QUOI QU’IL EN COÛTE – NOTE DE LECTURE

La dernière publication de Tom Thomas titrée « Quoi qu’il en coûte » et sous-titrée « la fuite en avant du capitalisme » est particulièrement utile dans les temps actuels. Le titre fait référence à un propos d’Emanuel Macron au début de la pandémie COVID. Cependant, c’est le sous-titre qui résume ce que l’auteur traite dans son développement théorique.

Tous les économistes qu’ils soient libéraux (donc de droite) ou Keynésiens (donc « de gauche » ) tentent d’analyser la situation économique et sociale actuelle, ses développements, pour dégager des remèdes, des « politiques économiques ». Ils s’en tiennent aux manifestations superficielles des contradictions du capitalisme : inflation, taux d’intérêt, hausse des inégalités, patrimoine, spéculations. Tom Thomas analyse les contradictions apparues dans le développement du capitalisme, avec rigueur, en prenant appui sur les apports de Marx. Il caractérise la crise et les mesures gouvernementales adoptées pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie (le « quoi qu’il en coûte »), dans le développement des contradictions du capitalisme depuis un demi-siècle. Il en dégage un diagnostic qui rend illusoires les ambitions de réforme du capitalisme qui avaient pu conserver une efficacité temporaire dans le siècle passé. Cependant, ces solutions ne peuvent plus guère en avoir au stade sénile du capitalisme. « L’émission monétaire débridée [révélant] une forte avancée du capital dans sa sénilité » (p. 9). Point essentiel de sa démonstration.

L’analyse est limpide, rigoureuse. Cependant, elle requiert une maîtrise de concepts marxistes fondamentaux. Elle demande de s’émanciper des confusions courantes entretenues par les économistes bourgeois qui se veulent des experts au service de l’ordre dominant. Il s’emploie donc en introduction à son étude (chapitre I) à tordre le cou à certains concepts utilisés couramment dans l’économie bourgeoise et repris par les journalistes et vulgarisateurs. Il traite donc de l’argent, du capital, du crédit, des intérêts, dans une approche marxiste rigoureuse, généralement ignorée par les organisations d’extrême gauche. Il introduit ainsi son développement par un retour salutaire sur ces notions essentielles sur lesquelles il s’appuie ensuite. Par exemple en distinguant le capital réel, celui qui est engagé dans le processus production et de valorisation « dans lequel est extorqué du sur-travail (du temps de travail non-payé) qui sera éventuellement transformé en plus-value », du capital argent, ou capital fictif, qui constitue le capital financier. Il présente, dans le même souci, les différentes formes de crédit, et son rôle « comme d’avance en argent indispensable au procès de valorisation » (p. 30-33). S’agissant des prix des actifs financiers (entre autres les actions) qui sont à l’origine de stupéfiants enrichissements, il rappelle qu’ils sont « régis par des lois indépendantes de la valeur du capital réel qu’ils représentent » (Karl Marx). D’où la formation des bulles financières sans commune mesure avec la production réelle de valeur qu’ils prétendent représenter (p. 43). Le capitalisme financier « suppute un flux d’argent futur, éventuel. Par nature, c’est un comportement spéculatif. Comment précisément sera créée cette richesse, est un problème qui ne l’effleure pas ou peu. […] Au lieu que ce soit le capital engagé dans une activité productive qui donne droit, après validation par la vente, au profit moyen, c’est un profit futur, imaginé indépendamment de tout profit existant, qui détermine la valeur financière du capital actuel ». Ce dernier représentant alors dans la réalité un capital fictif.

Dans le chapitre II, Tom Thomas traite du mouvement de dérégulation du capitalisme financier amorcé au début des années 1970. L’abandon de l’étalon-or par l’État américain est un moment crucial de cette dérégulation. Toutefois, là aussi, la décision n’est pas la cause de l’accélération accrue de la financiarisation de l’économie capitalisme. Elle est une réponse aux difficultés du capital en crise. Le bond dans la démultiplication du capital financier (notion traitée dans le chapitre I) est la réponse adoptée par les « hauts fonctionnaires du capital face aux difficultés croissantes de sa valorisation » (p. 34, 35). Les masses de crédits déversées, avec endettement corrélatif des États, lors du Krach financier de 2008 ou à l’occasion de la pandémie, sont des « fuites en avant du capitalisme » arrivé à son stade sénile. Réponses qui ne font qu’aggraver la financiarisation de l’économie capitaliste, et gonfler une bulle financière, qui comme les nuages portent l’orage, présage de crises nouvelles de plus en plus profondes.

Cependant, bien qu’un tel système soit, par nature, fondé sur la spéculation fustigée par les idéologues de gauche comme un enrichissement sans cause, il n’est pas possible de séparer le mouvement réel d’accumulation de la croissance du capital financier, bien que ceux-ci suivent des rythmes, obéissent à des contraintes et à des lois qui leurs sont propres. La spéculation à la hausse suppute un flux imaginé d’argent futur, généré par le capital réel, bien au-delà de ce qui lui est réalisable. Cet écart croissant entre les capitalisations financières et l’accumulation en capital réel construit un « château de cartes » menaçant à tout moment de s’écrouler (p. 47). Ce gonflement du capital financier, bien au-delà de celui capital réel, traduit « l’autonomie de l’argent par rapport à la valeur qu’il est censé représenter » (p. 48), notion indispensable à la compréhension de ce qu’est le capital financier, si l’on veut en finir avec lui. Cette notion capitale fait l’objet d’un développement complémentaire en annexe.

L’hypertrophie du capital financier ne constitue pas une coupure d’avec le capital réel, « mais un gonflement autonomisé de la masse des titres financiers par rapport aux procès de valorisation dont finalement, ils dépendent ». Un exemple que je peux donner pour illustrer cela, est Elon Musk, l’homme le plus riche du Monde selon les classements internationaux dont sont friands les magazines économiques. En 2012, il possédait un patrimoine financier net de 2 milliards de dollars. En 2021, moins de 10 ans plus tard, sa richesse était évaluée à 200 milliards de dollars. Cet « enrichissement » était principalement dû au fait qu’il détient 20 % du capital de Tesla, entreprise produisant des voitures électriques haut de gamme. Dans l’atmosphère actuelle, elle parait promise à un « avenir radieux », compte tenu des mesures que vont prendre les États pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. La capitalisation boursière de Tesla s’élève maintenant à près de 1 000 milliards de dollars, soit plus de 10 fois celle de Volkswagen. Toutefois, Tesla produit 10 fois moins de véhicules que la firme allemande, et l’on peut considérer que les capitalisations réelles sont dans le même rapport. Mais dans une perspective spéculative, les profits futurs « imaginés » de Tesla paraissent bien plus prometteurs que ceux de VW.

Ainsi, toute crise économique se manifeste d’abord par l’éclatement d’une bulle financière (l’écroulement du château de cartes), c’est-à-dire par le brusque effondrement des prix des actifs financiers, suivi de celui « plus ou moins durable du système de crédit qui est indispensable à son fonctionnement ». L’effondrement du système de crédit provoque alors l’effondrement, une chute brutale de la production, avec toutes ses conséquences. Ces questions font l’objet du chapitre III.

Tom Thomas montre clairement que la critique de gauche de la financiarisation de l’économie capitalisme, inverse la cause et l’effet. Dans celle-ci, la baisse des investissements en capital réel serait la conséquence de l’inflation du capital financier, alors que dans les faits, la bulle financière est la conséquence de la création monétaire massive, fuite en avant qui tente vainement de pallier l’épuisement des investissements « profitables » par suite de la hausse du capital fixe et de la réduction corrélative du capital variable (du travail humain) sur lequel est prélevé la plus-value.

Ton Thomas traite à ce propos de la dette publique « qui permet à l’État de financer aux frais de la population le financement des conditions générales de la valorisation du capital ». Comme les grands travaux ou les dépenses de l’État « dont les firmes capitalistes tirent grand profit ».

Dans ce chapitre III, Tom Thomas aborde le rôle du capitalisme financier dans les crises. Après avoir rappelé que le krach financier est le déclencheur de la crise économique généralisée, mais qu’il n’en est pas la cause, seulement l’origine temporelle, et le révélateur. Le Krach boursier manifeste que « l’économie réelle n’a pas produit la plus-value espérée à laquelle correspondait les « dividendes ou intérêts futurs sur lesquels se fondaient la valeur des titres », qui s’avère alors fictive. Cependant, l’auteur ne s’en tient pas à ce constat général. Pour lui, les crises d’avant les années 1970 se « situaient dans le cadre historique d’une dynamique générale positive pour l’accumulation du capital ». Or, ce n’est plus le cas pour celles qui surviennent en 1997, 2000, 2008, où les krachs financiers manifestent une forme de crise du capital réel, de blocage des procès de valorisation, qui est différente de celles des siècles précédents.

Il montre que le développement de l’inflation vertigineuse des prix des actifs financiers, alimentée par le crédit et donc par l’endettement, en particulier des États, n’est pas un phénomène passager, conjoncturel, mais la manifestions la plus visible des contradictions d’un capitalisme « sénile » (p. 65 à 67). Capitalisme sénile, au sens qu’il a épuisé le ressort qui avait favorisé son expansion aux cours des deux premiers tiers du XXe siècle. L’augmentation de la plus-value relative permettait l’accès des exploités à une relative aisance matérielle (baisse de la valeur des biens de consommation par la productivité) en même temps que la valorisation des capitaux. Or cette plus-value reposait sur la hausse de la productivité du travail en réduisant la base sur laquelle elle était dégagée : le travail des hommes et des femmes produisant un sur-travail approprié par le capital en plus-value (l’augmentant). « Aucune crise ne peut sortir de cette situation dans laquelle il s’est mis de par son propre mouvement », contrairement aux régénérations temporaires que permettaient les crises anciennes. Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les interventions étatiques visant à colmater les failles apparues dans le fonctionnement du capitalisme, mais l’émission monétaire massive, par le recours à un endettement débridé, jamais remboursé. Émission monétaire qui n’a aucun effet sur la valorisation du capital réel et sa croissance.

Les deux chapitres suivants approfondissent ce qui découle des chapitres précédents. Le chapitre IV traite de l’illusion monétaire qui est un va-tout désespéré, mais qui ne peut pas relancer le processus d’accumulation réel. Constat qui ainsi posé permet d’entrevoir la fin du capitalisme (p. 96) comme un épuisement des gains de productivité et de la plus-value relative qui avaient nourri, au cours « des 30 glorieuses », l’illusion d’un capitalisme débarrassé de ses principales tares. Cela alimentait les illusions réformistes. Selon Tom Thomas, nous assisterions à présent à l’aboutissement d’une histoire commencée il y a cinq siècles. Cependant, il ne pronostique pas l’effondrement spontané d’un capitalisme miné par ses contradictions, car il ne périra pas de lui-même étant capable des « pires destructions pour survivre » (p. 107). Le chapitre V traite « d’une époque de crise inédite, chronique et sans cesse aggravée ». Dans celui-ci, il aborde les conséquences que cette situation aura sur les conditions d’existence des exploités dont l’exploitation ne progressera que par le mécanisme de la plus-value absolue. L’auteur élargit son approche au monde. Il traite à cette occasion des conséquences du « quoi qu’il en coûte ». Il montre en particulier que l’endettement croissant des États ne pourra en aucune manière être effacé. Cependant, la nécessité illusoire du désendettement sera un argument de poids pour imposer des sacrifices aux exploités du monde, « quelles que soient les destructions et catastrophes induites, quels que soient les violences et les totalitarismes nécessaires » pour les mettre en œuvre (p 121).

Le chapitre VI pose la théorie comme indispensable pour ceux qui entendent travailler à l’abolition du capital. Mais Tom Thomas rappelle justement que « la théorie ne fournit pas de recettes toutes prêts pour éradiquer les causes » des maux dont souffre la société. Elle ne peut dire ce qu’elles sont et si les conditions objectives de leur élimination peuvent être réunies ou pas. Elle peut donc fournir une « orientation, une boussole permettant de ne pas s’égarer » (p. 124). Il énonce ensuite les fausses pistes. Puis dans la partie conclusive, il donne et rappelle le contenu d’une perspective communiste.

Aux militants de s’emparer des apports ce livre, par l’étude individuelle et collective, mais aussi dans la confrontation aux enjeux et aux batailles politiques du moment, car c’est dans ces engagements qu’ils pourront assimiler et concrétiser les apports de la théorie.

 

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2 Commentaires

  1. Vincent L.

    Bonjour Tom Thomas,

    J’ai une question concernant l’inflation. Dans la vision des économistes, c’est la masse des moyens de circulation qui définit les variations de prix. Ainsi, lorsque les banques centrales injectent sous forme de prêts des milliards de dollars et d’euros, selon cette vision des choses, on devrait faire face à une inflation importante (bien que l’argent reste essentiellement utilisé pour la spéculation). En revanche, si j’ai bien compris les explications de Marx, en dehors des fluctuations de l’offre et de la demande (de la rareté ou de l’abondance), les prix sont régis par la valeur, les lois de la valeur, ils ne sont que la forme d’expression des valeurs. Dès lors, l’inflation devrait être le fait d’une augmentation de la valeur des marchandises, c’est-à-dire d’une baisse de productivité et/ou d’une augmentation des salaires non compensée par la plus-value relative. Ma question est donc la suivante: L’inflation actuelle concernant le prix des énergies résulte-t-elle du simple fait de l’offre et de la demande (diminution de l’offre de la Russie) ou est-elle le fait d’une cause plus profonde liée à la valeur des marchandises du secteur énergétique (par exemple, temps de travail accru du fait de la nécessité de forer plus profondément) ou peut-être que les deux phénomènes agissent en même temps et dans le même sens ?

    Salutations,

    Vincent

    • Bonjour,
      L’inflation est un phénomène qui a le plus souvent plusieurs causes conjointes. Ainsi on ne peut pas dire que les prix sont seulement régis, en dehors de la loi de la valeur, par les rapports offre/demande. Il y a aussi, par exemple, la loi de la péréquation des taux de profit qui « éloigne » les prix de la valeur des marchandises. De plus, il n’y a pas que la valeur des marchandises qui compte dans la fixation des prix, mais aussi celle de leur contrepartie, la monnaie. Et à l’époque de Marx, la monnaie était métallique (or), donc sa valeur était beaucoup plus stable, fonction des coûts d’extraction, que celle de la monnaie papier d’aujourd’hui complètement déconnectée de l’or, sans parler de la monnaie électronique qui n’a même plus d’existence matérielle. La possibilité de faire marcher la « planche à billet » sans limites autres que la dévalorisation du papier monnaie est évidemment un facteur d’inflation galopante. Le procédé s’est en particulier massivement développé après la puissante crise de 2008, et a été officialisé par la déclaration de Draghi sur le Quantitative Easing. Mais, dans un premier temps, l’inflation s’est seulement portée dans la sphère financière puisque c’est là que les Etats ont déversé la monnaie ad libitum, ce qui a accéléré son gonflement démesuré, l’essentiel de ces flots monétaires ne passant pas dans l’investissement productif. La crise du Covid puis la guerre en Ukraine n’ont fait qu’amplifier la tendance inflationniste existante (mais l’argument est évidemment utilisé pour cacher son origine réelle dans la crise du capitalisme). La tendance s’est alors aussi répercutée dans le domaine des marchandises du fait, notamment, de l’augmentation brutale des prix de l’énergie (lesquels devaient de toute façon augmenter, mais moins brutalement, du fait des coûts croissants dans ce domaine, comme dans celui des matières premières en général, voir le dernier livre de T. Thomas). Il y a évidemment dans l’inflation des prix des marchandises un rapport entre l’offre, dont les coûts augmentent, et une masse monétaire disproportionnée.
      D’une façon plus générale, il faut aussi noter que la presque stagnation des hausses de productivité induit une stagnation équivalente de la baisse de la valeur des marchandises, ce qui ne joue évidemment pas en faveur d’une baisse des prix. Ce ne sont là que des indications succinctes, qui mériteraient d’être développées.

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