenté, celle que touche alors le noble que critique Locke sous cet aspect. Elle est la propriété de l’individu qui a, et a seulement, la propriété des propriétés de son être, de ses qualités, qu’il doit pouvoir exprimer librement dans son travail33. Mais aussi une théorie qui exalte le système de la petite production, parcellaire, borné, comme idéal, comme la condition de réalisation de l’homme libre34.

Si, au 17ème siècle, Locke a jeté les bases d’une théorie qui a servi de justification aux révolutions bourgeoises, notamment française, il devenait absurde, deux siècles plus tard, avec le développement des rapports capitalistes, de vouloir continuer à affirmer la propriété personnelle et la petite production comme fondement de l’individu libre. C’est bien pourquoi Marx pouvait à la fois reconnaître le progressisme de philosophes comme Locke et critiquer comme rétrogrades, comme voulant « décréter la médiocrité en tout », ceux qui, comme Proudhon, voulaient opposer cette propriété personnelle au « vol » capitaliste.

Mais plus encore, il convient de voir non seulement la médiocrité, l’étroitesse, de l’individu enfermé dans une activité limitée, petit propriétaire d’une petite spécialité, mais aussi, et surtout, que ce petit propriétaire ne maîtrise pas grand-chose, ne possède pas grand-chose des conditions de sa vie. Qu’il vit sous la domination de forces qui lui sont tout aussi obscures qu’étrangères, bien qu’elles soient pourtant la création des hommes eux-mêmes dans leurs rapports de propriétaires privés. C’est cette dépossession particulière, ou aliénation propre aux individus privés (individus du monde marchand) qu’il nous faut maintenant examiner, comme annoncé à la fin de la section 2.1.

2.3 Propriété privée personnelle et dépossession

Il ne s’agit pas encore ici d’examiner la dépossession radicale des prolétaires dans le rapport capitaliste de production. Mais de développer l’idée, évoquée ci-dessus, que la propriété privée est immédiatement non-propriété, et aussi, plus fondamentalement encore, dépossession des conditions sociales, collectives, de l’activité, et cela quand bien même chacun serait propriétaire personnellement des moyens de travail qu’il utilise.

Chaque propriétaire privé n’a pas ce qui appartient aux autres, et dont il a cependant besoin. De sorte que chacun doit acheter à d’autres les matériaux qu’il travaille, voire aussi ses outils, et de quoi satisfaire tous les besoins de sa vie qu’il ne produit pas. Bref, il doit vendre, aliéner son produit, pour acheter, et réciproquement. Aliéner ne désigne pas ici le fait de devoir se séparer de son produit, mais de le faire par la vente, contre argent. L’aliénation n’est pas dans l’objectivation du travail, son extériorisation dans un produit, ni dans l’échange de cet objet, lequel en lui-même est enrichissement en tant que les qualités de chacun ne se développent que dans les échanges avec celles des autres. Dans l’autarcie, le repli sur son clan, l’enfermement dans ses frontières, il n’y a que des productions et des besoins frustes, étriqués, sclérosés. Elle est dans le fait que cet objet, ce produit, donc le travail qu’il représente, doit prendre une forme spéciale: la forme valeur (quantité d’un travail abstrait, quelconque, indifférencié, sans rapport avec le travail concret individuel), laquelle se représente à la surface des échanges quotidiens comme la forme argent.

Ce qui apparaît comme spécifique à l’échange entre propriétaires privés, c’est que les produits s’y échangent contre argent35, selon un prix (qui fixe la proportion de l’échange). Cela induit que le but du travail devient l’argent, puisque c’est lui qui permet de s’approprier les moyens de son travail et de son existence produits et détenus par les autres. Chacun vit pour « conserver son existence individuelle; tout ce qu’il fait réellement n’est qu’un moyen: il vit pour gagner de quoi vivre »36. En conséquence, le travail devient indifférent au travailleur, n’importe quel travail pourvu qu’il permette d’avoir de l’argent.

Certes, le petit producteur est encore généralement propriétaire de ses outils et possesseur de son savoir faire. Il peut donc arriver que le travail soit « mi artistique, mi fin en soi », et donc pour lui « une jouissance de sa personnalité ». Mais cela n’est que secondaire et accidentel37. Le but premier, essentiel, est d’abord d’avoir l’argent sans lequel il n’aurait pas les moyens de son activité et de sa vie. Une société où chacun veut l’argent devient naturellement une société où presque tous veulent le plus d’argent possible, et la plupart, par tous les moyens possibles.

Ainsi, le travail du propriétaire privé est travail aliéné parce qu’il est travail pour l’argent. Non seulement n’importe quel travail, étranger à la personnalité, mais un travail déterminé par les mouvements de l’argent, des prix, des choses qui sont aussi étrangères à l’individu privé. Dans le travail pour l’argent, «… l’acte humain, social, par quoi les produits des hommes se complètent réciproquement, cet acte médiateur devient la fonction d’une chose matérielle en dehors de l’homme, une fonction de l’argent »38. On a là les deux caractéristiques du travail aliéné:

1°) C’est un travail indifférent au propriétaire privé en ce sens qu’y affirmer sa personnalité, son existence individuelle, n’est pas son objet essentiel. Son indifférence vis-à-vis de ce travail se transformera en répulsion et souffrance pour les prolétaires, le capitalisme le vidant de toute qualité, en faisant un travail inhumain.

2°) Son travail est soumis à des forces étrangères qui le déterminent, au « marché » qui, par les mouvements des prix, lui impose des conditions tout à fait extérieures qu’il ne maîtrise pas. Quel type de produit devra-t-il fabriquer, quelle quantité pourra-t-il écouler, à quel prix maximum pourra-t-il le vendre? Toutes ces informations par lesquelles lui apparaissent, déformées dans la forme prix, les exigences des autres, leurs besoins, ce qu’ils veulent qu’il produise et dans quelles conditions n’apparaîtront pas au propriétaire privé dans une relation d’homme à homme, ne seront pas l’objet d’une organisation rationnelle de la production des conditions organiques de leurs vies maîtrisée par eux tous. Ils ne pourront qu’agir tous à l’aveuglette, chacun enfermé dans le privé, et constater après coup si « le marché » valide ou non leurs travaux.

Ce sont là deux caractéristiques complémentaires du travail aliéné du fait de la domination de l’argent dans les rapports entre les propriétaires privés: le travail étranger comme affirmation et construction non libres de leur personnalité, et le travail comme déterminé dans son effectuation par les forces anonymes et étrangères du « marché » et de sa « main invisible » qui lui imposent aveuglément, et comme une contrainte aussi impitoyable qu’anonyme, les exigences sociales. Toutes deux sont les deux faces de cette même médaille: le travail vidé de ses caractéristiques propres au genre humain (cf. chapitre 1, section 2) d’être transformation (autocréation) de l’homme par l’appropriation (maîtrise) et le développement des conditions organiques de sa vie.

Mais la dépossession de leurs propres produits, des conditions de la manifestation et de l’affirmation de leur propre personnalité dans leurs travaux n’est pas encore tout ce qu’ils perdent39. C’est que ce dieu argent, cette main invisible, sont des forces qui ne parviennent pas à elles seules à imposer aux individus privés des comportements permettant la reproduction d’une société fondée sur la propriété privée, donc sur l’indifférence à l’égard des autres, sur l’intérêt personnel égoïste à s’approprier le travail d’autrui, l’argent, et le plus possible, ainsi que sur l’anarchie résultant de choix privés sans cohérence globale. Dans cette situation d’enfermement privé, tout ce qui est la force sociale des individus, et qui reste la première condition de leurs existences, se posera en dehors d’eux comme une force les dominant. Car une force sociale reste en effet toujours nécessaire aux hommes pour reproduire les conditions de leur vie. Ainsi, puisque l’argent est le lien concret entre eux, puisqu’il médiatise leurs échanges et, par là, est l’objectivation de leurs travaux, il faut que sa valeur soit certaine et maintenue. La monnaie doit avoir un cours légal, garanti par une autorité. Et aussi le marché ne peut fonctionner comme organisateur de leurs rapports que si les contrats sont respectés. Il faut déjà, rien que pour faire fonctionner et respecter les droits de propriété, tout un énorme arsenal juridique et policier. Les heurts entre propriétaires privés sont d’ailleurs permanents, innombrables, inhérents aux comportements d’appropriation du travail d’autrui propres à ces rapports sociaux, et mobilisent une bureaucratie considérable. Mais ce n’est pas tout: l’anarchie des choix privés nécessite les interventions d’une autorité supérieure qui puisse assurer un minimum de complémentarité dans les travaux, et s’occuper de réaliser ce dont les individus privés ne peuvent pas ou ne veulent pas s’occuper, bien que ce soit nécessaire à la reproduction de leur société (par exemple, un minimum d’éducation, de santé, d’infrastructures, etc.): ce que l’idéologie bourgeoise appelle l’intérêt général, et qui se pose au dessus des individus bourgeois eux-mêmes, dans l’Etat. Car cette force sociale dont il s’agit et qui doit suppléer aux insuffisances du marché et de la propriété privée en général, qui doit se substituer à l’association impossible des individus dans le privé, c’est bien sûr, l’Etat, représentant la puissance collective, mais en tant que bureaucratie autonome placée au dessus des individus privés, hors d’eux et les dominants. Et les voilà dépossédés encore davantage de leur pouvoir sur les conditions de leurs vies par une force qu’ils ont dû eux-mêmes créer pour se maintenir et se reproduire comme propriétaires privés.

Au terme de cette brève analyse de la propriété privée personnelle, nous pouvons faire notre, en guise de première conclusion, cette observation de Karl Marx: « l’aliénation est… (la) forme prédominante de l’appropriation… (dans) la période bourgeoise »40. A l’origine, la nécessité d’aliéner son travail, qui se développe en même temps que la division sociale du travail entraîne le besoin d’être propriétaire de ses moyens immédiats (terre, outils) pour en obtenir le produit, sous forme d’argent, et le plus possible. L’aliénation du produit dans l’argent est l’aliénation du travail qui devient indifférent, voire répulsif, et ce sont là des contenus de l’appropriation privée, ainsi que le fait qu’elle est en même temps désappropriation, appropriation du travail d’autrui par l’argent. Elle est donc domination de l’argent, et de son accumulation en des mains particulières. Domination de l’argent dans les rapports sociaux, domination aveugle du « marché » dans l’organisation de la production, domination de l’Etat, toutes choses (et la bureaucratie de l’Etat n’est quasiment qu’une chose relativement aux individus) hors des individus et les dominants bien que créées par eux, donc puissances humaines dont ils se sont dépossédés en ne réglant pas leurs rapports communautairement41.

Certes, dans le système social fondé sur la propriété privée personnelle, les hommes agissent, les individus se développent plus librement que dans le système féodal précédent, augmentent leurs besoins de connaissances diverses et, notamment, font progresser très remarquablement les sciences et la puissance productive. Mais ils le font sous l’empire de ces aliénations, aveuglément, dominés par ces forces obscures qu’ils ont eux-mêmes créées, en ne maîtrisant ni leurs rapports entre eux, ni leurs rapports avec la nature qu’ils vont, de ce fait, s’employer à piller et dégrader, poussés sans cesse qu’ils sont à provoquer des catastrophes. Tous ces caractères vont être amplifiés, et portés à des extrémités mortifères, en passant de la propriété privée personnelle à la propriété privée capitaliste.

En en ayant ici terminé avec le minimum de préambules nécessaires à l’exposé de la propriété capitaliste, c’est au plat de résistance qu’il faut maintenant s’attaquer, en l’occurrence la propriété privée capitaliste.

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Chapitre 3. LA PROPRIETE PRIVEE CAPITALISTE

3.1 Dissolution de la propriété privée personnelle

Nous avons rappelé que dans l’idéologie bourgeoise, la propriété privée est un droit. Un droit qui aurait d’ailleurs le même contenu quel que soit ce sur quoi il porte, qu’il désigne celui d’être propriétaire de son pantalon, de ses casseroles et d’autres objets domestiques dont use l’individu, ou celui d’être propriétaire des usines Ford ou de la banque Rothschild, c’est dire d’user de l’argent et du travail des autres. Ainsi, selon la règle du droit égal pour tous, la propriété du capital serait propriété personnelle au même titre que celle des objets nécessaires à la vie quotidienne. Il n’y aurait que des différences quantitatives dans l’avoir, justifiées par l’efficacité différente que chacun aurait mise à user de ce droit par son travail et à en faire profiter sa descendance (la propriété étant l’âme terrestre du bourgeois, celui-ci se survit en quelque sorte à travers sa perpétuation familiale).

Or, effectivement, le développement de la propriété capitaliste se fait sur la ruine de la petite production (qui, certes, ne disparaît pas totalement, mais ne joue plus qu’un rôle mineur, voire insignifiant dans le monde moderne) et de la propriété personnelle qui l’accompagne. Le rapport capitaliste « présuppose un processus historique qui dissout les différentes formes dans lesquelles le travailleur est propriétaire, ou le propriétaire travailleur »42. Très schématiquement, on peut distinguer avec Marx quatre grandes phases dans ce processus, du moins pour l’Europe, berceau du capitalisme:

1°) achèvement de la dissolution de toute forme communautaire d’appropriation foncière: « Dissolution du rapport à la terre » par la privatisation violente des biens communaux, d’abord au profit des nobles devenant les grands propriétaires fonciers, puis, dans certains pays comme la France avec la Révolution, parcellisation de la propriété du sol. Répression extrêmement brutale de tous les ruraux ainsi expulsés et devenus vagabonds pour les forcer à aller « sur la voie étroite qui mène au marché du travail »43. Parallèlement, développement de la petite production manufacturière;

2°) « dissolution des rapports où l’homme apparaît comme propriétaire de l’instrument »44 (petite production);

3°) développement des premières formes du capitalisme industriel: les manufactures, qui organisent la coopération de nombreux ouvriers dans un même établissement, selon une division du travail qui, progressivement, les spécialisera dans l’exécution de tâches de plus en plus parcellaires, sous l’autorité du propriétaire des moyens du travail, le capitaliste. Mais chacun d’eux garde néanmoins, dans un premier stade de domination formelle du capital, la possession personnelle d’un savoir-faire, d’un métier, donc d’un certain pouvoir face au capitaliste;

4°) domination réelle du capital: dépossession des ouvriers de leur savoir-faire, qui est absorbé du côté du capital en passant, via les ingénieurs, dans les machines où il se présente comme travail passé, ou travail mort, ou capital fixe. Réduction de l’essentiel du travail ouvrier à du travail simple, parcellisé à l’extrême, donc, aussi exécutable par tout individu, de même que facilement mesurable et contrôlable. Alors, la force des ouvriers face au capital ne réside plus que dans leur association totale, c’est-à-dire au delà des intérêts catégoriels, contre lui.

Les causes de ce procès de dissolution de la propriété personnelle et de cette dépossession (« dessaisissement ») des savoir-faire personnels, du métier, ont été lumineusement exposées par Marx, et il suffira pour étayer notre propos d’en donner un bref résumé.

D’abord, comme l’observation en a déjà été faite, la production pour l’argent est inéluctablement production pour avoir le plus d’argent possible. Elle contient immédiatement le mouvement A-A’ qui est celui du capital (valeur se valorisant, soit, dans l’idéal bourgeois, l’argent produisant de l’argent). De même, elle est par essence appropriation du travail d’autrui par la médiation de l’argent, sous cette domination de l’obtention du plus d’argent. Et la forme argent est tout à fait adéquate à l’accumulation. Mais encore faut-il pouvoir s’approprier toujours plus de ce travail, accumuler toujours plus. En enfermant son argent dans une cassette, Harpagon ne l’accroît pas; il le thésaurise seulement. Pour l’accroître, il faut le rejeter sans cesse dans la circulation c’est-à-dire s’en servir activement comme moyen de s’approprier le travail d’autrui.

Les premières importantes accumulations d’argent à l’aube du capitalisme furent le fait du commerce (Venise, Amsterdam, etc.) et de la banque (prêts usuraires, notamment à l’encontre des nobles de tous rangs se ruinant par leurs guerres et leur train de vie somptuaire). A partir d’elles, il fût possible de « perfectionner » l’appropriation spoliatrice du travail d’autrui en s’emparant des moyens du travail, et par là, en obligeant leurs utilisateurs à « payer » sous une forme ou une autre pour leur utilisation (souvent travail de ruraux à domicile aux débuts, à qui le capitaliste avance la matière et aussi éventuellement les outils, mais on le sait, c’est la forme salariale qui se généralisera à partir des manufactures, le « paiement » étant alors la plus-value), et en se les soumettant par l’obligation où ils sont, sans moyens de travail personnels, de travailler pour celui qui en a la propriété. « La richesse existant sous forme d’argent ne peut se convertir en conditions objectives45 du travail que quand et parce que ces dernières sont détachées du travail proprement dit »46. C’est en s’appropriant les moyens immédiats de la production, en les détachant du travailleur qui les utilise, que l’argent devient capital. Celui-ci implique donc l’existence, en face de ces moyens de production, de ces travailleurs rendus ainsi « libres », puisque détachés de tout lien à une terre ou à des outils leur appartenant, ou à un maître quelconque. Ce qui diffère des formes d’appropriation du travail d’autrui précédentes qui s’appropriaient non seulement le travail mais le travailleur, esclave, serf, ou même apprentis et compagnons qui ne pouvaient s’affranchir librement de leurs maîtres.

Observons que dès son origine déjà, le capital ne crée rien: il s’approprie par l’argent, et parce qu’il est argent jeté dans la circulation pour s’accroître, des moyens de travail, des matériaux, des moyens de subsistance, des instruments, dont il dépossède les petits producteurs ruraux et urbains. « Ce qui revient en propre au capital, c’est simplement d’unir les masses de bras et d’instrument qu’il trouve telles quelles. Il les agglomère sous son commandement. Voilà sa véritable façon d’amasser »47. Et tout au long de son existence, il continuera à s’approprier ce qu’il ne crée pas. L’argent, et le simple propriétaire de l’argent, ne créent rien.

Dans ce mouvement « d’agglomération », l’avenir de la petite production et de la propriété personnelle étaient inéluctablement d’être marginalisées, étouffées dans la concurrence avec ceux des capitalistes qui accumulaient le plus et le plus vite. Comme toujours, ce sont les progrès de la puissance productive (sources d’énergie plus puissantes, machinerie plus perfectionnée, coopération des travailleurs et division du travail à plus grande échelle) qui exigèrent un changement des formes de propriété. Car le régime de la propriété privée personnelle « de petits producteurs travaillant à leur compte… exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l’atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l’homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail… L’éterniser ce serait… décréter la médiocrité en tout »48.

D’abord, la domination du capital n’est que formelle en ce sens qu’il reste encore une condition subjective du travail en possession du travailleur, « une certaine habileté artisanale », qui lui donne un relatif pouvoir face au capital. Celui-ci, pour exercer pleinement « son commandement », va s’employer à supprimer ce pouvoir en absorbant de son côté la maîtrise des savoir-faire, qu’il concentre dans la machinerie, dont les maîtres, les « puissances intellectuelles de la production », sont recrutés par le capital. Taylor, Ford, sont des figures emblématiques de l’organisation de cette domination totale (ou « domination réelle ») du capital sur les prolétaires, qui, d’utilisateurs des machines, deviennent utilisés par elles.

Ainsi, contrairement à une idée assez répandue, le capital n’est pas l’argent, mais l’usage que fait le propriétaire de l’argent pour acheter toutes les conditions du travail, et par là se soumettre le travailleur dont il s’approprie (achète) le travail. L’argent n’est qu’un moment dans le cycle de la reproduction-accumulation du capital. Dans ce cycle, le rapport de production fondamental oppose le pôle du capital, qui regroupe les propriétaires de l’argent et les puissances intellectuelles de la production (nous examinerons plus loin ce qui les définit, ce qui les distingue et ce qui les unit), et les prolétaires. Si on examine ce rapport sous l’angle de l’appropriation, on voit que le pôle du capital s’étant approprié toutes les conditions de la production s’approprie aussi tout le surtravail (plus-value). Dans le capitalisme développé des sociétés anonymes, la propriété de l’argent, ou propriété financière, c’est-à-dire la propriété de titres tels les actions, est ce que la bourgeoisie considère comme la propriété privée, et qu’elle fixe par ses lois. La possession, la maîtrise de la mise en œuvre des moyens du travail, qui est aux mains de ces puissances intellectuelles spéciales et qui est une condition fondamentale de l’appropriation dans l’activité – de l’activité par laquelle les hommes s’approprient en produisant49 – ne lui apparaît pas comme une propriété tant tout, pour elle, se résume à l’argent. Propriété, dans son langage, donc dans le langage courant, est seulement un droit, une expression juridique du pouvoir absolu de l’argent à s’approprier le travail d’autrui. Ce qui n’advient en réalité avec une telle ampleur que dans le capitalisme et parce que l’argent y permet de s’approprier toutes les conditions du travail et de soumettre par là les prolétaires. Cette propriété est donc en réalité l’expression juridique de ce rapport de production, ou rapport d’appropriation réel.

Rapports de production, ou division sociale du travail, et rapports de propriété désignent en fait la même chose, dans l’activité pour les premiers, sous une forme juridique pour les seconds, à savoir qui maîtrise et possède quoi des conditions de l’activité et s’en attribue en conséquence le produit. Marx a définitivement et magistralement démontré que toutes les catégories de l’économie bourgeoise, salaire, prix, profit, intérêt, rente foncière, etc., ne sont que des manifestations particulières de ces rapports et c’est parce qu’il a fait ce travail qu’il est possible ici de discuter de la propriété capitaliste telle qu’elle existe derrière son apparence superficielle dans ces catégories.

Le petit capitaliste exerçait encore souvent des fonctions dans la production50. Mais, dans son cours historique, la propriété privée capitaliste se détache progressivement de l’activité productive immédiate, ce qui culmine avec la propriété financière ou le capital financier et, sous son autre forme, la propriété étatique. Ce faisant, elle se pose effectivement de plus en plus ouvertement comme un droit qui se superpose au rapport actif d’appropriation dans la production, lequel oppose aux prolétaires les conditions objectives du travail et leurs maîtres, les puissances intellectuelles de la production.

Ces puissances ont pour fonction de mettre en œuvre ce rapport par lequel les moyens de production sont aussi moyens de contraindre les prolétaires à produire le maximum de plus-value. Managers, cadres, ingénieurs, elles sont ceux qui, collectivement, possèdent, et possèdent seules, les connaissances nécessaires à la conception et à la maîtrise de la « machinerie », et qui décident de l’organisation du travail ouvrier.

Bien évidemment, il existe aussi en dehors de la production toutes sortes de « puissances intellectuelles », pour reprendre cette expression de Marx, qui concourent néanmoins très activement à organiser la domination bourgeoise, donc aussi la reproduction de la société bourgeoise et qui s’approprient sans vergogne une large part des richesses produites (de la plus-value). Hauts fonctionnaires, politiciens, journalistes, écrivains, « stars » du show-biz, et bien d’autres en sont des éléments bien connus. Mais nous ne parlerons pas ici de ces cohortes pillardes des hautes sphères de la « superstructure » capitaliste. En effet, parce qu’extérieures à la production, leur rôle parasitaire de serviteurs grassement stipendiés du capital est bien visible. Ce qui est, a contrario, moins évident pour les puissances intellectuelles qui ont un rôle actif dans la production et dont, pour cette raison, les fonctions apparaissent souvent au premier abord comme simplement expertes, scientifiques, techniques, et qui plus est, souvent particulièrement indispensables au succès de l’entreprise, voire même au progrès de la civilisation. C’est pourquoi, et parce que ces puissances, contrairement à cette vision angélique, n’exercent ces fonctions qu’en tant qu’elles organisent le rapport capitaliste fondamental qui oppose les moyens de production aux prolétaires, nous nous attacherons à l’analyse de cette fraction particulière de la bourgeoisie. Ce choix est d’autant plus justifié qu’il a régné sur ce point une assez grande confusion dans le mouvement révolutionnaire historique et qu’il est toujours un de ceux qui oppose très nettement les communistes marxistes aux communistes vulgaires, partisans d’un « socialisme » étatique, aujourd’hui regroupés sous le label « anti-libéral » et « anti-mondialisation ».

3.2 La propriété et la différenciation capital financier/capital en fonction

On sait, parce qu’on l’entend tous les jours, que la fraction dite « la gauche » de la bourgeoisie concentre son discours sur la critique de « la finance », ou du moins sur les « excès » d’un capital financier laissé libre de ses mouvements par les politiques libérales. La dictature de financiers tout puissants, leurs spéculations, leur avidité à se gaver de profits rapidement obtenus et toujours plus gros, leur indifférence cynique à l’égard du sort des travailleurs et de la planète, leur parasitisme de rentiers improductifs, feraient d’eux, et de la politique censée les représenter, le libéralisme, les responsables du malheur des peuples et de toutes les catastrophes.

Cependant, à y regarder de près, on constate que le développement du capital financier n’est pas indépendant de celui du capital en fonction, même s’il s’en autonomise51, et est spéculatif de par sa nature, laquelle est le crédit. Le développement du crédit est tout à fait nécessaire à celui du capital-fonction, qui s’est étendu lui aussi dans des proportions considérables sur toute la planète (la fameuse mondialisation), multipliant les usines, les sources d’énergie, l’extraction de matières premières, les transports, et en utilisant des moyens de production sans cesse plus bourrés de nouvelles applications scientifiques, comme le sont aussi les nouveaux produits qu’il met en permanence sur le marché. Il est évident que tous ces développements de la production capitaliste impliquent la mobilisation d’investissements financiers colossaux, donc de la masse des titres financiers (du crédit). Pour autant, peut-on réduire la propriété bourgeoise à celle de l’argent, le capital au capital financier? C’est ce que nous allons examiner maintenant.

3.2.1 Capital financier et propriété

L’accroissement du capital financier n’a rien que de très normal dans le cadre du capitalisme. Je n’en développerai pas ici l’argumentation puisque je l’ai déjà rappelée par ailleurs52. Il suffira de résumer les caractéristiques essentielles qui permettent de déterminer de quel type de propriété il s’agit.

Cet accroissement est celui du crédit (lequel est par nature spéculatif, pari, création de monnaie et de titres immédiatement monnayables). Avec le crédit, le capital se représente deux fois; une fois sous la forme de titres représentant l’argent avancé (capital financier) et une autre fois sous la forme des conditions objectives de la production (machines, matières premières, forces de travail, etc.) dans lesquelles cet argent a été converti. La propriété est ainsi comme dédoublée, celle du capital financier et celle du capital-fonction. Le capital financier s’accroît en même temps qu’il se détache du capital-fonction pour cette première raison que le développement de la production et le perfectionnement de la machinerie, auxquels chaque capital était obligé par la concurrence pour survivre, entraînaient une concentration des moyens, donc nécessitaient (et nécessitent toujours) d’investir une masse d’argent telle que le capitaliste privé, familial, ne pouvait la fournir. D’où le développement rapide d’un capital de prêt, d’abord apporté par les banques, puis, et de plus en plus, par l’émission de titres (actions, obligations) détenus directement par les prêteurs via les Bourses, ou via des organismes de placements collectifs (Assurances, OPCVM53, Fonds de pensions, Caisses d’Epargne, etc.). Ces derniers permettent, encore mieux que la Bourse, de ratisser jusqu’au moindre euro dans les poches des plus petits épargnants sans que ceux-ci sachent même où est ensuite placé leur argent.

Ainsi les sociétés capitalistes, de privées et familiales qu’elles étaient, devinrent anonymes et à responsabilité limitée, puis multinationales gigantesques, propriétés formelles de dizaines ou centaines de milliers d’actionnaires, sortes de copropriétaires d’une masse de titres de créance. Tandis que, à côté d’eux, les dirigeants actifs de ces sociétés peuvent n’être propriétaires de rien, d’aucune action (sinon aujourd’hui de stock-options qu’ils se sont octroyées pour rien), ne pas avoir misé un centime dans la société: ils utilisent l’argent prêté par les autres afin, et c’est là leur fonction spécifique, de lui conférer réellement la qualité de capital en le transformant en moyens de production tels qu’ils concourent à extraire le maximum de surtravail prolétaire. C’est l’effacement du capitaliste privé, qui investissait son propre argent et participait à la production qu’il dirigeait lui-même, qui représentait à la fois dans sa seule personne le capital financier et le capital-fonction. Les deux formes sont maintenant détachées. Cependant, le capitaliste financier, simple prêteur d’argent, n’est pas vraiment un capitaliste, mais plutôt un spéculateur54.

Mais de quoi est propriétaire le prêteur (le financier), et qu’est-ce qu’il s’approprie? Il n’est propriétaire que d’un titre qui, dédoublant le capital qui est réellement en fonction, est donc du capital fictif. Simple titre de créance, il est le signe juridique du droit de son propriétaire de toucher un intérêt55, une part de la plus-value. Il peut être négocié ainsi, immédiatement monnayable, il est de la quasi monnaie, et peut comme telle circuler aisément et rapidement d’un placement à un autre en fonction du gain espéré. Marx s’est attaché à toujours souligner fortement la différenciation entre ces deux formes dédoublées du capital: « Le capital porteur d’intérêt est le capital en tant que propriété en face du capital en tant que fonction »56. Ou encore: l’intérêt est la « simple rémunération pour la propriété du capital qui est ainsi complètement séparée de sa fonction dans le procès réel de reproduction… »57.

Contrairement aux apparences, l’important dans cette différenciation est qualitatif, beaucoup plus que dans la répartition quantitative de la plus-value entre les deux formes du capital. En effet, celle-ci ne peut varier dans de grandes proportions puisque l’intérêt ne peut grossir au-delà d’un niveau qui ruinerait la reproduction du capital-fonction58, et réciproquement, ce dernier a besoin des financiers pour se développer dans la concurrence: tous deux sont interdépendants dans leur objectif commun essentiel d’extraire le maximum de plus-value. Le plus significatif est ailleurs, dans cette différence qualitative qui pose le capital financier comme extérieur au procès concret de la production de plus-value, l’intérêt comme simple rémunération de la propriété de l’argent dont l’usage a été cédé à d’autres. Le financier ne s’implique pas dans ce procès, n’y est pas actif, ne sait même pas ce qu’il est, seul l’intérêt l’intéresse et son rôle est simplement de déplacer l’argent qu’il contrôle là où il espère en obtenir le plus possible.

Ainsi, avec le capital financier, on a atteint non seulement le summum de l’idéal bourgeois et du fétichisme, de l’argent qui rapporte de l’argent « comme le poirier des poires », mais aussi le summum du pouvoir arbitraire des propriétaires de l’argent de s’approprier le travail d’autrui, la richesse sociale, puisqu’ils le font « en dormant », sans participer en rien à l’acte de produire ce qu’ils empochent, ni rien donner qu’ils aient produit eux-mêmes en échange (ils seraient d’ailleurs bien en peine d’en produire l’équivalent). Car bien évidemment, l’argent ne produit rien. La propriété financière est donc non seulement une forme de propriété purement juridique, formelle, simplement consacrée par la loi et garantie par la police mais aussi purement parasitaire puisque hors travail. Elle est néanmoins complètement inhérente au système capitaliste, indispensable à son fonctionnement, au point que tout le capitalisme moderne n’existe que sur la base d’un développement monstrueux du crédit privé et, plus encore, public (les dettes publiques).

3.2.2 Capital fonction et propriété

La différenciation entre le capital argent et le capital-fonction se manifeste notamment en ce que chacun est représenté sur la scène sociale par ses représentants particuliers. Marx observait que même dans le cas d’un capitaliste cumulant la représentation de ces deux formes, cette personne était double: « celui qui fait fructifier le capital, même s’il en est le propriétaire, représente deux personnes: celle qui possède et celle qui utilise le capital »59, ajoutant que cette distinction s’étend, avec le développement du crédit, « à la totalité du capital et à toute la classe des capitalistes ». Evidemment, aujourd’hui, alors que le capital financier, représente la quasi-totalité du capital argent investi dans les entreprises, ces deux fonctions, et les personnages qui les exercent, sont bien distincts, les uns à l’extérieur, les autres engagés dans le procès de production60. Fonctions distinctes et aussi comme collectivisées, les unes à travers les organismes financiers qui concentrent l’épargne (OPCVM, Fonds de Pensions, Assurances, etc.), les autres portées par ces « puissances intellectuelles de la production » qui ne maîtrisent que collectivement le fonctionnement de tout le système actif de la production. Ou, pour reprendre une expression de Marx, les uns comme capitalistes passifs, les autres comme capitalistes actifs.

Les fonctions de ces capitalistes actifs sont de mettre en œuvre tout ce qui est nécessaire à l’extraction et la réalisation de la plus-value, donc à l’organisation des rapports capitalistes de production et à leur reproduction. Ce sont les fonctions de direction, de gestion, d’organisation et de contrôle du travail, commerciales, de recherche et de ses applications, etc. Augmenter le surtravail, c’est, pour l’essentiel dans le capitalisme moderne, augmenter l’intensité et la productivité du travail ouvrier. Et, on le sait, c’est pourquoi le rôle de la science et de ses applications dans la production est devenu de plus en plus important au fur et à mesure du développement capitaliste.

Ceux qui assurent ces fonctions sont, de plein droit en tant que capitalistes actifs, une fraction de la bourgeoisie. Et c’est notamment le cas des puissances scientifiques et techniques de la production. A travers elles, la science a été enrôlée du côté du capital, lui appartient et le sert. Elle est matérialisée par leur travail dans une « machinerie » qui condamne les ouvriers à travailler selon les exigences de la valorisation du capital, les dominant comme leur maître objectif parce qu’ils ont été complètement dépouillés de leur capacité à la maîtriser. Cette capacité a été accaparée par les puissances intellectuelles, tandis que, dans le même mouvement historique, elles en dépossédaient les prolétaires, réduisant finalement leur travail à des gestes simples, parcellaires, répétitifs, soumis au rythme des machines, maillons de la chaîne, simples rouages d’une organisation du travail qui leur échappe complètement. Elles sont les maîtres de la production, parce qu’elles sont les possesseurs de ses moyens en tant que possesseurs de la science, des savoirs techniques, des connaissances diverses nécessaires au fonctionnement global complexe de l’usine automatisée. Possesseurs au même titre que l’étaient les artisans par leur habileté, leur art de manier leurs instruments. A cette grande différence cependant que cette possession de la machinerie et de l’organisation complexe de la grande usine moderne ne peut être que collective. Aucun individu ne peut maîtriser tout cela à lui seul; chacun ne peut avoir qu’un savoir parcellaire. Aucun ne peut donc revendiquer, comme l’a fait autrefois le petit producteur, que cette possession puisse se représenter en propriété (juridique) personnelle pour lui. Par contre, certaines formes de propriété collective ne remettent pas en cause leur possession. Ainsi en est-il de la nationalisation, ou de l’autogestion (voir ci-dessous).

Donc, la machinerie se fixe dans le capitalisme, et par l’activité des capitalistes actifs, comme moyen de domination et d’exploitation de l’ouvrier. «… Dans la machine, la science réalisée apparaît comme capital face aux ouvriers. Et de fait, toutes ces utilisations à grande échelle de la science… n’apparaissent elles-mêmes que comme des moyens d’exploitation du travail, des moyens de s’approprier du surtravail, donc comme des forces qui, face au travail, appartiennent au capital »61. Evidemment, pour utiliser les sciences, les appliquer à la production de la plus-value, il faut l’intervention de scientifiques et de techniciens. Si on pose correctement le rapport capitaliste comme celui dans lequel les moyens de production sont une puissance autonome face au travail prolétaire et le dominant, alors effectivement les porteurs des sciences et de leurs applications dans la production sont inclus dans le pôle capitaliste de ce rapport.

Cela est, à juste titre, constamment affirmé par Marx, même s’il n’en tire pas toujours les conclusions qui s’imposent quant à l’abolition de la propriété privée, comme nous le verrons plus loin. Il soutient que le rôle du capitaliste actif est de « faire travailler les ouvriers pour lui ou conférer aux moyens de production la fonction de capital »62. « C’est lui qui emploie le travail et extorque directement le surtravail »63. Sa fonction « comme capitaliste consiste précisément à produire la plus-value, c’est-à-dire du travail non payé, et ceci dans les conditions les plus économiques »64. L’insistance de Marx à situer correctement les puissances intellectuelles de la production du côté du capital dans le rapport de production est d’autant plus d’actualité aujourd’hui que leur rôle est devenu beaucoup plus important qu’à son époque. Et leur nombre s’est particulièrement accru dans les métropoles impérialistes qui, dans la mondialisation, concentrent les fonctions dirigeantes et scientifiques. Il n’est donc pas étonnant de constater que c’est là aussi que s’acharne le plus l’idéologie bourgeoise, et notamment dans sa nuance dite « de gauche », à les présenter comme des salariés, comme les prolétaires, ayant simplement plus de qualités intellectuelles, tous membres du « travailleur collectif » qui produit, voire même, pour une partie d’entre eux, comme « la nouvelle classe ouvrière »65.

Cette théorie du travailleur collectif repose sur cette réalité que les capitalistes actifs comme les ouvriers concourent tous à la production même si les premiers ne sont guère dans l’atelier, à la différence des capitalistes financiers contre lesquels on cherche ainsi à les unir: tous les salariés contre les rentiers, telle serait l’antagonisme de classe moderne. Effectivement, le capitaliste actif travaille lui aussi. « Il ne se borne pas à « soustraire » ou à « voler », mais il extorque la production de plus-value, et donc il commence par aider à créer ce qui sera à soustraire… »66. Il assure des fonctions nécessaires à la production. Non seulement dans la recherche de nouveaux produits, de nouveaux procédés, mais aussi, par exemple, parce que le travail combiné de milliers ou dizaines de milliers d’hommes propre à la grande industrie nécessite indubitablement des fonctions diverses de direction67 tant pour la coordination de leurs travaux que pour l’approvisionnement des postes, la maintenance des machines complexes, etc.

Mais évidemment, cette théorie repose sur « l’oubli » de la division du travail particulière qui définit le rapport capitaliste et qui établit un antagonisme entre les puissances qui maîtrisent et dirigent le procès de production et ceux qui, dépossédés, exécutent les gestes dictés par les machines et produisent la plus-value. C’est parce qu’elles sont les personnes qui ont pu s’approprier les connaissances nécessaires à la maîtrise (à la possession) des moyens de production et parce que la science et ses applications technologiques sont devenues le contenu essentiel de ces moyens68 que les puissances intellectuelles de la production sont en situation « d’extorquer directement le surtravail » des prolétaires. Certes, elles doivent partager ce butin avec les puissances financières puisque celles-ci sont les propriétaires juridiques de ces moyens, ont avancé l’argent nécessaire à leur acquisition, y compris d’ailleurs à l’acquisition des puissances intellectuelles qu’elles doivent engager pour que leur argent puisse être transformé en capital actif. Et, bien sûr, elles n’engagent que celles dont elles pensent qu’elles sauront le mieux assurer cette conversion, faire produire le profit maximum. C’est pourquoi Marx a bien raison d’observer que, si le capitaliste actif est bien un travailleur, il est « un travailleur en tant que capitaliste, c’est-à-dire un exploiteur du travail d’autrui »69. Ne le considérer que comme le membre du travailleur collectif qu’il est, serait oublier « le caractère capitaliste déterminé »70 de ce procès, de la division du travail particulière qui le caractérise.

En effet, un procès de production est toujours historiquement et socialement déterminé, puisqu’il se définit par les moyens employés et les rapports sociaux dans lesquels ils sont utilisés. Nous venons de voir qu’avec le développement de ces moyens sous le capitalisme, on avait aussi celui des rapports suivants:

1°) la propriété s’autonomise de la production et de la possession qui en est le fondement originel. Elle prend la forme de propriété juridique et financière, droit à l’intérêt du propriétaire de l’argent prêté à ceux qui l’engagent dans la production;

2°) l’appropriation réelle, qui est dans l’activité réelle, dans le rapport des hommes à la nature, dans la production, est le fait du « travailleur collectif » au sein duquel une couche particulière de la bourgeoisie, les puissances intellectuelles de la production, ou capitalistes actifs, représentants du capital-fonction, possèdent collectivement les moyens de la production parce qu’elles se sont appropriées les connaissances et le « savoir social général » qui en donnent la maîtrise;

3°) au sein de ce travailleur collectif s’est développée et accentuée une division du travail entre ces puissances et les prolétaires, se manifestant comme un antagonisme dirigeants/dirigés du fait qu’elles sont enrôlées par le capital financier pour extorquer le maximum de surtravail aux prolétaires, qu’elles jouissent de leur possession pour se partager la plus-value qui en découle avec les propriétaires financiers, et qu’elles entendent bien conserver, voire améliorer cette position de classe.

Cette division sociale spécifique du travail est devenue une caractéristique majeure du capitalisme au fur et à mesure que les sciences et leurs applications jouaient un rôle de plus en plus important dans la production. Mais jouaient ce rôle en étant aussi de plus en plus commandées par le capital (sa valorisation), donc de ce fait orientées, développées, utilisées comme moyen d’exploitation et d’aliénation des hommes et de destruction de la vie et de la planète.

Marx avait déjà observé que « division du travail et propriété privée sont des expressions identiques – on énonce dans la première par rapport à l’activité, ce qu’on énonce dans la seconde par rapport au produit de cette activité »71. Et, comme nous venons de le rappeler, la division du travail puissances intellectuelles/prolétaires indique une forme particulière de propriété que nous avons appelée possession. Cette forme particulière de la propriété est la plus profonde car enracinée exactement au cœur du rapport capitaliste qui oppose aux prolétaires les moyens de production et leurs représentants humains.

Ouvrons ici une parenthèse pour reprendre à nouveau la discussion sémantique ébauchée au chapitre 1 (section 1.1). Il s’avère que l’utilisation des termes « propriété » et « possession » pour désigner la propriété comme droit et la propriété comme maîtrise des moyens de l’activité, et plus généralement, d’appropriation des conditions organiques de la vie, se confirme au fil de l’analyse comme discutable car imprécis, puisqu’en français les deux termes peuvent signifier à peu près la même chose. D’ailleurs Karl Marx, ou du moins ses traducteurs, utilisent souvent l’un pour l’autre72. Il s’agit en fait de deux types de propriétaires, ou possesseurs, différents, chacun maître d’une des formes que revêt le capital dans ses métamorphoses tout au long de son procès de valorisation-reproduction: la forme argent et la forme marchandise73. Toutefois, comme, dans le langage courant, le terme propriété connote plus particulièrement une forme juridique (financière), nous conserverons, faute de mieux, ces termes dans le sens que nous leur avons donné jusqu’ici. Car il importe de souligner cette différence qualitative entre l’argent, simple représentation réifiée et fétichisée du travail et l’activité concrète de production, le travail dans certains rapports sociaux. Différence qualitative qui se manifeste en particulier dans celle entre la propriété (financière et juridique) et la possession (maîtrise des moyens de l’activité, et des conditions organiques de la vie qu’elle produit). Fermons cette parenthèse et poursuivons l’examen de cette division du travail intellectuels/prolétaires.

Ce n’est pas qu’elle n’est pas reconnue par de nombreux intellectuels eux-mêmes. Par exemple, J. K. Galbraith a été célébré en son temps dans ces milieux pour avoir développé le concept de « technostructure ». Il incluait dans cette catégorie sociologique « tous ceux qui contribuent par leur expérience, talent, ou connaissances particulières à la prise de décision du groupe… (elle) est l’intelligence pilote, le cerveau de l’entreprise »74. Tous ces experts en science, technologie, marketing, organisation, droit, etc., sont, selon lui, les vrais maîtres du « Nouvel Etat Industriel ». Mais s’il voit bien le rôle et le pouvoir collectif de cette technostructure, il ne la voit nullement dans le rapport d’appropriation et de domination qui l’oppose aux prolétaires, comme capitalistes actifs, mais seulement, ainsi que le mot l’indique, comme nécessité technique, division du travail purement exigée par la complexité et le gigantisme du monde industriel moderne. Ainsi, la science ne pourrait être que dans des têtes particulières d’élite, et n’être que ce qu’elle est, « scientifique ». Les machines ne seraient que des machines, sans conception ni utilisation particulière soumises à la valorisation du capital, sans être organisées en un système qui domine les prolétaires, les contraint et les dépossède75. Et ceux-ci, apparemment, n’auraient pas de cerveaux leur permettant de piloter l’entreprise et la société. Bref, les rapports sociaux ne seraient que des rapports techniquement et rationnellement déterminés.

Or examinons brièvement la question, en nous limitant à nouveau, et toujours pour les mêmes raisons76, à l’appropriation de la science et des applications techniques qui en découlent. Cette science relative à la production n’est pas tombée du ciel, ni n’a émergé tout d’un coup, à partir de rien, d’un cerveau génial. D’une façon générale, la science est le « produit du développement historique du travail dans sa quintessence abstraite… »77. Elle est faite du patrimoine de l’humanité, de l’activité multiséculaire des hommes pour créer et s’approprier toujours plus de conditions organiques de leur vie, augmenter l’efficacité de leur travail, satisfaire de nouveaux besoins. Ce faisant, ils ont accumulé des connaissances pratiques, des expériences, perfectionné leurs moyens de travail et leurs savoir-faire. Progressivement, ces connaissances se sont aussi cristallisées en sciences, par la médiation d’individus particuliers qui avaient le loisir, parce que détachés de la production, et le goût d’y consacrer leur temps. Mais bien souvent aussi, les savoirs pratiques restant prépondérants, l’esclave était plus compétent que son maître, l’artisan plus cultivé que le seigneur, le bourgeois plus savant que l’aristocrate.

Ce n’est qu’avec l’apparition du capitalisme et ses développements que la science est progressivement accaparée directement par une fraction de la classe dirigeante elle-même, la bourgeoisie, au même titre que la puissance politique, financière, idéologique, et surtout militaire, qui suffisaient à la domination des propriétaires fonciers (la noblesse et le clergé pour les derniers en date). Bien sûr, avec le capitalisme, le pouvoir est passé aux maîtres de la production industrielle et la science et ses applications sont devenues une condition, de plus en plus importante, de la production et de cette maîtrise.

Dans un premier temps, les sciences physiques, chimiques, mécaniques, mathématiques, etc., se sont développées plus ou moins encore à l’extérieur, à côté du capitaliste, exercées par des individus non salariés par lui, les savants pouvant encore travailler avec leurs propres moyens (tel, par exemple, le grand Lavoisier qui était Fermier Général), ou en étant financés par quelques mécènes. Mais en même temps que la grande industrie se développe, « l’ensemble des sciences ont été capturées et mises au service du capital… L’invention devient alors un métier (c’est-à-dire une fonction spéciale salariée par le capital ou son Etat, n.d.a.) et l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue qui la sollicite »78, c’est-à-dire qui l’oriente.

Ce qui a permis un développement rapide des applications de la science, de la science ainsi « sollicitée », et de la mécanisation, ce sont d’abord les premières divisions du travail qui se développent dès l’époque des manufactures (on cite toujours à ce propos l’exemple de la manufacture d’épingles rapporté par A. Smith). Car, pour que la machine remplace les hommes, il a fallu d’abord simplifier les gestes79. En effet, la machine ne fait que reproduire les gestes humains, et plus ils sont simples, plus ils peuvent être mécanisés aisément, «… si bien qu’à un certain moment le mécanisme peut prendre leur place… Ce qui était activité du travailleur devient activité de la machine »80. Ensuite, il y a toujours une relation réciproque entre les progrès de la mécanisation et l’augmentation de la parcellisation et de la simplification du travail ouvrier, jusqu’à ce qu’il soit tellement simplifié et mécanisé qu’il tende même à disparaître (ce qui est toutefois impossible sous le capitalisme).

Quant aux applications de la science qui la « sollicitent » et l’orientent, on en a autant d’exemples qu’il y a de branches d’activités. Et de nombreux qui crèvent les yeux, comme les dépenses militaires qui absorbent la plus grosse part des budgets de recherche, ou comme les produits alimentaires empoisonnés par la chimie, ou encore le développement automobile source de millions de morts par pollutions et accidents, d’épuisement rapide de ressources rares, et d’effet de serre destructeur. Mais cette orientation capitaliste de la science se trouve aussi – plus masquée derrière des raisons soi-disant techniques – dans l’organisation même du rapport de production où la mécanisation est conçue de telle sorte qu’elle contribue à soumettre les ouvriers à l’exigence de donner le maximum de surtravail au capital: parcellisation du travail, dont le procès d’ensemble est ainsi rendu totalement extérieur aux ouvriers, soumission de ceux-ci au rythme de la machinerie de sorte à maximiser l’intensité de leur travail, simplification extrême des gestes afin d’en faire de simples automatismes répétés le plus rapidement possible et exécutables par n’importe qui, et sans temps d’apprentissage préalable, tout cela sont des applications de la science à la production qui tendent à soumettre et exploiter toujours davantage le prolétaire en le dépossédant de toute puissance personnelle tant sur le contenu que sur les moyens de son travail.

Il n’y a jamais une seule possibilité technique en matière de mécanisation de la production. Les managers décident toujours d’installer les systèmes qui nécessitent le moins possible de participation qualitative des ouvriers. La seule qualité qui leur est demandée est de fournir la plus grande quantité. Le prétexte est qu’ils n’ont pas toutes les connaissances requises – ce qui finit par devenir en partie vrai au fur et à mesure qu’ils en ont été dépouillés – et que seuls les managers sont aptes à les avoir, et pouvoir concevoir ce qui est le mieux (le fameux « one best way » de Taylor). Mais ce mieux concerne l’extraction du surtravail, ce qui nécessite de réduire le plus possible la capacité de résistance ouvrière. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la mécanisation a toujours été fortement aiguillonnée par cette résistance: « après chaque nouvelle grève tant soi peu importante surgit une nouvelle machine », observait déjà Marx81. En faisant tout pour renforcer leur pouvoir exclusif sur les machines et le système mécanique, les puissances intellectuelles remplissent non seulement leur fonction de capitalistes actifs, mais renforcent leur position dominante qu’ils veulent indispensables. Elles renforcent leur propre capacité d’appropriation se nourrissant de la dépossession des prolétaires de la leur.

Cette activité de dépossession implique que ce qui est approprié d’un côté disparaît de l’autre. Les gestes que la mécanisation est chargée de remplacer, les puissances intellectuelles les trouvent évidemment en observant comment les ouvriers travaillent et quels sont leurs « trucs » pour se débarrasser de leur tâche le plus vite possible, avec le moins de fatigue possible. Comme Marx l’écrit: «… c’est seulement l’expérience de l’ouvrier collectif qui découvre et montre où et comment économiser, comment appliquer de la façon la plus simple les découvertes, quelles difficultés il faut surmonter dans la mise en œuvre de la théorie, dans son utilisation dans le procès de production, etc. »82. Bref, il faut extraire la connaissance de la pratique ouvrière pour pouvoir mécaniser efficacement dans le but d’obtenir un surtravail accru. Il faut, après avoir observé, analysé, trié, transformer en avancée théorique cette pratique vivante à l’aide des connaissances déjà accumulées (science, ou pratique passée accumulée, pratique morte) et en tirer de nouvelles applications pour la production. Et il faut encore vérifier dans la pratique comment elles fonctionnent, si elles permettent effectivement d’augmenter l’intensité et la productivité du travail, et apporter les modifications éventuellement nécessaires pour cela.

Il faudrait de trop longs développements pour argumenter plus concrètement, par l’histoire particulière de la formation des sciences et des techniques, la thèse, ici simplement rappelée brièvement, que leur appropriation par le capital implique la désappropriation concomitante des petits producteurs, puis des ouvriers: plus les savoirs se développent d’un côté, plus ils disparaissent de l’autre. Ce que Marx résumait fort bien ainsi: « les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière (du travail, n.d.a.) leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission… s’achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital »83.

Cette appropriation de la science est un procès cumulatif car il faut déjà avoir acquis, posséder la science antérieure pour pouvoir travailler à ses développements ultérieurs. La science et ses applications ne sont évidemment pas seulement une émanation de l’activité pratique immédiate des ouvriers. Il y faut un travail particulier du cerveau, un effort important de toute la personne. Il y a là une part de travail individuel qui paraît justifier un usage de la science comme la propriété privée de cet individu, alors même que tout ce qu’il a acquis est la « quintessence » de l’activité humaine de l’humanité depuis ses origines, un patrimoine social qu’il s’approprie gratuitement (d’autant plus que l’enseignement est en général financé essentiellement par la société).

Jusqu’aux débuts du capitalisme, seuls quelques rares individus pouvaient disposer du temps libre pour se former et s’adonner à l’activité scientifique, le travail pour la production, étant encore peu productif, occupait la grande majorité de la population. Avec le capitalisme, il y a un développement réciproque considérable des forces productives sous l’effet des applications de la science à la production, et du temps que la société peut consacrer au développement de la science84 (une sorte d’effet boule de neige). Elle n’est plus une activité exercée de façon autonome par rapport au capital. Maintenant, c’est le capital qui l’oriente, qui a la mainmise parce qu’il finance les moyens de plus en plus coûteux de la science (laboratoires, instruments, essais, etc.) et qui rémunère ses porteurs. Et ces coûts sont tels que c’est même de plus en plus l’Etat qui finance la formation des scientifiques, la recherche fondamentale et appliquée et en remet quasi gracieusement le produit aux entreprises.

Plus le capital se développe et plus il utilise et inclut de science dans les procédés comme dans les produits. Mais plus aussi les prolétaires sont extérieurs à ces développements auxquels il leur semble qu’ils ne sont pour rien, qu’ils proviennent de forces qu’ils n’ont pas, dont les applications les dominent, dont ils subissent les effets comme on subit l’orage ou la maladie. Ce sont « les cerveaux » dirigeants, les maîtres des sciences et des techniques qui matérialisent la science dans la machinerie automatisée de l’usine moderne: c’est à travers elle qu’ils dominent. Cette forme particulière du capital, dite capital fixe, est un maître réifié, la science objectivée, matérialisée. Le rapport d’appropriation qui caractérise les puissances intellectuelles de la production disparaît derrière la neutralité apparente, la nécessité technique apparente de la machinerie. « L’accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives du cerveau social, est ainsi absorbée dans le capital face au travail, et apparaît donc comme propriété caractéristique du capital, et précisément du capital fixe… »85. Il est intéressant de voir dans cette formulation que le terme « propriété » ne désigne pas le droit de propriété du capital sur la science mais la qualité, attribuée au capital par l’observateur superficiel, d’être à son origine, de produire les perfectionnements technologiques, et le progrès en général, comme si cela lui était une qualité intrinsèque, une qualité propre et non pas appropriée.

En se développant, la science se complexifie et devient l’objet des travaux complémentaires de ces multiples individus qui, dans le capitalisme, agissent selon les exigences du capital. Mais tout en organisant sa valorisation, ils agissent aussi selon les exigences de promouvoir leurs propres privilèges – qui découlent de cette place particulière qu’ils occupent dans la division du travail – et de les reproduire. Cette défense et promotion de leurs intérêts particuliers n’existent bien sûr qu’en tant qu’elles assurent leur rôle d’extraire le maximum de plus-value, c’est-à-dire qu’elles se situent à l’intérieur de cette priorité qu’ils partagent avec l’ensemble de la bourgeoisie et qui est son intérêt général de classe. Dans ce cadre, ces puissances intellectuelles de la production ont un certain nombre de divergences ponctuelles avec les financiers. Observons ici que leur reproduction en tant que fraction particulière de la bourgeoisie repose pour une large part – outre diverses formes de népotisme, de « piston », de stratégies matrimoniales, d’héritage, etc. – sur le système d’enseignement.

La science a ceci de particulier du point de vue de la propriété qu’elle ne se transmet pas automatiquement par héritage comme un paquet d’actions ou un patrimoine immobilier. Il faut l’acquérir. Avec l’enseignement public, plus ou moins gratuit à ses niveaux inférieurs, l’idéologie bourgeoise fait croire que tout un chacun peut y arriver, question de mérite et de travail. Or, non seulement le système d’enseignement vise à sélectionner une petite « élite », appelée à reproduire la caste spéciale des puissances intellectuelles, et n’a nullement pour objectif de permettre à tous de s’approprier les connaissances nécessaires à la maîtrise des conditions de leur vie. Mais de nombreuses études sociologiques86 ont démontré que toutes sortes de facteurs tenant à la nature abstraite de l’enseignement, aux programmes, au milieu culturel familial, au logement, aux coûts financiers qui augmentent pour les familles en même temps que le niveau des études, etc., aboutissaient, tous ensemble, à sélectionner cette « élite » uniquement – à quelques rares exceptions près aussitôt citées en exemple de l’équité de ce système, de « l’égalité des chances » qu’il organiserait – parmi les « héritiers » de la bourgeoisie. C’est devenu un fait notoirement connu que l’héritage existe aussi tout à fait en ce qui concerne la reproduction des puissances intellectuelles du capitalisme.

D’ailleurs, il est remarquable de constater que le système d’enseignement s’organise soigneusement afin de s’adapter aux évolutions de la division du travail, ce que les idéologues bourgeois appellent « s’adapter aux besoins du marché du travail » ou « des entreprises ». On le voit ainsi, au fur et à mesure de l’extension de l’échelle de la production, se dilater, et, parallèlement, se hiérarchiser en se divisant entre des écoles supérieures de la science abstraite et du haut « management », des écoles d’application pour les ingénieurs, des écoles techniques, des écoles professionnelles pour les ouvriers qualifiés, et des formations minimalistes d’apprentissage réservées aux travailleurs déqualifiés, futurs précaires ou chômeurs, sans parler de la masse de jeunes qui quittent le système scolaire avant d’avoir pu en atteindre le premier terme. Evidemment, ce n’est pas le système d’enseignement qui crée les divisions capitalistes du travail. Mais il les reflète dans la sélection scolaire, les différentes filières hiérarchisées et les moyens différents qui leurs sont affectés, et il contribue à les reproduire tout en s’adaptant à leur évolution.

Au point où nous en sommes, voilà les puissances intellectuelles de la production correctement déterminées comme les capitalistes actifs représentants (fonctionnaires) du capital-fonction. Il reste alors à examiner la question de l’abolition de la propriété bourgeoise au regard de son dédoublement dans le couple capital financier/capital-fonction. Car, on le devine, cette abolition devient plus complexe dès lors qu’on ne réduit pas la propriété capitaliste à un titre, à un droit, mais qu’on l’analyse aussi dans les faits concrets, dans l’activité vitale.

Mais auparavant, il faut ouvrir une parenthèse pour éviter tout malentendu sur ce qui est dit ici, et le sera par la suite: à savoir qu’il convient de préciser qu’il ne s’agit pas d’une analyse de classe. Il n’a été procédé qu’à présenter et commenter le concept, apporté par Marx, de capitalistes actifs, puissances intellectuelles de la production. Ce qu’il dit est ce fait qu’il y a une fonction générale du capital dont s’est détaché le capital financier. Celui-ci est une activité dans la production, une activité d’organisation, de mise en œuvre de cette production comme production de plus-value, une activité selon une division spécifiquement capitaliste du travail qui oppose dirigeants (maîtres) de l’activité et exécutants (dépossédés de toute maîtrise). De sorte que cette division se manifeste aussi comme un rapport d’appropriation par ces puissances intellectuelles qui conçoivent, développent, font fonctionner les moyens de production comme capital, comme moyens de domination des ouvriers et d’extorsion de la plus-value. Mais cela reste une détermination générale: l’affirmation de l’existence de cette fonction et de ses fonctionnaires. Savoir qui, dans chaque entreprise, exerce une telle fonction, et dans quelle mesure, cela reste à déterminer concrètement au cas par cas. Et, notamment, cela n’est pas déterminé automatiquement par le contenu plus ou moins qualifié, plus ou moins complexe, du travail, mais par le rôle occupé dans la production de la plus-value. De même que tout petit épargnant n’est pas un capitaliste financier, tout I.T.C. (ingénieur, technicien, cadre) n’a pas nécessairement un comportement de capitaliste actif au même titre qu’un haut dirigeant87. Bref, le concept de puissances intellectuelles de la production n’est qu’un instrument mais un instrument indispensable à l’analyse des rapports sociaux dans le capitalisme (qui fait quoi, et s’approprie quoi).

Une autre limite de cet ouvrage est que cette division du travail puissances intellectuelles/prolétaires et le rapport d’appropriation qui en découle, revêtent aussi, et de plus en plus, une dimension planétaire, les fonctions dirigeantes et scientifiques du capital ayant tendance à se concentrer dans les puissances impérialistes du « Centre » et le travail d’exécution, ou moins qualifié, ayant tendance à se concentrer dans les pays de la « Périphérie », phénomène qui n’est pas analysé ici88.

3.2.3 La propriété capitaliste

Jusqu’ici, nous avons insisté sur la différenciation capital financier/capital-fonction afin d’attirer l’attention sur ce fait, trop souvent occulté, que les puissances intellectuelles de la production étaient, elles aussi, dans un rapport d’appropriation fondé sur la dépossession des prolétaires, qu’elles organisent. Nous avons vu que cette différenciation est d’ordre qualitatif: une activité spéculative hors production et une activité dans la production. Avec l’autonomisation croissante du capital financier, le capital semble prendre la forme idéale (pour l’idéologie bourgeoise) de l’argent qui rapporte de l’argent, le capital qui se rapporte à lui-même. D’ailleurs, avec la multiplication des « produits financiers »89, il semble que, réellement, les signes financiers puissent développer la richesse rien qu’en se démultipliant. Du moins jusqu’à l’inévitable krach qui vient rappeler cette dure réalité: seule la production crée la richesse, et seul le surtravail des prolétaires crée la plus-value d’où sont issus profits et intérêts ainsi que toutes les richesses englouties par la bourgeoisie de la « superstructure » étatique, médiatique, artistique, etc.

Cette réalité est que l’argent n’est capital, c’est-à-dire ne peut se valoriser, que s’il est transformé en moyens de production tels qu’ils fassent fonction de capital, qu’ils soient moyens d’extorsion de surtravail, et que celui-ci soit réalisable en plus-value. Il faut donc que le propriétaire de l’argent accepte de lui faire faire ce « saut périlleux », soit qu’il s’y emploie lui-même, soit, et c’est le cas dans le capitalisme de la grande industrie, qu’il confie cette tâche à d’autres en leur prêtant son argent. Il reste alors sur la scène seulement comme financier, celui qui spécule, qui avance son argent, le rejette dans la circulation en le confiant aux capitalistes actifs. Donc, capitalistes financiers et capitalistes actifs sont dépendants les uns des autres dans leur objectif commun d’extraction du surtravail. « Le capitaliste financier, représenté par le capitaliste actif, prend ainsi une part à l’exploitation du travail »90.

Cette unité dans l’interdépendance, qui est l’essentiel, n’empêche pas l’existence de quelques intérêts divergents, qui portent notamment sur l’affectation de la plus-value. Les capitalistes financiers sont extérieurs à l’entreprise. Leur seul souci est la recherche du profit financier maximum, et le plus vite possible. Ils n’hésitent pas pour cela à déplacer leurs capitaux d’un bout à l’autre de la planète au gré des rendements attendus (« return on equity » dans leur langage). Les capitalistes actifs sont eux plus fixés à l’entreprise dont ils détiennent les manettes, où ils ont conquis et assuré leur place, de laquelle ils tirent leurs rémunérations. Ils bougent moins facilement que l’argent! Ils privilégient donc le développement de leur entreprise, veulent que le maximum de plus-value, et si possible aussi de nouveaux capitaux additionnels, y soient réinvestis pour élargir la production et permettre des améliorations technologiques, ce qui renforce leur rôle91 et accroît leur enrichissement. Ils enragent souvent de voir l’hypertrophie du capital financier absorber une part considérable de la plus-value et aboutir à des krachs qui emportent avec eux les entreprises elles-mêmes. Ils sont souvent hostiles aux O.P.A., fusions-absorptions, et autres manœuvres financières par lesquelles leurs pouvoirs risquent d’être amoindris, voire leurs places prises par d’autres. Et comme ces spéculations financières menacent l’ensemble du « travailleur collectif », les managers et I.T.C. tentent souvent dans ces situations de le mobiliser tout entier à leur côté pour s’y opposer, jusqu’à ce qu’ils s’arrangent avec les financiers pour y trouver aussi leur intérêt. Ils font jouer la fibre du « patriotisme d’entreprise », de la défense de l’emploi, alors même qu’ils n’hésitaient pas, peu de temps auparavant, à pressurer et licencier les travailleurs au nom des « nécessaires adaptations aux lois du marché mondialisé ».

Un autre point de divergence concerne la question des rémunérations. Certes, les capitalistes actifs se présentent le plus souvent comme des salariés comme les autres membres du travailleur collectif, seulement mieux payés parce que plus qualifiés. Mais tout ou partie de leur salaire, selon les cas, est fait de la plus-value tirée du surtravail prolétaire92. Il suffit de voir les niveaux élevés, voir pharaoniques, de ces salaires pour en être certain. D’autant plus qu’à ces salaires se rajoutent toutes sortes d’avantages en nature, voiture, appartement, restaurants, etc., primes de tous ordres, intéressement aux résultats, licenciement, départs à la retraite, etc., et pour les dirigeants principaux, les fameuses stock-options par lesquelles les financiers veulent mettre les managers à qui ils confient leur argent exactement dans le même état d’esprit qu’eux. Un seul but: faire monter les dividendes et les cours de Bourse, et le plus vite possible. Tous ces avantages doivent être consentis aux capitalistes actifs dont les financiers achètent les services afin qu’ils assurent leur fonction avec la plus grande motivation et le mieux possible. Pour qu’ils assurent la production du maximum de plus-value, il faut les y intéresser, leur en laisser une part, puisqu’on ne peut pas les soumettre et les obliger à fournir tel travail comme des prolétaires, du fait qu’ils possèdent les moyens de production (la maîtrise de leur utilisation), et que cette possession ne peut pas leur être enlevée comme cela a pu être fait pour les prolétaires. Tout au plus, le capital financier peut faire jouer une certaine concurrence dans le recrutement de ces collaborateurs particuliers pour modérer leurs exigences. Mais cela ne résout pas pour lui l’essentiel qui est, comme dit ci-dessus, d’en faire des collaborateurs efficaces, attachés à mettre en œuvre sans rechigner à la tâche, avec enthousiasme, conviction et fermeté tout ce qu’ils possèdent pour extraire la plus-value.

Donc, le financier doit laisser une part de la plus-value au capitaliste actif. Evidemment, chaque partie en veut la plus grande possible, sans pouvoir néanmoins dépasser une certaine limite puisqu’ils ont besoin l’un de l’autre. Le premier peut s’approprier une part parce qu’il s’est déjà approprié l’argent qu’il confie au second. Et celui-ci le peut parce qu’il s’est personnellement approprié les connaissances permettant de maîtriser les moyens du procès de production. Ce sont deux formes d’appropriation de la plus-value qui ont des origines différentes. Dans la première, l’origine est la possession d’une chose extérieure à soi que l’individu n’a en rien produite bien qu’il l’ait « dans sa poche » et qui semble s’accroître d’elle-même. Dans la seconde, elle est une possession personnelle intérieure à l’être, qualité particulière de l’individu. Constatant « l’ignorance grossière » de la mécanique des « exploitants de machines savantes », ou de la chimie des « fabricants de produits chimiques », Marx observait: « appropriation capitaliste et appropriation personnelle… sont choses complètement étrangères l’une à l’autre »93.

En résumé, on a l’unité des deux formes du capital, financier et fonction, et donc de leurs représentants, les financiers et les puissances intellectuelles de la production, dans leur commun comportement et objectif: production de la plus-value, accumulation du capital, exploitation du prolétariat. Cette unité des capitalistes est l’essentiel, au delà de leurs divergences ponctuelles. Elle les constitue en classe dans l’antagonisme avec le prolétariat, et par la médiation de l’Etat qui représente leur intérêt général et les dirige dans cet antagonisme.

Cette unité se rétablit d’ailleurs par la violence quand, comme c’est le cas dans le capitalisme moderne, l’autonomisation du capital financier l’amène à un gonflement hypertrophié par rapport à la production réelle de plus-value dont sa rémunération dépend entièrement en dernière instance. Ces grosses « bulles » financières finissent inéluctablement par éclater en « krachs » qui, dévalorisant une masse considérable de titres financiers et signes monétaires, entraînent tout le système dans leurs chutes. Ces krachs manifestent que, tôt ou tard, il faut que la rémunération de l’argent retrouve sa proportionnalité avec la masse de la plus-value réellement produite, donc que l’hypertrophie de crédits, de titres financiers, doit être détruite parce qu’elle ne correspond pas à de l’argent pouvant être converti en capital-fonction se valorisant (ce que les économistes appellent pudiquement « en revenir aux fondamentaux »).

Le capital financier apparaît souvent aux yeux des économistes bourgeois comme dominant et renforçant sa tutelle sur le capital-fonction et ses agents. Certes, il est tellement démultiplié et hypertrophié dans le capitalisme de la grande industrie moderne que les crises débutent toujours d’abord par un éclatement d’une bulle financière. Mais si elles en arrivent jusqu’à dévaloriser et détruire une masse de capital-fonction lui-même, c’est bien parce qu’il y avait aussi, sous l’impulsion de l’hypertrophie de crédits, une surproduction de capital sous cette forme (marchandises, moyens de production, forces de travail)94. Dans la crise comme dans l’accumulation, il est impossible de considérer le capital financier comme complètement déconnecté du capital-fonction. La crise manifeste au contraire de façon éclatante leur interdépendance, en rétablissant leur unité fondamentale. L’autonomie et l’hypertrophie du capital financier par rapport au capital-fonction est seulement un facteur aggravant et déclenchant de la crise générale. Ce dont profitent certains critiques superficiels du capitalisme pour proposer de brider, réduire, voire supprimer la propriété financière (le « mauvais » capital) dans le but, prétendent-ils, de sauver de ses crocs de vampire le capital qui produit et emploie le travailleur collectif (le « bon capital »). Mais vouloir le capital-fonction sans le crédit, et le crédit sans ses conséquences financières, est une totale impossibilité et absurdité, dont le fondement est dans l’enragement des puissances intellectuelles qui la propagent devant la crise, dont ils voudraient rendre responsables la fraction financière de la bourgeoisie pour mieux, espèrent-ils, se sauver eux-mêmes dans leur position de maîtres de la production.

Quant au fait que le capital financier semble dominer parce qu’il peut choisir dans quelle région du globe il lui semble pouvoir trouver les coûts de production les plus bas, et déplacer la production en conséquence, c’est un choix qui est en fait aussi celui du capital-fonction dans le devoir où il est de faire produire le maximum de plus-value sous peine d’être emporté par la concurrence. Et quand bien même quelques-uns des capitalistes en fonction seraient perdants à cette occasion, cela ne changerait en rien le rapport général entre ces deux formes du capital et leurs agents, parce que ce n’est évidemment pas une question de personnes. Le financier peut changer le fonctionnaire; pas la fonction et il lui faudra toujours s’unir et composer avec des capitalistes actifs, quel que soit le pays où il investit.

Compte tenu du rôle croissant de la science et de ses applications, il est intéressant d’observer que l’unité conflictuelle entre financiers et puissances intellectuelles se développe aussi dans le domaine des innovations quant à leur propriété et au partage des revenus qui en découle. Là aussi, les puissances intellectuelles ont besoin du financier, développer la recherche et ses applications devenant de plus en plus coûteux, en équipements, en chercheurs, en temps, pour des résultats toujours aléatoires. A l’inverse, les besoins croissants en science et en technologies dans la production obligent le financier à avancer plus d’argent pour l’innovation. On assiste donc dans ce domaine à un double mouvement95 qui concerne le développement et le partage de la propriété intellectuelle, et qui manifeste son rôle croissant dans la valorisation du capital.

1°) Les importants besoins en financements de la recherche et du développement concernant les innovations dans la production (nouveaux procédés et nouveaux produits) entraînent évidemment le financier96 à vouloir s’en approprier le plus possible les résultats, tandis que les chercheurs qui ont trouvé une innovation veulent aussi leur part, et il faut bien la leur accorder pour les motiver, puisqu’on ne peut pas leur arracher de force un résultat, et éviter qu’ils ne passent éventuellement à la concurrence. Le système des brevets a été développé pour s’assurer de la propriété de l’invention laquelle, sous cette forme juridique, peut être vendue comme n’importe quelle marchandise. Or, et pour prendre l’exemple de la France, 90 % des inventions brevetées y sont, selon l’INPI97, le fait du travail d’inventeurs salariés, travaillant avec les moyens de l’entreprise. Alors dans ces conditions, qui a apporté quoi et est propriétaire de quoi? Comme dans toute affaire de propriété privée, cela se règle par le droit. Et il a fallu tellement de lois pour le faire que le Code de la Propriété Intellectuelle compte plusieurs centaines d’articles, et qu’on en rajoute sans cesse. Pour simplifier, citons trois cas de figure essentiels prévus par ce Code:

– « La mission inventive ». Le salarié a été explicitement recruté pour faire de la recherche. Son invention appartient à l’employeur. Le salarié (en fait le plus souvent un collectif de salariés) reçoit une rémunération supplémentaire plus ou moins importante selon la valeur estimée de l’invention (estimation qui donne évidement lieu à litiges).

– « La mission attribuable ». Inventer n’était pas dans la mission explicite du salarié, mais il s’est servi de données ou de techniques procurées par l’entreprise. Là encore, l’invention est la propriété de l’entreprise. Mais elle doit verser « un juste prix » à l’inventeur qui lui apporte ainsi le résultat d’un travail qui ne lui était pas demandé (toujours des litiges pour déterminer ce qui est « juste »!).

– Dans tous les autres cas, les inventions appartiennent à l’inventeur. Mais, outre que ces cas sont bien plus rares et relèvent plutôt du bricolage et du concours Lépine, l’inventeur ne peut pas entreprendre seul l’exploitation commerciale, lorsque celle-ci s’avère possible, de son invention. Tôt ou tard, il doit faire appel à des financiers pour passer au stade industriel (et même parfois avant ce stade, en faisant appel à des sociétés de « capital-risque », qui prélèvent une part très élevée des gains attendus pour prix du risque). Dans presque tous les cas, c’est le capital financier qui se retrouve propriétaire d’une part significative, souvent majoritaire, des résultats de l’invention et c’est le collectif des capitalistes actifs qui en développe les applications et la mise en œuvre.

2°) Le deuxième mouvement concerne l’expansion de la propriété capitaliste. Le capital financier tend à faire breveter à son profit non plus seulement une invention, une création, mais simplement une découverte de ce qui est déjà là. On cite souvent le cas de l’appropriation du vivant. Par exemple, les hommes ont des gènes. Quelqu’un en isole un, ou même seulement le fragment d’un, et déclare alors par un brevet que ce gène ou ce fragment lui appartient, que lui seul a droit d’en faire usage ou d’en monnayer l’usage, que toute invention ultérieure incluant l’utilisation de ce gène ne sera pas utilisable sans le rémunérer. Et voilà les hommes dépossédés de la propriété de leurs gènes! Souvent, il s’agit de la simple appropriation d’un usage. Par exemple, l’usage à des fins médicales d’une certaine plante. Quelqu’un découvre la substance active de cette plante qui produit cet effet médical. Il s’approprie cette substance en déposant un brevet, ce que n’avaient évidemment pas fait les populations qui les utilisent depuis longtemps. Il s’approprie ainsi une propriété naturelle pourtant déjà utilisée.

Les grandes firmes multiplient ainsi les brevets sur des éléments de l’existant, sans même savoir dans quelle application ces éléments seront éventuellement utilisés, afin de multiplier les chances de pouvoir toucher des royalties. Elles ne se gênent pas d’ailleurs pour spolier les petites firmes ou les particuliers qui auraient déjà déposés un brevet identique ou très proche car elles savent qu’ils ne pourraient pas supporter les énormes frais de justice qu’entraîne ce genre de litiges. Elles élargissent ainsi sans cesse le champ de leurs appropriations98.

Observons au passage que le capital achète à bas prix une puissance considérable. Car, comme la science (les connaissances en général) est l’accumulation et la concentration des activités humaines depuis les origines, la quintessence de leurs progrès à développer leur maîtrise des conditions de leur vie, elle représente des milliards de milliards d’heures de travail, d’expérience, de pratiques. Et comme on peut puiser dans ce vaste patrimoine, et s’approprier en relativement peu de temps la part dont on a besoin, le prix auquel le capital achète la science qu’il utilise pour faire produire la plus-value est toujours extrêmement faible tant au regard de cette masse de travail accumulé qu’elle représente, qu’à celui de sa valeur d’usage. « Le produit du travail intellectuel – la science – est toujours très inférieur à sa valeur. En effet le temps de travail nécessaire à sa reproduction n’a absolument aucun rapport avec le temps de travail qu’exige sa production originelle. En une heure, par exemple, n’importe quel écolier peut apprendre la théorie des binômes »99.

Mais l’efficience même du travail scientifique appliqué à la production se retourne finalement contre le capital puisque, réduisant sans cesse la quantité de travail vivant contenu dans chaque marchandise, il en réduit donc sans cesse la valeur. Finalement, il ruine aussi la production de la plus-value en général. Les produits à contenu scientifique croissant ont une valeur d’usage croissante100 pour une valeur d’échange, et donc finalement un prix réel, décroissant. « La valeur d’échange cesse d’être la mesure de la valeur d’usage »101. Ce mouvement s’accélère quand le support matériel même du produit du travail intellectuel, le matériau dans lequel il s’inscrit, ne coûte rien, ou presque, à reproduire. Par exemple, des copies de logiciels, de films, de livres, se reproduisent gratuitement par ordinateur. Alors c’est la valeur d’échange zéro, la gratuité du produit du travail intellectuel. Dans ce type d’échange de produits « immatériels », l’individu qui a produit n’a rien perdu, puisqu’il est toujours possesseur des connaissances et de ses œuvres. Et il peut gagner de les accroître de celles des autres, tout aussi gratuitement. Ce qui a disparu, ce n’est pas la possession, mais la propriété privée.

On peut maintenant conclure de l’analyse de ces deux formes, financière et fonction, du capital, qu’il leur correspond deux formes de la propriété privée capitaliste. C’est un phénomène qu’il est essentiel de faire ressortir dans la mesure où celle-ci est le plus souvent présentée comme limitée à la propriété financière et juridique, la plus apparente mais aussi la plus superficielle. En quoi ces deux formes sont distinctes, et délimitent deux fractions de la bourgeoisie, et en quoi elles sont néanmoins unies, formant ensemble indissolublement « la propriété bourgeoise » que les communistes veulent abolir, c’est ce que nous allons maintenant examiner.

Le capitalisme a réduit à très peu de chose, au regard du capital oligopolistique et multinational moderne, la propriété privée personnelle des moyens de production, c’est-à-dire la petite production. Mais ce faisant, il a aussi développé une universalisation des connaissances humaines accumulées depuis les origines, sous forme de sciences et de leurs applications. Sous cette forme, ces connaissances, autrefois éparses, parcellaires, et, par là, nécessairement bornées et appropriées localement et privativement, sont un patrimoine accessible à tous. Sauf que le capital interdit cette possible appropriation commune, parce qu’il a développé, développe toujours, et maintient de force une propriété de classe des connaissances et moyens accumulés par le travail des générations passées. Il le fait évidemment par le biais de ses agents. Les agents spécifiques des deux fonctions qui se sont différenciées au cours de son développement, les propriétaires financiers et les puissances intellectuelles de la production s’unissent, nous l’avons vu, face aux prolétaires. Leurs intérêts communs, appelés intérêt général de la société, sont représentés par l’Etat, par lequel donc ils forment une classe, la classe bourgeoise, ensemble avec les puissances de la « superstructure » étatique, idéologique, médiatique, qui organisent la domination totalitaire de la bourgeoisie sur la société.

La propriété privée capitaliste n’est pas une propriété personnelle mais une propriété de classe des moyens de production, une classe unie en dernière instance par l’Etat. Parmi les conséquences du développement des sociétés par actions, Marx notait: « Le capital… revêt ici directement la forme de capital social (capital d’individus directement associés) par opposition au capital privé (i.e. personnel, n.d.a.)… C’est là la suppression du capital en tant que propriété privée (personnelle) à l’intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même »102. Quelles sont ces limites? Evidemment, celles que pose la reproduction du rapport capitaliste par le biais de ceux qui l’organisent. C’est-à-dire limites des moyens de production posés comme puissance antagonique aux ouvriers, les dominant et absorbant leur travail dans le capital, lesquelles sont imposées et reproduites par les capitalistes actifs. Dans ce rapport d’appropriation (i.e. de dépossession des prolétaires), la propriété financière ne domine que parce qu’elle les enrôle et leur fournit l’argent nécessaire à l’achat des conditions de la production. C’est une simple propriété juridique, de titres, qui peut être abolie d’un trait de plume en tant que propriété privée et transformée en propriété juridique et financière d’Etat, nationalisée (nous y reviendrons au chapitre 4).

Bien sûr, c’est la propriété financière qui semble seule exiger le maximum de profit, et même l’absorber seule tout entier parce que ce qui lui revient prend la forme de l’argent qui va au propriétaire de l’argent (l’intérêt, la hausse des cours de Bourse, les dividendes, etc.), alors que ce qui revient aux capitalistes actifs prend de multiples autres formes d’apparence non financières (salaires, primes, avantages en nature, etc.). De ce fait, la finance seule est accusée de tous les maux du capitalisme, précarité, chômage, désastres écologiques, et autres catastrophes. D’autant plus que c’est d’abord de l’hypertrophie financière, c’est-à-dire du crédit, qu’éclatent les krachs qui tournent en crises générales. Il est facile en effet de prendre la cause immédiate (la goutte qui fait déborder le vase) pour la cause profonde (ce qui a déjà rempli le vase) qui est la surproduction de capital en général (ou, autrement dit, la sous-consommation), sous forme non seulement d’argent, mais aussi de moyens de production et de marchandises, de choses qui se veulent capital mais qui ne parviennent pas à former un procès de valeurs se valorisant, un procès de production de plus-value: la crise les révèle comme capital fictif.

En réalité, il est impossible de dissocier ainsi complètement le capital financier du capital-fonction. Répétons que le développement du capital de prêt, du crédit, est intimement lié au développement du capital en général sous toutes les formes qu’il revêt au cours de son procès de valorisation. Ce développement était, et est toujours davantage, une nécessité induite par celui de la puissance des moyens de production, de leur concentration, de l’extension mondiale de la production et des échanges, de la sophistication de produits intégrants toujours plus de nouvelles technologies, etc. Toutes choses inhérentes au procès de production de plus-value lui-même. Que le capital de prêt s’autonomise en capital financier et, s’autonomisant, s’hypertrophie de spéculations et démultiplications sur lui-même, c’est la nature même du crédit, et cela n’a absolument rien de nouveau, si ce n’est l’ampleur de cette hypertrophie103. Mais il ne peut jamais se rendre indépendant du capital-fonction qui grossit et sans lequel il n’y a pas de plus-value, pas d’intérêt, pas de profit. Aujourd’hui, le rôle de la finance paraît énorme parce que la masse financière est énorme, parce qu’elle s’est démultipliée au point d’être incontrôlable (ce qu’elle était encore un peu du temps, très bref, de l’étalon or), parasitant le capital-fonction par ses gigantesques bulles inflationnistes comme par ses prélèvements « excessifs » sur la plus-value.

Mais tout ceci se situe à l’intérieur de la plus-value et ne l’augmente ni ne la diminue en rien. C’est évident pour l’intérêt, qui est un prélèvement immédiat de plus-value. Et quant aux bulles, elles semblent d’abord s’auto-entretenir et produire de l’argent simplement avec de l’argent. Mais l’inflation et les krachs viennent régulièrement démontrer, en dévalorisant les monnaies et les titres, en détruisant le capital fictif, que la seule source du profit est la plus-value réellement produite. Les crises financières manifestent justement qu’il n’y a pas croissance pérenne du capital financier sans croissance concomitante104 du capital-fonction et de la plus-value réalisée, que la surproduction de l’un est aussi surproduction de l’autre. Seulement le capital-fonction et ses agents font produire la plus-value en faisant aussi produire des marchandises, des richesses satisfaisant des besoins. Leur fonction, celle des moyens de production et du « travailleur collectif » qu’ils dirigent, paraît par là bienfaisante, technique, nécessaire, indiscutable. Tandis que la fonction de la finance et ses agents, étant hors de la production, paraît parasitaire et immorale. Dès lors, on comprend pourquoi le capital financier et ses propriétaires sont une cible facile pour tous ceux qui veulent faire croire qu’on pourrait avoir un « bon » capitalisme s’il était débarrassé de ces méchants rentiers et spéculateurs et soumis à l’autorité d’un Etat tenu par eux, les « anti-libéraux ». Le capital financier « est la cible la plus proche d’une critique superficielle (du capitalisme, n.d.a.)… il est la forme où, se (le capital, n.d.a.) manifestant de la façon la plus irrationnelle, il offre la cible la plus facile pour les socialistes vulgaires »105.

Et les « socialistes vulgaires » qui se contentent de crier haro sur la finance pullulent par les temps qui courent. Les plus à gauche de la gauche tiennent même des discours d’une grande témérité « don quichottesque » en proclamant: nous avons besoin du travailleur collectif (sous entendu, du capital-fonction), pas des financiers! Au-delà de leur plus ou moins forte virulence verbale et démocratique à son encontre, ces critiques du seul capital financier représentent globalement une partie des puissances intellectuelles de la production, et des travailleurs qualifiés qu’y s’honorent de s’y rattacher pour se différencier de la plèbe: cette partie pour qui la relative opposition à la finance que nous avons montrée ci-dessus (§ 3.2.2) est la plus exacerbée, notamment parce qu’elle trouve ainsi une explication à la crise, qui les inquiète. En effet, cette explication a le double avantage de la simplicité, de sauter aux yeux et, encore plus important pour eux, de ne nullement remettre en cause le capital-fonction et leur place privilégiée dans le travailleur collectif. Situation, nous l’avons dit, que ces couches de la bourgeoisie cherchent à faire prospérer, ou à au moins maintenir, en tentant de rallier à leur côté dans la critique du capital financier tous les membres de ce travailleur collectif. Mais tout en recherchant un soutien du côté du peuple, les socialistes vulgaires exigent que tout reste dans le cadre de la démocratie, c’est-à-dire de la forme du pouvoir d’Etat qui manifeste et organise la domination des agents qui reproduisent le rapport capitaliste, la dépossession des prolétaires. Et ils s’attachent à orienter les luttes vers tout ce qui, dans l’idéologie bourgeoise, correspond à leur critique superficielle du capital, une critique du capital financier mondialisé: vers le protectionnisme, le nationalisme, la critique du cosmopolitisme d’un capital sans patrie, exaltation du pouvoir d’Etat et de son renforcement comme moyen d’avoir une « économie » (i.e. un capitalisme) au service des hommes (du moins des nationaux, une économie « patriote »), soit un développement des thèmes idéologiques qui, en s’exacerbant, conduisent au fascisme106.

A la base, ce « socialisme vulgaire » ne s’attaque qu’à la forme juridique que revêt la propriété privée à une époque donnée (aujourd’hui cette forme est la propriété financière), sans toucher à ses racines (aux faits réels dans l’activité, qui sont aujourd’hui le rapport capitaliste de production, la division du travail capitaliste). Nous verrons au chapitre 4 que, si cette vulgarité a atteint aujourd’hui des niveaux extraordinaires, elle ne l’était guère moins sous Staline, et même aux origines du mouvement ouvrier dans le 19ème siècle européen. On peut même en retrouver des traces jusque dans quelque passages, très peu nombreux chez Marx, un peu plus affirmés chez Engels, et que nous citerons uniquement parce que ces quelques lignes ont servi de prétextes aux vulgaires pour se réclamer de l’autorité des « pères fondateurs », en prenant bien soin évidemment d’occulter l’ensemble de leur œuvre qui les contredit tout à fait.

3.3 La dépossession capitaliste

Nous avons vu, dans le chapitre 2, en quoi la propriété privée personnelle conduisait à une dépossession, les comportements sociaux des hommes étant déterminés par des forces réifiées qu’ils créent eux-mêmes mais qui leur sont comme étrangères, les dominant comme des fétiches n’ayant que les qualités et les pouvoirs qu’on leur prête. Ce que résume le concept d’aliénation. Avec la propriété capitaliste, « les lois de propriété se changent nécessairement en lois d’appropriation capitaliste » et cette aliénation atteint un comble. Cela peut paraître paradoxal puisque, avec le capitalisme, les hommes ne cessent de créer de nouveaux moyens matériels et intellectuels. Ceux-ci sont autant de nouvelles conditions organiques qui devraient accroître la maîtrise de leurs rapports avec la nature et la maîtrise de leur existence en tant qu’hommes se construisant plus libres. Mais ils agissent dans des rapports d’appropriation qui, en réalité, induisent que ce qu’ils produisent comme puissances nouvelles et supérieures se retournent contre eux en forces étrangères les dominant. La conséquence de ceci est que ce qu’ils font ruine la planète et eux-mêmes. Chacun le voit et le sait. Mais on rappellera néanmoins ici les bases essentielles de cette aliénation extrême car les idéologues bourgeois s’efforcent de les situer partout (que ce soit dans différents défauts inhérents selon eux à la nature humaine, ou dans les machines et la science elle-même), sauf là où elles sont, c’est-à-dire dans le rapport d’appropriation capitaliste.

Prenons tout d’abord la situation du producteur réduit à l’état de prolétaire.

Dans la propriété privée personnelle, on avait le travail indifférent parce que travail pour l’argent, travail quel qu’il soit, pourvu qu’il rapporte de l’argent. Mais dans l’argent, et quoi que sous cette forme aliénée (le travail concret de l’individu étant socialisé sous forme de travail abstrait, valeur d’échange), le producteur recevait néanmoins le revenu que « le marché » fixait pour son travail. Et dans son travail, dans la mesure où il avait encore la possession de son métier, de son savoir-faire, il pouvait encore exprimer et faire valoir des qualités personnelles.

Avec l’appropriation capitaliste, ces quelques qualités d’un travail qui pouvait être encore « mi artistique, mi fin en soi » sont perdues. Elles sont passées dans les machines dont le travail ouvrier n’est qu’un prolongement. Celui-ci devient plus qu’indifférent, inhumain, totalement vide, sans intérêt, au point d’être souvent encore plus torture spirituelle que souffrance physique. Les qualités qu’on y demande en général à l’ouvrier sont misérables, d’ordre purement quantitatif: la vitesse du geste sans cesse répété, la résistance à la fatigue et à l’ennui, le service zélé du maître mécanique, à quoi s’ajoute parfois la capacité à prévenir ses pannes. Le produit lui est étranger de la conception à la vente, il n’en fabrique d’ailleurs qu’une parcelle, et peu lui importe laquelle, si ce n’est que certains postes de travail sont encore plus durs que d’autres.

Ainsi, avec le capitalisme, ce n’est plus seulement le produit de son travail dont le producteur doit se dessaisir contre argent. Mais c’est lui-même qui doit être dessaisi de ses qualités créatives, dépossédé de ce qui le constitue en tant qu’homme se construisant en les échangeant avec d’autres. Ce n’est pas seulement une perte de la propriété des instruments (qui n’est, redisons-le, « que » la domination formelle du capital dans les premières manufactures, les ouvriers y possédant encore un savoir-faire personnel), mais la perte de la maîtrise de leur usage (dépossession, domination réelle du capital). Une puissance étrangère, lui apparaissant dans la machinerie107, accompagnée des « petits chefs » surveillant le respect de son service, décidera des gestes mêmes que l’ouvrier devra faire et de leur cadence. Son agir ne lui appartient plus, pas même une minute! Le jeune Marx constatait déjà: « Or en quoi consiste la dépossession du travail? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait mais malheureux; qu’il n’y déploie une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit »108. Plus tard, en analysant sous tous leurs aspects les rapports de production et d’appropriation capitalistes, il expliquera pourquoi et à travers quel processus (notamment l’appropriation de la science par le capital), cette situation a été produite, donnant ainsi un contenu démontré, scientifique, à sa description initiale.

Observons incidemment que si la nécessité d’aliéner le produit de son travail – et donc son travail, objectivé dans ce produit (cf. chapitre 2) – poussait le petit producteur à revendiquer la propriété personnelle de ses moyens au-delà de leur seule possession afin que lui revienne l’argent tiré de la vente, ce rapport originel entre travail aliéné et propriété privée se renverse avec le capitalisme. Là, le prolétaire n’a plus que sa force de travail à vendre. Pour en extraire le maximum de surtravail, le capitaliste actif vide celui-ci de toute qualité créative. Du travail indifférent, on est passé au travail abrutissant, mortifiant. Parcellisé, réduit à quelques gestes simples, ne nécessitant qu’un apprentissage minimum, ce travail dépouillé accroît le pouvoir du capitaliste sur chacun d’eux puisqu’il peut être effectué par n’importe quel prolétaire. Il peut aussi être facilement chronométré et contrôlé. La domination du capital sur l’ouvrier se fait totalitaire. Elle se renforce du développement d’un chômage de masse permanent, les machines remplaçant les hommes. Le capital fait du temps ainsi libéré un temps de chômage et de misère. C’est parce qu’existe cette totale dépossession et domination des prolétaires par le capital qui détient toutes les conditions de leur vie que leur exploitation peut être maximum. Autrement dit, l’aliénation du travail la plus extrême est une condition majeure de sa plus extrême exploitation. La dépossession des qualités, créativité et savoirs, est la condition de la dépossession des quantités de surtravail et de plus-value. L’aliénation est portée à un niveau supérieur à ce qu’il était dans la propriété personnelle. Et c’est maintenant la propriété capitaliste qui l’engendre. Ainsi, on voit qu’il s’établit un rapport dialectique entre propriété et aliénation bourgeoises dans leurs développements réciproques. Nous verrons qu’effectivement ce même rapport se manifestera dans le procès d’abolition de la propriété capitaliste, qui sera procès concomitant d’abolition de l’aliénation capitaliste.

Bien évidemment, l’aliénation des prolétaires ne se limite pas, dans la production, à la dépossession de leurs savoir-faire personnels, ni seulement à la production.

Dans la production, les puissances intellectuelles dominent tout le procès de travail qui est fait de la coopération des ouvriers. Ce qui se développe ici de nouveau, par rapport aux débuts du capitalisme, c’est que cette domination apparaît comme celle de la machinerie, de la technologie, et de ceux qui l’incarnent, qui « savent », donc comme objective, et non plus comme domination personnelle d’un patron despotique. La dépossession s’accroît alors de ce qu’elle paraît justifiée, celle d’une force, la science, que l’ouvrier n’a pas non parce qu’on la lui aurait ôtée à lui personnellement, mais parce qu’il la trouve déjà là en face de lui dans le capital quand il entre dans le procès de travail (et même pour ainsi dire dès qu’il naît) comme si elle y avait toujours été et en émanait, tandis que lui-même n’y est d’emblée « qu’une pièce du système… dont l’unité existe dans la machinerie » qui incarne cette science, et face à laquelle « l’activité isolée de cet ouvrier est insignifiante »109. Et du coup, nous l’avons vu, seul le capital financier apparaît comme l’exploiteur. Encore qu’il apparaisse ainsi seulement comme « trop » gourmand, spéculateur, cynique, mais néanmoins indispensable, celui qui, ayant l’argent, avance au travailleur collectif non seulement les moyens du travail (l’emploi), mais aussi les moyens de subsistance (les salaires). Or tout le capital, quel que soit sa forme, argent, ou machine, ou marchandise, est le produit du travail ouvrier depuis ses origines. Donc, on a ceci que « le propre produit de l’ouvrier se transforme en un instrument d’asservissement de l’ouvrier »110.

Hors de la production, la liste serait aussi très longue des différentes formes concrètes d’aliénation des prolétaires. Elle s’étend en particulier à ces nombreux aspects de leur vie que résume le vocable consommation. Par exemple à propos des loisirs, Marx faisait ce constat pessimiste concernant « une grande part des ouvriers »: « l’épuisement excessif de leurs forces, résultat des occupations monotones qu’on fait traîner en longueur, les conduit à prendre des habitudes d’intempérance et les rends inhabiles à penser ou à réfléchir. Ils ne peuvent pas avoir d’amusements physiques, intellectuels ou moraux sinon ceux de la pire espèce; tous les plaisirs réels de la vie sont bien éloignés d’eux »111. Le succès massif d’émissions de télévision débiles, ou autres distractions du « show-biz », l’alcoolisme, et bien d’autres types de loisirs réifiés « de la pire espèce », sont la preuve qu’aujourd’hui ce sombre diagnostic serait encore vrai pour bien du monde.

Hors du travail recouvre bien d’autres domaines que celui de la consommation. Notamment ce fait que de plus en plus de prolétaires sont, dans le capitalisme moderne, malgré eux, sans travail, ou par intermittence. Ils sont alors dépouillés du dernier moyen qu’ils possédaient encore et pouvaient vendre: leur force de travail. Les voilà stigmatisés, y compris parfois à leurs propres yeux, comme inutiles, sans valeur pour la société, ou pire, une charge pour les autres s’ils reçoivent une petite aide de l’Etat. Il y a alors une sorte d’inexistence de soi-même, et c’est une aliénation tellement insupportable qu’elle peut conduire jusqu’à l’asile d’aliénés, sauf à poser des actes pour affirmer d’une façon, alors volontaire et violente (violentant le désordre établi) son existence.

Une autre des principales forme d’aliénation concerne évidemment l’Etat, énorme machinerie bureaucratique qui domine tout particulièrement l’ouvrier du fait que, non seulement elle lui est extérieure, non seulement elle représente l’intérêt général de la bourgeoisie et organise la domination et la reproduction du capital, mais qu’il croit, sauf prise de conscience particulière, qu’elle représente l’ensemble de la société, « l’intérêt général » de la Nation, et qu’il peut en attendre la solution à ses problèmes pour peu qu’advienne un gouvernement supposé le représenter.

Cette aliénation des prolétaires dans tous les aspects de leur vie serait en quelque sorte absolue s’il n’existait pas un domaine où ils peuvent faire valoir leurs puissances personnelles, en les associant dans une lutte collective et organisée contre la bourgeoisie, pour abolir ces rapports capitalistes d’appropriation qui les dépossèdent. Ce domaine de leur liberté est celui de cette lutte révolutionnaire, et c’est cette vie prolétaire même « qui ne vaut pas la peine d’être vécue »112 qui les y conduit.

Mais examinons aussi la situation des capitalistes eux-mêmes, qui s’approprient l’essentiel des richesses sociales, semblent libres parce qu’ils semblent en posséder les moyens, la puissance de l’argent et des connaissances, le monopole des médias et la force de l’Etat. Que possèdent-ils en réalité? Que maîtrisent-ils des conditions de la vie, y compris la leur? Ils ont beaucoup de choses, mais ne l’ont qu’en tant que serviteurs, représentants, fonctionnaires du capital. « Le capitaliste lui-même n’est détenteur de puissance que comme personnification du capital »113. Chacun agit selon les exigences de la valorisation du capital qu’il représente, sous l’empire de ses formes autonomisées (prix, profits, salaires, intérêt, etc.) dont les mouvements et les effets, qui lui apparaissent dans la concurrence, sont indépendants de leur volonté. Ou pour le dire autrement, leur volonté est celle du capital particulier qu’ils personnifient, qui à travers eux, apparaît comme « doué de conscience et de volonté »114. Celles-ci se réalisent dans les mouvements anarchiques de ces formes autonomisées que les économistes appellent lois régulatrices du marché. Il est pourtant fort étrange d’appeler lois ce qui amène des événements toujours imprévus par ceux qui les énoncent, et régulatrices ce qui conduit sans cesse à des catastrophes, des faillites, des krachs, des crises. En effet, le marché désigne le lieu où s’affrontent des forces qui n’apparaissent pas aux capitalistes avant qu’elles aient produit leurs effets, qu’après qu’ils aient investi et fait produire, et qui les obligent à agir selon des déterminations qu’ils ne maîtrisent aucunement.

L’Etat pourrait-il alors être le régulateur rationalisant le marché? C’est tout à fait impossible (d’ailleurs un marché rationnel, c’est un oxymore!) étant donné que la raison de son existence est d’organiser les conditions générales de la reproduction du rapport capitaliste. Mais ce faisant, il ne fait que reproduire un système aveugle et anarchique. Il ne peut absolument pas, de par son essence même, être le moyen d’une maîtrise, d’une possession par les hommes des conditions organiques de leur vie, c’est-à-dire le moyen d’une vie non aliénée. Il est au contraire une puissance bureaucratique, extérieure, dominant les individus bourgeois eux-mêmes, qui le supplient de les assister à s’enrichir davantage autant qu’ils le maudissent de les contraindre de ses réglementations et impôts qui brident leurs intérêts particuliers au nom de l’intérêt général, qui est celui des autres bourgeois.

Que ce soit par le moyen du « libre marché », comme le réclament les libéraux, ou que ce soit par celui de l’Etat, comme le réclament les communistes vulgaires, la bourgeoisie ne maîtrise rien des mouvements de plus en plus catastrophiques des capitaux. Chacun peut facilement vérifier l’ampleur de cette aliénation des capitalistes, bien qu’ils semblent avoir tous les leviers de commande en main, en constatant que tous leurs actes, dictés par les lois de la valorisation du capital, aboutissent à des catastrophes pour l’ensemble du système, et très particulièrement, pour les populations prolétarisées et dominées. Elles sont d’autant plus amples et mortifères que le capital est plus concentré, plus matérialisé dans une machinerie hyper-productive, plus gonflé fictivement de crédits, plus mondialisé. Ainsi, que les capitalistes et leurs experts en tous genres ne connaissent aucune loi du marché, ni aucun moyen étatique qui leur permettraient d’organiser rationnellement et de maîtriser « l’économie », cela se voit d’évidence (et cela se comprend grâce à Marx). Sans cesse, des évènements surviennent qu’ils n’attendaient pas, ni qu’ils ne peuvent empêcher de se reproduire sans cesse, comme si la répétition accélérée des krachs financiers, crises de surproduction de capital, déroutes monétaires, etc., était une fatalité inéluctable et inexplicable!

Bref, on ne peut absolument pas dire, à la simple vue d’un monde livré à la destruction des hommes et de la planète, qu’avec la propriété capitaliste les hommes, y compris les capitalistes, s’approprient les conditions organiques de leur vie. Et tout cela, malgré qu’ils aient accumulé des forces matérielles et intellectuelles qui le permettraient. Accumulées comme capital, ces forces le sont sous une forme réifiée qui échappe à leur contrôle, qui n’existe que dans un procès de valorisation autonome dont les hommes ne peuvent être que les agents, y compris ceux qui semblent le diriger, mais qui sont simplement plus ou moins habiles, ou chanceux, à mieux valoriser tel capital particulier dans la concurrence généralisée qui les oblige tous à chercher à y parvenir. Lorsque les hommes qui ont accaparé toute la puissance sociale, et notamment toute la puissance scientifique, la transforment en moyens de produire leur propre impuissance et, finalement, leur propre déchéance en tant qu’êtres humains, c’est bien qu’ils sont au comble de l’aliénation.

C’est en effet un comble, particulièrement pour les puissances intellectuelles, qui s’étant appropriées le « general intellect » de l’humanité, devraient être les mieux à même de comprendre les dysfonctionnements, la racine des catastrophes – les puissances financières étant de simples spéculateurs, ce qui ne nécessite aucune connaissance de ce genre – et d’user de leurs connaissances dans le but de développer la capacité des hommes à mieux maîtriser les conditions de leur vie, à se les approprier afin de pouvoir se construire plus riches de connaissances, de moyens, de besoins multiples et élevés. Mais s’étant faites les agents de la transformation de la science et de ses applications en capital, ces puissances intellectuelles ont ainsi contribué à les orienter et à les développer vers des fins qui détruisent les hommes et la planète. Ces orientations mortifères de la science appliquée à la production sont manifestes, par exemple, dans le fait que l’essentiel des crédits de Recherche et Développement sont affectés au secteur militaire ou que l’agrobusiness déploie des efforts effrénés à gaver les hommes, les animaux, la terre, de produits chimiques destructeurs et à réduire la biodiversité ou que le développement massif de produits comme l’automobile tuent, polluent, asphyxient des millions d’hommes tout en gaspillant à grande vitesse des ressources en matières premières non renouvelables, etc. Elles se manifestent aussi dans la manière dont elle organise la production, l’exploitation et le chômage. En acceptant sans broncher, ou si peu, de transformer la science en moyens de la valorisation du capital, ces puissances contribuent fortement à reproduire ce qui aliène et ruine l’humanité.

Ce faisant, elles ne perdent pas la possession de leur savoir, ni leur place dans la division du travail, et c’est ce qui leur importe puisque c’est ce rôle qu’elles monnayent. Mais, en aliénant leur savoir au capital contre une part de la plus-value, ces individus s’aliènent eux-mêmes, puisqu’ils font alors de leur travail n’importe quoi, y compris un travail créateur des pires misères et catastrophes, pourvu qu’il induise une valorisation du capital, et, plus généralement, contribue à la reproduction du système capitaliste. Et s’il arrive que certains intellectuels en critiquent certains aspects, c’est toujours, sauf rares exceptions, en restant à l’intérieur du rapport capitaliste où ils sont. Soit qu’il s’agisse de leurs divergences avec le capital financier. Soit qu’ils s’effraient devant certaines conséquences de ce rapport dont ils risquent de subir eux aussi les effets (par exemple les dégâts écologiques). Ils protestent donc contre ce qu’ils contribuent à produire en reproduisant le capital par leurs travaux, et aussi par leur idéologie, mise en forme et structurée par une fraction spéciale des intellectuels, et par leurs comportements dans la lutte des classes.

Marx a fait cette observation pertinente que prolétaires et bourgeois ont en commun d’être aliénés, produits du même rapport capitaliste par lequel les travaux des hommes deviennent puissance aveugle des choses (des formes matérialisées et autonomisées de la valeur, i.e., du capital) sur eux. « La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l’aliénation comme sa propre puissance et possède en elle l’apparence d’une existence humaine; la seconde se sent anéantie dans l’aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d’une existence inhumaine »115. Les choses que le bourgeois peut acheter à profusion comble sa vie. L’abolition de sa propriété serait pour lui son abolition comme individu car « il croit n’être un individu que dans la mesure où il est un bourgeois »116. Tandis que pour les prolétaires, leur aliénation est la perte de toute propriété, de toute puissance… autre que la lutte de classe pour abolir les conditions inhumaines de leurs vies, donc pour s’abolir eux-mêmes en tant que prolétaires. C’est-à-dire, en résumé, abolir la propriété capitaliste.

Nous pouvons, maintenant que nous avons défini les principales caractéristiques de cette forme de propriété, et ses différentes formes, examiner ce que cette abolition veut dire.

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Chapitre 4. L’ABOLITION DE LA PROPRIETE 
CAPITALISTE

Nous ne rappellerons pas ici pourquoi le capitalisme ne périt pas de lui-même sous l’effet de ses contradictions qui éclatent en crises de destructions de plus en plus amples et violentes, celles-ci étant aussi néanmoins ce qui lui permet de poursuivre son existence. Ce qui fait que seul un procès révolutionnaire permettra l’abolition du capital pour sauver les hommes, au lieu d’abolir les hommes pour sauver le capital. Ce procès a pour premier résultat une révolution politique mais ne s’y réduit pas. Nous montrerons dans ce chapitre que l’analyse qui a été faite précédemment de la propriété capitaliste implique que son abolition nécessite, à partir du renversement du pouvoir bourgeois dans la « superstructure », un procès plus ou moins long et complexe suivant les situations de luttes de classe allant jusqu’à l’abolition du rapport de production qui la fonde. Ce qui peut être immédiatement aboli, c’est la forme juridique de cette propriété, soit essentiellement dans le capitalisme moderne le capital financier (encore que la nationalisation, nous le verrons, en fasse d’abord un capital financier d’Etat). « L’illusion juridique », pour reprendre le mot de Marx, est une des caractéristiques les plus significatives du « socialisme vulgaire » qui a fini par submerger entièrement, avec le stalinisme, la 3ème Internationale Communiste. Il est donc utile d’en démonter ici le raisonnement, afin d’en bien marquer l’antagonisme avec la théorie marxiste de la propriété capitaliste et des conditions objectives de son abolition qui est l’objet de cet ouvrage.

4.1 L’abolition superficielle de la propriété capitaliste

Dans un court passage souvent cité117 de la conclusion du livre I du Capital, le seul qu’il ait pu achever pour la publication, Marx compare la propriété capitaliste à une « enveloppe » qui ne peut plus contenir la production socialisée par la grande industrie. Il constate que, par élimination de la petite production, la propriété du capital s’est concentrée aux mains d’un petit nombre de « potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages », accaparent les richesses que les immenses progrès de la science et de ses applications ont permis de produire à foison en décuplant la puissance de travail. Laquelle, cependant, n’existe que dans et par « l’usage commun ». Puissance collective donc, dont les résultats sont appropriés et accumulés privativement par ces propriétaires du capital, usurpateurs de moins en moins nombreux à mesure que s’accroissent, comme par un jeu de vases communicants, « la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante… ». Mais alors, « le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés ».

Ces dernières lignes sont malencontreuses, et ont servi à nombre de socialistes vulgaires pour s’autoriser de Marx. Passons ici sur leur tonalité beaucoup trop déterministe: les forces productives se bloquent, le capitalisme ne peut plus se développer à cause de l’enveloppe de la propriété privée, donc celle-ci « se brise en éclats », alors qu’elle ne peut qu’être brisée, par une révolution (sinon le capitalisme se survit par le moyen des crises). Passons aussi sur ces propriétaires définis comme usurpateurs, formule trop simple car il suffirait alors de leur retirer « les avantages » qu’ils ont usurpés pour abolir le capital. Cette formule se rapproche de celle de Proudhon, la propriété c’est le vol, que Marx a fort bien critiquée. Retenons seulement, pour aller à l’essentiel, qu’il oppose l’enveloppe de la propriété capitaliste à une activité productive ayant atteint un très haut niveau de collectivisation et mettant en œuvre d’énormes moyens mécanisés très sophistiqués à contenu scientifique important et élevé. C’est-à-dire qu’il décrit une situation où la propriété juridique (des titres financiers, des droits), la propriété superficielle en ce qu’elle est détachée de la production, enserre celle-ci dans une « enveloppe » qui empêche que se poursuive son développement. Et, semble dire Marx dans ce court passage, si cette enveloppe « se brise en éclats », ou même, comme il aurait dû dire, si elle est brisée par une révolution, c’est-à-dire, dans les deux cas, si donc la propriété juridique de quelques propriétaires usurpateurs et monopoleurs disparaît, alors la propriété capitaliste est abolie; reste le contenu de l’enveloppe: la production socialisée, les producteurs associés, maintenant sans autres propriétaires qu’eux-mêmes. Ainsi, plus de propriétaires financiers serait synonyme de fin du rapport capitaliste de production. Ce serait oublier que la socialisation de la production qui est sous l’enveloppe de la propriété est celle du « travailleur collectif », de la division capitaliste du travail dont Marx a été le critique radical.

Mais avant de rappeler sa critique, observons qu’on trouve des formulations aussi malencontreuses dans quelques autres passages de ses brouillons préparatoires au Capital. Par exemple, quand il écrit qu’avec le développement de la socialisation de la production qui accompagne celui du capitalisme, « les moyens de production… cessent d’être moyens et produits de la production privée (la petite production, n.d.a.) et se bornent à être moyens de production entre les mains des producteurs associés, donc peuvent être leur propriété sociale, tout comme ils sont leur produit social »118. Il n’y a qu’un obstacle pour que cette possibilité devienne réalité, c’est « qu’à l’intérieur du système capitaliste lui-même, cette expropriation se présente sous une forme contradictoire en tant qu’appropriation par quelques uns de la propriété sociale »119. Ainsi, comme cette expropriation « s’étend du producteur direct aux petits et moyens capitalistes eux-mêmes », resteraient face à face les quelques gros propriétaires (donc en fait des actionnaires, des financiers), et les producteurs associés formant le fameux travailleur collectif qui, « ayant entre leurs mains », c’est-à-dire possédant au sens que nous avons donné à ce terme, les moyens de production, n’ont plus qu’à en devenir propriétaires collectivement (comme les artisans possédant leurs outils n’avaient plus qu’à en devenir propriétaires privés), en expropriant les expropriateurs qui les dominent et les exploitent. Ce passage d’un brouillon du Capital qui semble dire union de tous les salariés contre une poignée de « monopoleurs », était de ceux qu’aimaient citer les partis communistes vulgaires type PCF, à l’époque où ils cherchaient encore à se faire passer pour marxistes.

A s’en tenir à ces deux courtes citations, on pourrait donc croire que, pour Marx, la socialisation du travail qui existe sous « l’enveloppe » de la propriété financière n’a qu’à être libérée telle quelle, et les producteurs associés seraient du même coup propriétaires associés. Ce qui laisserait de côté tout ce qu’il a amplement développé par ailleurs, à savoir que les propriétaires en titre du capital sont de « simples propriétaires, simples capitalistes financiers »120, tandis que l’association des individus dans le procès de production est celle du « travailleur collectif » dans lequel les prolétaires n’ont rien « entre les mains », ne possèdent pas les moyens de production, en sont dépossédés par les capitalistes actifs, lesquels ne sont pas, en général, propriétaires en titre: ils représentent le capital en fonction. Mais comme ils travaillent à faire produire la plus-value, comme ils sont dans la production, l’idéologie bourgeoise les présente (cf. chapitre 3) comme de simples travailleurs comme les autres, confondant ainsi habilement sous le nom travail, « le travail consistant à exploiter » avec « celui qui est exploité »121 au lieu d’en voir l’antagonisme. Ce qu’il y a de socialisation dans « l’enveloppe » de la propriété financière se situe à l’intérieur de ce rapport de production antagonique. Ce n’est une association que pour autant que les rameurs dans la soute et les officiers sur le pont sont dans la même galère. La suppression de la propriété privée financière, c’est-à-dire la nationalisation, ne supprime pas à elle seule cet antagonisme. Elle laisse les puissances intellectuelles de la production exactement à leur place dans la division du travail capitaliste et dans leur rôle quant à l’organisation de la production. Celles-ci sont juste débarrassées du capital financier, qui se représente alors face à elles sous la forme de l’Etat propriétaire, centralisateur et dispensateur des ressources financières (planification).

Tout cela, le communisme vulgaire l’oublie. De sorte qu’il voit la nationalisation généralisée des entreprises, que la centralisation accentuée en vastes oligopoles des entreprises modernes rend effectivement immédiatement possible et aisée (et si adéquate à cette situation qu’elle a déjà été pratiquée souvent par des gouvernements bourgeois eux-mêmes!), comme la mesure révolutionnaire qui abolit le rapport d’appropriation capitaliste, et le capitalisme.

Ainsi, l’illusion juridique fait des nationalisations la fin du rapport de production capitaliste, assimilant ce dernier au seul rapport juridique de propriété. Engels a à ce sujet quelques formulations malheureuses, notamment dans certains passages de son Anti-Dühring (que Marx n’a pas corrigés). Ils sont un bon exemple du raisonnement erroné – dont s’empareront goulûment les communistes vulgaires – à propos des nationalisations122. Il explique d’abord que les nationalisations par « l’Etat des capitalistes » ne suppriment pas le rapport capitaliste, lequel est au contraire par là « poussé à son comble ». Fort bien. Il affirme ensuite qu’à partir de ce « comble », la solution pour supprimer ce rapport consiste à reconnaître « la nature sociale des forces productives modernes… Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes123 pour toute autre direction que la sienne ». Mais la question reste: qu’est-ce que cette « société » qui doit diriger? Le mot est encore plus vague que la notion des producteurs associés (le travailleur collectif) de Marx que nous avons relevé ci-dessus. Et aussi reste cette deuxième question, tout aussi déterminante, qu’est-ce que « prendre possession »? Engels tente de répondre à ces questions en écrivant que le capitalisme « montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement. Le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat… et également l’Etat en tant qu’Etat ». On est là en pleine confusion. Passons sur le fait que d’abord c’est la société qui s’empare des forces productives, puis le prolétariat seul qui s’empare du pouvoir d’Etat: on ne sait plus trop qui s’empare de quoi. Mais la confusion essentielle dans ce raisonnement est ailleurs. Elle est dans cette affirmation d’apparence logique que si le prolétariat s’empare de l’Etat, et celui-ci de la propriété, alors le prolétariat est aboli, donc aussi le capitalisme et l’Etat! Comme si s’emparer du pouvoir politique et militaire et de la propriété juridique des entreprises équivalait à abolir le rapport de production capitaliste, la domination des moyens de production et de leurs maîtres, possesseurs, sur les prolétaires. Comme si la division du travail qui pose les puissances intellectuelles comme possesseurs, et comme bourgeoisie, pouvait être abolie d’un seul coup.

En réalité, le raisonnement d’Engels dans ces pages repose complètement sur une double illusion. Premièrement, l’illusion qui affirme que propriété d’Etat est équivalente à propriété des prolétaires. Or l’Etat est toujours, comme tout Etat y compris l’Etat prolétarien, dans une relative extériorité par rapport aux individus de la classe qu’il organise et dont il représente l’intérêt général. Deuxièmement, la fameuse illusion juridique qui affirme que la propriété d’Etat abolit jusqu’à la racine de l’appropriation privée qui est, nous l’avons vu, la possession privée (la place dans les rapports dans lesquels les hommes produisent leur vie en produisant et s’appropriant ses conditions organiques). Engels produit en fait ici un raisonnement parfaitement circulaire: l’Etat seul propriétaire, au nom de la société ou des prolétaires, peu importe ici, c’est la suppression de la propriété privée. Laquelle est la suppression des classes, donc par définition celle de l’Etat, et avec elle, celle de la propriété que détient l’Etat. Finalement, l’Etat propriétaire est du même coup le non Etat, l’Etat non propriétaire. Et nous voilà, d’un seul coup, dans un système sans propriété particulière, dans le communisme. Ce raisonnement circulaire a été repris, sous une forme encore beaucoup plus simpliste, par tous les communistes vulgaires (et évidemment par le plus célèbre d’entre eux, Staline) pour qui l’Etat est prolétarien dans la mesure où il a supprimé la propriété privée en nationalisant, et les nationalisations sont prolétariennes, à la différence de celles pratiquées par les Etats bourgeois parce que l’Etat est prolétarien124.

Comme toujours, l’illusion juridique est illusion parce qu’elle néglige l’analyse des rapports d’appropriation concrets. Qui, dans cette activité, possède quels moyens, fait quoi, dans quelle division sociale du travail, s’approprie quoi, sont des caractéristiques concrètes, qui n’ont aucun contenu juridique en elles-mêmes. Engels, dans ces passages de l’Anti-Dühring, est dans cette illusion juridique parce qu’il n’y conçoit le capitaliste que comme le propriétaire financier, le rentier, le tondeur de coupons. Il y écrit en effet, à propos du capitaliste moderne: « Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Le capitaliste n’a plus aucune activité sociale hormis celle d’empocher les revenus, de détacher les coupons et de jouer à la Bourse… ». Le capitalisme en arrive même selon lui à « évincer » les capitalistes, « il les relègue dans la population superflue ». Quant aux fonctions capitalistes, en quoi le fait qu’elles soient exercées par des agents rémunérés ferait que ceux-ci ne seraient pas des capitalistes actifs?

Peut-être s’inspirait-il de Marx qui, dans un brouillon du Capital, écrivait: «… le simple directeur qui n’est à aucun titre possesseur du capital, ni comme emprunteur, ni autrement, remplit toutes les fonctions effectives que nécessite le capital actif en tant que tel; il s’ensuit que seul le fonctionnaire demeure, le capitaliste disparaît du procès de production comme superflu »125. Il est très curieux de pouvoir écrire qu’un directeur remplit toutes les fonctions du capitaliste, mais qu’il disparaît en tant que capitaliste! Sans doute Marx n’aurait pas maintenu cette formulation dans une version définitive. Quoi qu’il en soit, elle manifeste que, comme avec Engels, il lui arrivait de ne nommer capitaliste que le propriétaire privé qui, avec le développement de la concentration du capital et des sociétés par actions, disparaît du procès de production en même temps que la propriété financière, « avec l’extension du crédit prend un caractère social concentré dans les banques… ». Pour autant, « demeurent les fonctionnaires » qui exercent les fonctions propres au capital actif, au fonctionnement des moyens de production comme capital. Et ceux-là ne sont-ils pas alors collectivement des capitalistes, c’est-à-dire ceux qui organisent et reproduisent le rapport capitaliste, bien que sans droit de propriété, mais avec une possession, un pouvoir, et les revenus bien particuliers et avantageux qui en découlent? Ils le sont certainement, et par définition même de l’essence du capital comme rapport social de production. Et c’est bien ce qu’ont été, du moins dans leur ensemble en tant que classe et sauf exceptions individuelles, les fonctionnaires nommés par l’Etat à la tête des entreprises nationalisées dans l’ex-URSS. Dans ces cas, seule la propriété juridique et financière avait changé de maître en passant aux mains de l’Etat.

Qu’une révolution prolétarienne doive nationaliser, certes. Mais il faut alors aussi ne pas se leurrer sur les effets et les limites de cette étatisation. Les communistes vulgaires éliminent cette question en déclarant que la nationalisation revient à établir la propriété du prolétariat sur les moyens de production, puisque l’Etat est prolétarien! On retrouve là le raisonnement circulaire dénoncé ci-dessus, qu’ils brandissent sans cesse stupidement.

En réalité, l’Etat ne peut être, comme le disait Marx à propos de la Commune de Paris, qu’un « levier pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fondent l’existence des classes » (c’est-à-dire les rapports de production capitalistes, dont les puissances intellectuelles font partie). Et cela à condition que le prolétariat en garde le contrôle et puisse l’utiliser à cette fin « d’extirpation », ce qui ne va pas sans luttes contre l’Etat. Observons d’ailleurs que tant que l’Etat existe, c’est que les classes existent, donc en particulier le prolétariat comme classe dominée par les moyens de production, et leurs possesseurs. « Demeurent (encore) ces fonctionnaires », puisqu’il faut bien les utiliser le temps que « l’intellect général » devienne la possession de tous. L’existence même de l’Etat implique celle des prolétaires, indique qu’ils ne sont pas encore maîtres des conditions organiques, moyens de production et coopération sociale. Qu’ils n’ont conquis, en renversant l’Etat de la bourgeoisie, que quelques positions stratégiques importantes.

Parce qu’elles détiennent la science et maîtrisent ses applications, les puissances intellectuelles de la production semblent porteuses de l’efficacité. Il n’y aurait plus qu’à produire « l’abondance » supposée être synonyme de communisme. Produire, une fois les propriétaires financiers éliminés, serait une fonction purement technique du « travailleur collectif »! Le rapport antagonique qui oppose en son sein ces puissances aux prolétaires serait aboli comme par miracle! Tous ne feraient d’ailleurs qu’œuvrer dans l’intérêt des prolétaires parce qu’ils exécuteraient les directives de l’Etat fixées par le Plan, comme si ce Plan ne reflétait pas aussi plus ou moins le pouvoir des puissances intellectuelles126. Peu importerait que les uns décident de tout (selon la formule de Staline: « les cadres décident de tout »)127, et que les autres triment comme des stakhanovistes. Le contrôle ouvrier sur ces maîtres? Certes, il le faut, le plus possible. Mais il reste nécessairement plus ou moins limité par ce fait qu’on ne peut vraiment les contrôler qu’en contrôlant les moyens et les conditions de la production, en en acquérant la maîtrise que ces maîtres en ont. Et tel est l’objet de la continuation de la lutte de classe pendant la transition au communisme: l’appropriation de « l’intellect général », de toutes les conditions organiques, matérielles, intellectuelles et sociales, de la vie. Il ne suffit pas de proclamer à grands cris, ou d’écrire dans des lois et constitutions, « pouvoir populaire », « dictature du prolétariat », « conseils ouvriers », « démocratie radicale », etc., pour que ce qu’on entend par là devienne réalité. Ce qui compte le plus fondamentalement, c’est que les conditions concrètes rendent cela possible, que la possession des moyens concrets des diverses activités sociales, notamment de la production, soit réellement aux mains des prolétaires. Et ce n’est qu’alors qu’ils ne le sont plus, que l’Etat « s’éteint » pour reprendre l’expression d’Engels.

Observons aussi que l’Etat prouverait son caractère prolétarien, selon les communistes vulgaires, non pas seulement par les nationalisations, mais aussi parce qu’il assurerait le meilleur niveau de vie possible aux ouvriers: santé, congés payés, logements, loisirs, et bien sûr emploi, l’Etat pourvoirait à tout. Certes, dans la mesure, toute relative, où il décide de la production, il décide aussi de la distribution. Mais à la vérité, plus un Etat pourvoit à tout, et plus il est totalitaire, rendant les individus entièrement dépendants de lui, attendant tout de lui, passifs, soumis, niés dans leurs personnalités, dans leurs capacités créatrices128. Peut-être grassement nourris comme la chèvre de Mr. Seguin, mais comme elle, attachés. Lorsque l’Etat prétend tout maîtriser, tout organiser, parce qu’il se proclame le représentant du prolétariat (ou de « la société »), et à travers lui, de l’intérêt général de l’humanité, alors il prétend aussi, sans le dire, que les individus ne maîtrisent rien, n’organisent rien, ne sont que des sortes de plantes auxquelles il apporte l’engrais, la pluie et le beau temps. Si les individus étaient vraiment réellement et collectivement les maîtres, alors ce serait le moment où il n’y aurait plus d’organe spécial séparé qui exerce le pouvoir pour eux, à leur place, plus d’Etat en tant qu’institution spéciale. Tant que les prolétaires doivent à la fois réclamer le soutien de l’Etat, et s’opposer à lui, c’est évidemment qu’ils n’ont pas, pas encore pleinement, le pouvoir. Qu’ils doivent donc obliger l’Etat à faire, que leur pouvoir est dans la pression qu’ils peuvent exercer sur l’Etat, dans les nouvelles conditions créées par le renversement de l’Etat bourgeois, pour le contrôler et le contraindre à agir dans le sens de sa propre disparition comme de la disparition du prolétariat lui-même.

Finalement, qu’est-ce que la propriété nationalisée? C’est la propriété juridique et financière centralisée dans l’Etat. Dans cette fonction d’unique propriétaire, l’Etat est comme une sorte de Banque qui centralise tout le produit et le redistribue sous forme de moyens de production et de subsistance, selon un Plan supposé représenter la volonté collective. Ainsi, le capital financier n’est pas totalement supprimé, mais centralisé et administré par l’Etat, qui peut, ou pas, s’en servir comme une force contribuant à « extirper » les fondements du capitalisme. Cela suivant l’orientation qu’il donne au développement des forces productives (non seulement selon ses choix d’investissements selon les secteurs d’activité, mais aussi selon que les moyens choisis favorisent, ou pas, leur maîtrise par les travailleurs, ainsi qu’un mode de développement économe et respectueux de la planète). Cependant, les divergences pour s’attribuer le maximum de la richesse sociale, entre ce Financier unique qu’est devenu l’Etat et les puissances intellectuelles de la production dirigeant des unités de production particulière129, existent toujours, comme elles existaient entre elles et le capital financier privé. Mais d’une part, ces puissances sont affaiblies vis-à-vis du financier étatique, premièrement du fait qu’elles dépendent maintenant d’un employeur unique qu’elles ne peuvent plus menacer de quitter pour un autre, sinon en émigrant si c’est possible, et, deuxièmement et surtout, dans la mesure où cet Etat favorise la lutte du prolétariat pour prendre possession des moyens de production et du « général intellect ». Et d’autre part, subsistent aussi les bases d’une unité entre ces puissances dans la production et dans l’Etat pour exploiter le prolétariat (souvent au prétexte de « lutte pour la production ») et reproduire leurs positions privilégiées. Cette unité est le fondement de l’existence des « nouvelles bourgeoisies »130 qui ont conduit toutes les contre-révolutions, de l’URSS à la Chine, transformant de façon classique leur « possession » des moyens de la production en propriété financière et juridique leur appartenant privativement, et l’Etat en instrument de leur pouvoir exclusif. La possession opère toujours comme le fondement originel de la propriété privée (juridique), ou de sa restauration. Et c’est pourquoi, tant que cette possession n’est pas universelle, les classes existent toujours, et leurs luttes, et la possibilité d’une restauration du pouvoir bourgeois total.

Certes, les nationalisations sont nécessaires et utiles, pour s’emparer de la propriété financière, et à condition d’en faire un moyen, dans le cadre d’un procès révolutionnaire, pour réaliser la possession universelle du communisme qui abolit tous les rapports sociaux capitalistes et donc aussi leurs manifestations dans des phénomènes comme l’argent, le salariat, le profit, les classes, l’Etat, etc. Pour résumer ce que nous venons de dire de cette forme de propriété:

1°) c’est une simple centralisation de la propriété, non la possession sociale universelle, non l’abolition du rapport d’appropriation capitaliste dans l’activité;

2°) elle ne supprime pas la possession spécifique des puissances intellectuelles (i.e., la division capitaliste du travail au sein du « travailleur collectif »);

3°) elle n’établit pas le plein pouvoir de l’Etat de diriger l’économie à sa guise par un Plan;

4°) l’Etat propriétaire n’est pas la même chose que les prolétaires propriétaires.

D’ailleurs, et pour revenir sur ce dernier point, les prolétaires n’aboliraient évidemment pas le prolétariat s’ils cherchaient à être les nouveaux propriétaires particuliers à la place des anciens. L’abolition du prolétariat, c’est abolir toute propriété particulière qui soit fondement d’une classe en dominant et exploitant d’autres. Il a besoin d’un Etat qui soit une puissance pour lui dans cette lutte. Ce qui implique qu’il doit aussi s’opposer à cet Etat, dans la mesure où celui-ci connaît, tout à fait naturellement et inéluctablement, une tendance à se conserver, et même à se renforcer, comme pouvoir particulier. Tendance qu’il essaie en général de justifier par les arguments classiques de sa nécessité contre les ennemis tant intérieurs qu’extérieurs, ou de ses bienfaits comme Providence des prolétaires.

La nécessité de cette opposition à l’Etat était déjà défendue par Lénine qui constatait vers la fin de sa vie que les communistes et les prolétaires russes ne le dirigeaient pas mais, selon sa formule, étaient plutôt dirigés par lui. Ainsi par exemple, il s’opposa vigoureusement à Trotski qui prétendait que les syndicats n’avaient pas à s’occuper d’autre chose que de production, dont l’Etat redistribuerait ensuite les résultats. Il lui rétorqua que les syndicats étaient parfaitement dans leur rôle en critiquant l’Etat.

Ce n’est pas l’objet de cet ouvrage de discuter de la question du rôle contradictoire de l’Etat durant la transition au communisme, laquelle est justement le procès de son abolition à la racine. Mais concernant notre sujet, il est intéressant de remarquer qu’une limite de Lénine sur la théorie de l’Etat est liée à une conception confuse de la propriété. Recopiant quasiment une des quelques formulations malheureuses de Karl Marx131, il écrit dans l’Etat et la Révolution (1917) qu’une fois la propriété nationalisée, donc disparus les propriétaires (financiers) privés, chacun ne peut plus recevoir de rémunération que selon son travail, seuls les objets de consommation sont appropriables. Certes, c’est là une suppression réjouissante des rentes, des fortunes patrimoniales, des spéculations boursières, etc. Et effectivement, s’il y avait des différences de niveaux de vie entre les classes, il n’y avait pas de « milliardaires rouges » avant la pleine restauration de la propriété privée en URSS et en Chine. Mais comme ce travail diffère selon les qualités, « les talents » inégaux de chacun, le principe de « à chacun selon son travail » induit une inégalité de revenus, ce qui est encore « le droit bourgeois ». Lénine déduit fort justement de ce raisonnement de Marx que, puisqu’il y a droit bourgeois, c’est qu’il y a un Etat bourgeois pour l’édicter et l’appliquer. Problème: pour lui, la bourgeoisie a disparu en même temps que la propriété privée a disparu par la nationalisation. Il ose alors ce parfait oxymore: il y a « un Etat bourgeois sans bourgeoisie »132, lequel n’est pas sans rappeler la formule de Marx citée ci-dessus sur l’existence de fonctionnaires du capital sans celle de capitalistes.

Ce qui s’est passé pour Lénine (avant qu’instruit par l’expérience, il reconnaisse à maintes reprises que la bourgeoisie existait toujours en URSS, s’y reformait et s’y reproduisait sans cesse), c’est qu’il a oublié que la propriété financière est la forme la plus superficielle de la propriété bourgeoise. Du coup, il croit le rapport capitaliste aboli dans la production avec les nationalisations, et ne voit l’existence de rapports bourgeois, représentés par un « droit bourgeois », que dans la répartition inégale des moyens de consommation. Or, comme nous l’avons vu, non seulement il se trompe alors sur la portée des nationalisations, mais de plus il entre en contradiction avec l’analyse qui a démontré qu’un droit d’appropriation est toujours la manifestation d’un rapport d’appropriation réel sur les conditions de l’activité, que l’appropriation des résultats dépend de celle de l’activité elle-même. « A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elle-même »133. S’il y a droit bourgeois dans la répartition, c’est qu’il y a rapport d’appropriation bourgeois dans la production.

Mais ce qui chez Marx et Lénine n’était que des erreurs, contredites par eux-mêmes dans d’autres textes, prises de positions, et luttes politiques (et très clairement et systématiquement par Marx sur le plan théorique comme nous l’avons vu ci-dessus) fût développé et systématisé en un monument du communisme vulgaire par Staline et ses épigones. Pour rester sur le seul terrain de l’illusion juridique, nous avons déjà observé ci-dessus qu’elle avait atteint avec lui des sommets quand il proclamait qu’avec les nationalisations la propriété était celle « du peuple tout entier » en usant du fameux raisonnement circulaire: l’Etat est socialiste parce qu’il nationalise, la nationalisation est socialiste parce que l’Etat l’est! D’où il ressort que renforcer l’étatisation serait avancer vers la société communiste sans Etat! A la vérité, cela conduit surtout à conforter les prolétaires pour ce qu’ils sont dans le rapport capitaliste! Et le stakhanovisme fût un symbole concret de cette idéologie, l’ouvrier n’y étant affirmé et félicité que comme une bête à travailler toujours plus et plus durement, sous les ordres des cadres qui « décident de tout ».

Là où Marx met l’accent sur l’essentiel, le rapport d’appropriation dans l’activité générique, la production, et son essence historiquement déterminée, le distinguant du subsidiaire, le droit de propriété qui en découle au stade historique du monde des rapports marchands, Staline fait l’inverse, il fait découler les rapports de production du droit de propriété: propriété d’Etat = propriété de tous = rapport de production (d’appropriation) communiste. Ou, à l’inverse, propriété non nationalisée (par exemple les kolkhozes) = rapports marchands. Il découle du raisonnement stalinien que s’opposer à l’Etat est s’opposer au communisme. D’ailleurs, cette opposition ne peut pas être le fait des prolétaires, puisque toujours selon ce raisonnement, cela reviendrait à ce qu’ils s’opposent à eux-mêmes, l’Etat étant prolétarien. Elle ne peut donc être le fait que d’ennemis de classe, de saboteurs de la révolution qu’il faut éliminer. Et même, plus tard, que d’ennemis extérieurs, ou payés par l’extérieur, espions ou traîtres vendus, puisque Staline décrète en 1936 qu’il n’y a plus de classes en URSS134, donc plus d’ennemis intérieurs. Des espions et des traîtres, on les fusille! L’illusion juridique peut ainsi « justifier » la terreur juridique, le régime policier. Ce qui est une excellente raison de plus pour s’y opposer.

Nous avons déjà remarqué précédemment que le socialisme vulgaire n’engendrait pas qu’une domination étatique seulement policière, mais aussi une domination par la prise en charge bureaucratique de tous les besoins de la population: l’Etat se veut encore plus « Providence » qu’ailleurs comme il se veut aussi capable, pour y parvenir, de faire croître la production de sorte à « dépasser » les pays capitalistes. Que les ouvriers en URSS aient pu recevoir une proportion plus importante de la richesse sociale produite que dans les pays du capitalisme privé, sans doute (ceci en tenant compte évidemment des dépenses des guerres qui lui furent imposées). Par là, l’Etat pouvait apparaître comme un « Etat ouvrier ». Mais quoi qu’il en soit des avantages matériels, réels ou supposés (car la bureaucratie étatique absorbait aussi une large part de cette richesse), dont a pu bénéficier la classe ouvrière soviétique, et même si on les estime non négligeables sur le plan de la redistribution des biens de consommation, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit au fond:

1°) que de la reproduction de la classe ouvrière comme classe ouvrière;

2°) de l’autre face du totalitarisme étatique: le totalitarisme social en même temps que le totalitarisme policier. Le premier récompense, à proportion de leur soumission à l’Etat, ceux qui ont de « bons » comportements. Le deuxième punit les contestataires comme « asociaux ».

Ce bref détour sur l’échec historique du socialisme vulgaire qui a emporté la IIIème Internationale stalinienne a pour seul intérêt de montrer, par un exemple concret, que l’ignorance de l’essence de la propriété capitaliste qu’est l’illusion juridique peut aller jusqu’à être l’une des causes d’échec dramatique tel que celui là. Il illustre l’importance de l’affirmation posée au début de cet ouvrage, que pour abolir la propriété capitaliste, autrement dit la bourgeoisie, il faut savoir ce qu’elle est. Cela pouvait paraître stupide de proférer pareille évidence, mais l’analyse qui a été faite ici a montré que, l’évidence n’existe pas en la matière. Car nous avons vu que l’évidence était alors seulement le fait d’en rester à l’apparence superficielle que prend la propriété dans le droit et la finance. Aller à la racine du phénomène nécessitait de faire une analyse concrète des rapports des hommes, dans leurs activités, aux moyens de celles-ci propres à l’époque considérée, qui sont aussi leurs rapports entre eux – d’appropriation ou de production, comme on voudra – dans ces activités. Ceux qui ont la propriété, mais aussi ceux qui possèdent, au sens que nous avons donné à ces mots, les moyens du travail s’en approprient aussi le produit. Cela est une position que Marx a sans cesse argumentée et défendue tout au long de sa vie, en dehors de quelques passages que nous n’avons cités que pour la raison qu’ils ont servi justement à dénaturer son analyse.

Dès 1844, il écrivait: « le rapport du travailleur au travail engendre le rapport du travail au capitaliste (ou à tout autre maître du travail, quelque nom qu’on lui donne) »135. Que ce maître, donc, soit l’Etat, les puissances intellectuelles de la production, un capitaliste privé, etc. En 1846, dans une lettre où il critique Proudhon qui ne voit la propriété que comme un droit que chacun devrait avoir s’il ne lui avait pas été « volé » par d’autres, il écrivait encore: «… la division du travail et toutes les autres catégories de Mr. Proudhon sont des relations sociales, dont l’ensemble forme ce qu’on appelle actuellement: la propriété. La propriété bourgeoise, en dehors de ces relations, n’est rien qu’une illusion métaphysique ou juridique »136. Et encore en 1865: « La nature de cette propriété (bourgeoise, n.d.a.) ne pouvait être saisie que par une analyse critique de l’économie politique qui embrasse l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique ou de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c’est-à-dire comme rapports de production »137. La racine de la propriété est dans le faire, dans l’activité, dans le fait de posséder des facultés, des moyens, une fonction, qui déterminent tel ou tel comportement d’appropriation. Abolir le droit ne sera jamais abolir les faits qui produisent ce comportement. Quels faits abolir, nous le savons. Au-delà de la propriété financière, il s’agit, en dernière instance, des rapports capitalistes dans la production des moyens de la vie. Par quel procès les prolétaires peuvent-ils y parvenir? C’est ce dont il faut maintenant rappeler les grandes lignes générales, dont leurs luttes seules détermineront le cours concret.

4.2 L’abolition radicale de la propriété capitaliste

Tocqueville, aristocrate lucide converti en grand bourgeois libéral, écrivait en 1866: « La révolution française, qui a abolit les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a pourtant laisser subsister un, celui de la propriété… Le grand champ de bataille sera la propriété; et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires »138.

Engels et Marx lui avaient comme confirmé par avance dans le Manifeste du Parti Communiste que, en effet: « Dans tous ces mouvements (des prolétaires), ils (les communistes) mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement »139. Mais eux précisaient qu’il ne s’agissait pas d’abolir « la propriété » en général, mais « la propriété bourgeoise », pas seulement le droit de ces propriétaires, mais le rapport bourgeois d’appropriation dans l’activité.

Pour le bourgeois, la propriété individuelle des choses est tout puisqu’il ne se conçoit qu’ainsi, n’étant individu que par l’argent et toutes les choses qu’il permet d’acheter, qui ne sont rien de lui-même mais qui lui donnent une apparence et une puissance sur les autres. Peu lui importe que sa conception de l’individu privé et sa pratique de l’appropriation privée conduisent en fait à une aliénation (dépossession) généralisée de tous, y compris de lui-même. Tous individus privés en ce qu’ils le sont surtout de la maîtrise des conditions sociales de leur vie, et de ce fait entraînés à des comportements destructeurs et mortifères. Le bourgeois s’effraie, et veut effrayer avec lui le moindre petit propriétaire de quoi que ce soit, de tout perdre s’il perdait cette propriété privée du fait de l’action communiste des prolétaires. En fait, il transforme « la propriété réelle que les communistes veulent abolir… en ce concept abstrait, la propriété »140, dans lequel il met aussi bien des biens de consommation courants d’usage personnel et nécessaires à chacun, que des titres financiers, des immeubles, des moyens de production, en éludant la question de savoir pourquoi ce qui est le patrimoine produit par les générations passées, et dont l’usage est entièrement collectif, devrait être accumulé et appartenir à un petit nombre de propriétaires s’en servant pour accumuler d’avantage. Comme il élude celle de savoir pourquoi le droit bourgeois de propriété, formellement le même pour tous, repose sur le fait que ce n’est nullement le travail qui enrichit, mais la propriété du capital achetant et se soumettant le travail.

Nous avons vu dans les chapitres précédents, premièrement que la racine de toute propriété était dans l’appropriation réelle, active, des conditions de la production; deuxièmement que, dans le système capitaliste, ces conditions étaient appropriées non seulement par les financiers, mais aussi par les puissances intellectuelles; et enfin, troisièmement, que la contradiction entre ces puissances et les prolétaires constitue le noyau intime du rapport capitaliste dès lors que la science et ses applications jouent un rôle essentiel dans la production, l’ultime base sur laquelle repose encore l’existence des classes une fois les formes superficielles, apparentes, de la propriété bourgeoise abolies.

Il ne s’agit pas maintenant de présenter un « programme » qui tracerait par avance tout le chemin pour aller jusqu’à l’abolition de la propriété bourgeoise jusque dans ses racines ainsi analysées. Un tel « programme » dépend de multiples conditions concrètes, ne peut émerger que dans le cours de la lutte des prolétaires aboutissant à cette abolition. Mais il est par contre possible et utile aux développements de cette lutte, de montrer les conditions générales qui, soit déjà réunies par le capitalisme développé, soit pouvant l’être immédiatement sur ses bases existantes par le moyen de la révolution politique (qui a évidemment toujours immédiatement un caractère de révolution sociale commençante dans les rapports de production), constituent celles pouvant mener à cette abolition radicale.

Il s’agit pour les prolétaires de se supprimer comme prolétaires en s’appropriant jusqu’au patrimoine intellectuel de l’humanité, afin de s’approprier aussi pleinement par là son patrimoine matériel. C’est-à-dire s’approprier les résultats de tout le travail passé, lesquels se trouvent concentrés dans les sciences, les machines, les équipements, les villes, les transports, la nature cultivée, etc.

La première condition générale pour y parvenir est que ce patrimoine existe sous une forme appropriable par tous. C’est-à-dire sous une forme concentrée et universelle. Cela est presque entièrement réalisé avec le niveau de mondialisation atteint aujourd’hui. A l’époque de la petite production parcellaire, il ne pouvait être envisagé qu’une appropriation elle-même parcellaire, la propriété commune de milliers de métiers différents, ou d’une multitude de petites fermes isolées dans une semi autarcie, était impossible. Aujourd’hui, existe un patrimoine concentré et universel, face à des prolétaires dépossédés et déqualifiés dont la condition est aussi universelle, au point que les unités de production peuvent se déplacer sur la planète au gré des gains espérés sans rencontrer de grandes difficultés. Ce qui lui permet l’appropriation collective de tout ce travail passé. La science, plus largement « le général intellect », « le cerveau social », le « savoir social général », selon les expressions de Marx – dont nous avons déjà souligné le rôle essentiel dans la production de la vie (et de la mort) actuelle – représente tout particulièrement la forme la plus concentrée, la plus synthétique, la plus universelle des acquis des activités de l’humanité (leur « quintessence ») depuis les origines. Certes, cette concentration a été pour beaucoup l’œuvre du capital, qui a absorbé les savoirs parcellaires dans la science et l’a développée considérablement, mais, en en ayant fait ainsi sa propriété, selon ses propres buts « inhumains ». Néanmoins, la science, le « savoir social général » ainsi constitués sont une forme du patrimoine de l’humanité qui contient les éléments du « règne de la liberté » et qui rend ce patrimoine appropriable par tous. C’est-à-dire dont chacun peut s’approprier la part dont il a besoin pour exercer les activités qui lui conviennent, développer ses qualités et construire sa personnalité librement. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que tout le savoir social peut être approprié par un individu.

Mais il ne suffit pas que l’intellect général soit une forme des acquis accumulés de l’humanité appropriable par tous. Il faut encore que chacun puisse se l’approprier, s’en approprier ce qu’il veut pour l’enrichir de ses propres apports. Et là, il y a au moins deux conditions: du temps, et des luttes pour briser, pacifiquement ou non, la résistance des puissances intellectuelles à abandonner la possession qui fait leur domination. Elles présentent celle-ci comme celle de la science elle-même et comme une exigence d’efficacité, alors qu’il s’agit de leur possession exclusive de la science et de l’usage qu’elles en font, qui produit tant de catastrophes, tandis qu’il n’y a rien d’efficace à maintenir quelques milliards d’individus dans l’ignorance, l’aliénation et l’irresponsabilité, au lieu qu’ils puissent développer toutes leurs qualités et les mettre en œuvre collectivement.

Mais cette possession, les prolétaires ne peuvent pas s’en emparer en quelques jours, ou quelques mois. Pas plus donc qu’il ne leur est possible dans les débuts du procès d’abolition des rapports capitalistes de se passer du travail des intellectuels spécialisés qui ont cette possession, sous peine de l’immédiate désorganisation de la production, laquelle peut vite tourner en pénuries141. Il y faut une période de temps non négligeable relativement à la durée de la vie humaine. Et du temps libéré du travail contraint dans la production. « La propriété privée ne peut être abolie qu’à la condition que soit réalisé un développement complet des individus; ceux-ci se trouveront en effet en présence de forces productives et de formes d’échange de caractère multiforme (et très sophistiquées, n.d.a.), et seuls des individus dont le développement sera complet pourront se les assimiler, c’est-à-dire en faire l’activité libre de leur existence… »142.

Du temps libre pour ce « développement complet » des facultés individuelles est une condition essentielle pour l’abolition de la propriété privée. C’est cela que les communistes appellent « l’abondance », une abondance de facultés, de temps pour les exercer et les développer librement, donc de temps non soumis au travail contraint. C’est lorsque la domination du travail contraint est abolie pour tous, lorsque chacun peut s’adonner à un travail (activité) riche et volontaire en s’étant approprié pour cela ce qu’il voulait du savoir social général, que la propriété bourgeoise, et avec elle l’ensemble de ses manifestations (classes, Etat, argent, marchandise, marché, concurrence, guerres, chômage, misère, désastres écologiques, etc.), seront définitivement et complètement éradiquées. En développant formidablement la puissance productive, le capitalisme a créé et crée toujours beaucoup de temps « libre », mais il en fait du temps de loisirs aliénés, du temps de chômage et de misère pour un grand nombre, sans compter le temps qu’il dilapide dans des activités parasites d’innombrables bourgeois, dans des activités domestiques au service des bourgeois, dans des activités bureaucratiques et policières, dans la destruction et la réparation de ce qu’il détruit (biens matériels aussi bien que santé par exemple). Il crée du temps pour tout et n’importe quoi, sauf du temps pour que les masses puissent s’approprier cet intellect général et développer le travail riche. C’est en particulier dans la mesure où il constitue un point d’appui pour le prolétariat dans sa lutte pour abolir les contradictions puissances intellectuelles/prolétaires, dirigeants/exécutants, que l’Etat pourra être considéré comme « prolétarien ». Mais comme cette lutte entraîne aussi la réduction de son rôle, jusqu’à finalement, l’abolir lui-même (qui n’est que la manifestation de ces contradictions) en tant qu’organisme spécial doté d’un pouvoir général spécial, il déploiera aussi toujours, contradictoirement, une tendance à défendre sa survie, sa prétention à être le peuple, ou « la société », au dessus des individus. Il ne s’abolira pas de lui-même, il devra l’être. Il ne « s’éteindra » pas selon l’expression d’Engels; il sera éteint.

J’ai déjà assez largement exposé par ailleurs comment la lutte des prolétaires pour le temps libre et pour en faire un moyen de l’appropriation de l’intellect général pouvait aboutir à l’instauration d’un temps unique d’activités libres (fin de l’opposition temps de travail contraint/temps libre « à soi »)143. Je n’y reviendrai donc pas ici, sinon pour souligner en deux mots avec Marx le lien étroit qui existe entre la fin de la domination du travail contraint et celle de la propriété bourgeoise (qui est le début de la société communiste). Marx écrit en 1845 que « la propriété n’est rien d’autre que le travail matérialisé. Si on veut lui porter un coup fatal, il faut attaquer la propriété privée non seulement comme état objectif, il faut l’attaquer comme activité, comme travail ». Il s’agit bien d’attaquer le travail contraint, non pas tel qu’il existe depuis les origines, mais tel qu’il existe concrètement dans le rapport capitaliste de production, c’est-à-dire cette « activité asservie, inhumaine, antisociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée », travail salarié dans lequel « le travailleur est l’esclave du capital »144. Ainsi, si on veut la résumer en une formule, la réponse à la question: qu’est-ce qu’abolir radicalement la propriété capitaliste? est: c’est abolir le travail aliéné qui est le travail contraint de l’époque capitaliste. C’est abolir le fait dans l’activité humaine concrète et historiquement déterminée, et non pas seulement comme un « état » fixé dans le droit.

Ce sont maintenant les résultats de cette « attaque » de la propriété privée « comme activité » que nous allons esquisser dans leurs grandes lignes générales pour conclure.

4.3 Le rapport d’appropriation que les communistes veulent établir

La lutte des prolétaires pour s’attaquer au travail comme « activité asservie » et aliénante est la lutte communiste. C’est elle qui conduit à cette phase finale de la transition dont Marx esquissait la caractéristique comme ce moment où « auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital… »145.

Pourquoi le travail serait-il devenu jouissance, bien que toujours effort, à ce point qu’il deviendrait le premier besoin vital? Bien sûr parce qu’il s’agit alors non plus du travail contraint et aliéné, mais du travail riche. Un travail qui serait alors une activité qui satisferait et créerait à la fois des besoins toujours plus élevés, dans les domaines scientifiques aussi bien qu’artistiques et intellectuels les plus variés, qui développerait les capacités des individus à les satisfaire, à en faire des besoins enrichissant toutes leurs facultés personnelles (non seulement cérébrales, mais aussi manuelles et corporelles, et tous leurs sens), des besoins de leur être et le construisant comme personnalité. « Qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances…? Sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu’on appelle nature que sur celle de sa propre nature. Sinon l’élaboration absolue de ses aptitudes créatrices…? »146.

Le travail riche est l’activité qui produit cette richesse ainsi caractérisée. Pour exercer une telle activité, il faut s’emparer des moyens adéquats. Cela, c’est s’approprier la possession réelle, maîtriser, savoir se servir de ce dont on s’empare, posséder les conditions de l’activité qui produit ce dont on veut s’emparer, les besoins qu’on veut satisfaire.

Seule une telle appropriation permet une activité qui soit un développement des individus enrichissant leur personnalité. Et une telle activité, maîtrisée parce qu’ils en possèdent les moyens et conditions, par laquelle ils transforment tout – la nature, ces moyens, eux-mêmes, leurs besoins, leurs rapports (la société) – selon des buts qu’ils se fixent, est doublement jouissance: premièrement, jouissance de réussir à atteindre des buts élevés, à surmonter des obstacles, à créer, et, deuxièmement, jouissance de constater autrui jouir des résultats de cette activité, et donc reconnaître l’humanité de son auteur147.

Examinons maintenant un aspect de l’appropriation communiste telle que la décrivent les bourgeois. Pour ces gens qui ne conçoivent pas l’individu hors de son aliénation dans la propriété privée, elle n’est qu’un « collectivisme » qui ôterait à l’individu toute autonomie, tout développement personnel, où ils ne seraient que les éléments uniformisés d’un troupeau. Cette uniformisation est vraie du mode de vie bourgeois chosifié lui-même où les individus ne se distinguent en général que par la quantité d’argent et de choses dont ils disposent, et où la créativité de l’immense majorité est niée, les aptitudes individuelles étouffées dans l’œuf si elles ne peuvent être aliénées au capital. Cela est tout particulièrement vrai des sociétés étatisées à l’extrême du type stalinien, et évidemment encore bien plus de celles de type fasciste. Mais c’est tout autre chose qui se développe avec l’appropriation communiste, puisque avec elle et le travail riche tel que les caractéristiques générales en ont été esquissées ci-dessus, c’est le libre développement de toutes les aptitudes individuelles, la construction de la personnalité propre à chacun, l’individu dans son plein épanouissement personnel, qui sont à la base des rapports sociaux, qui déterminent la société. En permettant l’appropriation par chacun du savoir social général, et des moyens qu’il commande, c’est bien une propriété individuelle qu’instaure le communisme, « la propriété individuelle fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste »148.

Pleine propriété (au sens alors de possession) individuelle signifie, comme nous l’avons dit, que chacun est en situation d’y puiser librement ce qui lui est nécessaire pour développer ses talents particuliers, en acquérir d’autres, explorer de nouveaux domaines. Et signifie aussi que, ce faisant, son activité enrichit le patrimoine commun. Plus les échanges sont riches de talents et de savoirs, et plus chacun de ceux qui échangent peuvent faire leur miel, et du meilleur. Et comme cette activité riche est jouissance, donc que l’individu l’exerce librement, il n’est pas soucieux d’en compter la peine ni les heures. Etant dans la liberté, l’activité d’abord comme besoin et jouissance pour lui, il est aussi dans la gratuité, il n’y a plus la médiation de l’argent comme représentant de la quantité de travail social149. Finalement, la propriété privée intellectuelle étant abolie, le savoir social général à la portée de tous, il apparaît clairement que la personnalité de chacun est d’autant plus riche qu’est riche celle de tous, dont il peut s’enrichir150. Voilà ce que signifie « appropriation collective »: appropriation réciproque des talents individuels comme moyen du développement de sa personnalité, mise en œuvre collective de ces talents comme moyen d’accroître la maîtrise des hommes sur la nature, et le développement « de leur propre nature ». Ces rapports sociaux déterminent une activité appropriée, dans le double sens que les individus en possèdent les moyens, qu’elle est leur propriété (possession), et aussi qu’elle est appropriée (adéquate, conforme) à leur nature humaine d’auto-construction.

Le capitalisme en arrive à transformer les hommes en choses, en sortes de robots ou de marionnettes, les uns fonctionnaires stipendiés du vrai maître du capital, les autres ses esclaves. Personne, pas même ces fonctionnaires, bien qu’ils apparaissent comme les maîtres et s’imaginent l’être à leur guise, n’y domine le cours des choses, l’engrenage des crises et des guerres, le développement de la misère, des famines, des pandémies, tous ces morts chaque année par millions alors même, et c’est là la condamnation la plus évidente du système, que jamais les hommes n’ont produit aussi facilement autant de richesses, que tous les moyens existent en abondance qui pourraient faire fleurir partout la vie, une toute autre et bien meilleure vie. Tels sont quelques uns des résultats généraux du rapport d’appropriation capitaliste. Autrement dit, il produit des hommes dépossédés de la maîtrise des conditions et des moyens de leur vie qu’ils ont eux-mêmes créés, mais qui se sont autonomisés en forces les dominant aveuglément – phénomène qui a pour nom l’aliénation – parce qu’il s’agit de forces dont le caractère social est nié par la propriété privée, et qui resurgit alors comme force de ces choses et institutions hors de ces individus privés qui ne peuvent pas les faire leurs. Cependant, cette aliénation bourgeoise est une pure création humaine, et ce que des hommes ont créé, d’autres peuvent le détruire.

Nous avons vu (cf. chapitre1) que l’essence humaine de l’homme concret est historique et sociale, sans cesse transformée. Et que l’aliénation – qui est que cette essence n’est pas adéquate à la nature humaine – l’est donc aussi. Par exemple, c’est seulement dans la société bourgeoise qu’elle a pour caractéristique d’être la domination sur les hommes de simples choses, (argent, marchandises, machines, bureaucraties) qu’ils ont eux-mêmes créées, mais qui leur échappent et les dépossèdent de la maîtrise des conditions organiques de leurs vies151. Dans une forme primitive, telle que l’aliénation religieuse, dont Marx disait «… l’homme, tant qu’il est sous l’emprise de la religion, ne peut réaliser son être qu’en en faisant un être étranger et imaginaire… »152, elle trouvait un fondement dans la domination sur les hommes de forces naturelles inexpliquées. Il fallait attendre qu’elles soient expliquées pour expliquer la religion. Tandis que l’aliénation capitaliste résulte du seul rapport social d’appropriation (de production), ce n’est pas un rapport avec la nature qu’il faut d’abord transformer en perfectionnant la puissance productive mais un rapport entre des classes qu’il faut abolir.

Le procès révolutionnaire menant à cette abolition, au communisme, n’est évidemment pas l’abolition d’une aliénation en général, qui n’existe pas, mais de celle qui existe, celle du travail aliéné par le rapport capitaliste (et qui est aussi, comme nous l’avons vu à la section 4.2 précédente, l’abolition de la propriété capitaliste). Le prolétariat ne lutte pas philosophiquement contre la scission entre l’essence humaine capitaliste et la nature humaine. Il lutte contre toutes les manifestations concrètes du rapport d’appropriation capitaliste, le salariat, le profit, la finance, la pénibilité du travail, le chômage, etc. C’est parce qu’il est amené à poursuivre cette lutte jusqu’au bout, sauf à rouler sans cesse le rocher de Sisyphe, qu’il en arrive à la nécessité d’abolir radicalement la propriété capitaliste en abolissant le travail aliéné. « L’homme crie où son fer le ronge / et sa plaie engendre un soleil / plus beau que les anciens mensonges » (Aragon).

Et ce soleil que dévoile le procès révolutionnaire ainsi poussé jusqu’au bout, c’est la liberté.

Dans sa célèbre métaphore de l’Abeille et l’Architecte153, Karl Marx expose que les hommes se distinguent des animaux en ce que leurs rapports à la nature sont médiatisés par des moyens qu’ils fabriquent selon l’effet qu’ils cherchent à atteindre, la transformation qu’ils veulent faire subir à tel ou tel élément, vivant ou inerte, de la nature. Autrement dit, leur caractère humain se manifeste parce qu’ils produisent, parce qu’ils atteignent un but qu’ils se sont fixés consciemment, grâce à des moyens qu’ils ont fabriqués tout aussi consciemment pour cela, qu’ils possèdent. Ce caractère, c’est, finalement, une liberté conquise sur la nécessité, une expression de leur volonté qui accroît leur puissance, leur autonomie par rapport à leur environnement naturel. L’activité adéquate à la nature humaine, c’est celle de l’Architecte, c’est la conquête permanente, jamais achevée, de la liberté. Il n’y a de liberté, du moins jusqu’à nos jours où elle se rapporte à la nécessité de forces extérieures, que dans l’activité d’appropriation et d’élargissement des conditions organiques de la vie, des moyens matériels, intellectuels et sociaux créés par les hommes pour s’approprier, domestiquer la nature. Plus de liberté, c’est plus de cette appropriation, c’est s’affranchir des dominations naturelles qui obligent à la malédiction antique de « travailler à la sueur de son front », comme ce sera demain s’affranchir des dominations sociales propres à l’aliénation capitaliste. Et le premier affranchissement par rapport à la nécessité, aujourd’hui à portée de main, est la condition du deuxième qui constitue un stade qualitativement supérieur de la liberté.

Le travail en général est toujours, depuis les origines, effort de dépassement pour « surmonter des obstacles » et le travail comme activité maîtrisée, selon un but et des moyens qu’on se donne, l’activité de l’Architecte, est un exercice de la liberté humaine qui peut la produire plus ample154. Engels écrivait que « la liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée, par là même, de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées »155. Mais la nécessité qu’affronte l’activité humaine pour la transformer en liberté n’est pas formée que des lois naturelles. Elle est aussi formée des conditions sociales, matérielles et intellectuelles, ensemble des rapports sociaux et idéologie dominante que les hommes trouvent, léguées par les générations précédentes qui les déterminent et dominent et qu’ils doivent aussi transformer pour surmonter de nouveaux obstacles, atteindre de nouveaux buts, ce qu’on peut appeler une nécessité sociale.

Améliorant une formulation de Hegel (la liberté est la nécessité comprise), Lénine écrivait que « la liberté est l’intelligence de la nécessité ». C’est-à-dire non pas une compréhension passive mais active: comment utiliser la connaissance des lois naturelles et des systèmes sociaux à son profit? Comment domestiquer, dans les limites de ces lois naturelles, les forces et ressources de la nature pour son usage, pour réduire le domaine de la nécessité? Comment, dans quelles limites, modifier les rapports sociaux pour accroître la puissance, l’efficacité du travail social, étendre le domaine de la liberté? Ainsi, la liberté est son propre résultat. Elle est l’activité d’appropriation dont le résultat est de réduire toujours d’avantage le domaine de la nécessité.

Mais jusqu’ici, on n’a encore défini la liberté que comme l’activité générale des hommes créant et s’appropriant toujours plus de conditions de leur vie. Poser la liberté comme cette activité de création et d’appropriation, c’est rompre avec la conception des bourgeois qui posent la liberté comme un idéal abstrait sans contenu dans l’activité concrète et, quand ils prétendent être concrets, ne font que parler de liberté ou de l’écrire dans des lois dont le contenu essentiel est la liberté des capitalistes de s’approprier le travail d’autrui. Aujourd’hui, après un siècle de colonialisme, de guerres mondiales, de fascismes, et alors que le capital oligopolistique règne sans partage sur tous les moyens d’information et de formation et que la démocratie bourgeoise n’est plus qu’un totalitarisme, cette conception survit chez certains petits bourgeois, comme une opposition idéaliste à ces faits, comme un idéalisme de la liberté qui, comme autrefois Stirner, la conçoit comme individualisme, « comme autodétermination, détachement du monde réel, comme liberté purement imaginaire de l’esprit » (indépendance de l’individu vis-à-vis de la société, idéalisme du « moi », des « droits de l’homme », de la simple formule, tel par exemple le célèbre « il est interdit d’interdire », etc.), alors que les matérialistes la définissent « comme puissance, comme maîtrise des situations et des rapports où vit un individu »156.

La formulation de Lénine définit parfaitement la liberté pour toute la période de l’histoire de l’humanité où domine la nécessité, mais à condition d’inclure dans le mot nécessité ce que nous avons appelé ci-dessus la nécessité sociale. Dans la Russie du début du 20ème siècle dominait aussi la nécessité naturelle. Mais dans un pays capitaliste avancé, ce n’est plus le cas: la liberté se pose comme antagonisme avec le travail aliéné. Et nous avons vu que cette aliénation propre à ce capitalisme n’était pas une conséquence du travail en soi, mais du travail tel que l’organise et le détermine le rapport capitaliste, du travail en tant que divisé de manière antagonique entre des prolétaires dépossédés de moyens de production, et propriétaires, à différents titres, de ces moyens. Elle n’est donc pas la conséquence directe du rapport liberté/nécessité naturelle qui est une caractéristique de toute la période historique, « préhistoire de l’humanité », selon Marx, qui va des origines à nos jours, où le travail contraint domine dans le rapport hommes/nature mais dans laquelle il y a néanmoins toujours une « liberté possible », celle de l’Architecte, ou, pour parler de l’ensemble des individus, celle qui consiste à ce « que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus conformes à leur nature humaine »157.

Ainsi, cette non liberté qu’est le travail aliéné (et l’aliénation capitaliste en général) n’est pas induite par la plus ou moins grande domination de nécessités naturelles comme l’est le travail contraint en général, mais seulement par l’existence de ce rapport social particulier, la propriété capitaliste, seulement par une nécessité sociale, des conditions sociales qui se trouvent déjà là et dans lesquelles l’individu particulier est d’abord nécessairement placé (la domination des moyens de production sur les prolétaires, celle de l’argent et des marchandises – les « lois du marché » – sur tous, ainsi que celle de l’Etat, etc.). S’agissant d’un obstacle purement social, il peut être surmonté par une volonté sociale: la lutte des prolétaires. Laquelle est la seule action possible de leur liberté dans le capitalisme et dans la mesure, évidemment, où elle est intelligence de cette nécessité sociale, c’est-à-dire où elle dispose d’une connaissance suffisamment précise de la réalité des conditions organiques, objectives pour déterminer le champ du possible, ce qu’il est possible aux prolétaires de s’approprier dans l’immédiat et aussi ses limites, les obstacles qui restent à surmonter et qui nécessitent de poursuivre le procès révolutionnaire jusqu’à l’abolition radicale de la condition de prolétaire.

Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, la réduction de la quantité de travail contraint, et donc aliéné, en ce qui concerne les pays capitalistes, était une perspective qui s’esquissait déjà suffisamment dans les lois même du mouvement de la reproduction du capital, lois que Marx avait si brillamment découvertes, qu’il pouvait déjà en déduire la possibilité pour le développement du travail riche et toute la potentialité révolutionnaire que cela contenait pour avancer vers un nouveau stade historique de la conquête de la liberté par les hommes (nous verrons plus loin pourquoi on peut parler de nouveau stade). Néanmoins, il ne pouvait envisager, dans un premier temps du procès révolutionnaire et compte tenu d’un niveau de développement des forces productives encore insuffisant pour supprimer le travail contraint, même en Angleterre, qu’une réduction drastique de ce travail, obtenu notamment par une réorganisation rationnelle et économe du travail social et par un partage entre tous du travail contraint ainsi réduit au minimum. Comme l’écrivait Engels: « Il est évident que la société ne peut s’émanciper sans émanciper chaque individu. En conséquence, l’ancien mode de production doit, de toute nécessité, être bouleversé de fonds en comble, et ce qui doit disparaître, c’est avant tout la vieille division du travail. Il faut la remplacer par une organisation de la production où, d’un côté, aucun individu ne peut se décharger sur d’autres de sa part de travail productif, condition naturelle de l’existence humaine; où, de l’autre côté, de moyen d’asservissement, le travail productif devient moyen de libération des hommes, en offrant à chaque individu la possibilité de développer et de mettre en œuvre, dans toutes les directions, l’ensemble de ses capacités physiques et intellectuelles, et où – de fardeau qu’il était – le travail devient plaisir »158.

Il est évident qu’aujourd’hui la puissance productive des sciences et des machines est devenue telle que la société pourrait assurer un très bon niveau de vie matériel à tous et réduire à peu de choses, relativement à la durée de la vie humaine, la part de travail contraint, répulsif, que chacun devrait assumer. L’affirmation d’Engels, plutôt prémonitoire à son époque, est au contraire toute d’actualité aujourd’hui, quand il disait: « La possibilité d’assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la société une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue matériel et s’enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi l’épanouissement et l’exercice libres et complets de leurs dispositions physiques et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd’hui pour la première fois, mais elle existe »159.

Réduit à environ une ou deux heures par jour, dans l’immédiat d’une prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, le travail contraint ne dominerait, ni ne caractériserait plus l’activité humaine. Le développement du travail riche pourrait s’épanouir. Et alors, ce sera le nouveau stade historique de la liberté que nous avons évoqué ci-dessus, et que Marx, dans un passage célèbre, décrit comme celui du « véritable royaume de la liberté… La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail »160. Royaume qui « commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur », où, au contraire, l’activité est seulement dictée par les besoins propres à chaque individu, à l’épanouissement et à l’accroissement de toutes ses facultés, de toutes ses aptitudes qu’il souhaite cultiver161.

L’ancien stade est celui où la liberté n’était que dans la capacité des hommes d’une époque donnée à réduire au mieux l’empire de la nécessité, à produire leur vie dans les conditions les moins pénibles possibles, à surmonter les obstacles qu’y opposait la nature, bref, à travailler pour vivre, dans des tâches le plus souvent pénibles, routinières, répulsives, qui étaient imposées par des conditions extérieures aux individus et qui les occupaient tant, presque tous, que seule une minorité qui s’en était exemptée pouvait développer des facultés intellectuelles et artistiques d’une certaine ampleur. Le nouveau stade se caractérise par la fin de la domination de ce travail contraint, jusque dans sa forme de travail aliéné dans le rapport capitaliste travail intellectuel/travail d’exécution (domination des conditions et moyens de la production sur les producteurs) et par l’épanouissement de l’activité librement choisie par chacun selon les domaines qu’il ressent le besoin d’explorer et de s’approprier. C’est « le développement des forces humaines comme fin en soi »162 et non plus seulement pour arracher les conditions de sa vie à la nature.

En quoi le travail riche – ou travail libre, liberté – est-il un développement de l’homme adéquat à sa nature humaine, une construction humaine de l’homme? Parce qu’alors, le besoin de l’individu n’est plus « privé », c’est-à-dire privé de rapports avec les autres qui permettent l’enrichissement vrai d’aptitudes, de qualités, de capacités, de jouissances, etc. Il n’est plus borné au besoin de s’approprier le maximum qu’il peut du travail d’autrui sous forme d’argent, ce qui amène la domination vulgaire, sordide et putride de l’argent sur les comportements. N’ayant plus besoin d’aliéner son travail par nécessité, celle-ci étant surmontée pour l’essentiel, il travaille librement. C’est-à-dire que son besoin de travailler n’est plus dicté que par son besoin humain de liaison au monde, n’est plus que sa réponse aux besoins que suscitent en lui tout son environnement, la nature et les autres, par laquelle il veut exister comme membre de la communauté des hommes. Ce qu’il veut s’approprier, ce n’est pas tant des choses, de l’argent mais des aptitudes, des connaissances dans de multiples domaines, une puissance personnelle plus ample qui lui permettent de participer au monde en y exerçant et y éprouvant toutes ses facultés: physiques, intellectuelles, sensitives, etc. Et plus et mieux chacun pourra les exercer, plus et mieux il sera reconnu et chéri par les autres, la société, comme une part précieuse d’eux-mêmes se construisant aussi de ces échanges; plus chacun sera individu social, individu pleinement libre parce que pleinement social, et réciproquement.

Cette société d’individus sociaux ou individus libres, c’est une société où la propriété privée sous toutes ses formes (droit de propriété et divisions capitalistes du travail), a été abolie, donc où les individus « privés » et les classes n’existent plus. Cette société, c’est une Communauté. Il n’y a que dans une telle Communauté que tous peuvent développer et élargir leurs aptitudes en les enrichissant de celles des autres et avoir une activité libre. Il n’y a que dans la Communauté que l’homme peut se construire comme homme, comme une manifestation historiquement développée de sa nature humaine. « C’est seulement dans la Communauté, avec d’autres, que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens; c’est seulement dans la Communauté que la liberté personnelle est donc possible »163. Cette Communauté est donc finalement autant la condition de la liberté, dans un contenu nouveau où elle est débarrassée de la domination de la nécessité « préhistorique » du travail contraint (ce qui n’était évidemment pas la situation des communautés primitives), que le résultat de la suppression du travail aliéné (forme de ce travail contraint sous le capitalisme due à une nécessité sociale). Si le bourgeois ne peut, au contraire, concevoir la société que comme une puissance étrangère à l’individu, qu’elle soit le marché ou l’Etat, et dans le cas de l’Etat comme un collectivisme uniformisant (ce qu’est d’ailleurs tout autant le marché, bien qu’il le prenne pour la liberté), c’est qu’il ne conçoit la liberté que dans le privé – laquelle est alors, comme nous l’avons vu, bien plutôt dépossession, aliénation, « servitude (au mieux) volontaire » à l’Etat.

Nous avons déjà résumé l’abolition de la propriété bourgeoise comme celle du travail aliéné (i.e., de l’aliénation bourgeoise). Au terme de cette analyse, nous savons que cette abolition sera le résultat d’un procès révolutionnaire par lequel sera abolie jusqu’à la contradiction intellectuels/prolétaires, et par lequel, à l’inverse, se développera le travail riche, autrement dit l’activité libre pour tous. Et enfin nous savons que la Communauté ou association des individus sociaux (individus libres) est le résultat et la condition du « règne de la liberté », remplaçant celui où elle restait soumise à des nécessités extérieures. Ainsi, nous savons maintenant que l’abolition radicale de la propriété bourgeoise se confond avec l’instauration de cette Communauté. On retrouve donc ici la vieille formulation du Manifeste du Parti Communiste écrit par Marx-Engels: « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: abolition de la propriété privée ». Abolition du travail aliéné = abolition de la propriété bourgeoise à sa racine = communauté = puissance d’appropriation individuelle démultipliée jusqu’aux limites extrêmes des capacités humaines = liberté. C’est bien pourquoi, on peut conclure que la réponse à la question: quel est le mode d’appropriation que les communistes veulent établir? est: la liberté.

Mais quittons l’horizon plus ou moins lointain de la liberté dans la Communauté des individus sociaux164 pour en revenir à la liberté aujourd’hui. C’est-à-dire, comme nous l’avons vu, une activité qui n’a pas tant à s’attaquer à la domination de la nécessité naturelle qu’à celle de la nécessité sociale qu’impose le rapport capitaliste et qui s’oppose à la liberté.

Pour les prolétaires, seule classe révolutionnaire jusqu’au bout pour des raisons que nous n’avons pas à rappeler ici, la seule liberté possible, la seule action qui puisse être une manifestation de leur liberté consiste à s’organiser en classe contre la bourgeoisie pour la renverser. Leur liberté n’est que leur puissance contre la nécessité capitaliste. Puissance qui n’est que dans le combat de classe, organisé, centralisé, maîtrisé consciemment et mené à terme. Dans l’individualisme, qui annone qu’être organisé, se soumettre à une discipline de combat, c’est être embrigadé, perdre sa liberté (faut-il être sot pour imaginer perdre ce que l’individu privé n’a pas, même quand il se persuade n’avoir ni Dieu ni Maître!), il n’y a qu’impuissance, non liberté.

Il n’y a qu’une voie possible pour mener cette lutte, celle qui reconnaît que les conditions actuelles permettent et exigent de mettre au centre des objectifs qu’une révolution politique détruisant l’Etat bourgeois devrait réaliser celui de réduire drastiquement le temps de travail et d’entreprendre immédiatement la lutte – pacifique ou non – pour l’abolition de la division capitaliste du travail puissances intellectuelles/prolétaires, et pour le développement du travail riche. Elle s’oppose à celle qui aujourd’hui, sous l’appellation d’antilibéralisme, cherche à rameuter les prolétaires dans le soutien à un capitalisme soi-disant réformé et équitable, débarrassé des « excès » du capital financier. Il ne s’agit là que du vieux discours du socialisme vulgaire: haro sur la finance cosmopolite (mondialisée), étatisme renforcé, protectionnisme, nationalisme plus ou moins exacerbé. Non seulement renforcer les pouvoirs de l’Etat est exactement le contraire d’un progrès de la liberté mais bien celui d’une domination et dépossession accrues des individus. Non seulement cette voie, dite « de gauche », ne ferait que reproduire le capital et les prolétaires en tant que prolétaires, mais on sait, depuis la grande crise des années 30, que ce capital, étatisé ou pas, est arrivé à un niveau de développement de la productivité où il ne se développe qu’en accroissant la masse des travailleurs précarisés, « travailleurs pauvres » dont le revenu est en dessous du strict minimum vital, chômeurs et érémistes. On sait même pire, que cette voie ne mène, au bout de sa logique interne et la crise s’aggravant, qu’à des fascismes et à des guerres.

C’est pourquoi, plus que jamais, il faut opposer au communisme vulgaire de la « gauche de la gauche » (la gauche tout court, comme le P.S. en France, ayant abandonné toute idée socialiste, même la plus vulgaire qui soit) la voie révolutionnaire marxiste vers l’abolition du travail aliéné et, partant, de la propriété bourgeoise.

Tom Thomas

Décembre 2006

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NOTES

Les citations tirées des Editions Sociales seront indiquées E.S. avec pour le Capital, I, II, III, pour les livres, et 1, 2, 3, pour les tomes; I.A. pour l’Idéologie Allemande (édition 1976); Gr. pour les Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858, édition 1980, tomes I et II); et TPV pour les Théories sur la plus-value (éditions 1974, tomes I à IV). Celles tirées de la Pléiade seront indiquées Pl I et Pl II pour les œuvres économiques, Pl III pour les œuvres philosophiques.

1 En 1865, dans une lettre à J. B. von Schweitzer, Pl. I, p. 1453.

2 Manifeste du P.C., éd. Pékin, p. 50 et 58.

3 A quoi s’ajoute une interprétation mécanique et dogmatique de l’importance des nationalisations dans les premiers temps de la révolution soviétique, que Lénine présentait lui-même pourtant comme n’étant qu’une façon de passer de la petite production à la grande, étape nécessaire avant de pouvoir passer à la socialisation communiste de la production. Sur ce que pensait Lénine de l’Etat soviétique à son époque, voir T. Thomas,  A propos des révolutions du 20ème siècle, ou le détour irlandais.

4 K. Marx, Contribution à la Critique de l’Economie Politique, E.S., p. 166.

5 K. Marx, Critique du Droit Politique Hégélien, E.S., p. 171, souligné par Marx.

6 Marx, I.A., E.S., p. 15.

7 Gr. I, E.S., p. 428.

8 Une des premières ébauches connues, le fameux code d’Hammourabi, est d’environ 1760 avant J. C.

9 Gr. I, E.S., p. 431.

10 Ibidem, p. 430, souligné par moi T. T.

11 K. Marx, Contribution à la Critique de l’Economie Politique, E.S., p. 153.

12 K. Marx, Gr. I, p. 414.

13 Ibidem, p. 429.

14 Il ne s’agit évidemment que d’une caractéristique générale, les sociétés communautaires ayant connu une multitude de formes concrètes diverses en évoluant des clans prédateurs jusqu’aux formes dégénérées féodales.

15 Ibidem, p. 412.

16 « La propriété n’est pas la propriété de l’individu séparé de la communauté: il n’en est que le possesseur », ibidem, p. 414.

17 Ibidem, p. 411.

18 Ibidem, p. 416-417.

19 Aliéner: se séparer d’une chose, ou de soi (et cela jusque, éventuellement, dans la folie de l’aliéné).

20 K. Marx, La Question Juive, éd. U.G.E., collection 10/18, 1968, p. 55.

21 K. Marx, Gr. I, E.S., p. 435. Et aussi: « L’art de s’approprier réellement l’instrument, de le manier comme moyen de travail, apparaît seulement comme une habileté particulière du travailleur, qui pose celui-ci en propriétaire de l’instrument. » Ibidem, p. 437.

22 La fameuse loi Le Chapelier de 1791 sur les coalitions confirme de façon explicite et radicale cette dissolution sur le plan juridique.

23 Qui fût notamment l’œuvre de la Révolution française de la fin du 18ème siècle, codifiée ensuite par Napoléon.

24 K. Marx, Le Capital, E.S., III, 3, p. 186.

25 K. Marx, Gr. I, E.S., p. 436.

26 « La propriété du travailleur sur les moyens de son activité productive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou manufacturière… (c’est) là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de travail qu’il met lui-même en œuvre ». K. Marx, Le Capital, I, 3, p. 203.

27 ibidem, p. 204.

28 Proudhon reprochait au capitalisme, qui se développait rapidement sous ses yeux, de séparer le travailleur possesseur d’un métier de la propriété des moyens dont il usait, et donc de l’intégralité des résultats de son travail. Il voulait en fait revenir à l’unité de la possession personnelle d’un métier et de la propriété privée (y compris le cas échéant sous forme de coopérative), c’est-à-dire en rester à la petite production alors que c’était, et ne pouvait être que le grand machinisme, et sa division du travail spécifique (cf. chapitre 3), qui puissent, et doivent, se développer.

29 Marx l’avait déjà noté: la propriété privée « suppose également comme condition une forme opposée, la non-propriété ». Contribution à la Critique de l’Economie Politique, E.S., p. 153.

30 Marx a parfaitement anticipé le rôle que joueraient les techniques de vente modernes pour s’approprier le travail d’autrui (via son argent), écrivant dès 1844 que dans le système de la propriété privée « tout homme s’applique à susciter chez l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et l’inciter à un nouveau mode de jouissance, donc de ruine économique… Ainsi, avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît aux dépens de chacun, et tout produit nouveau devient une nouvelle source de duperie et de pillage réciproques… L’extension des produits et des besoins fait même que le sujet devient l’esclave inventif et toujours calculateur d’appétits inhumains, raffinés, imaginaires et contre nature ». Manuscrits de 1844, Pl. II, p. 91. De sorte que le travail aliéné produit des besoins aliénés qui sont aussi la dégradation de l’individu et sa soumission au monde marchand (cf. aussi aujourd’hui la dépendance au crédit).

31 Et c’est bien normal que ce fût un anglais, puisque c’est ce pays qui était le plus avancé de l’époque en ce sens, et, dès le 17ème siècle, lieu des premières révolutions bourgeoises (1640-1689). Observons aussi que l’anglais distingue bien « property » de « propriety », l’avoir de l’être.

32 Cité dans « L’âge de l’accès », J. Rifkin, éd. La Découverte, (2000).

33 Plus tard un théoricien, déjà quelque peu attardé, de l’individualisme absolu, Fichte, pensera lui aussi la propriété privée comme liberté d’agir. Mais il étendra cette propriété-liberté non seulement à l’action de travailler, mais à l’action libre, droit à un temps libre pour agir selon ses goûts, sa volonté, et non seulement par nécessité de gagner sa vie. Vers 1812 il écrivait: « le droit absolu de tous à la propriété est le libre loisir de se consacrer à des fins quelconques après qu’ils ont achevé le travail que la conservation de leur existence et de l’Etat exige d’eux ». (cité par Isabelle Thomas-Fogiel, dans La propriété, le propre, l’appropriation.., Actes du colloque de Cerisy, sous la direction de H. Guineret et A. Milanese, éd. Ellipse, Paris, 2004). Ainsi, Fichte posait comme but à l’appropriation celui de développer le domaine de la liberté en tant qu’il est celui hors du travail contraint, domaine de l’activité librement choisie. Nous verrons plus loin pourquoi un tel but ne peut être atteint que par l’abolition de la propriété privée, et ce que cela implique.

34 Et qui aussi, affirmant que seul le propriétaire privé est un homme libre, décrète que seul il peut être citoyen. L’individu dépendant d’un maître ne pouvant qu’être soumis à ses volontés, sans volonté propre, ne sera pas admis à voter ou à exercer une quelconque fonction publique.

35 Evidemment, on sait que les échanges contre argent remontent très loin aux temps antiques, où existaient déjà des rapports marchands, mais ils n’étaient pas encore dominants au point d’avoir dissous toutes les formes communautaires, et la propriété privée n’était pas encore devenue le rapport social de production dominant, structurant la société.

36 K. Marx, Manuscrits de 1844, Pl. II, p. 27.

37 Plus la division du travail dans la petite production est développée, donc « plus la production et les besoins sont variés, plus les travaux du producteur sont uniformes (étroitement spécialisés, n.d.a.) et plus son travail tombe sous la catégorie de travail lucratif. A la fin son travail n’a plus que cette signification là, et il est tout à fait accidentel ou inessentiel que le producteur se trouve vis-à-vis de son produit dans un rapport de jouissance immédiate et de besoin personnel. Peu importe également que l’activité, l’action du travail, soit pour lui une jouissance de sa personnalité, la réalisation de ses dons naturels et de ses fins spirituelles ». ibidem, p. 27.

38 Ibidem, p. 17.

39 Affirmation qui n’est trouvée que dans un rapport à autrui (cf. sur ce point le beau commentaire de Marx d’un texte de J. Mill, Manuscrits de 1844, Pl. II, p. 33).

40 Contribution à la Critique de l’Economie politique, E.S., p. 35.

41 Qu’ils ne le puissent pas par déterminisme économique ou par la domination politique, idéologique et militaire d’une classe qu’ils pourraient renverser, nous n’en discuterons pas ici.

42 K. Marx, Gr. I, E.S., p. 434.

43 ibidem, p. 445.

44 ibidem, p. 435.

45 K. Marx précise (Gr. I, E.S., p. 441): «… conditions objectives du travail – terroirs, matériaux bruts, moyens de subsistance, instruments de travail, argent, ou tout cela à la fois… ».

46 Ibidem, p. 442.

47 Ibidem, p. 446.

48 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 203-204.

49 Comme nous l’avons rappelé chapitre 1, l’appropriation est d’abord une activité, un rapport à la nature, production des conditions, toujours augmentées et transformées, de la vie. Les rapports sociaux dans lesquels les hommes produisent ces conditions (i.e. moyens, richesses, besoins) déterminent qui s’approprie quoi de ce qui est ainsi produit.

50 Il fait partie des producteurs, dit Marx, dans la mesure où son « propre travail joue encore un rôle ». Le Capital, E.S., III, 1, p. 259.

51 Pour une analyse de cette autonomisation dans la dépendance, cf. T. Thomas, L’hégémonie du capital financier et sa critique (éd. Albatroz), qui démontre notamment qu’il est mensonger de prétendre juguler l’hypertrophie du capital financier qu’induit cette autonomisation sans s’attaquer au capital fonction pour l’abolir.

52 Ibidem.

53 Organisme de placement collectif de valeurs mobilières.

54 Un spéculateur, même s’il se voit plutôt comme rentier quand il est un petit épargnant, car le crédit est toujours spéculation.

55 Intérêt à taux fixe s’il s’agit d’obligation, à taux variable s’il s’agit d’action, et il est alors appelé dividende. Dans la suite de ce texte nous utiliserons le seul mot intérêt pour désigner la part de plus-value que reçoit le créancier (Marx appelant « profit d’entreprise » celle qui revient au capital en fonction).

56 Le Capital, E.S., III, 2, p. 44. Nous verrons plus loin que cette dissociation en recouvre une autre, entre cette propriété comme droit, et possession comme fait.

57 Ibidem, p. 102.

58 Et telle est toujours la récrimination de ceux qui fustigent le capital financier tout en louant les vertus du capital fonction « créateur d’emplois et de richesses »: le financier prendrait « trop » pour lui! Qu’il prenne moins, et alors le « bon capital » se développerait pour le bien de tous!

59 Le Capital, E.S., III, 2, p. 41. Ici « possède » est employé dans le sens que nous avons donné à la propriété (juridique), et « utilise » dans le sens que nous avons donné à possession (activité d’appropriation dans la production).

60 Il existe évidemment des instances, tels les Conseils d’Administration, les Comités Exécutifs, où se concertent les chefs de file de ces deux groupes afin d’organiser leur intérêt commun: extraire le maximum de plus-value. Et, pour souder leur unité vis-à-vis de cet objectif, toujours plus forte que leurs différences, il existe des mécanismes d’intéressement des capitalistes actifs à la bonne santé du capital financier, tels les fameuses stock-options, et de multiples autres formes de bonus.

61 K. Marx, TPV I, p. 459. Souligné par Marx.

62 Le Capital, III, 2, p. 46.

63 Le Capital, III, 3, p. 200.

64 Le Capital, III, 2, p. 45.

65 S. Mallet, éd. Le Seuil, 1969.

66 K. Marx, Notes sur le traité de A. Wagner, Le Capital, E.S., I, 3, p. 243.

67 Marx utilise à ce propos l’image du « chef d’orchestre », qui « n’a pas besoin d’être propriétaire des instruments », mais dont la fonction est nécessaire pour qu’ils jouent ensemble. Le Capital, E.S., III, 2, p. 48 et 51.

68 Plus la grande industrie se développe, et plus la production dépend « du niveau général de la science et du progrès technologique, autrement dit de l’application de la science à la production » (K. Marx, Gr. II, E.S., p. 192-193). « Le développement du capital fixe (de la machinerie, n.d.a.) indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et, par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général et sont réorganisées conformément à lui ». (ibidem, p. 194).

69 Le Capital, E.S., III, 2, p. 52.

70 Ibidem, p. 48.

71 I.A., E.S., p. 31. Ici Marx ne tient pas encore compte spécifiquement du capital financier (le capitaliste est encore le double personnage à la fois financier et en fonction), qui n’est pas dans l’activité (ni donc dans la division du travail), qu’il n’analysera que plus tard. Citons aussi: « Les divers stades de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété… » Ibidem, p. 16.

72 Par exemple quand il parle du financier comme celui qui a « la simple possession du capital en dehors du procès de reproduction » (Le Capital III, 2, p. 46, et aussi p. 41, cf. note 59).

73 Elle-même se subdivisant en diverses formes: moyens de production, moyens de subsistance (force de travail), produits, etc. Formes argent et marchandises font d’ailleurs partie du procès de production-reproduction (valorisation) du capital, qui inclut le procès de production au sens strict et le procès de circulation (de la réalisation de la plus-value à son réinvestissement).

74 J. K. Galbraith, « The New Industrial State », 1967, éd. Houghton Mifflin, p. 9.

75 Or, « une machine n’est pas plus une catégorie économique que le bœuf qui traîne la charrue », K. Marx, Lettre à Annenkov, 1846, Pl. I, p. 1443. Ce n’est que dans certaines conditions qu’elle est capitale, participe d’un rapport d’exploitation et de domination.

76 Qui sont notamment le caractère purement objectif, quasi naturel, sous lequel le développement des sciences et machines, leur domination, et celle de leurs porteurs, apparaissent aux yeux des prolétaires, ainsi que leur rôle essentiel de principales forces productives modernes, comme l’avait prévu K. Marx de manière prémonitoire: «… le travail immédiat et sa quantité disparaissent en tant que principe déterminant de la production – de la création de valeurs d’usage – et se trouvent rabaissés aussi bien quantitativement à une proportion réduite que qualitativement à un moment certes indispensable, mais subalterne au regard du travail scientifique général, de l’application technologique des sciences physiques et mathématiques… » (E.S., Gr. II, p. 188).

77 K. Marx, E.S., TPV I, p. 458.

78 K. Marx, E.S., Gr. II, p. 192, souligné par moi.

79 C’est ainsi, par exemple, que l’énergie de la vapeur n’a été utilisée que 50 ans après la réalisation de la première machine à vapeur, quand les conditions furent réunies d’une mécanisation suffisamment développée pour regrouper sur une grande échelle les moyens de production, avoir besoin de cette nouvelle puissance, et qu’il soit économiquement intéressant pour le capital de l’utiliser.

80 K. Marx, E.S., Gr. II, p. 192.

81 Misère de la Philosophie, E.S. p. 147.

82 Le Capital, E.S., III, 1, p. 121.

83 Ibidem, I, 2,  p. 50.

84 En même temps, il y a l’effet inverse: la tendance à la diminution du travail vivant inhérente à la mécanisation sape la production de plus-value et freine ces développements (la diminution relative des budgets de recherche en est un signe parmi d’autres).

85 K. Marx, Gr. II, E.S., p. 186.

86 Comme les études de P. Bourdieu notamment (La Reproduction, Les Héritiers).

87 De plus, le prolétariat n’a pas à s’isoler dans « un solo funèbre ». Il n’a pas « qu’une masse réactionnaire » face à lui. Il doit nouer des alliances en fonction des situations spécifiques, et à tel ou tel moment de sa lutte pour pouvoir abolir la propriété. Un exemple de ces moments est justement qu’il est facile d’abolir la propriété privée financière dès la prise du pouvoir politique. Un simple décret suffit pour annuler toutes les créances, les titres, les droits de propriété. Mais il est beaucoup plus complexe d’abolir la possession intellectuelle des savoirs scientifiques et techniques, ce qui ne peut faire l’objet que d’une période de transition plus ou moins longue à laquelle il faut nécessairement, qu’on le veuille ou non, faire collaborer la majorité de ces possesseurs. Voir chapitre 4. Il n’est pas non plus discuté ici le fait qu’une partie importante des couches moyennes tendent à basculer aussi dans la précarité et la paupérisation dans le mouvement de polarisation aux extrêmes qui caractérise le capitalisme moderne et qui lamine les qualifications intermédiaires.

88 Voir sur ce sujet, T. Thomas, Les Mondialisations, éd. Contradictions.

89 Cf. T. Thomas, L’Hégémonie du Capital Financier et sa Critique, éd. Albatroz.

90 K. Marx, Le Capital, E.S., III, 2, p. 45-46.

91 « Dans les entreprises, la préoccupation principale des managers est de contrôler tous les aspects matériels et toutes les opérations qui concourent à la production ». J. Perrin, Comment naissent les techniques, éd. Publisud (1988), p. 84.

92 Savoir qui est productif de plus-value, ou improductif, ou un peu des deux, savoir quelle fraction exacte du salaire de tel ou tel cadre dirigeant du travailleur collectif est supérieure au prix de sa force de travail, et de combien, sont des questions complexes qui ne peuvent être traitées qu’en considérant des cas concrets. Cela n’a d’ailleurs qu’un intérêt minime, puisque cela ne change rien ni à l’origine de ces rémunérations élevées qui est dans l’appropriation des moyens de la domination par ces individus, ni à leur fonction dans le rapport de production, ni à leur comportement général vis-à-vis des prolétaires.

93 Le Capital, E.S., I, 2, p. 71, note 2.

94 Pour une argumentation plus développée sur la crise, voir T. Thomas, La Crise Chronique, ou le Stade Sénile du Capital, éd. Contradictions, n° 106. 2004.

95 Voir: « Propriété Intellectuelle: Stratégies d’entreprises et politiques publiques », dans Problèmes Economiques, n°2799, 5 mars 2003.

96 Nous ne distinguerons pas ici financement public et financement privé, considérant que, globalement, il s’agit toujours d’une part de la plus-value produite par les prolétaires, et d’une appropriation des résultats de la recherche par le capital, pour sa valorisation. Nous verrons plus loin d’ailleurs que, capital privé ou nationalisé, il s’agit toujours de la reproduction du rapport capitaliste de production.

97 Institut National de la Propriété Intellectuelle.

98 Nous ne traitons pas ici des blocages dans l’avancement des sciences qui sont la conséquence de la propriété privée intellectuelle: blocage de la diffusion des applications (par exemple des médicaments rendus trop onéreux pour les populations par les firmes pharmaceutiques), blocage des progrès scientifiques, qui nécessitent la diffusion, la confrontation, l’expérimentation, la collaboration les plus amples possibles. Ces blocages sont d’ailleurs tellement contraires à l’essence sociale des progrès scientifiques, et donc à leur diffusion ample et rapide, que la validité de la propriété brevetée est toujours limitée dans le temps. Par ailleurs les innovations sont souvent facilement appropriables par voie d’imitation, et c’est donc une propriété particulièrement difficile à défendre (cf. aussi l’utilisation d’Internet pour l’appropriation des films, musiques, etc.).

99 K. Marx, E.S., TPV I, p. 411. Et aussi: « les lois (scientifiques, n.d.a.)… ne coûtent pas un liard (au capitaliste). Leur application… exige des appareils très coûteux ». (Le Capital, I, 2, p. 71).

100 Usage est autre chose qu’utilité: une roquette a une valeur d’usage, une efficience, supérieure à celle d’une flèche, mais l’utilité, c’est-à-dire l’intérêt du point de vue du développement humain, de la roquette peut se discuter.

101 K. Marx, E.S., Gr. II, p. 193.

102 Le Capital, E.S., III, 2, 102.

103 Cf. T. Thomas, L’Hégémonie du Capital Financier et sa Critique, opus cité.

104 Que ce ne soit pas dans les mêmes proportions, vu l’autonomie relative du capital financier qui permet son auto-multiplication, n’a ici aucune importance sur le fond (mais seulement sur l’accélération et l’ampleur des crises financières agissant alors comme détonateurs sur la poudrière de la surproduction générale de capital).

105 K. Marx, E.S., TPV III, p. 540.

106 Cf. T. Thomas, Les Racines du Fascisme, éd. Albatroz.

107 « La science… agit sur lui (l’ouvrier, n.d.a.) à travers la machine comme une force étrangère, comme une force de la machine elle-même ». K. Marx, Gr. II, p. 185.

108 Manuscrits de 1844, Pl. II, p. 67. Dans le Capital, Marx cite Shakespeare: « tu prends ma vie si tu me ravis les moyens par lesquels je vis » (Le Marchand de Venise, acte IV, scène 1).

109 K. Marx, E.S., Gr. II, p. 185.

110 F. Engels, A. Dühring, E.S., p. 311.

111 Gr. II, E.S., p. 202.

112 Ibidem.

113 K. Marx, E.S., TPV I, p. 456.

114 Le Capital, E.S., I, 1, p. 157.

115 La Sainte Famille, Pl III, p. 459, souligné par Marx. Voir aussi Le Capital, E.S. III, 3, p. 208, où Marx montre que bourgeois et prolétaires vivent sous la domination des « fétiches » (argent, capital, salaires, prix, etc.), toutes les formes apparentes, à la surface du Monde Enchanté, inversées au regard des rapports réels des hommes dans leurs travaux. Les fétiches sont des créations des hommes qui les dominent, déterminent leurs comportements: c’est le point commun de l’aliénation religieuse et de l’aliénation capitaliste. Dans leurs fondements et leurs effets, elles diffèrent évidemment totalement.

116 K. Marx, I.A., E.S., p. 226.

117 Le Capital, E.S. I, 3, p. 205 (souligné par moi).

118 Le Capital, E.S., III, 2, p. 105.

119 Ibidem.

120 Ibidem, p. 102.

121 Ibidem, p. 48.

122 Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’Anti-Dühring, E.S., p. 315 à 318.

123 On ne discutera pas ici de cette formulation qui semble mettre en cause les capacités des dirigeants capitalistes, alors qu’il s’agit plutôt du fait que le capital fixe est devenu « trop grand » par rapport à la production de plus-value, pour que le capital fonctionne comme capital, valeur se valorisant.

124 Et Staline affirmait aussi (dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS) que l’existence de secteurs non nationalisés en URSS expliquait l’usage persistant des catégories économiques du capitalisme, tels que salaires, prix, monnaie, etc. Comme si l’existence de ces catégories dépendaient d’une forme juridique de propriété, au lieu quelles sont, comme Marx l’a démontré dans Le Capital, la manifestation de rapports capitalistes de production, dans l’activité.

125 Le Capital, E.S., III, 2, p. 52-53.

126 Sur les limites du Plan pendant la phase de transition, voir T. Thomas, K. Marx et la Transition au Communisme, éd. Albatroz.

127 Comme selon la formule de Deng Tsiao Ping, le farouche ennemi de la Révolution Culturelle: « chat noir, chat blanc, peu importe pourvu qu’il attrape les souris ».

128 Critiquant Stirner, Marx écrivait: « Il croit que les communistes attendent que « la société » leur donne quelque chose, alors qu’ils veulent tout au plus se donner une société ». I.A., E.S., p. 206.

129 Lesquelles ont aussi souvent à leurs côtés contre l’Etat patron financier les travailleurs des unités qu’elles dirigent qui souhaitent aussi voir favoriser leur entreprise dans l’obtention du maximum de fonds (moyens matériels et humains, salaires, etc.). Subsistent ainsi des corporatismes et des contradictions entre les diverses unités de production, en concurrence pour cette obtention.

130 Nouvelles seulement parce que un certains nombre d’anciens bourgeois ont été éliminés, mais guère nouvelles en tant que classes qui n’ont encore jamais été totalement abolies dans leurs racines.

131 Voir sa Critique du Programme de Gotha, E.S., 1966, p. 30-31, ou Pl. I, p. 1419.

132 «… en régime communiste subsistent pendant un temps, non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois – sans bourgeoisie ». L’Etat et la Révolution, O. Choisies, Moscou, T. 2, p. 364.

133 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, op. cité, p. 33.

134 « Plus de classe des capitalistes dans l’industrie, plus de classe des koulaks dans l’agriculture, plus de marchands spéculateurs dans le commerce. De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées ». J. Staline, Rapport au Projet de Constitution de 1936, dans Les Questions du Léninisme, éd. Norman Bethune, T. 2, p. 748.

135 Manuscrits de 1844, Pl. II, p. 67. Souligné par moi.

136 Lettre à Annenkov, Pl. I, p. 1443.

137 Lettre à J. B. von Schweitzer, ibidem, p. 1453, souligné par Marx.

138 Cité dans Marx et sa critique de la politique, E. Balibar, éd. Maspero, p. 161.

139 Manifeste du P.C., éd. Pékin, p. 76.

140 K. Marx, I.A., E.S., p. 226.

141 Un exemple célèbre de ce type d’erreur a été l’échec cuisant du « Grand Bond en avant » en Chine, Mao ayant voulu faire produire de la fonte par les paysans, lesquels n’avaient évidemment aucune connaissance à ce sujet. Ce volontarisme outrancier a redonné du pouvoir aux tenants de « la ligne bourgeoise » de style stalinien (un développement efficace des forces productives exige que les cadres décident de tout, les ouvriers ne peuvent qu’être ouvriers, les paysans, paysans, etc.). La contre attaque des maoïstes devant cette dégénérescence est venue peu après avec la Révolution Culturelle qui a visé, pour la première fois dans l’histoire par une lutte des masses populaires, à réduire la contradiction puissances intellectuelles/prolétaires, et qui a, ce faisant, mis à jour concrètement les bases de l’existence de la bourgeoisie pendant la transition. La reconquête du pouvoir étatique par les néostaliniens chinois (Deng Tsiao Ping) après la mort de Mao (qui n’a pas pu, ou pas su, nous n’en discuterons pas ici, faire aboutir cette Révolution Culturelle sur un nouveau stade du procès de transition au communisme) a conduit rapidement la Chine à l’établissement complet d’un capitalisme des plus sauvages.

142 K. Marx, I.A., E.S., p. 445. Souligné par moi.

143 Voir par exemple Crise, Technique et Temps de Travail, et  Ni fin du travail, ni travail sans fins.

144 K. Marx, A propos du système de F. List, Pl. III, (œuvres philosophiques), p. 1433-1434. Souligné par Marx.

145 Critique du Programme de Gotha, E.S., p. 32.

146 K. Marx, Gr. I, E.S., p. 424. « La domination humaine sur sa propre nature », voilà encore redit que l’essence humaine doit être adéquate à la nature humaine, ce dont l’aliénation est le contraire. Marx n’a jamais abandonné ce point de vue « humaniste » soi-disant non matérialiste, contrairement à ce qu’en ont dit certains.

147 Tout cela est magnifiquement écrit dans le commentaire de Marx sur J. Mill signalé note 39.

148 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, P. 205.

149 Le capitalisme, on le sait, développe lui-même cette tendance à la gratuité en réduisant sans cesse la quantité de travail contenue dans les marchandises, mais il s’y oppose violemment par divers moyens coercitifs et destructifs. Un exemple de cette tendance à l’échange gratuit est celui du « peer to peer » par l’informatique.

150 « C’est seulement dans la communauté, avec d’autres, que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens; c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible ». K. Marx, I.A., E.S., p. 62.

151 A ce propos, il convient de distinguer ce qui produit l’aliénation dans l’activité vitale d’avec la représentation de cette activité dans la pensée, les fétichismes. Tous deux désignent la « réification » ou domination des choses créées par les hommes. Mais l’aliénation désigne le fait, l’activité qui, dans un certain rapport social, dépossède les hommes, crée cette domination. Tandis que le fétichisme est du domaine de l’idéologie: c’est l’apparence de ce rapport social dans l’activité qui, à la surface, prend la forme d’un rapport entre ces choses dans leur circulation, masquant son essence de rapport social (par exemple c’est le salaire qui apparaît comme le prix du travail, etc.). L’aliénation est la dépossession, le fétichisme l’aveuglement sur ses causes, une sorte d’aliénation mentale comme l’est l’aliénation religieuse.

152 La Question Juive, Pl. III, Œuvres Philosophiques, p. 380.

153 cf. Le Capital, E.S., I, 1, p. 181.

154 « Adam Smith semble tout aussi peu avoir l’idée que surmonter des obstacles peut être en soi une activité de la liberté… être donc l’auto-effectuation, l’objectivation du sujet, et, par la même la liberté réelle dont l’action est précisément le travail ». K. Marx, Gr. II, E.S., p. 101.

155 Anti-Dühring, E.S., p. 143.

156 K. Marx, I.A., E.S., p. 296.

157 K. Marx, Le Capital, E.S., III, 3, p. 198.

158 La Question du Logement, dans Marx-Engels, Utopisme et communauté de l’avenir, éd. Maspero, p. 87.

159 Anti-Dühring, E.S., p. 319.

160 Le Capital, E.S., III, 3, p. 199, et p. 198 ensuite.

161 Observons que, contrairement à ce que dit Marx dans ce passage, mais en accord avec d’autres où il expose le point de vue inverse, cette liberté n’est pas « par nature au-delà de la sphère de production proprement dite », mais activité riche dans quelque domaine que ce soit, rapports avec la nature (sciences, production), art, littérature, etc. Cf. sur ce point, K. Marx et la Transition au Communisme, op. cité, p. 153-154.

162 Ibidem.

163 K. Marx, I.A., E.S., p. 62.

164 Rappelons que dans les Communautés dites primitives, l’individu n’existait pas. Il émerge avec les sociétés marchandes mais, ainsi que nous venons de le voir, comme individu aliéné.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

Chapitre 1. LA PROPRIETE EN GENERAL

1.1 Quelques problèmes de vocabulaire
1.2 L’appropriation en général: un concept anthropologique
1.3 La dépossession en général

Chapitre 2. LA PROPRIETE PRIVEE PERSONNELLE

2.1 Formation de la propriété privée personnelle
2.2 La propriété privée personnelle selon l’idéologie bourgeoise
2.3 Propriété privée personnelle et dépossession

Chapitre 3. LA PROPRIETE PRIVEE CAPITALISTE

3.1 Dissolution de la propriété privée personnelle
3.2 La propriété et la différenciation capital financier/capital en fonction
3.2.1 Capital financier et propriété
3.2.2 Capital fonction et propriété
3.2.3 La propriété capitaliste
3.3 La dépossession capitaliste

Chapitre 4. L’ABOLITION DE LA PROPRIETE  CAPITALISTE

4.1 L’abolition superficielle de la propriété capitaliste
4.2 L’abolition radicale de la propriété capitaliste
4.3 Le rapport d’appropriation que les communistes veulent établir

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