NÉCESSITÉ DU COMMUNISME

CHAPITRE 3 du dernier livre de Tom Thomas « Nécessité et possibilité du communisme »

La spécificité historique de la crise contemporaine qui vient d’être montrée a une cause fondamentale entre toutes, interne au procès de valorisation lui-même, qui est qu’en accroissant sans cesse, à sa façon, la productivité44, le capital est allé jusqu’à faire dépérir la source même de sa croissance: la quantité de travail salarié productif de plus-value. Sa vitalité ainsi perdue, le voilà sénile. Ce dépérissement (évidemment loin d’être achevé) est le résultat d’un procès, qui a déjà été évoqué, et qui se résume à ceci: à force de remplacer la quantité de travail productif de plus-value par la machinerie, le capital a fini par inverser le résultat initial de ce procès (cela a pris environ deux siècles). Il a réduit cette quantité de travail à un tel point que cela a sapé cette base, et seule base, de la production de plus-value. En même temps, une fraction de plus en plus importante de celle-ci était absorbée par des capitaux improductifs, tel le capital financier ou commercial, par les superstructures étatiques, les faux-frais, gaspillages, etc. Ce qui constituait autant de capitaux ne retournant pas à la production, et qui aussi contribuaient à diminuer le taux de profit moyen.

Ce qui est nouveau, spécifique de la situation du capitalisme contemporain, ce n’est pas le phénomène lui-même, mais son aboutissement. En tant que phénomène, Marx l’avait depuis longtemps prévu et expliqué, concluant que le capitalisme est contradiction en actes du fait que le moyen qu’il utilise pour augmenter la plus-value, à savoir « le développement inconditionné de la productivité sociale entre perpétuellement en conflit avec la fin limitée: mise en valeur du capital existant45 ». Cela parce que « quelle que soit la proportion suivant laquelle, par l’accroissement des forces productives, l’industrie mécanique augmente le surtravail (la plus-value, n.d.a.) aux dépens du travail nécessaire (Cv, n.d.a.), il est clair qu’elle n’obtient finalement ce résultat qu’en diminuant le nombre d’ouvriers occupés pour un capital donné46 ». Ainsi, à force, le conflit aboutit au dépérissement de la mise en valeur, à la sénilité du capital, sans eau de jouvence disponible.

Évidemment les difficultés du capital industriel entraînent celles des capitaux improductifs (capital commercial et financier) qui en dépendent puisqu’ils vivent de la plus-value de celui-ci, et affectent les ressources de l’État. Il en résulte partout une baisse de la quantité des emplois et des conditions de travail, une hausse de la précarité et du chômage. Ce qui ne signifie pas pour autant une diminution du nombre des prolétaires, au contraire47.

Mais les résultats des hausses de productivité ne sont pas que ceux-là. Baisse de la quantité de travail contenue dans chaque marchandise signifie aussi baisse de leur valeur48 puisque cette quantité en est la mesure. La situation du capitalisme doit aussi être analysée sous cet angle.

Il apparaît alors que la richesse matérielle qui, elle, a sans cesse augmenté, tant en quantité qu’en qualité (c’est-à-dire en « valeurs d’usage », sans que nous discutions ici de l’intérêt de celles-ci), ne peut plus se représenter dans cette valeur peau de chagrin, la production de richesse par la production de valeur. Car, puisque le capital n’existe que comme valeur se valorisant, « l’évaporation » de la valeur49 est comme la dissolution du capital, et donc de la production dans les conditions du capitalisme. Ce que Marx avait déjà énoncé: « Le capital est contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail (la quantité de travail, n.d.a.) à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse50 ».

Ainsi la situation actuelle du capital, dont la crise est la conséquence, n’est pas seulement qu’il est suraccumulé, n’est pas seulement que sa reproduction élargie se heurte à de telles limites qu’elle ne peut plus guère se poursuivre, et qu’il ne peut plus se maintenir que dans les désastres et les catastrophes, mais aussi que, pire encore pour lui, il s’agit du dépérissement même de sa forme d’existence qui est d’être valeur se valorisant, procès d’accumulation de valeur.

Cette tendance au dépérissement51 est dialectique en ce sens que cette diminution drastique de la quantité de travail nécessaire à la production de richesses, en plus grand nombre et plus grande qualité, crée une condition fondamentale et puissante pour sortir de cet antagonisme qui plonge les peuples dans les catastrophes: maintenir à tout prix la valorisation de la valeur alors que, non seulement les conditions jusque-là opérantes de la valorisation, les gains de productivité notamment, ne sont plus guère réalisables, mais aussi que la condition fondamentale, l’existence même de la valeur comme représentant et mesure de la richesse, est mise en cause du fait que sa substance, le travail (abstrait, simple, immédiat), ne constitue plus qu’une quantité négligeable au regard de la masse et de la qualité des valeurs d’usage produites. Cette condition favorable ainsi créée, autre face de la diminution de la quantité de travail, c’est l’augmentation considérable du temps libre. Grandeur qui est une base indispensable et magnifique pour l’abolition de la propriété privée des conditions de la production, et donc de l’exigence de la valorisation de la valeur dans ce que la bourgeoisie appelle « l’économie » (qui n’est en réalité qu’un mode de production historiquement déterminé et provisoire). Ce dont nous reparlerons au chapitre 4.

Pour le moment tirons une première conclusion pratique de l’analyse qui vient d’être faite quant à la situation de la société contemporaine. La valorisation du capital est sa condition d’existence, puisque toute « l’économie » (la croissance, l’emploi, les productions, la répartition du travail et des richesses, les rapports avec la nature, etc.) et partant tout l’édifice social dépend in fine de cette vitalité du capital. Une société, ce sont des rapports sociaux particuliers, et d’abord, le plus essentiel, dans la façon de produire (rapport de production), et donc aussi de distribuer, les conditions de la vie de ses membres. Toute communauté, ou toute classe dominante et dirigeante lorsqu’il s’agit de sociétés divisées en classes, a pour premier objectif de se perpétuer – et cet objectif est alors partagé par les classes dominées tant qu’elles s’imaginent vivre dans une sorte de communauté (telle la nation pour l’ère capitaliste) et que leur sort dépend de celle-ci, quelles que soient les critiques qu’elles lui portent quant à ses inégalités et son fonctionnement.

Perpétuer une société, c’est fondamentalement reproduire le rapport social de production qui la détermine, n’en modifier éventuellement que certains effets (selon la formule du Guépard dans le roman éponyme de Lampedusa: « il faut que tout change pour que rien ne change ») qui, ne touchant pas à ce fondement, le renforcent même en faisant croire qu’il n’est pas contradictoire avec le progrès pour tous, que tous peuvent profiter de la croissance qu’il engendrerait en permanence.

Le rapport de production qui détermine la société capitaliste est ce qu’on appelle communément « le capital ». C’est un rapport dans lequel les moyens de production, et la classe qui les possède52, sont séparés et opposés aux travailleurs, les dominant. Il induit, comme Marx l’a brillamment démontré, que les marchandises sont échangées selon la quantité de travail social qu’elles contiennent, c’est-à-dire sur la base de leur valeur d’échange53, laquelle est représentée par l’argent et les prix. Ceux-ci diffèrent certes de cette valeur pour diverses raisons (notamment les différences entre l’offre et la demande, ainsi que la péréquation des taux de profit), mais en sont néanmoins un reflet, et d’ailleurs, globalement (pour le capital global), la somme des prix représente fidèlement celle des valeurs (de même que la somme des plus-values représente celle des profits).

Du fait que les échanges dans le monde capitaliste sont ainsi médiatisés par l’argent, représentant de toute valeur, il résulte que le capitaliste produit pour l’argent, donc pour le plus d’argent (de profit) possible. C’est un constat que chacun connaît empiriquement, quand bien même la raison théorique très brièvement rappelée ci-dessus, lui échapperait. Mais ce qu’on ignore parfois, c’est que chaque capitaliste doit faire ainsi, qu’il soit ou pas cupide, car il y est obligé par la concurrence qui châtie immanquablement les capitalistes les moins efficaces à faire du profit. Ils seront alors étouffés par les autres (qui plus productifs pourront pratiquer des prix plus bas, ou plus riches de profits utiliseront des pratiques de dumping), éliminés du marché qu’ils soient rachetés ou tout simplement poussés à la faillite.

Ainsi la valorisation du capital (le procès au bout duquel l’argent transformé en moyens de production et forces de travail est grossi de la plus-value) est son existence même, son essence étant le rapport de production (et d’appropriation) ci-dessus énoncé. Reproduire la société capitaliste nécessite de reproduire ce rapport qui en est le fondement, donc de perpétuer ce mouvement de valorisation qui est sa réalisation, son existence, sa vitalité. Et le perpétuer implique de réunir toutes les conditions dont il dépend: non seulement les conditions internes de la production de la plus-value, non seulement les conditions de sa réalisation par la consommation, double condition qui nécessite des gains de productivité, comme nous l’avons vu, mais aussi toutes les conditions qui font accepter le capitalisme par les masses prolétaires, soumises ou forcées: conditions idéologiques, juridiques, policières et militaires, politiques, etc.

On a vu que la situation du capitalisme contemporain se présente sous deux aspects dialectiquement liés:

Négativement comme blocage structurel de la valorisation, et donc impossibilité pour les prolétaires d’espérer une amélioration de leurs conditions de travail et de vie par le moyen d’une croissance du capital, dont ils auraient des miettes. Impossibilité pour le capital de les « nourrir » parce que lui-même ne peut pas être suffisamment « nourri » par eux de plus-value.

Positivement comme procès de dissolution de la valeur qui pose la possibilité de cette nécessité, pour sortir de la crise et l’avenir de l’humanité, qu’est l’abolition du capital (du rapport social qui le définit), puisque la valeur se valorisant en est l’existence.

Possibilité, car le capital sénile ne mourra pas de lui-même, sauf à détruire avec lui toute la planète. Il dispose notamment d’un puissant pouvoir: l’État. C’est cette énorme machine bureaucratique, tentaculaire, armée, implacable, appuyée par tous les idéologues du capitalisme, tous les médias importants, toute la bourgeoisie. Plus la quantité de travail social productif contenue dans la marchandise diminue, donc plus la valeur se vide de sa substance, et plus ce mouvement est contradictoire avec la nécessité, pour la société capitaliste de maintenir néanmoins la valorisation, donc aussi de maintenir la valeur comme forme de représentation sociale du travail et de la richesse. Car telle est l’exigence inhérente à la propriété privée des moyens de production et d’échange. Aussi, plus s’aiguise cette contradiction, et plus l’État54 doit se renforcer comme organe de domination de la société, se faire dictatorial, totalitaire, violent, pour tenter de la surmonter. Il ne dira jamais: je ne peux pas, je renonce. Toujours il trouvera des candidats à se mettre à sa tête, y compris au nom d’un pseudo-anticapitalisme, et des sbires pour exécuter ses œuvres, y compris les plus basses.

Mais quels qu’ils soient, les gouvernants n’ont, dans les circonstances actuelles, que deux grands types de moyens pour tenter d’y parvenir:

1°) Comme nous l’avons déjà vu, utiliser tous ceux qui permettent d’augmenter l’extraction de la plus-value sous sa forme absolue pour tenter de pallier aux blocages qu’elle rencontre sous sa forme relative. Soit: intensifier, flexibiliser, précariser le temps de travail et abaisser le niveau de vie des travailleurs (baisse des revenus, des prestations sociales, inflation des prix, taxes et impôts supplémentaires).

2°) S’efforcer d’améliorer, face à la concurrence, la situation des capitaux que l’État a charge de reproduire, tout en tentant de les protéger de celle-ci par des moyens protectionnistes. S’efforcer de piller davantage les peuples qu’il lui est possible de dominer. Cela toujours dans la concurrence avec les autres prédateurs impérialistes, d’où de multiples guerres (Irak, Libye, Syrie pour quelques-unes des dernières en date), souvent scandaleusement « justifiées » comme ayant pour but la démocratie et les droits de l’homme!

Nous avons déjà dit les limites vite rencontrées par ces types de mesures, qui ne peuvent pas remplacer les « vertus » uniques de l’extraction de la plus-value sous sa forme relative pour la croissance capitaliste. Le résultat ne peut en être que prolonger la survie du capitalisme dans sa sénilité catastrophique. C’est-à-dire non seulement l’aggravation permanente de toutes les conditions de vie des peuples, mais aussi jusqu’aux guerres entre capitaux ou blocs de capitaux, États-Nations ou blocs d’États-Nations, États prenant ce faisant des formes néofascistes55.

Dresser le tableau d’un futur aussi catastrophique n’est pas le produit d’une imagination exagérément pessimiste. Car il est fondé à la fois sur l’expérience – c’est ce qu’a déjà produit la longue crise des années 30, alors même qu’elle s’avère aujourd’hui avoir été d’une intensité bien plus faible que l’actuelle – et sur l’analyse marxiste, qui se révèle, par les faits eux-mêmes56, incontestable, du développement des contradictions inhérentes au mouvement historique du capitalisme, dont il est aisé aujourd’hui ne serait-ce que de constater, à défaut d’expliquer, l’aboutissement dans la sénilité.

En revanche, en rester à ce tableau serait incomplet. Car on n’y voit que l’action des capitalistes et ses résultats. Il y manque celle des masses populaires, des prolétaires surtout, qui, inévitablement, seront amenés à réagir violemment à leur écrasement programmé par les partisans du capitalisme, qu’il soit libéral ou plus étatisé encore. Elle y manque car elle n’est pas aussi sûrement prévisible. Car là aussi l’expérience a montré et la théorie a expliqué57 qu’une grande partie de ces masses pouvait se laisser aisément séduire par les camelots qui leur chantent que l’État, gouverné par eux, permettrait d’instaurer un « bon » capitalisme, national et socialiste à moins que ce ne soit socialiste et national, dur aux riches qui n’investiraient pas au profit de la croissance capitaliste sur le territoire national (des individus cosmopolites sans doute?), aimable aux pauvres qui seraient assistés – et donc surtout soumis – par l’État. Il convient donc de combattre ces dangereux charlatans, d’autant plus vigoureusement que l’incapacité de la caste politique traditionnelle (et des « experts » qui l’assistent) à résoudre la crise, en même temps que son cynisme prédateur, ses privilèges oligarchiques de toutes sortes auxquels elle s’accroche comme la coque à son rocher, amène les masses populaires à vouloir en changer, comme s’il s’agissait de changer le pilote quand c’est l’appareil qui tombe en vrille, ses moteurs à bout de souffle.

Bref, le futur n’est pas écrit d’avance. Soit une profonde barbarie, pour reprendre le terme adéquat déjà utilisé et vérifié autrefois, si les luttes populaires se laissent entraîner dans la direction prônée par ces sirènes chantant le « bon capitalisme » ultra-étatisé. Soit entreprendre de résoudre radicalement l’antagonisme qui caractérise la situation où en est arrivé le procès historique d’accumulation du capital, et qui oppose l’étiolement de la valeur d’un côté (dépérissement de la quantité du travail qui est sa substance), à la nécessité pour la société capitaliste, et plus particulièrement pour son plus haut responsable et organisateur, l’État, de maintenir à tout prix la valorisation puisque d’elle dépend au premier chef le taux de profit, donc la production des marchandises, l’emploi, et toute la reproduction de la société capitaliste. Chacun sait par expérience que le capital ne produit que s’il y a profit. Moins nombreux savent que le déterminant est en fait le taux de profit, et qu’il doit au moins être au niveau de la concurrence, faute de quoi le capital moins efficace est étouffé, perdu en tout ou partie au lieu qu’il puisse poursuivre son existence de valeur se valorisant. Beaucoup même parmi eux imaginent qu’il pourrait en être autrement, que ce taux pourrait être réduit durablement afin qu’une plus grande part de la richesse revienne aux producteurs!

La seule voie pour que l’humanité ne s’enlise pas dans une crise chronique et s’aggravant, pour qu’elle s’engage au contraire dans une nouvelle phase de son développement est d’acter positivement cette réalité: la diminution formidable de la quantité de travail social, le dépérissement de la valeur dont il est la substance. L’acter positivement, c’est en finir avec la valeur au lieu de tenter d’empêcher ce dépérissement, donc, pour cela, en finir avec tous les rapports sociaux de l’appropriation privée qui l’engendrent nécessairement, et ce faisant, avec toutes les formes apparentes de la valeur (argent, profit, salaire, etc.). Ce qui exige de commencer par la destruction de l’État bourgeois, qui est un produit de ces rapports, mais qui en est aussi, et ne peut en être, par essence, que l’organisateur et le défenseur, d’autant plus acharné à les reproduire que, ce faisant, il se reproduit lui-même comme le dominateur et accapareur qu’il est par construction.

Refuser d’acter positivement cette réalité, c’est ce que font tous ceux qui proposent diverses solutions à la crise dans le cadre du capitalisme. Alors ils ne peuvent que l’acter négativement par le chômage et la misère, et cela exige de grandes violences, et un étatisme totalitaire (qu’ils prétendront évidemment toujours au service du peuple).

Affirmer l’urgente nécessité de cette action positive, c’est affirmer la nécessité du communisme (bien que le mot ait, hélas, servi de couverture a des régimes absolument détestables, comme le stalinisme, il convient de le conserver en en rétablissant la signification et la qualité authentique). Mais cette nécessité est-elle possible ? C’est ce qu’il convient d’examiner maintenant, ce qui impliquera de préciser ce qu’est l’abolition de cette propriété privée, donc ce qu’est cette propriété, et aussi, dans sa conception générale, ce qu’est le communisme.

 

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