VERS UN NOUVEAU MOUVEMENT COMMUNISTE


AVERTISSEMENT

Dans ce texte j’ai été souvent amené à signaler au lecteur mes ouvrages précédents pour qu’il y trouve, s’il le souhaite, une argumentation plus développée à propos de certaines questions qui y sont abordées. J’espère qu’il m’excusera du procédé. Mais il est la conséquence des considérables difficultés éditoriales que rencontre aujourd’hui ce type d’ouvrage, qui ont rendu impossible de présenter mes travaux autrement que par fractions. Ces ouvrages, cités en notes, seront signalés par leur date de parution (par exemple T.T. 2013), leurs références complètes figurant en fin du présent livre.

Abréviations utilisées dans cet ouvrage :

pl : plus-value (part du travail vivant non payée, appelée « surtravail », absorbée par la marchandise et appropriée par le capital).

MPC : mode de production capitaliste.

E.S. pour Editions Sociales. K. I, II, III, IV pour les livres du Capital, 1, 2, 3 pour les tomes.

PLE. (suivi de 1, 2, 3, 4 pour les tomes) : K. Marx, éditions de la Pléiade (Gallimard).

I.C. : Internationale Communiste.

I.A. Idéologie allemande, Editions Sociales.

 

INTRODUCTION

L’analyse marxiste de la situation du capitalisme contemporain, maintenant bien établie puisque amplement vérifiée, année après année, par les faits amène indubitablement à cette double conclusion[1] :

  • Le MPC est arrivé à un stade de son existence historique où il a atteint des limites à sa reproduction telles qu’il ne peut plus se survivre qu’en aggravant la misère absolue des masses et la destruction des conditions de la vie sur terre, de sorte que l’abolir est une nécessité aussi vitale qu’urgente.
  • Les conditions matérielles nécessaires à la réussite du processus de cette abolition existent, potentiellement, mais aussi pleinement, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, dans la grande majorité des différentes régions du monde, même s’il existe bien évidemment de fortes disparités dans leurs situations au sein du capitalisme mondialisé.

Mais force est aussi de constater la quasi-inexistence, pour le moment, d’un mouvement révolutionnaire (autre qu’embryonnaire) pour le communisme (au sens authentique du terme qui sera rappelé plus loin), seul capable de mener à bien, jusqu’au bout, ce processus.

Quelle est en effet de ce point de vue la situation ? C’est ce que les deux premiers chapitres vont exposer, un « état des lieux », un préalable indispensable pour que puisse être abordée (chapitre 3) la toujours fameuse question « que faire ? », et qu’elle puisse trouver une réponse qui ne peut être que collective puisque pratique donc aussi celle d’une force organisée, pour une activité dans les luttes fondée sur « une analyse concrète de la situation concrète » (le chapitre 4 qui aborde ce sujet de l’activité des communistes possible aujourd’hui ne peut donc être qu’une contribution proposée à l’élaboration de cette réponse).

Cet état des lieux sera, selon la méthode matérialiste, fondé sur le développement historique objectif du capitalisme. Ce qui amènera à constater que tout ce qui était, au 20ème siècle, considéré comme un mouvement révolutionnaire porteur de progrès et d’espoirs, les grandes révolutions russe et chinoise, les luttes anticoloniales de libération nationale, les grandes luttes pour des réformes qui amélioraient le niveau de vie matériel des prolétaires dans les pays impérialistes (tout en dégradant considérablement leur travail), tout cela relève d’un passé qu’il est nécessaire de comprendre, au-delà de l’admiration qu’on éprouve pour ce qu’ont réalisé les combattants de cette époque et de ces épopées, comme le produit de circonstances historiques révolues, tant le développement du MPC, notamment par le moyen des sciences appliquées à la production, a été extraordinairement rapide et puissant, sur tous les continents bien qu’à des degrés divers.

Si ces circonstances sont révolues, le sont aussi les types de luttes prolétaires et populaires qui leur correspondaient, ainsi que les types d’organisations, syndicats et partis, qui les structuraient et les orientaient, autrement dit « la gauche » (notamment les organisations liées à la 3ème I.C. stalinienne).

Dire que l’ancien mouvement prolétaire est caduc (même si, idéologiquement notamment, pas encore complètement disparu), et le nouveau qu’embryonnaire, c’est comprendre qu’il s’agit d’une situation d’entre deux propre aux hésitations, au désarroi, aux luttes plus ou moins rageuses contre les terribles effets de la crise, mais sans prolongements organisationnels et politiques capables d’éradiquer ses causes. Alors semble ne rester que la domination du capital, particulièrement visible sous la forme d’une domination de l’argent sur toute la vie sociale et individuelle puisqu’il est dans le capitalisme le médiateur de tous les rapports sociaux[2] et qu’ainsi il est la puissance qui, en général, forme la substance et l’objet de ces rapports[3]. Le besoin et le désir d’argent, c’est donc concrètement, en général, considérer les autres avec qui on échange nécessairement comme moyens pour avoir de l’argent, c’est l’indifférence[4] à leur égard, l’égoïsme, l’individualisme, le corporatisme, la concurrence poussée jusqu’au nationalisme, qui semblent régir les rapports sociaux et les comportements, et comme si ils étaient la manifestation d’une « nature humaine ». Et cela depuis les multiples petites et grandes « incivilités » qui manifestent au quotidien le mépris des autres, jusqu’à l’accaparement des richesses par une haute bourgeoisie cynique et criminelle, absolument indifférente aux dégâts, aux ruines, aux abîmes de misère, aux massacres qu’elle organise à l’échelle mondiale, à la détérioration de l’environnement (aux effets de laquelle elle n’échappe d’ailleurs pas elle-même), toutes choses qu’elle est contrainte de faire en tant qu’elle n’est que personnification, « fonctionnaire » du capital, du processus obligé de la valorisation du capital (qui est l’existence même du capital).

Il y a tout ça et bien pire encore avec la débâcle d’un capitalisme sénile dans laquelle déjà de vastes parties du monde ne sont plus que chaos et ruines. Mais il y a aussi autre chose. Il y a tout un potentiel pour achever ce mode de production qui, bien qu’agonisant, ne mourra pas de lui-même. Que faire ? est la récurrente et lancinante question qui se pose à chaque époque de crise profonde et de désarroi face à des circonstances nouvelles vécues douloureusement dans leurs effets mais incomprises dans leurs causes. Que faire ? puisque le type de luttes prolétaires d’autrefois, dans leur contenu comme dans leurs formes, se heurtent à la réalité d’une crise qui ne peut que s’aggraver. Le savoir, dans une telle situation, exige d’abord de la comprendre dans toute sa spécificité, notamment ses nouvelles caractéristiques, sa nouveauté. Ce qui a été fait en ce qui concerne la situation du capital, telle que révélée clairement par sa crise[5]. Ce qui doit être fait en ce qui concerne la lutte de classe qui en découle. Et cela implique alors au moins deux choses : 1°) comprendre ce qu’étaient les bases matérielles et les limites spécifiques de l’ancien mouvement prolétaire, et pourquoi tout cela est devenu largement caduc ; 2°) voir en quoi la compréhension de la situation nouvelle du capital permet déjà d’esquisser les nécessités et possibilités de la lutte de classe, étant entendu que c’est dans le processus de cette lutte qu’émergeront tant son « programme » concret que ses moyens adéquats.

 

SUR L’ANCIEN MOUVEMENT OUVRIER DU 20ème SIECLE

Examiner les caractéristiques spécifiques des luttes prolétaires d’une période donnée, ce n’est pas simplement les décrire dans leurs formes, dans leur contenu, et dans leurs résultats. C’est faire cet examen en rapport avec les circonstances, les conditions objectives de la période considérée. Notamment nombreux sont ceux qui voient la lutte révolutionnaire communiste comme seulement, et surtout, un rapport entre le nombre et la volonté des révoltés, l’idée qu’ils se font d’un monde meilleur, d’une part, et de l’autre la répression qu’exercent toujours la classe bourgeoise et son Etat, avec ses alliés intérieurs et extérieurs. Ce faisant ils oublient que les conditions matérielles, objectives, de l’époque considérée, essentiellement le niveau de développement atteint par les forces productives, de la science appliquée aux moyens de production, jouent un rôle majeur dans les possibilités de transformation des rapports sociaux et dans l’idée que s’en font les prolétaires (et donc dans les objectifs qu’ils se fixent). Ce que résume bien le célèbre aphorisme de Marx : « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement déterminées ; celles-ci ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. »[6]

La volonté est évidemment une condition éminente de l’action révolutionnaire, mais elle ne peut être efficiente que comme « intelligence de la nécessité » (ce qui est aussi une définition de la liberté), c’est-à-dire comme capacité à comprendre ce qui, dans les conditions existantes, peut être un moyen pour transformer la situation, de réaliser un pas en avant, certes limité mais compris, inclus comme moment d’un processus vers le but déterminé de l’abolition du capital (lequel se manifeste pour les prolétaires, acteurs principaux de ce processus, comme abolition de leur condition) qu’on veut atteindre[7], qu’on sait absolument nécessaire, et aussi possible d’atteindre. Pas assez de volonté, c’est être pusillanime, trop, c’est de l’aventurisme, de l’idéalisme. Dans les deux cas c’est l’échec.

L’histoire du mouvement prolétaire des débuts du capitalisme en Angleterre jusqu’à aujourd’hui montre bien que les luttes prolétaires ont eu des caractéristiques bien différentes suivant les différents niveaux du développement des forces productives et de leurs contradictions avec les rapports de production. Par exemple les luddites (et les canuts en France) au début du 19ème siècle, voulant conserver la possession de leurs métiers, s’opposaient violemment à l’introduction de nouvelles machines qui les en dépossédaient, tandis que un siècle plus tard les ouvriers « fordistes » luttaient surtout pour un meilleur partage des fruits de la mécanisation (des gains de productivité). Ou encore, aux débuts les ouvriers étaient minoritaires, et la masse paysanne majoritaire fournissait aisément des forces contre-révolutionnaires à la bourgeoisie, tandis qu’aujourd’hui les prolétaires sont majoritaires, urbanisés, répandus dans le monde entier, dépendants des même multinationales, même si ce processus historique de prolétarisation des masses rurales est encore puissant en certaines zones.

Caractériser le stade spécifique du développement de l’accumulation du capital où l’on en est aujourd’hui et des contradictions qui lui sont inhérentes est donc la première tâche à accomplir pour avancer dans la détermination des objectifs (possibilités) concrets d’un mouvement révolutionnaire, ainsi que pour les situer dans un processus pouvant mener à l’abolition du capital. Ce n’est pas que nous n’ayons rien à apprendre des révolutions des deux siècles passés. C’est que nous avons à savoir y distinguer ce qui relève de situations historiques spécifiques aujourd’hui révolues, de ce qui reste un enseignement universel (par exemple la nécessité de détruire l’Etat du capital, non de l’occuper seulement, ou encore celle de la continuation de la lutte de classe après le renversement du pouvoir politique bourgeois afin d’abolir le rapport de propriété capitaliste sous tous ses aspects et non pas sous sa seule forme juridique par le moyen des nationalisations, etc.). De savoir aussi y distinguer ce qui relève d’erreurs chez leurs plus remarquables et éminents dirigeants (par exemple le volontarisme idéaliste chez Mao), de ce qui relève d’une ligne absolument contre-révolutionnaire de bout en bout (comme, évidemment, chez Staline).

Pour en rester aux temps modernes et à une première ébauche des possibilités et tâches révolutionnaires d’aujourd’hui, il faut d’abord prendre conscience qu’une période particulière est achevée : en gros celle du 20ème siècle, caractérisée notamment par : des progrès foudroyants de la productivité et de la production tant industrielle qu’agricole, de la division mondiale du travail (mondialisation et parcellisation de la chaîne de valorisation des capitaux), de l’expansion mondiale du prolétariat et d’une urbanisation massive corrélative à une diminution drastique des masses rurales, tandis qu’explosaient les désastres dits écologiques et que les contradictions inhérentes à cette accumulation formidable de capital amenaient, dans les années 30, à la première grande crise mondiale du capitalisme avec ses conséquences massivement exterminatrices (fascismes et 2ème guerre mondiale) et apocalyptiques (début de l’ère nucléaire).

Que cette période ait pris fin se voit à de nombreux faits. Citons-en pêle-mêle quelques-uns des plus marquants : la fin victorieuse des luttes anticoloniales d’indépendances nationales dans les années 50-60 ; le fiasco final avec la mort de Mao du processus révolutionnaire en Chine ; l’effondrement de l’URSS en 1991 ; l’ébauche d’un refus croissant du travail aliéné et de la réification (« marchandisation ») du monde capitaliste dans les mouvements des années 68 et suivantes en Europe ; et bien sûr le développement de la grande crise mondiale à partir des années 70, qui manifeste indiscutablement, comme son analyse l’a montré[8], que le capital a, grosso modo, atteint les limites de son accumulation, de sa capacité à « nourrir » les prolétaires tout en étant engraissé par eux, comme ce fût encore le cas, une dernière fois, dans les pays aux forces productives les plus développés, lors de la période dite apologétiquement des « 30 glorieuses » (1945-75).

Bien comprendre en quoi cette situation nouvelle modifie les conditions objectives de la lutte de classe inhérentes au MPC nécessite de rappeler ce qu’elles étaient dans la période précédente, ce qui permettra de voir, par comparaison, lesquelles ont été transformées.

On ne peut pas parler des luttes de classe du 20ème siècle sans commencer par leurs points culminants, les révolutions russes et chinoises. Auraient-elles pu déboucher sur une transition au communisme réussie si certaines erreurs n’avaient pas été commises, si l’insurrection révolutionnaire allemande de 1918-19 avait été victorieuse, si Lenine avait vécu plus longtemps et éliminé Staline, si ceci ou si cela ….. chacun peut s’amuser à refaire l’histoire avec des si, ce ne sera jamais que des suppositions. Ce qui est par contre un constat bien réel, c’est que nulle part dans les pays capitalistes les plus développés du 20ème siècle, ni ailleurs, n’ont pu s’imposer une conscience et une pratique communistes suffisamment hégémoniques dans le prolétariat pour qu’un tel succès soit advenu. Que ce fût quasi impossible du fait de circonstances par trop défavorables, ou que ce fût à cause d’erreurs de dirigeants analysant mal ces circonstances, ou les deux à la fois, sans parler de ceux qui, tels Staline et ses épigones, ignoraient tout du capitalisme et des conditions de son abolition, peu importe ici. Il s’agit en effet de montrer que les limites matérielles, objectives qui ont été le principal obstacle auquel se sont heurtées ces révolutions passées, et qu’elles n’ont pu franchir pour toutes les raisons que l’on voudra, n’existent plus aujourd’hui, abolies par le développement du capital lui-même (et c’est pourquoi discuter de savoir si ces obstacles étaient franchissables ou pas, et comment, n’a plus grand intérêt).

On sait que la révolution russe d’Octobre 1917 a eu lieu dans un pays au développement des forces productives encore faible, de surcroit ravagé par 3 années de guerre mondiale, ce qui avait maintes fois fait dire à Lenine qu’elle ne réussirait pas à poursuivre son cours si elle restait seule dans son cas en Europe. Et elle y réussit d’autant moins que cette situation défavorable fût considérablement aggravée du fait des ravages supplémentaires causés par l’invasion des armées blanches et étrangères (1918-1920). Dans un pays peu développé et de plus ainsi terriblement ruiné, détruit, affamé, à la population analphabète pour environ 70%, et très majoritairement constituée de paysans pauvres (à peine quelques 3 millions de prolétaires en 1920), il y avait une urgence absolue évidente pour le pouvoir bolchevik : développer les forces productives afin d’améliorer le plus rapidement possible le niveau de vie des masses. Ce qui passait par la nécessité de développer les productions industrielles et agricoles, donc augmenter la quantité de travail social, améliorer la productivité.

Dans quelle mesure cette nécessité d’une amélioration urgente du niveau de vie matériel des masses pouvait s’accompagner d’un processus de développement du pouvoir des prolétaires, donc d’un processus amorçant l’abolition de leur condition de prolétaire (et corrélativement de tout rapport de propriété capitaliste ­ en l’occurrence il s’agissait de capitalisme d’Etat), c’est une discussion concernant une époque révolue que, comme dit ci-dessus, nous ne reprendrons pas ici. Ce qu’il faut constater, c’est que Lenine et la direction bolchevique ont été amenés, par une terrible et incontournable nécessité, à faire le contraire de ce qui aurait été à faire pour commencer une éventuelle transition au communisme : réduire la quantité de travail contraint, comme premier moyen pour que les prolétaires puissent commencer à s’approprier les conditions de la production et de la vie sociale et aient ainsi des moyens pour commencer à exercer réellement un pouvoir. Une conséquence de cette nécessité fût évidemment que le pouvoir ne pouvait alors, dans un premier temps au moins, n’être que principalement extérieur aux prolétaires, donc autoritaire : celui du Parti-Etat. Pouvoir séparé, plus ou moins dictatorial, ses agents formant alors nécessairement progressivement une « nouvelle bourgeoisie ». Danger que Lenine pressentit à la fin de sa vie, mais que, malade, il ne put combattre (et qui accoucha de la dictature stalinienne). Pouvait-on le vaincre ? Ce fût un des grands mérites de Mao, qui le constatant à son tour, chercha à y parvenir par le moyen de la Révolution Culturelle, mais, on le sait, sans que celle-ci y réussisse.

Un processus révolutionnaire communiste était-il possible en Russie et en Chine dans les conditions du 20ème siècle ? Nul ne le saura jamais. Mais force est de constater que sa réussite aurait été non seulement très difficile, mais peu probable (du moins en l’absence d’un tel processus dans les pays développés). Marx l’avait prévu, et l’exemple de la Chine, où les conditions pour entamer, en 1949, un procès de transition au communisme, quoique défavorables, étaient malgré tout meilleures qu’elles ne le furent en Russie, le confirme. La nécessité d’avoir à développer d’urgence et massivement les forces productives et la quantité de travail contraint a, comme en Russie, constitué une limite aux transformations révolutionnaires des rapports sociaux qui n’a pu être franchie. Certes Mao a cherché à le faire en déclenchant la Révolution Culturelle. Mais cette remarquable initiative a fini par tourner au chaos et à échouer, faute, pour une part, que Mao ait su analyser le problème à résoudre jusque dans son fondement, c’est-à-dire jusque dans la contradiction entre le développement nécessaire du travail prolétaire et l’exercice du pouvoir en vue d’abolir ce type de travail (et de division sociale du travail) par ces mêmes prolétaires. Il a plutôt agi selon un volontarisme débridé, déconnecté d’une analyse matérialiste de la situation. Il reconnaissait d’ailleurs lui-même ne pas connaître grand-chose de l’économie politique marxiste[9], donc des racines, de l’essence du capital. Son affirmation constante de « la politique au poste de commande » est juste en tant que la politique c’est la volonté comme force motrice, mais n’est qu’idéalisme, volontarisme si elle ne tient pas compte des conditions réelles, objectives, qui fixent les nécessités, les possibilités, mais aussi les limites de l’action. Et alors ce volontarisme, se fracassant contre la réalité tend à devenir autoritarisme et recherche de boucs émissaires.

En Russie comme en Chine les masses ouvrières et paysannes pauvres (très majoritaires) avaient évidemment pour premier besoin d’améliorer des conditions de travail très pénibles et un niveau de consommation très bas. Elles luttaient en ce sens pour plus d’égalité et pour la terre. D’une façon générale dans l’histoire, l’égalité est la revendication révolutionnaire dans les sociétés où domine la nécessité d’une grande quantité de temps de travail contraint, dur, auquel la très grande majorité de la population doit être soumise. La revendication égalitaire est non pas la suppression de ce type de travail, mais au contraire que chacun doit travailler et ne recevoir qu’en proportion de son travail[10]. «Qui ne travaille pas ne mange pas» était, déjà selon Saint Paul, le principe d’une société juste. Des Niveleurs anglais au 17ème siècle jusqu’à la Révolution Culturelle – où il fut poussé très loin avec la lutte pour réduire drastiquement l’échelle des salaires, les dizaines de millions de « jeunes instruits » et de cadres envoyés à la campagne partager les durs travaux agricoles, manuels avec des outils rudimentaires – en passant par Babeuf (la Conjuration des Egaux) et la Commune de Paris (« la République de la Justice et du Travail »), l’égalité dans le partage du travail et des revenus a été en quelque sorte le cœur des revendications des luttes révolutionnaires. Mais avec un tel égalitarisme, observait Marx, il reste que « la condition du travailleur n’est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes »[11]. Surtout, restent les inégalités fondamentales dans l’appropriation des moyens et conditions de la production, notamment les sciences et autres compétences technologiques, de gestion, etc. Et sur cette base la répartition des revenus, comme celle de l’exercice du pouvoir, ne peut qu’être (plus ou moins) inégalitaire. La revendication d’égalité n’est donc communiste que dans la mesure où, comme le disait Engels, il est fait valoir que derrière l’égalité des individus, il y a celle des classes, donc la suppression des classes.

Ceci dit, ce qui est remarquable avec les révolutions russes et chinoises (comme auparavant avec la Commune de Paris), c’est tout ce qu’elles ont réussi à faire malgré l’ampleur des difficultés qu’elles ont eues à affronter. Les progrès sociaux y ont été très rapides et puissants, la misère des masses significativement réduite, les progrès de l’éducation et de la santé publiques formidables pour toute la population, la résistance aux invasions militaires étrangères impérialistes victorieuse, le soutien aux luttes anticoloniales dans le monde important, etc. Mais finalement l’échec final de cette grande poussée révolutionnaire du 20ème siècle, a été marqué par l’arrivée au pouvoir des néocapitalistes Staline et Deng Tsiao Ping, représentants de la bourgeoisie bureaucratique d’Etat, ou « nouvelle bourgeoisie » formée sur la base de divisions sociales du travail restées nécessairement fortes du fait des circonstances. Ce qui a conduit progressivement à la situation actuelle : l’insertion de ces pays dans le capitalisme mondialisé contemporain.

Ainsi la crainte de Marx s’est réalisée, lui qui disait : « La révolution pourrait venir plus tôt que nous le souhaiterions. Le comble du malheur, c’est lorsque les révolutionnaires doivent se soucier du pain des gens. »[12] Ou encore : « Le développement des forces productives est une condition pratique indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. »[13] La vieille gadoue de la domination du travail contraint (on en reparlera plus loin).

Mais le comble du malheur c’est aussi que le stalinisme se soit affublé du titre de communisme, et ait réussi, porté par la gloire de la révolution d’Octobre, à le faire croire au plus grand nombre. Cela d’autant plus facilement que les bourgeoisies occidentales l’en affublait aussi à qui mieux mieux avec gourmandise, trop heureuses de disposer ainsi d’une version soi-disant « réelle » du communisme pour en dégoûter les masses et les pousser à jeter le bébé avec l’eau sale du bain.

Or, non seulement le stalinisme n’était qu’une forme particulière de capitalisme, mais il n’y a encore jamais eu de système social communiste. Ni Lénine, ni Mao n’ont jamais prétendu cela de la Russie ou de la Chine de leur époque, bien au contraire. Tout juste ont-ils dit avoir commencé de tracer un chemin plein d’embûches et incertain vers le communisme.

Comprendre les difficultés de ce chemin, pourquoi la « lutte pour le pain », « la lutte pour le nécessaire » fait retomber (fatalement selon Marx) dans la « la vieille gadoue » de laquelle ces révolutions n’ont pu finalement s’extraire, et comprendre ce qu’elle est, est important pour comprendre, par comparaison, en quoi les circonstances contemporaines sont toutes différentes et potentiellement favorables au communisme. Il nous faut donc revenir, ne serait-ce ici que brièvement[14], à la question de savoir pourquoi la domination du travail contraint aliéné sur la vie des masses populaires y génère nécessairement des rapports de production et des comportements marchands, « petits bourgeois » ou « réformistes ».

Il faut d’abord rappeler ce point de départ : le travail aliéné se développe en même temps que les échanges marchands. En effet, dans ce type d’échanges les individus agissent séparément, privativement, mais leur travail n’est pas pour autant l’expression et la satisfaction d’un besoin personnel, intime. Il est aliéné en ce sens qu’il est pour la vente, pour l’argent, une chose tout à fait extérieure à l’individu. Donc ce travail tend à lui être indifférent, n’importe quel travail puisque l’argent qu’il peut ou pas en tirer prime en général sur toute autre considération. Il lui permettra d’avoir le pouvoir d’acheter d’autres marchandises, sans même savoir qui les a produites, ni dans quelles conditions. Ce producteur anonyme lui est donc également indifférent, et dans le monde moderne totalement étranger. Il n’a pas un individu en face de lui, mais un vendeur, voire un écran d’ordinateur, une sorte de chose qui dispose de la chose qu’il veut acheter.

Marx a toujours rappelé ce point : à l’origine de la propriété privée, il y a ce travail aliéné, dit aussi travail lucratif, dans lequel « pour le travailleur, le but de son activité est de conserver son existence individuelle ; tout ce qu’il fait réellement n’est qu’un moyen : il vit pour gagner de quoi vivre. » Ou encore : « le travail aliéné est la cause directe de la propriété privée ».[15] Mais il lui fallait encore dire ce qu’était l’argent. Il a démontré[16] qu’il était une représentation symbolique de la valeur, de la quantité de travail social moyen contenue dans les marchandises. Dire que les marchandises s’échangent contre argent, c’est dire que l’argent – donc fondamentalement la valeur – est le médiateur des rapports sociaux entre les individus privés, séparés.

Cette indifférence généralisée, ces séparations privées, cette domination de l’argent, simple chose, comme médiateur des rapports sociaux et moyen de s’approprier les produits du travail d’autrui, cette volonté qui en résulte de posséder le plus possible des moyens de gagner de l’argent, y compris ce travail lui-même, déterminent évidemment les comportements d’égoïsme, de concurrence, d’avidité, etc., qui caractérisent, à des degrés divers, la grande majorité des individus des mondes marchands puis capitalistes. « En tant que représentant matérielle de la richesse universelle, en tant qu’il est valeur d’échange personnifiée, l’argent doit être immédiatement objet, but, et produit du travail universel, du travail de tous les individus singulier…… Du coup la frénésie d’enrichissement devient la pulsion de tous… »[17].

Chacun le sait : dans l’échange pour l’argent (A), on ne se contente pas d’échanger par ce biais des marchandises (M) de même valeur. On cherche à obtenir une valeur supérieure à celle qu’on avance (échange de type A-M-A’, avec A’ plus grand que A). Et l’accumulation d’argent concentrée dans les mains de propriétaires particuliers permet à ceux-ci d’acheter encore plus de moyens de production et de forces de travail qui les mettent en mouvement, donc d’accumuler toujours davantage. C’est alors le développement du MPC[18], dans lequel le travail prolétaire est porté à un comble de contrainte et d’aliénation (laquelle devient alors le produit de la propriété privée). En effet l’ouvrier, individu privé, y est surtout privé de toute possession (notamment celle des savoir-faire, des sciences et techniques), y est forcé de se vendre ainsi dépossédé, désarmé, à ceux qui les possèdent, d’accepter n’importe quel travail, en même temps qu’il est soumis à la puissance de la machinerie dans laquelle sont cristallisées les techniques, les sciences que possèdent « les puissances intellectuelles de la production ». Selon la métaphore bien connue, l’outil était le prolongement de son bras, maintenant l’ouvrier n’est plus que le prolongement de la machine. Son travail non seulement n’est pas la satisfaction de besoins personnels, intimes, mais il perd alors tout intérêt dans son effectuation même (lequel pouvait quelque peu subsister quand il était encore l’expression d’un savoir-faire, d’une habileté personnelle chez l’artisan ou l’ouvrier de métier), n’étant qu’ennui, fatigue, souffrance, débilité d’un travail parcellisé à l’extrême et répété sans fin. Le comble est que, par ce travail, l’ouvrier reproduit lui-même le capital qui l’opprime et le dépossède.

Ce bref résumé nous rappelle donc que travail forcé, aliéné, et propriété privée s’engendrent réciproquement. D’où cette remarque fondamentale de Marx, mais si souvent oubliée, ou à tout le moins négligée par la plupart des théoriciens réputés marxistes du 20ème siècle : « Ici encore le travail est la chose capitale, la puissance sur les individus, et, aussi longtemps que cette puissance existera, il, y aura aussi une propriété privée. »[19] Et donc il y aura le capital, l’argent comme médiateur des rapports sociaux, et les comportements subséquents rappelés brièvement ci-dessus dans l’introduction. Il y aura les classes et les luttes de classe, dont l’existence, comme le disait Engels[20], est également déterminée par la domination du travail contraint sur la vie humaine : « Tant que le travail total de la société ne fournit qu’un rendement excédant à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement l’existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle-ci se divise nécessairement en classes. A côté de cette majorité, exclusivement vouée à la corvée du travail, il se forme une classe libérée du travail directement productif, qui se charge des affaires communes de la société : direction du travail, affaires politiques, justice, science, beaux-arts, etc. » Autrement dit la domination du travail contraint engendre les divisions sociales du travail propre à chaque mode de production, lesquelles ne sont pas autre chose que l’existence concrète des formes de la propriété de ceux-ci.

C’est bien pourquoi la période de transition au communisme qui suit la révolution politique a pour objet central, par le moyen de la lutte de classe, de réduire jusqu’à le supprimer le travail contraint aliéné, afin, concomitamment, d’éradiquer la propriété privée (les divisions proprement capitalistes du travail) et donc la valeur d’échange, l’argent, comme médiateurs des rapports sociaux. Or il est évident que cette tâche est contradictoire avec la nécessité de se consacrer à développer les forces productives, la production et la productivité.

Telle fut, nous l’avons vu, la limite fondamentale des révolutions russes et chinoises. Cela explique notamment pourquoi les prolétaires y étaient maintenus comme tels (et augmentés en nombre), et de ce fait y étaient, en majorité, avant tout soucieux de l’élévation de leurs revenus et conditions matérielles de vie plus que d’une lutte pour l’abolition du travail prolétaire et de la condition de prolétaire, c’est-à-dire pour un communisme dont les possibilités de réalisation n’apparaissaient encore nullement dans la réalité (nous verrons ci-après ce qu’elles sont).

Plus généralement, dans tous les mouvements révolutionnaires du 20ème siècle, qu’il y ait eu conquête du pouvoir politique ou pas, seule une minorité de prolétaires accompagnés de quelques intellectuels transfuges de la bourgeoisie ont lutté, selon une perspective communiste d’abolition de la condition de prolétaire, pour autre chose que le plein emploi, de meilleurs emplois, et une meilleure « redistribution des fruits de la croissance » en faveur du peuple. Il a certes fallu mener bien des combats, et de durs, pour obtenir des résultats significatifs dans ces domaines, mais évidemment cela n’a aussi abouti qu’à reproduire et perpétuer le capitalisme, avec toutes les catastrophes et horreurs que l’on connait d’une part, mais aussi en stimulant fortement l’accélération de l’accumulation du capital et ainsi le mûrissement des conditions de son abolition (ce qui sera examiné plus loin).

Cette limite des luttes ouvrières du 20ème siècle, qu’on peut caractériser brièvement comme ayant été dans ce domaine l’époque du réformisme[21], ne fût pas une caractéristique des seuls pays aux forces productives faiblement développées tels la Russie ou la Chine. Paradoxalement le réformisme a encore plus complètement dominé les mouvements prolétaires du 20ème siècle des pays alors les plus développés (Europe occidentale, USA, Japon). Paradoxe qui n’est qu’apparent, comme nous allons le voir. Ce fait fut d’ailleurs une raison essentielle de l’échec de la révolution russe laissée ainsi dans un tragique et fatal isolement. Lenine et les bolcheviks avaient compté sur le soutien massif que les prolétaires « occidentaux » ne devaient pas manquer de leur apporter en faisant la révolution chez eux, où les conditions matérielles y étaient bien plus mûres qu’en Russie. Espoir déçu ! Car, nous allons le rappeler brièvement, ces conditions ne permettaient pas encore aux prolétaires de ces pays de percevoir la possibilité de l’abolition de leur condition (et c’est là le point commun avec ceux de pays comme la Russie : la domination du travail contraint aliéné), elles poussaient au contraire la majorité d’entre eux à n’envisager que l’amélioration de leur sort dans le cadre du capitalisme.

Cette domination générale du réformisme dans les pays développés a plusieurs causes spécifiques à la situation du 20ème siècle.

La plus essentielle se trouve dans les puissants gains de productivité (progrès du machinisme, taylorisme, fordisme, etc.) qui y ont été mis en œuvre, et qui ont fortement augmenté l’extraction de la plus-value sous sa forme dite relative[22]. Concrètement, ces gains spectaculaires permettaient, en abaissant la valeur de chaque marchandise produite, mais en beaucoup plus grand nombre, d’augmenter à la fois la masse de la pl (donc des profits) et, mais dans une bien moindre mesure, le pouvoir d’achat des salaires – et même d’augmenter aussi le nombre de salariés (donc d’augmenter les investissements et la consommation finale), cela du moins pendant un temps[23]. C’est ainsi que le niveau matériel de vie des prolétaires s’est notoirement élevé dans les pays développés. Certes, cette amélioration n’a pas été linéaire. Par exemple ce fût évidemment le cas pendant la 2ème guerre mondiale. Ou encore, avant cela, lors de la grande crise mondiale des années 30, le chômage atteignant alors dans ces pays des sommets inédits : un quart de la population active est sans travail aux USA et en Allemagne dans les années 32-33, et pour beaucoup d’autres les horaires de travail, et donc les salaires, sont fortement réduits. Mais quoi que cette crise ait d’abord été présentée par la 3ème I.C. comme « la crise finale du capitalisme » appelant la révolution communiste comme seule issue, ils finirent par se joindre aux partis socialistes pour promouvoir, en France, Italie, Espagne notamment, une politique de Fronts Populaires réformistes. Celle-ci se renforcera à l’issue de la guerre, et en France comme en Italie les partis staliniens participèrent activement à la restauration des conditions d’une nouvelle croissance du capitalisme contre l’obtention d’un plat de lentilles de réformes (dans les pays occupés par l’armée russe, ce fût l’établissement d’un réformisme version capitalisme d’Etat).

La période qui a suivi, dite apologétiquement des « 30 glorieuses », a été l’exemple le plus emblématique[24] de la domination du réformisme basée sur l’augmentation du niveau de vie matériel que permettait une reconstruction accompagnée de forts gains de productivité (généralisation du « fordisme », extraction de la pl sous sa forme relative). Dans ces conditions prospérait dans ces pays l’idée réformiste typique de la possibilité d’une amélioration continue de la vie des prolétaires en même temps que croissait le capital national.

Mais ces pays étaient aussi des puissances impérialistes. C’est-à-dire qu’ils s’enrichissaient de l’exploitation, dans toute sa brutale intensité coloniale, semi-féodale (travail forcé, aucun droit) et raciste, des peuples des colonies. Ce fût là une autre cause importante de l’amélioration du sort matériel des prolétaires des pays développés qui recevaient des miettes des super profits ainsi obtenus, ce qui attachait nombre d’entre eux à la colonisation supposée manifester la supériorité de « leur » race, de « leur » Nation[25] apportant généreusement leur aide aux peuples inférieurs, ingrats de surcroît de ne pas leur en être reconnaissant. Ce qui amenait, déjà au 19ème siècle, Engels à dire : « La participation du pays (l’Angleterre, n.d.a.) à la domination du marché mondial fut et demeure la cause économique de la nullité politique des ouvriers britanniques »[26].

Enfin une troisième cause de l’hégémonie réformiste dans les pays développés réside dans le fait qu’elle pouvait se présenter parée du prestige et de la caution de la révolution russe. Laquelle, comme il a été rappelé ci-dessus, bien que n’ayant jamais pu dépasser la limite d’un capitalisme d’Etat fortement réformiste, et ayant même fait avec Staline de ce type de capitalisme, de sa croissance et de celle du travail prolétaire, du rapport salarial présumé rendu équitable (i.e. présumé appliquer le principe à chacun selon son travail) et de l’amélioration du niveau matériel de vie du peuple le modèle du communisme, honorait de ce prestigieux label ce qui n’était que réformisme intégral, qui plus est monstrueusement bureaucratique et sauvagement despotique. Doctrine que les partis politiques adhérents à la 3ème I.C. stalinienne, ainsi que les syndicats affiliés, ont propagée dans le mouvement prolétaire international, forts du prestige dont jouissaient la révolution bolchevique et cette Internationale fondée par son principal dirigeant Lenine. Cette justification particulière du réformisme se doublait d’une justification pratique du fait que des réformes significatives étaient effectivement obtenues (par exemple en France sous l’égide du Front Populaire en 1936, de l’alliance de Gaule – P.C.F. en 1945, et encore en 1968 avec les accords de Grenelle). Après la guerre la rivalité entre les deux grandes puissances, USA et URSS, dite « guerre froide » les ont poussés à se présenter chacune comme la plus efficace à élever le niveau de vie des peuples pour obtenir leur soutien dans ce conflit (d’où, notamment, le plan Marshall US qui a contribué puissamment au démarrage des « 30 glorieuses » en Europe occidentale).

Le fait matériel qui génère le réformisme dans la situation de pénurie où étaient l’URSS et la Chine, comme dans la situation de bien plus grande abondance où étaient les pays développés du 20ème siècle, ce qui parait à première vue paradoxal, c’est évidemment que dans ces deux situations dominait encore le travail contraint, pour l’argent, même si les conditions objectives de l’abolition de cette domination étaient bien plus proches d’être parfaitement mûres chez les seconds que chez les premiers.

Cependant ces causes de la domination du réformisme spécifiques de certaines époques de croissance de l’accumulation du capital agissent dans la mesure où elles prospèrent sur la base de causes plus fondamentales, plus générales, propre au MPC quel que soit son stade de développement. Celles-ci sont dans les rapports de propriété qui sont l’essence du capital, et, plus précisément dans les apparences phénoménales que prennent ces rapports « à la surface » de la vie quotidienne. Car ils n’y apparaissent pas pour ce qu’ils sont, des rapports entre personnes, entre classes, mais comme des rapports entre marchandises, entre choses les représentant sous forme argent, par exemple des prix, des salaires, des profits, des quantités de monnaie, etc. C’est ce fondement de l’idéologie réformiste que Marx a magnifiquement exposé et défini sous le nom de « fétichisme de la marchandise »[27].

Il est donc utile de développer brièvement ce dont il s’agit. Il faut pour cela partir du fait que les rapports de propriété qui définissent le capital induisent nécessairement que les produits du travail ne sont, dans le MPC, échangés et donc socialement validés que sous la forme valeur, laquelle n’apparaît pas pour ce qu’elle est, du travail, mais sous une forme dérivée et mystifiante, l’argent. Le travail social apparaît alors, exprimé en argent, sous diverses formes, les prix, les salaires, les profits, etc. (formes spécifiques, donc, aux rapports de propriété et de production capitalistes). Et ce sont les variations de ces choses qui dictent leur conduite aux agents de la production, les informant, a posteriori, de ce qui se vend ou pas, en quelle quantité, dans quelles conditions de production, etc. Ce sont aussi ces variations qui, sous l’égide des économistes, sont présentées comme les « lois de l’économie », en parfaite ignorance de leur fondement dans les rapports de propriété capitalistes (et c’est pourquoi ils ne cessent de se tromper, et, notamment, ne comprennent absolument rien à la crise contemporaine), lesquels ne sont pas des rapports entre choses, mais entre individus et classes, des rapports éminemment politiques. De sorte, comme l’observait Marx, que c’est le mouvement de ces choses qui « mène les producteurs, bien loin qu’ils puissent le diriger »[28]. Autrement dit la valeur devient un « sujet automate »[29], en ce que « sa vie propre », la valorisation, s’impose aveuglément aux individus du capitalisme, notamment aux économistes et autres fonctionnaires du capital, à travers le mouvement de ces choses qui leur dictent ce qu’ils doivent faire pour organiser et reproduire cette valorisation. Leur seule autonomie est de le faire plus ou moins bien (ce qui ne dépend pas seulement d’eux, mais aussi du niveau de la résistance que leur opposent les prolétaires).

Cette conception qu’il existerait « une science économique » consistant à définir quels serait les bons rapports entre choses, par exemple entre offre et demande, salaires et profits, quantité de monnaie et quantités de marchandises, amène à penser que, par cette « science », les hommes pourraient diriger l’économie à leur guise. En effet puisqu’alors il ne s’agirait que de question de quantités de choses dont il suffirait de trouver les bons rapports, le calcul en est en principe possible : il suffit de pouvoir connaître ces quantités et de pouvoir en décider selon un Plan (ce à quoi les « libéraux opposent au contraire la vertu d’un « marché » absolument libre qui en déciderait grâce à une concurrence parfaite tout aussi naturellement que le balancier libre trouve librement son point d’équilibre).

La croyance en la possibilité de diriger l’économie capitaliste pour « l’humain d’abord » est une idéologie que partagent tout particulièrement les réformistes dits « de gauche ». Cela parce qu’ils sont particulièrement entichés d’un autre fétichisme : le fétichisme de l’Etat. C’est-à-dire l’idéologie selon laquelle l’Etat pourrait assurer la réalisation d’un « intérêt général », le bien-être de ses ressortissants parce qu’il est, dans cette idéologie, le fétiche, la puissance qui est, soi-disant, celle de tous. Pour eux, les « lois » économiques superficielles induites par le fétichisme de la marchandise indiquant que l’économie n’est qu’une question de rapports entre quantités de choses (offre et demande, salaires et profits, etc.), l’Etat peut gérer de tels rapports selon « l’intérêt général ». Autrement dit, miracle, il pourrait assurer à la fois la valorisation du capital et la fortune des capitalistes en même temps que le bonheur du peuple, ou à tout le moins l’amélioration continue de sa situation matérielle[30]. Ou du moins pourrait le faire s’il était dirigé par un bon gouvernement soucieux de l’intérêt général (facilement assimilé à l’intérêt national). Etat « deus ex machina », Etat protecteur, Etat bienfaiteur, Etat « père du peuple » ! Plus, avec le développement du capitalisme, les individus sont impuissants, dépossédés de toute maîtrise sur leur vie, et plus ils ont tendance à se retourner vers l’Etat. Chacun selon ses intérêts privés, chaque corporation, chaque groupe socioprofessionnel, l’implore de lui assurer de meilleurs revenus, de l’aider, le secourir, et le critique, ou plutôt son gouvernement, pour son incapacité à le faire.

C’est évidemment particulièrement le cas lorsque les affaires vont plus mal, lors des crises. Or dans ces situations la concurrence étrangère apparait souvent comme la cause essentielle de phénomènes tels que la baisse des salaires et des profits, les faillites et fermetures d’entreprises, le chômage, etc. Pure apparence superficielle, car, si elle peut bien sûr pousser à la ruine des capitaux particuliers ainsi qu’à la baisse des salaires, la concurrence pousse aussi les prix à la baisse et, d’une façon générale stimule le mouvement d’accumulation et de croissance inhérent au capital. C’est ce mouvement qui développe ses contradictions internes et l’amène finalement à la crise. La concurrence n’est qu’une pression externe, une coercition externe sur les agents de la production, capitalistes comme prolétaires, un gendarme qui leur impose d’agir selon la loi qui conditionne l’existence du capital : sa valorisation permanente. Mais les contradictions internes ne se laissent pas voir facilement, tandis qu’un phénomène externe comme la concurrence est non seulement bien visible, mais mise abondamment en exergue par les divers idéologues du capital (qu’ils en louent les bienfaits ou qu’ils la critiquent). Pour ceux qui souffrent le plus de la crise, donc notamment la masse populaire, la concurrence devient ainsi souvent l’ennemi public n°1. Nationalisme[31] et protectionnisme se développent alors comme les moyens de la combattre, et l’Etat est instamment prié de les mettre en œuvre. Et cela débouche évidemment sur diverses formes de nationalisme étatique, ou d’Etats nationalistes qui, non seulement bien sûr ne résolvent rien de la crise, mais entrainent les peuples dans des conflits et des guerres.

Les organisations politiques et syndicales réformistes, dites de gauche, sont particulièrement imbibées de fétichisme étatique, en même temps qu’il leur sert à justifier leur avidité à occuper les instances de l’Etat à tous les niveaux (parlements, municipalités, régions, départements, multiples organes para-étatiques, etc.) qui rémunèrent la plus grande part de leurs cadres[32]. Lesquels s’incrustent évidemment dans ces fonctions confortables et bien rémunérées, y formant une « nomenklatura » cogérant le capitalisme et absorbant une part considérable de la pl produite par les prolétaires[33]. De sorte que toutes ces organisations de gauche ne sont plus que des appareils de l’Etat (ou aspirant à l’être pour les plus récentes). Evidemment, en tant qu’apologistes de la croissance, donc de la valorisation, ces fonctionnaires « de gauche » du capital doivent s’employer à canaliser les luttes prolétaires dans les limites de ses conditions[34]. Ce qui les a amenées bien souvent d’être à la pointe dans la répression des luttes qui pouvaient prendre une orientation révolutionnaire, ou même simplement gêner une valorisation devenue difficile (comme on le voit en France aujourd’hui). C’est pourquoi beaucoup de partisans du MPC ont reconnu leurs « mérites », comme par exemple celui-ci : « C’est l’invention de la social-démocratie qui a sauvé les capitalismes de la menace bolchevique après la guerre de 1914. »[35] Ou encore celui-là, avec humour : « La France est toujours en avance d’une révolution, car elle est toujours en retard d’une réforme. »[36] Toute grande réforme, comme par exemple la création de la Sécurité Sociale en France, sous l’égide du ministre « communiste » A. Croizat, n’était pas seulement qu’une « conquête ouvrière » comme en témoigne l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 sur cette création, qui affirme qu’une de ses fonctions est de manifester « l’élan de fraternité et de rapprochement des classes qui marque la fin de la guerre. » Il fallait bien donner au PCF du « grain à moudre » pour qu’il puisse contribuer à désarmer la Résistance et à étouffer toute tentative d’empêcher la restauration de l’Etat capitaliste et la réhabilitation de la bourgeoisie bien qu’elle avait été, presque toute entière, soutien et collaboratrice du fascisme.

Encore une remarque d’ordre général sur les liens entre réformisme et étatisme. Marx l’avait bien remarqué en son temps, il y a souvent une certaine coïncidence entre les luttes réformistes de la classe ouvrière et l’action de l’Etat, même si les unes sont nécessaires pour stimuler l’autre. Cela dans la mesure où il arrive que l’Etat, qui représente, organise et défend les intérêts généraux du capital, ait à s’opposer aux intérêts de capitalistes particuliers[37]. Ce fût par exemple le cas au 19ème siècle, quand, analysa Marx, le mode d’extraction de la pl, même en Angleterre alors à l’avant-garde du MPC, était l’allongement de la journée de travail (moyen d’allonger de façon « absolue » le temps de travail non payé, temps de « surtravail » : extraction de la pl sous sa forme absolue). Allongement qui a pris une telle amplitude 12-14 heures par jour (et parfois jusqu’à 18 heures), en même temps qu’il concernait le travail des enfants prolétaires depuis l’âge de 6 ou 8 ans, et aussi que les conditions de travail et de logement étaient sordides, que tout cela avait abaissé la condition physique et morale des prolétaires à un point tel que leur épuisement était absolu, leur capacité de travail ruinée, et leur existence même en tant que prolétaires, en tant que producteurs de plus-value indispensables au capital gravement compromise, détruite (leur mortalité était d’ailleurs très élevée). Ce dont des bourgeois, de plus en plus nombreux, s’inquiétèrent (dont une petite poignée de « philanthropes »), et ce qui obligea, comme Marx l’a fait remarquer, l’Etat à légiférer pour contraindre la masse des capitalistes réticents, sur la réduction de la journée de travail et la limitation du travail des enfants. Cela autant pour des raisons économiques relatives au développement du capital que pour contenir les luttes ouvrières qui se développaient sur ce point et obligeaient l’Etat à intervenir plus rapidement et plus « généreusement » qu’il ne l’aurait fait sans cela.

Ce genre de coïncidence entre intérêt général du capital et luttes ouvrières perdurera d’une autre façon quand, stimulés par les limitations ainsi progressivement apportées à l’extraction de la pl sous sa forme absolue, les capitalistes trouvèrent dans le développement rapide des sciences et technologies le moyen de gains de productivité importants, et que ceux-ci devinrent le carburant essentiel de la croissance capitaliste. Mais rappelons qu’obtenir ces gains ne se résume pas à un problème technique, ne consiste pas seulement en l’introduction de nouvelles machines plus performantes. Cela consiste en même temps en une réorganisation profonde des procès de production, notamment une parcellisation et une intensification accrues du travail ouvrier, une utilisation en continu des machines (travail posté en 3×8 ou 2×8) afin de mieux rentabiliser un capital fixe (la machinerie) devenant de plus en plus important. Bref, non seulement une dégradation accrue du travail prolétaire, mais aussi de la qualité de sa vie en dehors du travail. Pour les capitalistes acheter de nouvelles machines plus performantes est facile, faire accepter ces transformations par les ouvriers est le plus important et le plus difficile. C’est pourquoi ils ont souvent été amenés, bien que réticents à le faire, face à de fortes résistances ouvrières, à leur concéder des avantages matériels (à proportion de ces résistances) pour faire passer cette pilule amère.

Ces avantages (tels les hausses de salaire, l’amélioration des prestations sociales, etc.) avaient aussi l’intérêt pour le capital en général de permettre d’écouler une production démultipliée par les gains de productivité ainsi obtenus (d’autant plus qu’ils abaissaient le prix unitaire des marchandises). C’est ainsi que Henry Ford, le patron emblématique de cette politique, a dû doubler le salaire de ses ouvriers (le fameux 5 dollars par jour) pour les retenir dans ses usines qu’ils quittaient en masse devant la dureté du nouveau travail à la chaîne. En même temps il déclarait que cette augmentation était nécessaire pour écouler ses automobiles. Il disait aussi que « les évènements ont pleinement démontré que la semaine de 5 jours donne un rendement supérieur à celui de la semaine de 6 jours »[38], et qu’il fallait bien que les ouvriers aient « des loisirs pour consommer ce qui a été produit »[39].

Bref, ce mode de développement de la croissance capitaliste, souvent appelé mode de régulation fordiste, est devenu celui de tous les pays capitalistes dominants après la seconde guerre mondiale. Le prix que les capitalistes payaient aux ouvriers pour pouvoir le mettre en œuvre était bien plus que compensé par les gains de productivité et de pl (relative) que ce système procurait[40]. En tant que politique favorable et nécessaire au développement du capitalisme en général, elle a été rapidement encadrée par des lois. Elle s’imposait ainsi à l’ensemble des capitalistes particuliers, tandis que les syndicats, promus au rang de partenaires du patronat et de l’Etat dans la négociation et l’application des compromis à la base de cet échange (très inégal) gains de productivité et de pl contre gains salariaux sous diverses formes (et dégradation du travail), s’intégraient rapidement à l’Etat (via les multiples bureaucraties paraétatiques chargée de gérer le « social ») comme un de ses appareils de gestion de « la croissance » (i.e. de la valorisation et de l’accumulation du capital). Pourquoi ce mode de reproduction élargie du capital s’est enrayé et a finalement débouché sur la grande crise ouverte dans les années 70, c’est ce qu’explique l’analyse marxiste de celle-ci qu’il n’y a pas lieu de refaire ici[41].

De même l’Etat a dû intervenir dans de nombreux autres domaines, comme la santé publique et l’écologie par exemple, pour limiter, bien parcimonieusement d’ailleurs, certains effets de la valorisation effrénée du capital néfastes pour le capitalisme dans son ensemble, cela malgré les protestations indignées de capitalistes particuliers beuglant comme des Harpagon qu’on leur volait leur cassette.

Il a le plus souvent fallu des luttes dures pour que l’Etat accouche de réformes significatives à l’encontre des fractions les plus bornées et brutales des capitalistes. Mais il y avait aussi toujours dans ces réformes l’organisation des intérêts généraux bien compris du capital à un moment donné (en même temps que la possibilité de revenir ultérieurement sur ce qui avait été accordé).

Ces relatives coïncidences entre certaines revendications ouvrières et populaires et l’action de l’Etat ne sont pas si paradoxales qu’on pourrait le croire puisque les prolétaires (et plus généralement les travailleurs salariés) ont spontanément un double intérêt tant qu’ils n’imaginent pas possible de pouvoir exister en dehors du rapport salarial en abolissant la condition de prolétaire : 1) que le capital qui les emploie se porte le mieux possible ; 2) qu’ils en obtiennent le maximum de miettes, que ce soit par la lutte ou/et par le biais de l’Etat. C’est pourquoi elles adviennent notamment quand son gouvernement est « de gauche », c’est à dire plus apte à contenir les luttes ouvrières. Mais pas seulement : le monarchiste Bismarck, par exemple, a été le premier chef d’Etat réformateur. Elles ont été un puissant facteur pour entretenir l’idée de la possibilité d’un « bon capitalisme » grâce à l’Etat.

Mais nous allons voir qu’à l’époque d’aujourd’hui, celle du capitalisme sénile, une telle coïncidence se fait nécessairement de plus en plus rare du fait de l’aggravation des antagonismes qui entrainent les blocages de la valorisation du capital, donc de son existence. Elle subsiste néanmoins dans certains domaines vitaux pour l’ensemble des individus, par exemple le « développement durable » (écologie, climat, etc.), encore que les lobbies des branches concernées y opposent une résistance extrêmement puissante et efficace (essentiellement fondée sur la corruption des dirigeants politiques et d’experts « scientifiques »). Mais elle tend à l’impossibilité dans le domaine traditionnel et de prédilection du réformisme, celui du travail salarié, prolétaire notamment. Là elle ne peut plus reposer sur des résultats ayant un côté favorable à ces travailleurs et ne se maintient que dans l’idéologie funeste, et totalement illusoire quant aux gains que pourraient en obtenir les peuples, d’un étatisme autoritariste et nationaliste à l’extrême.

Le 20ème siècle fût un siècle de profondes, permanentes et terribles convulsions et catastrophes : guerres mondiales, guerres civiles, révolutions, guerres coloniales et anticoloniales, grande crise des années 30, horreurs fascistes et luttes antifascistes, naufrage de la révolution russe dans les goulags et massacres staliniens, jamais il n’y eut un moment de paix, mais partout des Himalayas de cadavres et des monceaux de ruines. Néanmoins au bilan final des luttes et révolutions populaires de ce siècle il y a en particulier ceci qu’elles auront réalisé « le détour irlandais »[42], c’est-à-dire l’éradication du colonialisme (sauf Israël), et l’entrée subséquente des plus vastes et plus peuplées régions du monde dans le mode de production capitaliste mondialisé. Un détour que Marx pensait à juste titre nécessaire pour pouvoir avancer vers l’unification des luttes prolétaires contre un même ennemi : ce capital mondialisé et pleinement développé avec ses multinationales tentaculaires. Condition effectivement nécessaire, mais non suffisante à elle seule bien évidemment, compte notamment que la décolonisation n’a pas empêché que se développe au plus haut point le caractère impérialiste du capitalisme mondialisé. Ce qui ne manque pas de nourrir le nationalisme dans les pays de la « périphérie » ainsi que le chauvinisme et la xénophobie dans les pays du Centre (dans lesquels la crise stimule aussi chez beaucoup des réflexes nationalistes-protectionnistes réciproques).

Toutes ces luttes populaires du 20ème siècle qui ont arraché d’importantes concessions au capital, qui, en URSS et en Chine, et aussi dans certaines colonies, ont vaincu des puissances formidables, tellement supérieures en armements, finances, technologies, moyens idéologiques, qu’on les croyait invincibles, sont l’honneur et la gloire des hommes et des femmes de ce siècle qui les ont si durement menées. Nous avons rappelé à quelles limites, du moins les principales, ces luttes se sont heurtées, qui n’ont pas pu (ou pas su) être dépassées. De sorte que le MPC a survécu à ces tempêtes. Mais il n’a pu le faire qu’en accélérant davantage sa course, notamment la mécanisation de la production et sa mondialisation, sous la pression même de ces luttes populaires, vers cette crise qui a commencé à se manifester dès le dernier quart du siècle. Nous savons ses causes, et qu’elle est chronique, ne peut même que s’aggraver sauf révolution communiste. Or elle a notamment pour effet d’affaiblir et saper toutes les bases de la domination du réformisme sur le mouvement prolétaire que nous venons de rappeler, en même temps qu’elle manifeste – ce que nous allons voir – que les conditions matérielles, objectives, d’abolition du capitalisme et de construction du communisme sont parfaitement mûres dans la grande majorité des régions du monde.

C’est cela qu’il nous faut examiner maintenant : comprendre, par comparaison avec le bref résumé ci-dessus énoncé concernant le 20ème siècle, en quoi les circonstances ont aujourd’hui changé qui font que le mouvement des luttes prolétaires est entré dans une nouvelle période historique telle qu’il ne peut qu’être différent, dans ses buts immédiats comme dans ses formes, de celui du 20ème siècle. Et, pour tout dire schématiquement, qu’il ne peut être que mouvement pour l’abolition de la condition de prolétaire (d’abolition de la domination du travail contraint aliéné dans les activités reproduisant la vie et la société), et non rester dans les limites de son amélioration, au demeurant devenue impossible. Donc qu’il doit rompre avec la tradition de l’ancien mouvement réformiste caractéristique du 20ème siècle.

 

A PROPOS DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

Nous nous limiterons dans ce chapitre à exposer trois des nouvelles caractéristiques du capitalisme contemporain, d’importance inégale mais qui concourent toutes à montrer la disparition des bases matérielles de la domination du réformisme sur le mouvement prolétaire, et, corrélativement, la maturité de celles nécessaires à la réussite d’un processus révolutionnaire communiste.

– Gains de productivité et évanescence de la valeur

La caractéristique la plus significative du capitalisme contemporain est certainement le fait, manifesté par la crise, que la valorisation du capital, son existence donc qui est d’être valeur se valorisant, est devenue chroniquement difficile, et le sera de plus en plus (ce qui ne veut pas dire absolument impossible, cela dépendant de la lutte de classe qui seule peut abolir le capital, mais que justement cette difficulté croissante ne peut que stimuler). On en connaît la cause, et elle est pour lui imparable puisqu’inhérente à son développement, qu’il est lui-même cette cause. Cela, et pour en rester à une seule de ses contradictions, la plus essentielle, parce qu’à force d’augmenter la productivité par l’automatisation accrue des procès de production il a fini par saper la base même de cette valorisation : la valeur, la quantité de travail social qu’il emploie à la production de marchandises. Il a accumulé des gains de productivité prodigieux au cours du 20ème siècle, par le moyen d’un développement considérable des sciences appliquées à la production. Par exemple aux USA, puissance n°1 de ce siècle, le nombre de scientifiques et ingénieurs travaillant pour la « Recherche et Développement » serait passé de 160.000 en 1950 à 540.000 en 1970, et 950.000 en 1990. Dans le monde ces chiffres auraient été respectivement de 0,4 millions, 2 millions, et 4,1 millions, auxquels il faudrait ajouter un nombre trois fois plus grand de techniciens[43]. 60% des 4,1 millions étaient situés dans les pays du « Centre » (USA, Japon, Russie, U.E.)

Or, du fait du phénomène bien décrit par les économistes dit des « rendements décroissants des gains de productivité », les capitalistes ont fini par réduire considérablement leurs investissements[44] en moyens de production plus performants[45], réduisant donc la fameuse croissance qui est le mouvement nécessaire, vital, du capital. Il est évident en effet que lorsque la mécanisation aboutit à réduire les coûts salariaux globaux (incluses les couches salariées non productives de pl[46]) à environ 10% des coûts de production la pl accrue que pourrait obtenir le capitaliste en mécanisant davantage le procès de sa production sera faible, voire insignifiant vu cette part déjà très faible de la main d’œuvre, donc la faible économie qu’il peut obtenir de ce côté au regard du coût de l’investissement supplémentaire à consentir. Lequel alors ne sera pas justifié aux yeux du capitaliste.

Et le justifiera d’autant moins que cette baisse drastique de la quantité de travail employée induit non seulement ce phénomène, interne au procès de production stricto sensu (production de la pl), des rendements décroissants, mais en plus la contraction de la consommation tant en biens courants qu’en moyens de production. Ce qui pénalise doublement la réalisation de la pl : par la réduction des ventes et par la baisse des prix que stimule une concurrence accrue pour vendre.

De plus encore les capitalistes cherchent à surmonter leurs difficultés à extraire la pl par le moyen de gains de productivité en pratiquant une politique dite « d’austérité »[47]. Les mesures de mise en œuvre de de cette politique sont bien connues et s’aggravent chaque jour davantage. Donc, sans qu’il soit la peine de les détailler ici à nouveau, résumons-les, tout en rappelant qu’en matière de pl absolue il s’agit, indépendamment de tout investissement en machinerie plus perfectionnée[48], d’augmenter la durée du travail (de la journée, de la semaine, de la vie active) ainsi que son intensité (la quantité fournie en un temps donné). Ainsi par exemple la traditionnelle chasse tayloriste aux temps morts va aujourd’hui jusqu’à des tentatives de réduire et contrôler le temps passés aux toilettes, de supprimer les temps de vestiaire ou de pose comme temps payés, etc. L’acharnement décuplé par la crise à ne payer strictement que le temps travaillé conduit à de telles mesquineries vexatoires, aux embauches super précaires (jusqu’à des contrats type « zéro heure » en Grande Bretagne, « jobs act » en Italie, etc.), et à une généralisation de la « flexibilité » du travail. Ces mesures s’accompagnent d’une baisse des revenus prolétaires (par sous-emploi, chômage, précarité, voire même baisse du salaire horaire) ainsi que des diverses prestations sociales, et une destruction systématique du droit du travail (loi El Khomry en France par exemple). Avec de plus cette « nouveauté » qui se développe rapidement : le système par lequel un travail jadis salarié est sous-traité à une multitude de travailleurs « indépendants » (de qui ? certainement pas du capital), supposés être leur propre patron : « auto-entrepreneurs », « gig economy » (sous-traitance via des plates-formes numériques type Uber, ou Amazon Mechanical Turk qui offre une main-d’œuvre à l’échelle internationale pour des travaux qui seront payés à la tâche), etc. Un pas de plus au-dessous de l’intérim où le rapport salarial subsiste épisodiquement. Ces travailleurs, isolés, sans moyens (et le peu qu’ils ont, par exemple une voiture, un téléphone, un ordinateur, c’est eux qui le fournissent) , et qui, hors du rapport salarial, n’ont qu’une protection sociale des plus réduite, et coûteuse, sont sans un quelconque rapport de force pour négocier face aux entreprises donneuses d’ordre, alors qu’ils sont de surcroît quasiment hors droit du travail. Ainsi, par exemple, disparait totalement pour eux cette dure, longue et importante conquête des luttes ouvrières qu’est la limite légale de la durée hebdomadaire du travail, assortie du paiement amélioré des heures supplémentaires (limite que le patronat se peut pour le moment que repousser, progressivement mais tenacement il est vrai, pour les salariés). Or, leurs revenus sont tels que, pour s’en sortir, la plupart de ces travailleurs « indépendants » doivent multiplier leurs heures de travail. Mais officiellement personne ne le leur impose puisqu’ils sont réputés être leurs propres patrons ! « Chômeurs, créez votre propre entreprise », voilà le nouveau mot d’ordre du patronat[49], qui lui licencie à tour de bras, pour exclure hors d’un rapport salarial formel le maximum[50] de travailleurs, et pour rejeter sur eux, pourtant démunis des moyens du travail, la responsabilité du chômage ! Et, cerise sur le gâteau patronal, pour aviver la concurrence de tous contre tous.

Le problème pour nos fonctionnaires du capital, c’est que ces politiques d’austérité (pas plus d’ailleurs que d’éventuelles politiques inverses) ne feront nullement repartir, un tant soit peu durablement, l’accumulation du capital, la fameuse croissance en laquelle espèrent, dont rêvent encore les divers agents du monde capitaliste, bourgeois[51] comme prolétaires (et que tous les politiciens, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite leur promettent de ressusciter, ne divergeant que sur les modalités). La réalité, nous la connaissons bien, est que, du fait de l’évanescence de la valeur et donc de la valorisation, cette crise ne peut que s’aggraver, quels soient les gouvernements à la tête des Etats, qu’elle est loin aujourd’hui d’avoir déjà produit ses pires effets, ni d’ailleurs aussi les meilleurs, tel que la destruction de cette base de la domination du mouvement réformiste sur le mouvement ouvrier qu’étaient les améliorations et espoirs d’améliorations continues des conditions matérielles de la vie des prolétaires, tel aussi corrélativement que le développement pratique de l’antagonisme de classe dans toute sa radicalité révolutionnaire.

– La mondialisation capitaliste

Une deuxième caractéristique de la situation contemporaine est cette 3ème phase du mouvement d’expansion géographique du MPC qui a été appelée mondialisation libérale[52]. Car si la fin des empires coloniaux n’a évidemment pas été la fin de l’impérialisme des grandes puissances, elle a néanmoins constitué un développement du capitalisme qui a modifié les rapports de classe en les universalisant.

On peut schématiser ce changement comme suit[53]. Les empires coloniaux assuraient un débouché protégé à certains produits des métropoles coloniales ainsi qu’aux capitaux s’y investissant dans les productions de matières premières agricoles et minières, dont ces métropoles s’assuraient ainsi l’approvisionnement à bas prix grâce au travail forcé, semi-esclavagiste des peuples colonisés. Dans ce schéma les industries de transformation se développaient dans ces métropoles, à l’abri, peu ou prou, d’un protectionnisme impérial, de sorte que leurs salariés n’étaient pas menacés de délocalisations. D’autant moins que les procès industriels de l’époque exigeaient encore l’usage d’une part relativement importante de main d’œuvre qualifiée, « professionnelle », qui ne se trouvait pas dans les colonies (et que le colonisateur se gardait bien d’y former, propageant au contraire, pour justifier sa domination, le mythe raciste de l’infériorité et de l’incapacité des gens de couleur). Ainsi le système colonial contribuait au développement d’emplois pour toute une petite et grande bourgeoisie blanche de commerçants, transporteurs, chefs et petits chefs des plantations et des mines, fonctionnaires coloniaux, militaires, etc., et ainsi que pour de nombreux salariés, ouvriers compris, dans la métropole. Emplois le plus souvent bien ou très bien payés, et, pour le peuple, y compris de nombreux prolétaires, « miettes » de l’exploitation coloniale par lesquelles la bourgeoisie s’assurait d’un soutien populaire à la colonisation.

Mais ce schéma colonial a commencé à perdre de son intérêt pour le grand capital industriel et financier qui se développait rapidement, et dont la taille exigeait le marché mondial. En effet il profitait surtout au moyen capital, souvent familial et peu armé pour affronter la concurrence mondiale, donc protectionniste, ainsi qu’à toutes ces couches parasitaires de fonctionnaires et commerçants coloniaux, et coûtait cher à l’Etat qui les soutenait et payait, le détournant d’investissements plus productifs, freinant ainsi la modernisation des grandes industries modernes qui en avaient besoin pour affronter la concurrence sur le marché mondial qu’il leur fallait conquérir. Dès les années 30 des voix de plus en plus fortes se faisaient entendre dans ces fractions modernistes du grand patronat, au sein même des métropoles coloniales, se prononçant en faveur d’une plus grande autonomie politique, puis d’une indépendance des colonies (mais restant alors minoritaires face au moyen patronat protectionniste, ainsi que face à des opinions publiques largement en faveur de la colonisation[54]). Cette opinion était encore plus celle de la nouvelle grande puissance, les U.S.A., dépourvue d’empire colonial, et où les développements de la productivité et de la mécanisation des procès de production, donc de la concentration du capital et d’une production de masse exigeant une consommation de masse, donc de coûts les plus bas possibles, nécessitaient la fin des protectionnismes coloniaux et de ses limites économiques (coûts de production élevés, frein au progrès technique faute de concurrence, marché trop étroit, etc.). Telle était la volonté des capitalistes représentants les capitaux les plus puissants, notamment donc ceux des USA, qui voulaient un monde sans empires coloniaux, afin qu’il soit entièrement librement ouvert à leurs capitaux. Leur grand rival de l’époque, l’URSS stalinienne, voulait aussi cette disparition, mais bien entendu pour étendre sa propre zone de domination. De sorte que les formidables luttes populaires anticoloniales qui ont embrasé le monde, des années 20 (en Chine) jusqu’aux années 60 (Vietnam[55], Algérie) ont pu trouver là une « compréhension », voire même des appuis non négligeables jusqu’à leur final succès (à l’exception de la Palestine).

S’ouvrait alors, dans la deuxième partie du 20ème siècle, cette nouvelle phase historique dite de la « mondialisation libérale » qui s’est caractérisée par l’insertion des pays ex-colonisés[56] dans une chaîne planétaire des procès de valorisation des capitaux, autrement dit dans une division mondiale du travail, hiérarchisée depuis les pays du « Centre » jusqu’à ceux de la « Périphérie » voués aux travaux les plus simples, les plus pénibles et les plus mal payés. Dans cette nouvelle phase bien des travaux ont pu être « délocalisés » dans la mesure où les progrès de la mécanisation ont davantage simplifiés les gestes, ce qui a permis d’employer une masse de main d’œuvre sans qualification particulière et, dans ces pays, très bon marché. Et comme les coûts de transport maritimes se sont effondrés (divisés par deux entre 1960 et 1990), il est devenu encore plus avantageux pour les capitaux de « délocaliser » au maximum dans ces pays ce qui reste de travail ouvrier.

Une conséquence de cette « mondialisation libérale » est qu’elle développe une relative universalisation de la contradiction bourgeoisie/prolétaires. Elle se présente sous les trois aspects suivants :

1) Un écart grandissant entre l’ensemble des prolétaires du monde et la grande bourgeoisie des Centres impérialistes qui concentrent les fonctions dirigeantes (financières, managériales, scientifiques, commerciales), et par là l’accaparement de l’essentiel de la pl issue de la chaîne de sa production mondialisée (souvent logée dans des paradis fiscaux).

2) Un développement des antagonismes bourgeois/prolétaires dans les ex-colonies sorties de la période d’alliances de classes propres aux luttes nationalistes anticoloniales. Le colonisateur ayant disparu, qui était autrefois la figure honnie de l’oppression des colonisés, la bourgeoisie nationale qui lui a succédé montre alors clairement ce qu’elle est : un simple agent du capital, de la fraction du capital mondial qui cherche à se valoriser dans le pays dont elle a pris la direction en s’appuyant sur la lutte anti coloniale du peuple. Un agent qui se gave autant que le permet la place de ce pays dans la chaîne mondialisée de la valorisation du capital. Un agent qui collabore activement avec les divers impérialismes pour organiser l’exploitation des prolétaires du pays et toucher sa part de pl comme prix pour avoir mis son pouvoir politique au service de cette collaboration. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à brandir le drapeau du nationalisme pour faire croire au peuple que ses malheurs sont dus uniquement aux impérialistes étrangers sans que lui-même y soit pour quelque chose.

3) Les prolétaires des pays développés subissent plus durement encore qu’auparavant les lois de la valorisation du capital du fait des possibilités de délocalisations des fabrications qui accompagnent la « mondialisation libérale ». Comme ceux du monde entier ils sont soumis à la domination des mêmes multinationales et de leur propriétaire le capital financier, subissent les effets de la même crise de valorisation du capital. Ce qui est une base objective pour le développement de l’unité mondiale des prolétaires[57] dans une lutte commune contre le capitalisme mondialisé. Mais bien sûr, dans le cadre de la reproduction du capital subsiste toujours l’autre base, celle d’une concurrence mondiale pour la vente de la force de travail et pour des emplois de plus en plus rares qui génère une plus ou moins grande désunion des prolétaires. Du moins tant qu’ils luttent pour le salaire, selon l’idéologie réformiste. Le nouveau est ici qu’ils se heurtent tous dans cette lutte au même obstacle : les limites atteintes par les luttes de type réformiste qui, crise du capitalisme mondialisé sénile oblige, ne peuvent plus que freiner plus ou moins une dégradation obligée de la condition de prolétaire. C’est donc sur la compréhension de cette situation qu’il faut faire porter les efforts, car ceux qui ne la comprennent pas sont évidemment amenés à se tromper d’ennemi, désignant tel « mauvais gouvernement », voire l’ensemble de la « caste politicienne et médiatique » (« l’establishment »), des « complots » américains ou de quelques puissances occultes, et bien sûr les étrangers, les immigrés particulièrement.

– Effondrement des organisations réformistes (« la gauche »)

Une troisième caractéristique des circonstances contemporaines, qui résulte notamment (mais pas seulement) des deux premières énoncées ci-dessus, consiste en l’effondrement des trois grands courants idéologiques et politiques qui ont dominé les luttes populaires tout au long du 20ème siècle, qui étaient en général nommés « de gauche », et s’affirmaient comme critiques sérieux et efficaces, quoi que plus ou moins radicaux, du capitalisme. A savoir : 1) le réformisme de type social-démocrate dans les pays développés ; 2) le soi-disant communisme des partis et régimes de type stalinien (en fait une forme particulière de réformisme dans le cadre d’un capitalisme d’Etat intégral) ; 3) le nationalisme « socialiste » des luttes populaires de libération anticoloniales dans les pays dits du « tiers-monde ». On laissera ici de côté le « maoïsme » qui, s’il entreprit une tentative remarquable d’extraire le processus révolutionnaire chinois de l’influence des courants 2 et 3, dont il était en partie issu, n’a pas pu constituer un courant réellement communiste, faute d’avoir pu ou su le fonder sur une analyse apte à tracer les grandes lignes d’un procès révolutionnaire communiste dans un pays aux forces productives peu développées. De toute façon une telle situation n’est plus d’actualité aujourd’hui dans le cadre du capitalisme mondialisé. Et finalement en Chine, comme en URSS, c’est un courant de type 2 qui a fini par triompher, menant à l’intégration progressive de ces pays dans ce capitalisme. Capitalisme maintenant en profonde crise de sénilité, c’est-à-dire dans lequel les bases matérielles du réformisme, telles qu’elles existaient autrefois dans la possibilité et l’espoir d’une certaine amélioration des conditions de vie des masses, n’existent plus, bien au contraire. D’où aussi l’effondrement des trois grands courants évoqués ci-dessus, et qu’on peut justement regrouper, au-delà de leurs grandes diversités, sous ce terme de « réformistes ».

Or ils avaient structuré les luttes prolétaires et populaires du 20ème siècle. Leur effondrement, même s’il n’est pas encore leur disparition, laisse pour le moment place dans les peuples à un grand désarroi, une espèce de vide. Qu’est-ce qui le remplira ? Une sorte de néofascisme, d’extrémisme étatique et nationaliste (un nationalisme et un étatisme qui ne peuvent plus être aujourd’hui que purement archaïques, réactionnaires, et finalement barbares) tel qu’on le voit grossir un peu partout se prétendant à l’encontre d’un capitalisme dont en fait selon eux seul le caractère mondialisé, libéral et financier serait à mettre en cause? Ou la construction d’un nouveau mouvement communiste ? Pour y contribuer il est indispensable de montrer en quoi la situation du capitalisme contemporain est différente de celle qui, autrefois, a généré la domination du réformisme, donc de la reproduction du capital et des classes, sur le mouvement ouvrier. Situation qui est telle qu’elle ouvre la perspective, la possibilité toute nouvelle d’un processus d’abolition du MPC qui ne s’arrête pas, comme autrefois, en chemin après la révolution politique en se transformant en une dictature d’une « nouvelle bourgeoisie » bureaucratique d’Etat. C’est donc de ces circonstances nouvelles qu’il faut partir pour affirmer cette possibilité.

 

VERS UN NOUVEAU MOUVEMENT COMMUNISTE

Partons de cette caractéristique nouvelle la plus fondamentale de l’époque contemporaine : la diminution drastique de la quantité de travail social que le capital emploie à la production. De plus en plus de richesses (utiles ou pas au développement humain, c’est une autre question) sont produites, ou pourraient l’être, contenant de moins en moins de travail, notamment de travail productif de pl (de valorisation). C’est le phénomène de l’évanescence de la valeur, et par suite de la valorisation (donc de l’accumulation du capital, de la croissance) dont nous avons déjà parlé et que manifeste la grande crise chronique contemporaine.

C’est évidemment ce phénomène qui caractérise particulièrement la coupure, déjà bien nette mais en cours d’accentuation, entre les anciennes circonstances et les nouvelles. Il manifeste en effet que le capital a atteint les limites de son développement (de par son propre mouvement de croissance du machinisme et de la productivité) en même temps que la possibilité d’abolir la domination du travail contraint aliéné, et tout particulièrement le travail prolétaire.

Bien sûr les fonctionnaires du capital doivent absolument tenter de restaurer des taux de profit plus conséquents, condition pour eux de la reprise de la croissance et de la survie du capital. C’est ce à quoi ils s’acharnent en dégradant terriblement les conditions de travail et de vie des prolétaires et des peuples. Mais c’est en vain, car ils ignorent tout du problème qu’ils auraient à résoudre : l’évanescence de la valeur et de la valorisation dont dépend fondamentalement le profit. Aussi leur remède non seulement ne résout rien, mais ne fait qu’aggraver le mal. Il en va de même pour cet autre remède qu’ils utilisent pour tenter de relancer les investissements et la consommation des marchandises : le crédit gratuit (et même payé avec le développement massif des taux négatifs ! Du jamais vu dans l’histoire du capitalisme, et une grande menace pour le système financier !). C’est-à-dire une gigantesque création monétaire, accompagnant un accroissement monstrueux des dettes, publiques notamment, mais qui ne fait que gonfler une masse de capital fictif (fictif puisque tout cet argent ne se convertit pas en investissements créatifs de pl, en « vrai » capital, cela faute de possibilité de valorisation réelle).

Il est évident que cet emballement à vitesse supersonique de la planche à billets ne crée aucune valeur. Simplement une énorme énième bulle financière, monétaire et immobilière, bien plus énorme que les précédentes, qui se terminera par un nouveau krach, lui aussi donc bien plus ravageur que les précédents. Il ne fera qu’acter la crise de la valeur et de la valorisation, et accentuera le mouvement de la ruine de nombreuses entreprises, donc aussi la diminution de la quantité de travail que le capital peut employer.

Ce qui nous ramène sur ce terrain, le travail, fondamental puisque, nous l’avons rappelé, le travail aliéné, contraint, et le rapport de propriété privée (qui est l’essence du capital) se génèrent et se transforment réciproquement. La question est donc : peut-on abolir l’un, abolissant alors l’autre dans le même mouvement ? Autrement dit, existe-il aujourd’hui une base matérielle pour pouvoir le faire ?[58] Le faire selon un procès révolutionnaire à créer, nécessaire puisque la bourgeoisie fera absolument tout pour maintenir ses fonctions et l’appropriation des richesses qui en découle.

La diminution drastique de la quantité de travail –  notamment du travail prolétaire – qu’emploie le capital contemporain, en même temps qu’il produit davantage de marchandises, génère du temps libre qui n’est que chômage, précarité, misère, accompagnés de loisirs aliénés et aliénants.

Or le temps libre est aussi, potentiellement du moins, un moyen puissant pour abolir ce MPC sénile qui ruine et massacre les hommes ainsi que la planète, et faire rentrer l’humanité dans une ère nouvelle : celle du communisme, dont on peut définir ici quelques caractéristiques générales telles qu’elles découlent de l’abolition de la domination du travail aliéné et contraint, objectif dont nous savons aujourd’hui avec certitude la possibilité. Affirmer ces quelques caractéristiques générales n’est pas dire que la société communiste résultera d’un mouvement qui serait la réalisation d’un programme préétabli par quelques penseurs. Les sujets de ce mouvement découvriront ce qu’ils peuvent et veulent être dans le cours même du processus révolutionnaire au cours duquel ils se transformeront radicalement, c’est à dire transformeront leurs besoins, activités, rapports, devenant progressivement libres, eux, pas nous, d’en décider

L’abondance de temps libre (libéré du travail contraint) est une condition essentielle au succès d’un processus révolutionnaire communiste, si bien que, quoi que j’en aie déjà depuis longtemps et souvent exposé l’argumentation dans mes ouvrages précédents, il faut ici la reprendre, ne serait-ce que brièvement, faute de quoi l’affirmation de la possibilité du succès d’un nouveau mouvement communiste ne tiendrait pas debout. Faisons ce résumé en quatre points.

1) Le potentiel de temps libre est aujourd’hui très important dans tous les pays où le capital s’est développé, ce qui concerne au moins les trois quarts de la population mondiale. Il y a le temps libre déjà créé par le capital (rentiers, chômeurs, précaires, inactifs involontaires non répertoriés, etc.). Il y a celui qui pourra être créé immédiatement en supprimant toutes sortes d’activités qui seront rendues inutiles dès la victoire d’une révolution politique. Par exemple dans les domaines financiers, commerciaux (publicité, marketing), dans les monstrueux appareils bureaucratiques étatiques et paraétatiques (des niveaux locaux jusqu’aux sommets) et ceux des grandes entreprises, dans les pléthoriques appareils médiatiques et propagandistes de la « culture » bourgeoise, dans les multiples productions gaspilleuses et néfastes, par exemple les diverses productions de luxe, l’automobile privée, le sport professionnel, les loisirs aliénés, etc. Et il y a celui qui sera créé au fur et à mesure que toutes sortes de fonctions deviendront caduques au cours du processus communiste, par exemple les fonctions militaires et policières, les travaux de réparation (jamais suffisants d’ailleurs) des multiples dégâts humains et écologiques imputables au MPC, et au fur et à mesure que seront rendus inutiles certains besoins néfastes induits par lui, comme par exemple ceux générés dans le domaine des transports par les folles mégapoles, un aménagement du territoire, national comme planétaire, anarchique engendrant une circulation d’hommes et de marchandises hypertrophiée. Enfin il y a celui que générera une reprise des gains de productivité qui, non seulement ne seront plus limités par les exigences de la valorisation, mais seront stimulés par la hausse générale du niveau des compétences scientifiques de toute la population, toute entière impliquée dans les choix économiques et sociaux (quoi, combien, comment produire). De sorte que ce qui subsistera de travail contraint[59], et qui sera partagé entre tous, ne représentera qu’une part tout à fait minime du temps de chacun, ne sera plus déterminant de sa vie. Bien évidemment les formidables capacités productives amassées par les générations passées permettront, d’autant plus au fur et à mesure qu’elles seront ainsi profondément transformées, d’assurer à chacun un niveau de vie matériel des plus confortables (même si le partage des richesses ne peut être totalement dissocié du partage de la possession des moyens de les produire, ce qui va bien au-delà des nationalisations qui ne touchent que la propriété juridique[60]).

2) Un usage intelligent – c’est-à-dire développant l’intelligence, la maîtrise des moyens de l’autoproduction de leur vie quotidienne par les individus – de ce temps libre permettra le succès du processus révolutionnaire abolissant le MPC. Certes la revendication de partager équitablement le travail pénible entre tous est ancienne. Mais dans les conditions d’autrefois il s’agissait d’une revendication d’égalité de la peine et de la pénurie (« qui ne travaille pas ne mange pas », « à chacun selon son travail »), une sorte d’égalité qui, au-delà de son caractère utopique, ne supprimait en rien la condition de prolétaire, ni n’augmentait la richesse sociale. Dans les conditions d’aujourd’hui la revendication de partage égalitaire du travail contraint, du moins dans le cadre des mesures d’augmentation du temps libre évoquées ci-dessus, est au contraire un facteur de cette augmentation et de la suppression de la condition de prolétaire qu’elle permet.

L’usage communiste du temps libre n’a évidemment rien à voir avec celui que produit le capitalisme, qui est chômage, inactivité, vide, ennui de la vie quotidienne, ou au mieux, selon les moyens financiers de chacun, satisfaction des besoins aliénés suscités par les rapports marchands et « la société de consommation » de choses, ce qui n’a évidemment rien à voir avec l’enrichissement réel des individus. Il est au contraire de s’en servir comme d’un moyen pour un développement des individus dans le plus de sens possibles : scientifiques, artistiques, corporels, etc. Un moyen d’appropriation de « l’intellect général » (Marx), cette puissance sociale qui est l’accumulation, l’universalité, la quintessence de tous les progrès, inventions et réalisations des générations précédentes, mais qui est aujourd’hui appropriée du côté du capital par les fractions intellectuelles de la bourgeoisie.

Cette appropriation de l’intellect général par les prolétaires, et au-delà par tous les individus qui en étaient désappropriés, est l’abolition de la division sociale du travail puissances intellectuelles/exécutants. C’est-à-dire l’abolition de la forme la plus cachée de la propriété privée[61]. C’est aussi celle de la condition de prolétaire puisque dès lors ils possèdent tous les moyens de participer pleinement à l’exercice du pouvoir dans tous les domaines : le temps libre, les compétences, les moyens matériels. On a là, sur le plan du moyen, l’utilisation communiste du temps libre pour cette appropriation, la réponse à la question posée ci-dessus concernant l’abolition réciproque de la propriété privée et du travail aliéné.[62]

3) Cette appropriation est aussi que leurs activités deviennent celles d’un travail attrayant, parce que un travail riche, un travail où l’individu met en œuvre, développe, perfectionne de multiples qualités, un travail qui répond au besoin personnel qu’il a de faire exister ces qualités (si elles n’étaient pas objectivées dans une œuvre et dans des rapports aux autres, ce serait comme si elles n’existaient pas). Cela peut lui demander beaucoup d’efforts – il en faut toujours pour élever ses activités, ses besoins, soi-même donc, vers la qualité maximum – mais c’est une jouissance personnelle. D’autant plus grande que ce travail satisfait aussi les besoins les plus élevés, les plus exigeants d’autres individus, donc crée des liens sociaux de reconnaissance réciproque et non de concurrence. Un tel travail étant généré par un besoin intérieur, étant jouissance, est donc un travail libre, volontaire, non lucratif.

4) La généralisation et la suprématie du travail riche s’accompagne du développement de nouveaux rapports sociaux. On peut, sans tomber dans l’utopie[63], les prévoir au niveau de quelques principes essentiels tels qu’ils ressortent des possibilités, aujourd’hui existantes et décelables dans le capitalisme contemporain, rappelées ci-dessus : le temps libre, l’appropriation par tous de l’intellect général et des conditions matérielles et sociales de la production des individus et de la société, le travail riche.

L’appropriation par tous de l’intellect général ne veut évidemment pas dire que chacun pourra tout connaître de toutes les sciences, maîtriser tous les arts, etc. Cela veut dire que chacun sera mis en capacité de puiser librement dans cette puissance sociale accumulée depuis les origines de l’humanité ce qui lui sera nécessaire pour les activités satisfaisant ses besoins personnels – lesquels sont moins innés que créés et stimulés par les besoins des autres qui suscitent en chacun le besoin d’y répondre – et aussi lui permettant de participer en toute connaissance de cause à la gestion des affaires communes.

Le travail riche de chacun s’enrichissant des qualités et activités de tous, celles-ci peuvent être appropriées librement et gratuitement par tous. Car non seulement ce travail est exercé librement, volontairement par l’individu parce qu’il a ainsi la jouissance de répondre un besoin personnel, mais elle est aussi de se voir demandé, apprécié, reconnu utile par autrui, de contribuer au bonheur et au développement des hommes, et donc d’affirmer ainsi sa sociabilité humaine, son humanité. Alors l’intérêt particulier n’est pas séparé de l’intérêt général. Ils se rejoignent dans le fait que « la véritable richesse intellectuelle dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels »[64], et cette coïncidence est évidemment une condition nécessaire de l’existence d’une Communauté (société communiste[65]). Alors aussi, c’est l’activité elle-même qui est directement la médiation entre les individus, qui fait leur association, et non plus l’argent. Association sans aucun caractère corporatiste, ou national, ou ethnique, ou religieux, sans aucun but de rivalités ou de concurrence, mais association universelle puisque fondée sur l’intérêt commun bien établi que le plus haut développement des qualités, activités, besoins de chacun nécessite celui de tous, donc coïncidant avec l’intérêt personnel.

L’abondance qui est une condition et une caractéristique de la société communiste n’a rien à voir avec l’abondance comprise comme accumulation de choses, avec une consommation frénétique, gaspilleuse et jamais satisfaite de choses[66], d’argent. Elle est abondance de temps libre pour des activités librement choisies, de relations sociales multiples et variées, de la jouissance éprouvée à perfectionner et élargir par ces moyens le champ, le niveau, la qualité de ses compétences, de ses besoins, de ses activités et de ses rapports aux autres. Aucune limite autre que celle des capacités humaines (du cerveau, du corps, du temps) ne doit venir s’opposer à cette abondance.

Aujourd’hui il n’y a rien d’utopique à affirmer que les conditions matérielles existent, celles du temps libre, pour que la volonté, la lutte politique puissent réaliser cet état d’abondance communiste.

Tout ce qui vient d’être dit dans ce chapitre 3 n’est pas le résumé d’un « programme communiste », qui sera inventé, répétons-le, par ceux qui seront amenés à construire le processus révolutionnaire communiste, c’est seulement confirmer la maturité des circonstances actuelles pour commencer ce processus. C’est aussi confirmer, par comparaison, que les circonstances des révolutions du 20ème siècle apparaissent clairement comme ayant été terriblement immatures. La conclusion s’impose d’elle-même : il y a bien une différence objective entre ces deux périodes qui implique que le mouvement prolétaire de l’avenir ne pourra pas être une sorte de réplique des révolutions passées. Les limites qu’elles ont rencontrées, ont été résumées chapitre 1. On a vu chapitre 2 quelles étaient les principales nouvelles caractéristiques, propres à la situation historiquement spécifique du capitalisme contemporain révélée par sa crise, concernant la lutte de classe. Enfin, chapitre 3, on vient de voir que ces caractéristiques permettaient d’affirmer cette nouveauté : la maturité des conditions matérielles, objectives, favorables au succès d’un processus révolutionnaire communiste, seule alternative à un capitalisme incapable de se survivre autrement que par une horreur sans fin, et sans cesse aggravée.

 

A PROPOS DES TACHES COMMUNISTES MAINTENANT

« La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et au moment précis où ils semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l’absolument nouveau , c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à la rescousse les mânes des ancêtres, qu’ils leur empruntent noms, mots d’ordre, costumes afin de jouer la nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable travestissement et avec ce langage d’emprunt. »[67]

Il en est toujours ainsi aujourd’hui où les traditions du vieux mouvement ouvrier réformiste pèsent encore sur le cerveau de bien nombreux vivants, où ceux qui, parmi ceux-ci veulent bouleverser la réalité en restent, trop souvent, à répéter les analyses et les façons de faire des glorieux ancêtres des révolutions d’autrefois. Or il est certain que les circonstances d’aujourd’hui sont fort différentes. Elles déterminent donc, ou plutôt détermineront un processus révolutionnaire différent.

Détermineront, car il ne s’agit encore que d’un éventuel futur. En effet nous sommes pour le moment dans une situation d’entre deux. L’ancien mouvement réformiste (la gauche en général) agonise dans l’impuissance à promouvoir une quelconque amélioration de la condition prolétaire (ce qui faisait autrefois son influence), ni même à empêcher sa dégradation, qu’au contraire ses représentants (la gauche syndicale et politique) organisent eux-mêmes bien souvent, ou à tout le moins y collaborent[68]. Le nouveau mouvement révolutionnaire communiste correspondant aux nécessités et possibilités de l’époque contemporaine n’en est aujourd’hui qu’au stade des premiers balbutiements, à peine ébauché. Il règne donc dans cette phase transitoire beaucoup de désarroi dans les têtes, une grande confusion dans des luttes prolétaires où la colère explose souvent, mais qui restent sporadiques, localisées, résistances dispersées, défilés à l’ancienne ici, émeutes là, mais sans lendemain, sans unité, ni perspectives, ni stratégie. A travers toute cette agitation, ces tumultes, ces affrontements plus ou moins violents, ces guerres multiples, c’est la maturation d’une conscience révolutionnaire qui se joue, le sort d’une lutte cette fois réellement finale tant les multiples forces destructrices du capitalisme sont aujourd’hui puissantes et ne peuvent que se déchaîner jusqu’à détruire l’humanité si le MPC n’est pas aboli. Quelles sont alors les tâches des communistes dans cette si confuse situation actuelle, pour contribuer, autant que leurs forces encore si faibles le leur permettent, à cette maturation ?

Maturation qui consiste d’abord à enterrer la voie du vieux mouvement ouvrier réformiste en faisant émerger celle du nouveau mouvement prolétaire correspondant aux circonstances actuelles.

Ce choix, réformisme ou révolution, n’est certes pas nouveau dans ses termes, notamment en Europe dans les plus anciens pays capitalistes où il a donné lieu dans le passé à bien des polémiques et des affrontements. Mais ce qu’il a de nouveau, c’est, comme on l’a vu, 1°) que le réformisme ne peut plus aujourd’hui, au mieux, que freiner momentanément la dégradation inéluctable et inexorable de toutes les conditions de vie des prolétaires, tout particulièrement, et des peuples en général ; et, 2°) que les conditions matérielles du succès d’un processus révolutionnaire communiste sont aujourd’hui réunies.

Que le capitalisme ne puisse plus donner d’autre signification concrète au mot réforme que la constante aggravation des conditions de travail et de vie des travailleurs (qui ont le tort inadmissible aux yeux des idéologues bourgeois de « refuser de s’adapter à la réalité », qui bien sûr n’est que celle du capitalisme), que la liberté laissée aux capitalistes de ravager la planète, de ruiner les peuples, de concentrer tous les pouvoirs, d’accumuler sans vergogne les richesses, cela il suffit de comprendre à quel stade historique de son développement (et donc aussi de ses contradictions) est parvenu le capital pour savoir pourquoi il ne peut en être qu’ainsi. Et de savoir en même temps pourquoi aucune politique de relance de la valorisation du capital (de « la croissance »), que ce soit par la relance de la consommation ou, au contraire, par « l’austérité », par un capitalisme « écologique » ou par l’émission monétaire à tout va qui relanceraient les investissements, ni même par des guerres et destructions massives de capitaux, ne peut réussir.

Pourtant ce qui entrave encore aujourd’hui l’émergence et la maturation d’un mouvement communiste, est ce fait qu’une majorité de prolétaires attache et limite ses espoirs à ceux d’une reprise de la croissance du capital qui fournirait emplois et salaires, quitte même à ce qu’ils soient au rabais, en acceptant « aujourd’hui les sacrifices pour que ça aille mieux demain ». Il en résulte trois combats immédiats :

Le premier est de montrer que la seule réalité en ce domaine est que la croissance du capital est anémique, en voie d’extinction, voire devient décroissance, et que les emplois, les salaires, les « acquis sociaux », les conditions de travail, ne peuvent qu’être progressivement détériorés. Les exemples abondent, par exemple, de sacrifices acceptés par les travailleurs pour « sauver l’emploi », lequel, peu de temps après, diminue à nouveau.

Le deuxième est d’affirmer que cette anémie de la croissance n’est pas que malheur mais aussi une excellente chose. Non seulement parce qu’il s’agit d’une croissance qui s’est avérée de plus en plus inégalitaire, ruineuse, monstrueuse, et mortifère pour les peuples, bref ignoble et inhumaine. Mais aussi parce que la diminution drastique de la quantité de travail contraint, aliéné, qui est la cause fondamentale de cette anémie est une excellente chose, potentiellement du moins. Pourquoi faudrait-il toujours de cette croissance-là ? Pourquoi faudrait-il toujours un maximum de ce travail-là alors qu’il est tout à fait possible d’en réduire la quantité à rien ou presque rien tout en satisfaisant pleinement les divers besoins humains de tous ? Ce ne serait là que de l’aveuglement, voire une sorte de masochisme !

Le troisième est pour détruire la principale idée qui soutient le réformisme : l’idée que l’Etat pourrait diriger l’économie de sorte que le capital serait mis au service de « l’humain d’abord », alors qu’il n’est, et ne peut être, étant par essence et construction fonctionnaire « en chef » du capital[69], que l’organisateur des conditions générales de sa reproduction (de sa valorisation), donc de sa domination sur « l’humain ». Autrement dit, détruire l’idée encore bien ancrée et très dominante que si l’Etat se révèle incapable de relancer la croissance et l’emploi, d’améliorer les conditions de vie, et bien d’autres choses encore, du peuple, ce serait seulement qu’il serait mal gouverné, et donc qu’un autre gouvernement, d’extrême droite ou d’extrême gauche, pourrait remédier à cette incapacité. Mais ce n’est pas l’Etat ni la bourgeoisie qui peuvent diriger le capital. C’est au contraire toujours le capital qui les dirige. En effet, puisqu’il n’existe que comme « valeur se valorisant », et puisqu’il ne saurait être question pour ces fonctionnaires du capital de renoncer à remplir leur rôle d’organisateurs de ce mouvement c’est qu’ils sont dirigés par les exigences de cette valorisation, dont ils tirent leur fortune. C’est elle, ou plutôt c’est la valeur imposant la valorisation, qui est le sujet de la production (de « l’économie ») capitaliste, dont les différents agents ne sont que les exécutants, sauf lorsqu’ils s’opposent à ce mode de production (le prolétariat révolutionnaire comme sujet du processus d’abolition du capital[70]). Certes différents gouvernements peuvent être plus ou moins efficaces dans cette fonction, proposer différentes variantes pour y réussir, mais elles restent en réalité très proches en ceci qu’elles ont le même objectif : la valorisation du capital, sa reproduction, qui est aussi évidemment celle de la société capitaliste et la perpétuation de sa crise. On voit bien d’ailleurs que cette crise a conduit à l’effacement de la distinction droite-gauche traditionnelle, et, par contre coup, au développement « d’extrémismes » bourgeois se prétendant porteurs de solutions soi-disant nouvelles et radicales bien qu’en réalité tout à fait éculées.

Voilà dégagées trois tâches indispensables pour contribuer à la préparation de la construction d’un mouvement communiste aujourd’hui. Elles relèvent d’un travail d’approfondissement de ces questions, et de propagande pour en faire connaître les résultats.

Mais dites et faites cela, et aussitôt les critiques fusent affirmant : la théorie, les prolétaires s’en fichent ! De toute façon c’est trop intellectuel pour eux, trop compliqué, trop loin de leurs préoccupations immédiates. La pratique, la pratique, la pratique …… l’activisme dans les luttes immédiates, voilà la seule chose qui compte et qui est à leur portée. On pourrait se contenter de répondre en citant Marx face au même type de critiques dont on l’accablait : « j’ai toujours bravé l’opinion momentanée du prolétariat »[71], ou, citant Spinoza, « l’ignorance n’est pas un argument ». Mais en rester là serait ne pas chercher à trouver quelle pratique, justement, est aujourd’hui nécessaire pour traiter ce fait, bien réel, de l’écart, pour le moment considérable, qui existe entre le contenu et les formes des luttes prolétaires d’une part, et ce que la réalité, la situation objective du capitalisme contemporain exige absolument et permet tout à fait qu’elles soient pour sortir de la spirale catastrophique et mortifère où le capital sénile entraîne l’humanité, d’autre part.

Dans sa généralité et fondamentalement, cet écart est une manifestation de la contradiction où est le prolétaire dans le rapport salarial, comme aussi dans son rapport au travail.

Dans le rapport salarial son sort immédiat est lié à celui du capital qui l’emploie[72]. Il a donc tendance « à voir sa seule chance de salut dans l’enrichissement de son maître »[73], en espérant pouvoir alors en obtenir le maintien, voire l’amélioration de son salaire. En même temps c’est de la pl que fournit le prolétaire que grossit le capital. Plus il en produit, et plus il s’appauvrit relativement au capital qui l’accapare et s’accumule ainsi toujours plus[74]. Tant que cet appauvrissement n’est que relatif, tant donc que le niveau de vie du prolétaire augmente quelque peu, celui-ci n’est que dans une hostilité restreinte à l’égard du capital, et même souvent le soutient dans la concurrence et dans la guerre (c’est la grande époque du réformisme dominant rappelée ci-dessus). Mais cet appauvrissement finit par devenir absolu pour un nombre de plus en plus grand – ce qui advient dans la période actuelle – puisque l’accumulation du capital (notamment sous sa forme de capital fixe, la machinerie perfectionnée, puis automatique) aboutit à réduire l’emploi et le salaire prolétaire. Alors l’antagonisme capital/travail prolétaire (bourgeoisie/prolétariat) devient manifeste, éclatant. Qui plus est, aujourd’hui c’est le rapport salarial lui-même qui s’étiole, qui même disparait pour la masse croissante des exclus de l’emploi, qui donc n’ont littéralement « plus rien à perdre », pas même la possibilité de vendre leur seul bien, leur force de travail.

La même contradiction se manifeste quand on considère le rapport du prolétaire à son travail. Il l’exerce comme travail quelconque pourvu qu’il soit lucratif. En même temps il hait de plus en plus un travail que le capital ne cesse de rendre plus intense et usant, et dont il ne cesse d’appauvrir les qualités en le parcellisant et le simplifiant à l’extrême, le rendant absolument monotone, ennuyeux, répulsif. Mais en même temps aussi il ne cesse d’en réduire la quantité, ce qui nous ramène à l’antagonisme énoncé ci-dessus. Et à la perspective de sa résolution sur la base du fait que c’est le capital lui-même qui fait évoluer le rapport salarial et le travail prolétaire dans le sens de leur disparition, donc aussi de la sienne.

Il y a quelque chose d’étrange dans l’écart dont il est question ici. Le prolétaire réclame spontanément plus de croissance, plus d’emplois salariés, alors que cette croissance est mortifère, ce travail salarié répulsif, et que de plus tout ça est en voie de disparition, en même temps et pour les mêmes raisons, qu’il devient possible d’assurer les besoins de tout le monde en abondance et avec peu de travail pénible.

Mais si l’écart subsiste, c’est qu’il a encore des bases dans le rapport salarial dans lequel vivent encore une bonne part des prolétaires du monde, et dans lequel la majorité de l’autre part espère encore pouvoir rentrer. Ce qui implique qu’il ait aussi des bases idéologiques bien ancrées dans le fétichisme de l’Etat, cette mystification si prégnante que fort peu s’efforcent de la démonter et de la combattre. Or si on ne la combat pas on laisse la voie ouverte aux extrémismes bourgeois, c’est-à-dire à tous ceux qui exacerbent les fétichismes de l’Etat et de la Nation, proclamant que plus d’Etat, de nationalisme, de protectionnisme pourrait développer la croissance du capital, l’emploi et les salaires.

La question pratique est alors évidemment : que peut-on faire pour réduire cet écart, donc pour mener à bien, pour commencer, les trois tâches décrites ci-dessus ?

D’une façon générale il faut s’appuyer sur ce fait concret, bien visible, que non seulement les bases matérielles du réformisme s’effondrent en ce qui concerne l’amélioration du niveau de vie des prolétaires, mais aussi, plus profondément, en ce qui concerne ses racines dans l’idéologie bourgeoise induite par les fétichismes de la marchandise et de l’Etat rappelés chapitre 1. En effet, il devient de plus en plus visible que les soi-disant « lois économiques » générées par le fétichisme de la marchandise s’avèrent fausses, n’expliquant rien de la crise du capital, incapables de fournir une solution pérenne de relance de la croissance, de même que s’avère être un mythe la puissance attribuée à l’Etat de pouvoir diriger l’économie à sa guise, au service du progrès, de la justice sociale, etc. Ce qui se développe, envers et contre tous les efforts de l’élite des divers fonctionnaires du capital, c’est la crise et ses effets catastrophiques, ce sont les antagonismes de classe qui en résultent. Aussi bien du côté de la bourgeoisie dont l’Etat se fait de plus en plus violent contre les révoltes prolétaires, plus dictatorial, plus totalitaire aussi, que du côté des prolétaires dont la colère et les luttes se font de plus en plus rageuses et déterminées (même si elles restent encore le plus souvent dans des limites défensives, ce dont nous parlerons ci-après). Autrement dit l’absolue, urgente, et vitale nécessité pour la bourgeoisie et son Etat de restaurer la valorisation du capital les a obligés de briser le relatif consensus social que le réformisme avait si bien contribué à construire en maintenant les luttes prolétaires dans les limites de la reproduction du capital.

Comme le disait déjà Engels[75] les appels à l’équité, aux droits, les cris d’indignations, les protestations contre la misère, les injustices et autres tares du capitalisme, si justifiés soient-ils, ne sont pas des arguments, mais seulement des symptômes et des dénonciations « d’anomalies sociales », de « défauts » du capitalisme et non pas du capitalisme lui-même, et, quand ils se multiplient et se font colères, émeutes, les signes d’une accentuation des antagonismes due à la dégradation, au pourrissement de la société capitaliste, ce qui n’est pas encore conscience et luttes anticapitalistes.

Ce qui est absolument nécessaire, c’est de montrer que ces méfaits sont le fait d’un mode de production particulier arrivé à son terme, non de la volonté ou de l’incapacité de ses fonctionnaires, d’une « élite » dirigeante qui pourrait être remplacée par une autre qui saurait organiser un « bon » capitalisme, équitable, progressiste, populaire. Et aussi de montrer que ce qui cause la sénilité du capital, constitue des conditions objectives pour l’abolir et le remplacer par le communisme. Cela, c’est la théorie, c’est-à-dire l’analyse de la situation actuelle du capital, des limites qu’il a lui-même posées à sa reproduction, qui l’établit. Mais, comme on le constate d’évidence, cette analyse concrète est aujourd’hui « en avance » sur la pratique (les formes et contenus des luttes prolétaires). De sorte qu’elle reste une sorte d’abstraction pour les prolétaires avec lesquels il semble qu’elle n’ait pas encore de terrain commun, de besoins communs, de rapports actifs réciproques produisant une activité révolutionnaire adéquate à la situation.

Ce qui est certain, c’est que l’inévitable aggravation de la crise sera aussi celle des antagonismes de classe et de luttes prolétaires devenant plus dures, plus massives. Dans quelle direction, avec quel contenu, rien n’est certain. Mais cette aggravation est néanmoins une condition nécessaire – même si non suffisante – pour que puissent se développer, dans une partie des masses au moins, les besoins d’éclaircissements théoriques qui, aujourd’hui, font sérieusement défaut.

Pour autant n’y a-t-il absolument rien à faire aujourd’hui que d’attendre ce mûrissement de la situation et s’y préparer par un – très nécessaire, il est vrai, dans la situation actuelle ­ travail théorique et de propagande conséquent ? N’y a-t-il aucune activité communiste utile dans les luttes de classe actuelles sous prétexte, non pas qu’elles partent des besoins immédiats des prolétaires, ce qui est toujours le cas, mais qu’elles restent dans les limites de la reproduction, qui plus est dégradée, de la condition de prolétaire : avoir un emploi, un salaire, un logement, les conserver pour ceux qui en ont, les obtenir pour ceux qui n’en ont pas ?

Ce sont aujourd’hui des luttes purement défensives, car elles ne peuvent pas inverser la tendance à la diminution de l’emploi et à la dégradation des conditions de vie et de travail des prolétaires et des peuples, crise de la reproduction du capital oblige. Au mieux elles ne peuvent que freiner cette tendance. Au mieux, c’est le seul résultat qu’elles obtiennent, et que de telles luttes « traditionnelles » peuvent aujourd’hui obtenir.

Néanmoins trois choses sont à considérer qui doivent inciter les communistes à participer à ces luttes, à condition de ne pas y sacrifier leurs priorités en terme de travail théorique et de propagande.

1) Même si elles ne sont que des résistances à la détérioration, elles gênent, affaiblissent les efforts des capitalistes pour rétablir une valorisation satisfaisant aux exigences de la reproduction du capital. Elles durcissent les antagonismes.

2) Ce sont des moments où les prolétaires montrent qu’ils ne baissent pas les bras, dans lesquels ils construisent une force de classe. Même si elle n’est pas adéquate à la situation, cela vaut mieux que de se laisser piétiner sans rien faire. Et cela peut aussi être un moment de questionnement sur les buts et les moyens de cette lutte au regard des maigres, voire inexistants, résultats obtenus.

3) Car, et c’est là le plus important, cette inadéquation à la réalité de telles luttes qui se limitent à tenter de « préserver les acquis » de la condition de prolétaire, ou même seulement de freiner leur dégradation, inadéquation qui se montre à leurs résultats, est une base d’expériences sur laquelle les communistes peuvent et doivent s’appuyer pour en expliquer les causes, c’est à dire cette réalité de la sénilité du capital et ce qu’elle implique, à savoir la nécessité et la possibilité d’un mouvement pour le communisme. Lequel est la seule voie pour répondre aux besoins prolétaires, pas seulement les plus fondamentaux, les plus décisifs (l’abolition de la condition de prolétaire), mais aussi les plus immédiats, les plus matériels, les plus vitaux que – et c’est là ce qui est nouveau – le capitalisme ne peut absolument plus satisfaire pour une masse toujours plus considérable d’individus. Telle doit être, dans ce moment de grande confusion entre les vieilles habitudes réformistes qui subsistent et le nouveau mouvement prolétaire à construire, l’essentiel de l’activité des communistes dans les luttes actuelles auxquelles ils participent, bien que selon leurs très faibles moyens actuels, et compte tenu de la nécessité de poursuivre le travail théorique, indispensable pour rendre compte le plus précisément et concrètement possible de la nouvelle situation contemporaine.

Non seulement le rapport salarial se dégrade, mais il faut prendre en compte cette circonstance particulière qu’il y a de plus en plus « d’exclus », plus ou moins permanents, de ce rapport. Soit qu’ils n’y sont qu’épisodiquement (précaires, intérimaires, intermittents, et autres du type contrat « zéro heure » en Grande Bretagne), soit qu’ils n’y sont pas du tout (chômeurs à vie, mais aussi « auto entrepreneurs » de divers types). Chômeurs, « individus marginalement attachés au travail », temps partiels subis, s’ajoutent aux « working poors » pour représenter au moins un tiers de la population en âge de travailler dans les pays de l’Union Européenne[76].

Bien sûr, le chômage a toujours existé dans le capitalisme, mais pas avec ce caractère irrémédiable, et la tendance générale était au contraire à l’augmentation du nombre d’emplois salariés (notamment par la prolétarisation et l’urbanisation massives des paysans). Aujourd’hui pour une majorité des prolétaires la vente de leur force de travail est un acte hautement aléatoire, plus ou moins éphémère, et, finalement, pour beaucoup, être sans travail est un état quasi permanent. Parqués et retranchés (parqués, ils s’y retranchent) dans des zones périurbaines spécifiques, les « cités », favelas, et autres bidonvilles). Ils survivent de petits boulots « au noir », de « l’assistance » publique et de la charité (« charité business » d’ONG) et aussi, bien évidemment, pour beaucoup de trafics divers (des chapardages jusqu’au gangstérisme).

Les prolétaires étant dans ces situations concrètes très variées, et aussi moins qu’autrefois rassemblés dans de vastes usines, qu’est-ce qui peut unir leurs luttes ? A l’évidence pas la lutte salariale qui ne concerne guère les « exclus » de ce rapport, et qui, surtout, dans le cadre d’une concurrence entre prolétaires exacerbée par la crise, a tendance à n’être qu’un sauve qui peut corporatiste, une lutte pour la défense de « mon emploi », « mon entreprise », « mon salaire », et qui, de plus, comme nous l’avons vu, n’aboutit aujourd’hui en général, au mieux, qu’à ralentir la dégradation de la condition prolétaire. Ni bien sûr les trafics, ou les activités délictueuses de maffias qui ne font que reproduire les pires comportements bourgeois, avec, en prime, beaucoup plus de chances de se retrouver dézingué ou en prison que les plus grands prédateurs financiers, politiciens corrompus et patrons véreux de la haute bourgeoisie. Ni évidemment les luttes sectaires à base ethnique, religieuse, ou nationaliste.

Ce qui peut unir les luttes prolétaires, et le dire n’est qu’une lapalissade, c’est l’objectif d’un succès réalisable qui soit dans l’intérêt de tous, non catégoriel, et qui les mette face à un ennemi commun[77]. La question est donc de déterminer cet objectif, de le faire valoir en l’argumentant au mieux. Or beaucoup déjà savent bien ce qui est à la fois réalisable et immédiatement nécessaire pour satisfaire les besoins les plus élémentaires, les plus vitaux des prolétaires[78] : ce premier pas, c’est se donner les moyens de partager les richesses et les revenus en les enlevant à la classe des capitalistes qui les a accumulés entre ses seules mains.

Bien évidemment cet objectif n’est pas réalisable par le moyen de l’Etat bourgeois et dans le cadre d’une société vouée à la valorisation du capital. On ne reprendra pas ici la thèse inepte de certains idéologues de gauche qui prétendent que la crise serait due aux écarts de revenus et de patrimoine excessivement exagérés, et que les réduire conduirait à une reprise de la consommation qui relancerait la croissance du capital. En réalité cet objectif est antagonique avec l’existence de l’Etat bourgeois. Et si elle parait de prime abord vouloir approcher d’une sorte d’équité dans le partage des richesses, cette revendication de partage équitable ne peut pas se réaliser sans tenir compte de cette vérité élémentaire qui est que les richesses vont toujours à ceux qui possèdent, juridiquement, militairement et intellectuellement les moyens de les produire. « A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribués les conditions de la production elle-même. »[79] Cette distribution, c’est aussi la division sociale capitaliste du travail, c’est-à-dire c’est aussi la propriété privée capitaliste.

Il résulte de cette remarque de simple bon sens qu’il n’y a pas possibilité de modifier sérieusement, radicalement le partage des produits entre tous sans le faire de l’appropriation de ces moyens, donc sans le moyen du temps libre pour le faire ainsi que rappelé ci-dessus, bref sans abolir le MPC. Ce qui induit que la tâche des communistes dans les luttes immédiates pour un meilleur partage des richesses est précisément d’en montrer toutes les conditions, et qu’il n’y a aucune autre voie pour parvenir à un résultat réel et sérieux, d’autant plus aujourd’hui que la situation du capital l’oblige à une politique d’appauvrissement non plus relatif (ancienne politique réformiste) mais absolu des peuples.

C’est pourquoi il faut mettre au cœur des luttes pour les besoins immédiats la question du temps libre comme moyen de les satisfaire, donc aussi la perspective de la prise du pouvoir d’Etat par le prolétariat pour le réaliser suivant le schéma esquissé ci-dessus. Ce qui peut se résumer par un mot d’ordre tel que : « travailler tous, moins, autrement ». Enoncé il y a quelques 34 ans déjà[80], il suscita les critiques, et les suscite toujours aujourd’hui, de ceux qui, le nez dans le guidon, ne veulent considérer qu’une chose : aujourd’hui la grande majorité des prolétaires espèrent et luttent, ou plutôt acceptent des sacrifices, d’abord pour le contraire, pour plus d’emplois (plus de travail prolétaire donc), ou plutôt le moins de licenciements possible. C’est cet espoir qui est non seulement bien morose, borné, mais de toute façon irréaliste, sans avenir.

L’abolition du travail contraint, aliéné, lucratif, dont le capitalisme réduit lui-même drastiquement la quantité, avec les effets catastrophiques que l’on connait, donc l’abolition des rapports de propriété, de la division sociale du travail capitaliste, tel est, en terme de contenu, l’axe fondamental du processus révolutionnaire communiste à construire. Non pas parce que ce serait un idéal à atteindre, mais comme seul moyen réaliste de satisfaire les besoins immédiats des prolétaires, tout en les transformant en les enrichissant de qualités et besoins nouveaux parce que c’est là le seul moyen de cette satisfaction elle-même qui est incompatible avec le maintien de la condition de prolétaire (des classes, du capitalisme en général). Axe sur lequel viennent se greffer la résolution des autres contradictions inhérentes au capitalisme – ce qui ne signifie pas qu’elles se résoudront automatiquement sans luttes spécifiques qui participeront pleinement à ce procès révolutionnaire. Et elles sont nombreuses car les difficultés de plus en plus importantes et multiples que rencontre le capital pour se reproduire l’amènent à multiplier les domaines et l’ampleur de ses méfaits : problèmes écologiques, agricoles, urbains, despotisme grandissant des Etats, montée des idéologies et comportements néofascistes et des guerres impérialistes, partout grandissent les antagonismes et se multiplient les domaines des luttes. Ils sont divers dans tant leurs contenus concrets que par les classes et fractions de classe qui en sont les acteurs. Chacun de ces domaines de luttes doit donc faire l’objet d’une analyse concrète particulière pour être bien compris dans ses spécificités et dans ses rapports avec la lutte communiste. Vaste travail collectif qui dépasse évidemment largement le cadre de cet ouvrage. Ce qu’on peut cependant affirmer relativement à la question traitée ici de la possibilité d’une unité de tout ou partie de ces luttes diverses au sein d’un mouvement pour abolir le capital, c’est que les antagonismes qui les génèrent, dans des formes de plus en plus violentes, ont tous ce point commun d’être exacerbés par les mesures que doivent nécessairement prendre les fonctionnaires du capital pour faire face à l’anémie de la valorisation du capital, et que leur résolution dépend donc de l’abolition du capital. Ce qui renvoie à l’axe fondamental du processus révolutionnaire énoncé ci-dessus.

Dit autrement ces antagonismes exacerbés sont une manifestation de l’ampleur, de la radicalité atteint aujourd’hui par le mouvement de dépossession des individus de la maîtrise des moyens de leur vie, lequel est le mouvement historique de la propriété privée de ceux-ci, c’est-à-dire du capital. Il a commencé avec la dépossession foncière (les fameuses « enclosures » et autres appropriations privées de biens d’usage communaux), puis la dépossession territoriale (les colonies), puis celle des moyens matériels de production manufacturiers (domination dite « formelle » du capital), puis celle des savoir-faire et des moyens techniques et scientifiques (domination dite « réelle » du capital), jusqu’à aujourd’hui où elle se fait exclusion massive hors du travail, du logement, bref génère des « sans rien », des dépossédés de tout, y compris bien sûr des « superstructures » (Etat, médias, justice, etc.). En même temps il a aussi été dépossession de toute maîtrise des individus dans leurs rapports, vitaux, avec la nature (appropriation de l’exploitation des ressources de la nature par les multinationales, terres et mers désertifiées, urbanisation démente, etc.). Si la dépossession toujours élargie, toujours aggravée est effectivement le mouvement historique du rapport de propriété qui se nomme « le capital », l’appropriation par contre est celui du processus communiste.

Rappelons à cet égard que la dépossession fût fondée de tous temps non seulement sur l’expropriation foncière et la force armée, mais sur une division sociale du travail entre producteurs des biens de consommation des hommes d’une société donnée et ceux qui avaient du temps détaché de cette production, du temps libre pour exercer des fonctions de direction, religieuses, intellectuelles, artistiques, étatiques, et/ou s’adonner à l’oisiveté. Evidemment il faut que les premiers produisent plus (surtravail) que ce qui correspond à leur propre subsistance (travail nécessaire) pour que les seconds aient cette liberté. Mais c’est ainsi que les sciences et les techniques, et plus généralement les civilisations, ont pu se développer, au fur et à mesure qu’augmentait la productivité des producteurs, donc leur surtravail, et qu’ils pouvaient ainsi entretenir des couches de plus en plus nombreuses d’individus détachés de la production. Plus les palais, les cathédrales, la bureaucratie, le luxe, les couches intellectuelles et artistiques se développaient d’un côté, et plus le surtravail paysan et ouvrier augmentait de l’autre. Plus l’appropriation des connaissances et des moyens de production (et donc corrélativement celle des richesses), s’amplifiait d’un côté, et plus la désappropriation de l’autre. Le temps libre, le temps libéré des obligations du travail contraint, a toujours été la première condition des développements scientifiques, économiques, culturels etc. des diverses civilisations. Mais un temps libre nécessairement fondé à ces époques sur le surtravail toujours augmenté des masses populaires. Tout à fait à l’inverse le temps libre à la base du processus communiste d’appropriation n’est pas fondé sur le surtravail des uns au profit du temps libre des autres, mais sur la diminution drastique du temps de travail contraint, surtravail compris bien évidemment. Il est moyen de réduire et supprimer l’écart « puissances intellectuelles » et bureaucratiques/exécutants désappropriés, au lieu qu’il augmentait dans les modes de production précédent.

S’approprier tous les moyens matériels, intellectuels, sociaux de la production de la vie, c’est générer des activités et comportements responsables, parce que maîtrisés, adéquats au développement qualitatif du genre humain. C’est le moyen nécessaire pour surmonter les antagonismes propres à la dépossession capitaliste ci-dessus évoqués. L’unité de toutes les luttes qu’ils génèrent se construit et se cimente alors de leur concentration contre leur ennemi commun immédiat : l’Etat, en tant qu’il est l’organisateur et protecteur (idéologique, juridique, policier, militaire) violent de la dépossession (lui-même dépossède les individus de la gestion des affaires communes, et se fait totalitaire).

Avec la colonisation ce mouvement général de dépossession a pris au cours du 20ème siècle une ampleur mondiale et généré une forme particulière d’antagonisme entre des peuples. Même si du côté des pays colonisateurs une fraction plus ou moins minoritaire du peuple comprenait l’essence sordide de la colonisation, et s’y opposait, ce phénomène a profondément marqué les luttes politiques et sociales de ce siècle, tant en alimentant leur orientation majoritairement réformiste, chauvine, et souvent même xénophobe dans les pays impérialistes, qu’en leur donnant un caractère dominant nationaliste dans les pays colonisés. De sorte que, dans ces conditions, la construction d’une union internationale de forces anticapitalistes nécessitait, comme rappelé ci-dessus chapitre 1, de faire un « détour » par le préalable de l’indépendance des colonies. Ce dont K. Marx s’était rendu compte[81] en affirmant par exemple que « le levier » de la révolution devait d’abord être placé en Irlande, colonie anglaise, et non en Angleterre elle-même, « où la classe ouvrière ne fera jamais rien tant qu’elle ne sera pas débarrassée de l’Irlande ». Lenine a très bien argumenté cette stratégie dans ses nombreux textes sur la question nationale (notamment contre la position de Junius-Rosa Luxembourg). Il montrait que l’importance de l’indépendance politique et culturelle pour les peuples colonisés – qu’il ne confondait pas avec l’indépendance économique d’avec le capital impérialiste – tenait à ce que cela les amènerait au nécessaire constat que la défaite du colonisateur n’était pas la fin de leur exploitation, mais créait une situation où ils se trouveraient face à leur propre bourgeoisie devenue leur exploiteur direct en tant que personnification et fonctionnaire local du capital mondialisé ainsi que national.

Une fois comprises la justesse et la nécessité de ce « détour » du mouvement révolutionnaire du 20ème siècle par les luttes anticoloniales d’indépendances nationales, on peut comprendre aussi en quoi les circonstances sont aujourd’hui différentes du point de vue de l’unité internationale des mouvements communistes, de la fameuse union des prolétaires de tous les pays proclamée par le non moins fameux Manifeste de 1848.

Un premier élément nouveau est qu’aujourd’hui les prolétaires sont en nombre dans quasiment tous les pays. Partout, comme autrefois en Europe, des masses rurales considérables ont dû quitter (et quittent encore par dizaines de millions chaque année) les campagnes des pays pauvres et, nouveaux prolétaires, venir s’entasser dans les périphéries déshéritées de mégapoles cauchemardesques, ou devenir migrants « sans feux ni lieux » vers les métropoles impérialistes.

Un deuxième élément nouveau est la conséquence de la fin des colonies qui a été évoquée ci-dessus (chapitre 2, section2.2). A savoir que si, au 20ème siècle, l’unité des opprimés au plan mondial passait par la lutte commune contre les colonisateurs, au 21ème elle est partout immédiatement contre le capital. Elle mobilise alors essentiellement les prolétaires de tous les pays contre les bourgeoisies et leurs Etats de tous les pays.

Il convient de développer un peu cette dernière affirmation afin de couper court à la critique qu’elle pourrait signifier que l’impérialisme n’existe plus, n’exerce plus sa domination, et qu’il n’y aurait pas accroissement des inégalités de tous ordres entre pays dans le monde.

Bien sûr il existe toujours une domination multiforme (financière, technologique, commerciale, etc.) de « grandes puissances » sur d’autres, et toujours des interventions militaires impérialistes. Mais il faut préciser : l’impérialisme contemporain ce n’est plus l’administration directe, le joug colonial d’une nation sur d’autres, le monopole colonial de l’exploitation semi-esclavagiste des peuples colonisés, l’empêchement de la formation d’une classe bourgeoise autochtone, de son indépendance politique, et de l’Etat correspondant.

Au 21ème siècle postcolonial cette domination s’exerce en général, de façon plus insidieuse, dans le cadre de l’insertion de toutes les ex-colonies et semi-colonies dans l’aire planétaire d’un capitalisme mondialisé, dans une chaîne mondialisée de la valorisation du capital, dans une division du travail hiérarchisée à l’échelle mondiale. Dans cette chaîne des pays politiquement et juridiquement indépendants sont dits dominés parce que leurs bourgeoisies n’ont pas ou peu de fonctions dirigeantes en dehors du domaine politico-étatique. Des fonctions propriétaires essentielles leur échappent (pouvoirs financiers, scientifiques, technologiques, commerciaux, militaires). Elles restent l’apanage des puissances impérialistes (anciennes ou nouvelles comme la Chine), où elles sont concentrées. Cette concentration des fonctions propriétaires induit évidemment celle de l’accaparement de la pl, produite pourtant pour sa plus grande part, dans les pays dominés[82].

Il y a bien « développement inégal », « accaparement inégal » des richesses, « domination du marché mondial » par un petit nombre de « multinationales » soutenues par un petit nombre d’Etats qui usent pour cela de toute la gamme des moyens de domination dont ils disposent : puissance monétaire et financière, blocus économiques, interventions militaires, coups d’Etat téléguidés, etc. De sorte que les bourgeoisies des pays « dominés » (mais il y a toute une échelle dans l’étendue de la domination) n’ont pas d’autres choix pour exister en tant que telles que de collaborer avec les capitaux dominants en se faisant leurs auxiliaires locaux, leurs fonctionnaires dans un segment particulier de la chaîne de valorisation. Elles accaparent autant de pl que leur fonction, leur place, celle de leur pays, dans la division mondiale du travail et que leur capacité[83] à l’extorquer à leur peuple le leur permet ; un peu plus si elles savent jouer des rivalités impérialistes et vendre leurs services aux plus offrants. Et si elles brandissent toujours volontiers le drapeau d’un nationalisme présenté comme continuant les luttes pour l’indépendance nationale, c’est pour tenter de conserver le soutien qu’elles obtenaient alors des peuples. En leur désignant l’impérialisme comme le responsable de leurs malheurs, elles cherchent à s’exonérer elles-mêmes de toute responsabilité dans leur situation misérable. Cette idéologie a connu son heure de gloire dans le milieu du 20ème siècle sous le nom de « tiers mondisme ». La conférence de Bandoung (1955), la tentative (qui value à Ben Barka son assassinat) d’unir ce « tiers monde » dans une « Tricontinentale », la théorie des « Trois Mondes » popularisée par la Chine maoïste, en furent quelques-unes des initiatives en ce sens les plus connues.

Nous n’en développerons pas ici la critique. Il suffit pour notre propos de constater qu’il n’y a plus rien à attendre de ces nationalismes qui ont produit tout ce qu’ils pouvaient de positif quand ils agissaient comme luttes anticoloniales de libération nationales : le pouvoir politique (le plus souvent dictatorial) d’une bourgeoisie nationale (le plus souvent étatique) en remplacement du pouvoir colonial, l’insertion du pays dans le capitalisme mondialisé, l’exode rural et le développement d’un prolétariat urbain des plus misérables. Mais il ne pouvait pas aller jusqu’à conquérir une illusoire indépendance économique pour les anciennes colonies tout en restant dans le cadre du capitalisme, (fût-il étatisé), laquelle n’existe même pas pour nombre de pays dits développés, et qui n’est jamais, partout, que « l’indépendance » du capital imposant nécessairement les exigences de sa valorisation, y compris à ceux-là même qui croient en être les dirigeants. Et cette exigence passait alors tout aussi nécessairement par l’insertion de tous ces pays dans la grande chaîne mondiale de valorisation du capital dominée par les pays impérialistes propriétaires des principales conditions de la production, et puissamment armés pour en faire les droits. Ce qui est aujourd’hui réalisé.

Il résulte de ces nouvelles caractéristiques de la situation contemporaine que la lutte anti-impérialiste ne peut plus être nationaliste[84] sans être contraire aux intérêts fondamentaux des prolétaires. Elle ne peut être que lutte contre le capital, en premier lieu donc lutte contre « sa » propre bourgeoisie. L’unité des prolétaires de tous les pays peut et doit se construire aujourd’hui sur cette base commune. Ce qui implique évidemment que les prolétaires des pays dominants non seulement refusent, mais s’opposent activement par tous les moyens possibles aux ingérences de toutes sortes, et notamment aux interventions militaires, de « leurs » bourgeoisies, sans se laisser endormir par les buts soi-disant humanitaires, « droits-de-l’hommistes », ou sécuritaires dont elles essaient de les parer.

 

RESISTANCES, REVOLTES, ET REVOLUTION

« Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation (les différentes formes monétaires, n.d.a.), qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants (le capitalisme, n.d.a.) et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent). »[85] Ce stade, nous y sommes de façon très visible, très certaine, l’analyse des causes de la crise nous en a révélé les causes ainsi que l’inévitable aggravation hors abolition des rapports d’appropriation existants. Dans le vocabulaire médical de la Grèce antique, la crise était le moment du développement de la maladie où se décidait l’avenir du malade : il entrait dans un processus vers la guérison ou vers la mort. Les crises du capital, c’est la même chose. Jusqu’à aujourd’hui elles ont été le moment où ses fonctionnaires ont pu mettre en œuvre des « remèdes », des moyens par lesquels ils ont réussi à surmonter ses contradictions internes et à relancer un nouveau procès de valorisation. Mais la crise actuelle est sans issue dans le cadre du capitalisme. La certitude, c’est : dans ses efforts nécessaires, « automatiques », pour poursuivre une existence qui exige la valorisation du capital, le capitalisme va vers la destruction et la mort. L’inconnue, c’est : y entrainera-t-il avec lui l’humanité toute entière, ou sera-t-il achevé avant, par une révolution politique engageant un processus de construction, de production de nouveaux rapports sociaux par la poursuite d’une lutte de classe abolissant les classes (processus communiste) ?

La certitude c’est aussi que la situation d’une masse croissante d’individus leur est de plus en plus littéralement insupportable, y compris dans les pays les plus développés où sont accumulées, dans quelques poches, d’immenses richesses. Cette situation engendre des résistances. Et en même temps que leur incapacité actuelle à empêcher l’aggravation de l’insupportable, elles croissent, se font plus violentes, émeutes, révoltes. Mais le problème, c’est que ces luttes se développent dans une situation de grande confusion idéologique, de divisions, en tous genres (corporatistes, nationalistes, ethniques, religieuses, politiques, etc.), de désorganisation de la puissance révolutionnaire indispensable, les prolétaires. Ceci est vrai partout dans le monde. Mais limitons ici le constat à l’Europe, là où nous sommes et pouvons agir directement. Même dans ces pays, où les prolétaires sont censés être les plus cultivés, les plus politiquement expérimentés, dans les conditions les plus favorables pour le succès d’un processus communiste tel qu’esquissé ci-dessus, il y a ce grand écart dont nous avons parlé entre le niveau des luttes actuelles (contenu et forme) et celui qu’exige la situation du capitalisme (sauf à aller avec lui de pire en pire).

Nous avons vu que dans leurs luttes pour leurs besoins vitaux les plus élémentaires (emplois, salaires, logements, etc.) les prolétaires se heurtent aujourd’hui au mur de l’anémie inexorable de la croissance du capital (de sa valorisation), et que cette situation engendrait non seulement l’échec du vieux mouvement réformiste (la gauche), mais, plus largement, la déconsidération de tout le personnel politique traditionnel, gauche et droite confondues, du capital, de cette « élite » qui se montre incapable de se battre pour autre chose que les postes élevés et l’enrichissement. Le fait est que l’Etat apparait aujourd’hui aux masses incapable de jouer le rôle qui est le sien selon l’idéologie courante, habituelle, à savoir : assurer aux « citoyens », qui lui ont délégué tous leurs pouvoirs, leurs volontés, protection, sécurité, bien être, santé, niveau de vie, emplois, progrès, etc. Il découle de ce constat d’impuissance de l’Etat deux positions antagoniques. Celle d’une lutte pour le renversement de cet Etat, son démantèlement, en même temps que pour la construction d’un pouvoir politique du prolétariat afin d’engager un procès révolutionnaire vers le communisme. Ou, celle d’un extrémisme étatique, prétendant qu’un soi-disant nouveau personnel politique, s’autoqualifiant de populaire, d’« antiélites », pourrait restaurer la capacité de l’Etat à diriger l’économie capitaliste au service du peuple. Cette exacerbation de l’idéologie étatiste s’accompagne inéluctablement d’une virulente poussée nationaliste (dans l’idéologie étatiste issue de la révolution bourgeoise, l’Etat est toujours vu comme émanation et protecteur de cette communauté fictive de « citoyens » : la Nation) et protectionniste. Elle tend alors fatalement, avec l’aggravation de la crise, à aller jusqu’à ses conséquences extrêmes, la xénophobie, le racisme, une sorte de néo fascisme. Et c’est malheureusement surtout, pour le moment du moins, cette tendance-là qu’on voit se développer partout dans le monde.

Réduire l’écart dont nous avons parlé ci-dessus exige prioritairement de combattre vigoureusement, sans concession, cette voie étatiste. Evidemment cela ne peut pas se limiter à être fait, même si c’est très nécessaire, en opposant au fétichisme de l’Etat une théorie exacte de l’essence de l’Etat. Il faut combattre autant qu’il est possible sur le terrain pratique des luttes prolétaires pour la satisfaction des besoins vitaux immédiats en montrant qu’aucun Etat, aucune puissance, aucune lutte – et nous avons vu que c’est cela qui est nouveau – ne peuvent parvenir à ce qu’ils puissent être satisfaits dans le cadre des rapports sociaux capitalistes. Pour cela il faut développer, expliquer, faire valoir « l’analyse concrète de la situation concrète ».C’est à dire l’impossibilité pour le capital de sortir de sa crise, de continuer à exister sans qu’il y ait relance de son procès de valorisation, soit, dans les conditions d’anémie des gains de productivité où il se trouve historiquement, sans que ses fonctionnaires ne tentent d’y parvenir en accentuant fortement la politique « d’austérité » (d’extraction de la pl sous sa forme absolue), donc, en particulier, la dégradation de la condition prolétaire jusqu’à « l’exclusion », et la « chute » de nombreux petits et moyens bourgeois dans cette condition. Ce travail consiste, dans le même mouvement, à démolir systématiquement les positions de ceux qui prétendent qu’un « bon » capitalisme pourrait se développer si, sous l’autorité d’un « bon gouvernement » vraiment au service du peuple, le capital financier était pressuré, la mondialisation « libérale » était bridée, l’écart riches/pauvres était amoindri et les salaires augmentés afin de relancer la consommation, l’évasion fiscale était éradiquée, et si bien d’autres choses encore. Bref si le capitalisme n’était pas le capitalisme.

Cette lutte contre l’idée d’une possible nouvelle existence du capital (où on aurait le capital sans les nécessités et conséquences inhérentes au capital) grâce à des mesures que pourraient prendre les Etats s’ils étaient dirigés par de bons gouvernements populaires peut et doit se mener sur les questions les plus concrètes. Par exemple :

Qu’est-ce qui fait baisser les salaires, dégrader les conditions de travail ? La concurrence des étrangers ou les difficultés objectives du capital à maintenir les taux de profit, la concurrence entre capitaux qui s’en suit pour diminuer les coûts de production ? Quelle est la cause de l’augmentation du chômage ? Cette concurrence étrangère ou le niveau de développement de la mécanisation qui, pour le capital, est devenu une catastrophe et la cause de l’anémie de sa croissance ? Ou encore cette baisse des salaires qu’il suffirait de relever par simple décret étatique pour que la croissance du capital reparte de plus belle ? Quelle autre recette de croissance ? Accentuer les dépenses écologiques ? Ce serait, vu les contraintes de la production capitaliste, créer du travail à la façon du célèbre Sapeur Camember qui creusait un trou pour y mettre les déchets, puis un nouveau trou pour y mettre la terre extraite du premier, et ainsi de suite. Le produit national brut, PNB, grossirait de la production qui pollue, puis du travail pour dépolluer ou/et des travaux antipollution. Ou encore il grossirait de l’écologie coercitive qui, en France par exemple, oblige même les pauvres à changer de téléviseur, de voiture, à payer des compteurs Linky, et autres multiples dépenses obligatoires qui surgissent en permanence au nom de l’écologie.

C’est à partir de toutes les questions auxquelles les prolétaires doivent répondre pour satisfaire leurs besoins concrets qu’ils auront à choisir d’accepter ou pas les sacrifices et guerres nécessaires « pour sauver l’emploi » dans le capitalisme contemporain, défendront ou pas des options nationalistes, se soumettront ou pas à un Etat plus « fort », c’est-à-dire plus bureaucratique et totalitaire, etc. Bref, c’est à partir des réponses qu’ils donneront que, de la colère, de la résistance, de la révolte – qui peuvent mener n’importe où, et même au pire – ils prendront la voie de la révolution vers le communisme.

Le choix de la voie de la révolution communiste ne s’oppose nullement à la satisfaction des besoins immédiats, ne les sacrifie pas au nom d’une lutte pour un avenir plus ou moins lointain comme le clamaient, et le clament toujours, les réformistes. Car, nous l’avons dit, la situation est aujourd’hui telle qu’il n’y a plus d’alternative de ce type, réformiste. Aujourd’hui en effet accepter les conditions que le capital et ses fonctionnaires exigent des travailleurs pour les employer, c’est pour eux faire le choix d’aller de reculades en reculades. Les luttes pour les besoins immédiats ne peuvent être victorieuses qu’en tant qu’elles sont immédiatement pour le communisme, donc qu’en tant qu’elles unissent les prolétaires pour la destruction de l’Etat bourgeois comme première victoire stratégique dans le processus vers le communisme. Les capitalistes ont depuis longtemps leur TINA (there is no alternative) énoncé par Thatcher. Les prolétaires aussi ont le leur, même si beaucoup ne le savent pas encore.

Donc, bien évidemment, les prolétaires ne vont pas engager immédiatement en masse des luttes pour le communisme, comme s’ils avaient pu s’approprier spontanément la compréhension de cette situation. Ce n’est que dans le cours de leurs luttes pour leurs besoins vitaux, en se heurtant aux obstacles et aux échecs que leur imposera systématiquement le TINA capitaliste, qu’ils seront amenés à l’acquérir en étant obligés de s’interroger, de tirer les leçons de ces expériences.

Mais encore faut-il avoir les moyens de tirer les vraies leçons. Ce qui ne peut être fait qu’au regard de l’analyse correcte de la situation du MPC, afin de comprendre ce qui, dans ces expériences, a correspondu ou pas aux nécessités et possibilités qui découlent de cette analyse. Sans cette compréhension, sans un travail théorique qui la permette, qui fasse notamment ressortir ce qu’il y a de nouveau, d’historiquement spécifique dans le capitalisme contemporain, il ne peut pas y avoir de « bilan de l’expérience » qui tire les vraies leçons de la pratique. Et ce travail de confronter pratique et théorie (comprise comme analyse concrète de la situation concrète du MPC) pour en tirer une ligne politique, une tactique, une stratégie, une activité adéquates aux circonstances, c’est aux communistes de le faire.

Certes la théorie ne fait rien. Mais elle est indispensable pour faire avec succès. Elle nous dit quelle est la situation du capital aujourd’hui, pourquoi ses divers fonctionnaires sont obligés d’œuvrer à sa survie comme ils le font, pourquoi le réformisme est caduc, et aussi pourquoi cette situation recèle les conditions, enfin historiquement mûres, pour abolir le capital. Mais elle ne peut pas nous dire les moyens adéquats par lesquels les prolétaires s’engageront dans cette voie, ni quand ils le feront, ni quand, ni à travers quelles vicissitudes. Connaître les nécessités et possibilités inhérentes à la situation du MPC contemporain n’est pas encore connaître le chemin qui mène à leur réalisation. Cela reste à découvrir, même si les expériences révolutionnaires passées nous fournissent nombre de leçons utiles en ce domaine, positives comme négatives.

Une organisation apte à engager une lutte révolutionnaire offensive contre le capital est aujourd’hui impossible vu l’ampleur de l’écart dont le constat a été rappelé ci-dessus. Néanmoins une certaine forme d’organisation, un minimum de coordination et d’unification, sur quelques points essentiels, de l’activité des communistes, encore si peu nombreux pour le moment, est nécessaire pour qu’ils puissent contribuer à la tâche de le réduire. Réduction qui dépend aussi d’un développement du besoin de théorie chez les prolétaires les plus engagés dans les luttes, les plus intéressés à comprendre les causes de leurs échecs à améliorer la condition des prolétaires, et à en tirer les conséquences pratiques.

Ces quelques points essentiels sur lesquels il faut s’unir pour se donner les moyens de mener une lutte politique multiforme – et qui délimitent, du moins comme premier pas, l’embryon d’un nouveau mouvement communiste de tous les autres partis, notamment ceux dits de gauche ou d’extrême gauche – peuvent se résumer très brièvement ainsi :

– Anémie et fin de la croissance capitaliste. Emplois, salaires, acquis sociaux, ne peuvent que se dégrader et la crise s’accentuer. Sur ce terrain les luttes ne peuvent que freiner, voire, au mieux, stopper très momentanément cette tendance lourde.

– Crise irrémédiable du fait que sa cause profonde gît dans la diminution drastique de la quantité de travail productif de pl que peut employer le capital. Autrement dit il s’agit d’une évanescence structurelle de la valeur, et donc de la valorisation. Ce qui est aussi une base primordiale pour l’abolition du travail lucratif, contraint, aliéné, pour un mouvement communiste d’abolition du capital.

– Le vieux mouvement ouvrier réformiste est rendu caduc par l’impossibilité d’obtenir une amélioration du sort matériel des prolétaires. Une tâche immédiate essentielle des communistes aujourd’hui est d’appréhender correctement et de faire connaître cette situation nouvelle dans l’histoire du capitalisme et des luttes prolétaires. Laquelle implique évidemment la nécessité d’œuvrer à construire un nouveau mouvement communiste correspondant aux nécessités et possibilités de l’époque, non de se borner à chercher à reproduire les schémas des vieilles révolutions passées du 20ème siècle dont les circonstances n’avaient pas grand-chose à voir avec celles d’aujourd’hui.

– L’ennemi premier contre lequel doivent et peuvent s’unifier les prolétaires, c’est l’Etat du capital. La lutte contre les illusions étatiques, les illusions d’une volonté politique « hors sol » – et donc aussi contre toutes les menaces néofasciste et néostalinienne – fait partie de ce qui distingue le parti des communistes des autres partis.

Dans la situation actuelle d’extrême faiblesse des communistes, qui est en partie le reflet de l’extrême faiblesse du mouvement prolétaire, ils disposent néanmoins d’un atout maître pour progresser en faisant progresser leur cause : le capital lui-même qui, dans ses tentatives, inéluctablement infructueuses, de sortir de sa crise, ne fait, et ne peut faire qu’accentuer les antagonismes de classe, en même temps que se divisent et s’affrontent plus durement les diverses bourgeoisies, que se délitent leurs alliances « démocratiques et citoyennes » avec les couches populaires. Ce qui stimule les révoltes, crée de grands désordres au sein même des appareils politico-étatiques de la bourgeoisie qui tendent alors à se faire de plus en plus violents, dictatoriaux, et alors aussi à se dévoiler à un plus grand nombre comme l’ennemi commun. Le seul futur qui ne puisse advenir, c’est un capitalisme qui ne dégraderait pas davantage les conditions de vie des peuples et ne multiplierait pas les dictatures, les violences et les guerres. « Il n’y a rien de constant, si ce n’est le changement » aurait dit Boudha. Et là, il n’y a aujourd’hui qu’une seule alternative : néofascisme ou néocommunisme. Et une urgence : les révolutions des 19ème et 20ème siècles sont venues trop tôt. Il ne faudrait pas que la suivante arrive trop tard.

 

REFERENCES DES OUVRAGES DE T. THOMAS CITES EN NOTES

T.T. 1990 : A propos des révolutions du 20ème siècle, ou le détour irlandais, éd. Albatroz.

T.T. 1993 : Une brève histoire de l’individu, éd. Albatroz.

T.T. 1994 : Partager le travail, c’est changer le travail, éd. Albatroz.

T.T. 2000 : K. Marx et la transition au communisme, éd. Albatroz.

T.T. 2002 : L’Etat et le Capital, éd. Albatroz.

T.T. 2003 : Les Mondialisations, éd. Contradictions (Bruxelles).

T.T. 2004 : La crise chronique, ou le stade sénile du capitalisme, éd. Contradictions (Bruxelles).

T.T. 2006 : Propriété et possession, aliénation et liberté, selon K. Marx, éd. Contradictions (Bruxelles).

T.T. 2009 : La crise. Laquelle ? Et après ? éd. Contradictions (Bruxelles).

T.T. 2011 : Démanteler le capital ou être broyés. éd. Page Deux (Lausanne).

T.T. 2012 : Nécessité et possibilité du communisme, éd. Jubarte (editionsjubarte.fr)

T.T. 2013 : La montée des extrêmes, éd. Jubarte (éditionsjubarte.fr).

 

NOTES

[1] Développée dans T.T 2013.

[2] Voir T.T. 1993, chapitre 2.

[3] Voir K. Marx, PLE. 2, p.17.

[4] En dehors bien sûr de relations affectives particulières, mais qui ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan des rapports sociaux, ou encore de solidarités militantes dans les luttes contre le pouvoir de l’argent.

[5] Voir par exemple T.T.2004, T.T. 2009, T.T.2011.

[6] « Le 18 brumaire de .L.N. Bonaparte », PLE 4, p.437.

[7] Lors d’une polémique en 1853, K. Marx critique la conception idéaliste de ses contradicteurs selon laquelle « au lieu des conditions réelles, c’est la simple volonté qui devient pour elle la force motrice de la révolution ». PLE 4, p.587.

[8] Voir T.T. 2004, 2009, 2011.

[9] On peut le constater aisément en lisant ses commentaires critiques sur Staline en la matière (voir « Mao Tse Toung et la construction du socialisme », éd. Seuil, collection Point P, 1975).

[10] Pour un commentaire critique de la formule reprise par Marx : « à chacun selon son travail », voir T.T. 1994, p.101-134, et T.T. 2000, chapitres 2 et 6.

[11] PLE. 2, p.77.

[12] Lettre de Marx à Engels, 9 août 1852.

[13] I.A., p.34.

[14] Pour une argumentation plus développée, voir T.T. 2000.

[15] PLE 2, p.27 et p.68.

[16] Voir Le Capital, I, 1, chapitre 1.

[17] Marx, Grundrisse, E.S., t.1, p. 162.

[18] Marx distingue ainsi le simple rapport marchand du rapport capitaliste en écrivant que dans le procès de production capitaliste, « il ne s’agit pas de produire un produit, mais une marchandise : un produit destiné à la vente. Et il ne s’agit pas non plus de produire simplement des marchandises pour pouvoir se procurer ainsi en les vendant les valeurs d’usage qui se trouvent en circulation, mais de produire des marchandises pour conserver et augmenter la valeur posée au départ. » (Manuscrits de 1861-1863, cahiers I à V, E.S. p. 105).

[19] I.A., E.S. p.49.

[20] Anti-Dühring, E.S., p. 317-318.

[21] Il s’agit évidemment d’un réformisme « progressiste » propre à certaines époques du développement des forces productives, de l’accumulation croissante du capital. Donc l’inverse de ce que la bourgeoisie d’aujourd’hui, de l’époque de la sénilité du capital, appelle réformisme : une régression tous azimuts de la condition prolétaire.

[22] Pour une définition de la pl absolue et de la pl relative voir K.I, 2, p.183. Pour résumer, dans les deux cas il s’agit évidemment d’augmenter le temps de surtravail (temps au-delà du temps de travail nécessaire, celui pendant lequel l’ouvrier produit l’équivalent en valeur des biens qu’il consomme pour se reproduire, « produit » son salaire) puisque cette quantité est le fondement de la pl. La différence est dans les moyens de cette augmentation. Pour la pl absolue il s’agit de l’augmentation « absolue » de cette quantité, par allongement de la durée du travail ou/et de son intensité (indépendamment de tout progrès technique, augmentation des cadences par exemple, mais les deux vont souvent de pair). Pour la pl relative il s’agit, par le moyen de gains de productivité obtenus par perfectionnement de la machinerie (ce qui inclut de profondes transformations des procès de production et du travail), d’abaisser le temps de travail nécessaire par abaissement du prix des marchandises (par exemple l’ouvrier « produit » l’équivalent de son salaire en 2 heures au lieu de 4) : au sein d’un même temps de travail total le temps de travail nécessaire baisse relativement au temps de surtravail. La différence alors est aussi, et surtout, que cette deuxième forme masque beaucoup mieux l’origine de la pl puisque le salaire de l’ouvrier ne baisse pas, voire même il peut gagner en pouvoir d’achat en même temps que peut diminuer son temps de travail (journée de 8 heures, congés payés, etc.).

[23] Sur les crises qui en découlent, voir T.T. 2004, 2009, 2011.

[24] En France, par exemple, et pour ne citer qu’un chiffre, le taux de croissance annuel du pouvoir d’achat du salaire moyen ouvrier a été supérieur à 3% de 1945 à 1975, alors qu’il était inférieur à 2% et même le plus souvent à 1% depuis le début du 20ème siècle. Dans le même temps il y avait allongement des congés payés, généralisation de la Sécurité sociale, résorption des bidonvilles et amélioration des logements, quasi plein emploi, etc.

[25] A cela on peut rattacher le fait qu’en un siècle, de 1830 à 1930, 60 millions d’européens (soit l’équivalent de 14% de la population européenne de 1914) ont émigré hors d’Europe. Ils furent en quelque sorte la principale exportation coloniale de marchandises et de capital ! Cela a constitué une soupape de sécurité contre la révolution en Europe en y affaiblissant la pression démographique et en contribuant à l’expansion des échanges et de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale.

[26] Lettre d’Engels à Bebel, 30/08/83.

[27] Voir K. I, 1, p.83-94.

[28] K. I, 1, p.87.

[29] K. I, 1, p.157-158.

[30] Ce qu’a permis, un moment, comme il a été rappelé ci-dessus, l’extraction de la pl relative produite par de forts gains de productivité. En l’occurrence l’Etat n’était pas pour grand-chose dans la hausse du niveau de vie ! Mais cela entretenait l’illusion qu’il en était le créateur.

[31] Observons que l’intérêt privé n’est pas dissous dans cet ersatz de communauté qu’est la Nation. Chacun, chaque classe, voit dans le nationalisme le moyen de le préserver. Chacun pense tirer profit pour lui de la puissance du capital national que l’on lui promet de restaurer et renforcer.

[32] Voir l’exemple des syndicats dans T.T. 2013, p. 31 à 36.

[33] En France le niveau des prélèvements fiscaux atteint 56,5% en 2014 contre 20% en 1980.

[34] Voir T. T. 2013, p. 34, note 21.

[35] Pierre-Noël Giraud, L’Homme Inutile, octobre 2015, éd. Odile Jacob, p.121.

[36] Edgard Faure, célèbre dirigeant politique de la 4ème République.

[37] « Le capitaliste pris isolément se rebelle constamment contre l’intérêt global de la classe capitaliste », K.Marx, Manuscrits de 1862-63, Cahiers I à V, E.S., p. 189.

[38] H. Ford, Le Progrès, éd. Payot, p. 80.

[39] Ibidem, p.64.

[40] Voir par exemple le graphique p. 113 dans Croissance et Crise, R. Billaudot et A. Gauron, éd. La Découverte, Paris 1985.

[41] Voir T.T., opus cités.

[42] Voir T.T. 1990.

[43] Chiffres cités par Paul Bairoch, Victoires et Déboires, Gallimard, collection Folio-Histoire, T.3, p. 573.

[44] « Entre 2000 et 2014, l’investissement dans les usines et l’équipement a chuté d’environ 7,5% à 5,7% du PIB en Europe, et de 8,4% à 6,8% aux Etats Unis. Ce sont les chiffres de l’OCDE, et les autres statistiques vont dans le même sens. » (Les Echos, 12/05/2016). Pourtant le crédit est quasi gratuit !

[45] Si on « examine le vrai moteur de la croissance, la productivité, le ralentissement semble inexorable de décennie en décennie ne France ……. + 49% de 1965 à 1975, +26% de 1975 à 1985, + 13% de 1995 à 2005,+5% de 2005 à 2015. » (J.M. Vittori, Les Echos 02/06/2016). Même tendance ailleurs, par exemple aux USA la productivité n’a progressé que de 1% en moyenne dans les 5 dernières années (Les Echos, 08/06/2016).

[46] Dans le capitalisme contemporain, la part des salariés productifs de pl diminue au regard de la masse, croissante au 20ème siècle, notamment dans sa deuxième moitié, des fonctions improductives de pl (finance, commerce, administration, services divers) qui, ainsi que la masse des « faux-frais » et gaspillages, grèvent la masse de pl qui reste dans la sphère de sa production en y étant réinvestie. Pour plus de détails sur ces obstacles à l’accumulation, voir T.T. 2011.

[47] En termes scientifiques cela consiste à augmenter l’extraction de la pl sous sa forme absolue pour compenser sa baisse sous sa forme relative. Profitons-en pour rappeler que l’économie est politique, car il faut des capitalistes, un Etat capitaliste, toute une « superstructure » juridique, idéologique, policière, etc. pour mettre en œuvre les diverses exigences de la valorisation du capital. Ce faisant ils ne sont que les exécutants, plus ou moins bons de cette valorisation qui s’impose à eux.

[48] Ce qui relève de gains de productivité et de la pl relative. Bien entendu dans la pratique les deux formes d’extraction de la pl vont en général de pair. Mais ce qui est nouveau aujourd’hui et significatif, ce sont les efforts puissamment et systématiquement développés par les capitalistes pour accroître la forme absolue, comme une sorte de retour aux débuts du capitalisme.

[49] Encore une sorte de retour au 19ème siècle quand le ministre Guizot clamait au peuple « enrichissez-vous ».

[50] Maximum limité par le fait que, dans la grande industrie notamment, mais pas seulement, il lui faut bien s’attacher de façon plus ou moins permanente (i.e. hors licenciements pour cause de profits insuffisants) une majorité de travailleurs expérimentés aux tâches, même sommaires, à effectuer. L’intérim n’y est en général qu’un moyen, important mais numériquement secondaire, d’adaptation aux à coups de la production.

[51] Quoi qu’aussi les faits rendent peu à peu inquiets un plus grand nombre. Par exemple cette remarque désabusée de l’un d’entre eux : « De profondes mutations sont en train d’installer un monde sans croissance …. sans investissement (il y a) épuisement du progrès technique ; révolution technologique sans gains de productivité : ces phénomènes sont des forces fondamentalement déflationnistes, qui empêcheront tout retour à une dynamique semblable à celle que l’on a connue pendant les 30 glorieuses. » G. Maujean. Les Echos 12/01/2016.

[52] Ce qui, en effet, la distingue de la précédente, mondialisation coloniale. Sur les 3 grandes phases historiques de l’expansion géographique du MPC, voir T.T. 2003.

[53] T.T. 2003, chapitres 2 et 3.

[54] Les prises de position du PCF, notamment après 1935 et l’accord Laval-Staline, pour le moins très complaisantes avec la colonisation et même la défendant en proposant de réformer quelque peu le statut des « indigènes », en disent long à ce sujet. Voir « Le PCF et la question coloniale », Jacob Moneta, éd. Maspero, 1971.

[55] L’intervention armée US au Vietnam, d’une violence barbare inouïe, n’était pas une guerre coloniale classique, mais plutôt une guerre de rivalité impérialiste contre l’expansion de « l’empire (soi-disant) communiste » (selon la théorie US de l’époque dite « des dominos ») dont le peuple vietnamien a fait les terribles frais. Aujourd’hui que le Vietnam est intégré dans le capitalisme mondialisé, son indépendance politique ne fait plus problème pour les impérialistes.

[56] Y compris les pays d’Amérique Latine dont l’indépendance politique datait des débuts du 19ème siècle (période 1804-1828 essentiellement).

[57] Prolétaires dont le nombre augmente fortement tant du fait de l’urbanisation des dernières grandes masses paysannes en Afrique, surtout, et en Asie, que d’une démographie démesurément galopante. Ce mouvement est quasiment terminé dans les pays développés occidentaux où on est passé d’une population agricole représentant encore 43% du total des actifs en 1913 à 5% en 1995 (Paul Bairoch, op. cité, p.346).

[58] Marx écrivait : « …… si, dans la société telle qu’elle est, nous ne trouvions pas, masquées, les conditions matérielles de production d’une société sans classe et les rapports d’échange qui lui correspondent, toutes les tentatives de la faire exploser ne seraient que donquichottisme. » (E.S. Gr. 1, p.95). Il avait raison, à ceci près que ces conditions, tel le temps libre par exemple, ne sont pas seulement « masquées », mais potentielles, à transformer (par exemple de temps libre aliéné en temps libre pour s’approprier les conditions de la production, se transformer soi-même, ou encore machinerie qui sera à transformer pour respecter la nature et les hommes, etc.).

[59] Marx distingue (I.A., p. 524) à juste titre « le travail répugnant », exercé par contrainte ou par devoir, du « travail attrayant » qui est donc exercé en toute liberté comme expression d’un besoin personnel, intime.

[60] Voir sur ce point T.T. 2006.

[61] Comme Marx l’a expliqué, division sociale du travail et propriété sont deux façons de dire la même chose. Voir T.T. 2006.

[62] C’est une réponse dont Marx avait déjà souligné l’importance : « La propriété privée ne peut être abolie qu’à la condition que se soit réalisé un développement complet des individus ; ceux-ci se trouveront en effet en présence de forces productives et de formes d’échanges de caractère multiforme et seul des individus dont le développement sera complet pourront se les assimiler, c’est-à-dire en faire l’activité libre de leur existence. » (I.A., 445). Lequel développement complet nécessite le temps libre, la fin de la domination du travail contraint.

[63] Notamment l’utopie qui consisterait à croire que le communisme sera une société parfaitement harmonieuse, sans contradictions ni conflits, sans lois ni obligations.

[64] K. Marx, I.A., p.36.

[65] Absolument différente des communautés primitives puisqu’elle affirme, développe l’individu au lieu qu’il y était inexistant, chacun n’y étant qu’un élément du clan, de la tribu, du groupe ethnique qui étaient le seul sujet (ce qu’on retrouve dans les pseudos communautés nationales de type fasciste).

[66] Il y a une limite humaine au développement de multiples qualités. Il n’y en a pas à l’accumulation de choses, d’argent….dans les mains de quelques uns.

[67] K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, PLE 4, p.437-438.

[68] Au point, par exemple, que même les plus à gauche prennent soin de toujours présenter les revendications salariales, ou sur la diminution des inégalités riches/pauvres, comme « raisonnables » parce que favorables à la croissance du capital via la relance de la consommation, ou à tout le moins compatible avec cette croissance (« le capital peut payer »). Justifier et subordonner ainsi les revendications à la croissance du capital aboutit évidemment finalement à ne pas pouvoir s’opposer, voire à admettre et négocier tous les reculs, toutes les dégradations de la condition prolétaire qu’exige le capital en crise.

[69] Voir T.T. 2002.

[70] Double état du prolétaire : agent de la reproduction du capital ou/et sujet de l’abolition du capital.

[71] Au Comité Central de la Ligue des Communistes du 15/09/1850, PLE 4, p. 1085.

[72] Et le fonctionnaire gérant ce capital se vante, en général bruyamment, d’être un créateur (pas un patron, fi donc le vilain mot, mais un « entrepreneur »), qu’il faudrait remercier pour ce mérite auto attribué au lieu de le maudire pour son mérite en actes : valoriser le capital, tirer le maximum de surtravail de ceux qu’il emploie.

[73] K. I, 3, p. 60. Ce qui est un sommet de l’idéologie bourgeoise, dit aussi « théorie du ruissellement » : plus le gros s’enrichit et plus il dépense, et mieux alors le maigre se porte des emplois de prolétaires et de larbins ainsi créés ! Le nationalisme ne dit pas autre chose d’ailleurs.

[74] Là est le secret du caractère inexorable de l’accroissement des écarts de richesse entre le pôle du capital et celui du travail salarié. Secret notamment pour les économistes dits de gauche quis affirment pouvoir faire coïncider capitalisme et réduction drastique de ces écarts.

[75] Anti Dühring, E.S. 1971, p. 179.

[76] P.N. Giraud, L’homme inutile, p. 245-246, éd. Odile Jacob, Paris 2015. « Working poor » : individu ayant un travail, mais ne pouvant en vivre.

[77] « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. » K. Marx, I.A., p.61.

[78] Immédiatement nécessaire veut dire qu’il n’y a pas d’autre objectif qui puisse satisfaire ces besoins. Il ne s’agit pas encore de l’abolition du prolétariat, mais de son existence en tant qu’elle exige immédiatement d’arracher à la bourgeoisie sa richesse sous sa forme argent avant de pouvoir la lui enlever sous sa forme de possession des moyens de la production de la richesse (des valeurs d’usage), et d’abolir par-là la condition de prolétaire.

[79] K. Marx, Critique du Programme de Gotha.

[80] Dans la revue « La cause du communisme » n°5, 1er trimestre 1982, titre de l’article p.2. « Autrement » y indiquait ce lien essentiel entre la diminution du temps de travail et l’abolition du travail contraint et aliéné au profit du travail libre et riche. Lien qu’oublient tous ceux qui bavardent seulement sur la question du partage de la quantité de travail prolétaire entre prolétaires actifs et prolétaires chômeurs.

[81] Après avoir toutefois pensé le contraire, à savoir que les colonies seraient libérées par le succès de révolutions communistes dans les pays développés, comme il l’écrit dans une lettre à Engels de décembre 1869.

[82] Voir T.T. 2003. On peut à ce propos multiplier les exemples, comme celui-ci : « sur 100 euros dépensés par un consommateur pour une paire de Nike, seulement 2 euros reviennent à l’ouvrier qui l’a confectionnée (quelque part chez un sous-traitant asiatique, n.d.a.). Sur 50 euros déboursés pour un maillot Adidas, cette proportion est encore moindre : le salaire des sous-traitants ne représente que 50 centimes environ. » Alternatives Economiques n°358, juin 2016, p.17.

[83] Cette capacité est notamment celle des dirigeants de l’Etat, puisque ce sont en général eux qui organisent la collaboration avec les multinationales pour l’exploitation des travailleurs et des ressources de leur pays. Pour ne citer qu’un exemple anecdotique, mais frappant : en 2015 les 469 parlementaires nigérians se sont octroyés 38 millions d’euros pour frais de vêtements, en plus de leur 140.000 euros de salaire mensuel chacun, alors qu’un nigérian survit avec 80 euros par mois (Libération, 18/06/2015).

[84] A l’exception de celle du peuple palestinien soumis à l’occupation colonialiste et néo fasciste sioniste. Encore qu’un Etat national palestinien soit devenu une impossibilité.

[85] K. Marx, I.A., p.37 (souligné par moi). Observons encore une fois que Marx n’est pas un « productiviste » à tout crin, comme veulent le faire croire les écologistes bourgeois. Pour l’anecdote, et puisque la bourgeoisie française vient de lui rendre hommage (juin 2016), feu Michel Rocard, alors premier ministre, déclarait à l’Assemblée Nationale le 06/06/1990 que le capitalisme est « une société cruelle mais efficace ». Il aurait été plus avisé de dire : efficace dans la cruauté !

 

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