VERS L’ETAT MODERNE

CHAPITRE 2 du livre de Tom Thomas « Etatisme contre libéralisme? »

2.1 L’Etat accoucheur du capital

Nous avons défini l’Etat comme inhérent aux rapports sociaux de la société marchande-capitaliste, mais aussi les produisant. Examiner le développement de l’Etat sous ce deuxième aspect permettra de comprendre ensuite en quoi et pourquoi ce rôle actif devient de plus en plus important et tentaculaire plus on avance vers l’Etat moderne contemporain.

S’il est une œuvre commencée avant lui sous la monarchie que l’Etat bourgeois a poursuivie avec ténacité, c’est bien celle de l’accaparement de la propriété des moyens du travail par une minorité, en organisant et légalisant l’obligation pour les dépossédés de se vendre et de travailler pour ces propriétaires. Dès le 15ème siècle, les nobles s’approprient par la force des terres féodales, autrefois biens communaux, et évincent les paysans avec une brutalité inouïe. Ceux-ci, privés de tout moyen de vivre, doivent partir s’entasser dans les villes où ils deviennent les premiers prolétaires, mais aussi souvent restent vagabonds « sans feu ni lieu ». Ils sont alors condamnés à la potence ou aux galères par le pouvoir royal sous l’accusation de refus de travailler et parasitisme social (en fait parce qu’un homme sans attache apparaissait incontrôlable et truand par nécessité, autant qu’une incongruité inconcevable dans la survivance de l’esprit de l’ancien système féodal où chacun n’était qu’attaché). Il est inutile de revenir ici sur cette période d’une bestiale sauvagerie de « l’accumulation primitive » dont Marx a donné une description saisissante dans Le Capital à partir de l’exemple de l’Angleterre (on sait qu’en France ce procès fut ralenti par la Révolution qui favorisa la parcellisation de la terre).

Les grandes découvertes commencées dès la fin du 15ème siècle (et qui sont déjà une « mondialisation »)19 s’accompagnent du développement du commerce et du crédit. Elles créent une base pour une accumulation beaucoup plus rapide et plus gigantesque du capital. Au 17ème siècle, Marx observe que le rôle de l’Etat est déjà primordial en Angleterre qui « combine toutes les méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore… le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste… toutes (ces méthodes) sans exception exploitent le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de la société… la force est un agent économique »20. Et l’économie est politique, l’Etat est toujours un agent économique.

Et en effet, toutes les lois, toutes les forces de la police et de la justice étaient alors tendues pour contraindre, dès l’enfance, l’ouvrier à d’interminables journées de travail, dans d’épouvantables conditions sanitaires et une pauvreté inouïe. A cela, s’ajoutaient les interventions des monarchies pour développer les colonies et le financement de l’expansion du capital. Marx faisait à ce propos des remarques qui ont encore tout leur sens aujourd’hui. Par exemple:

« Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux »21.

La dette publique (déjà!) qui «… opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive… (elle) a donné le branle aux sociétés par action, au commerce de toute sorte de papiers négociables… et à la bancocratie moderne »22. Et comme c’est le peuple qui doit assurer le service de la dette et son remboursement, «… le système des impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux »23.

Tout le développement des flottes, du commerce, des banques, des colonies, des premières manufactures et des villes est en général encouragé par les monarchies qui en retirent des impôts et aussi un affaiblissement du pouvoir féodal fondé sur le fief, la terre. Ce procès prend un cours et un temps variables suivant les différents pays européens, mais partout se produit une accumulation de capital dans les mains d’une classe particulière qui accapare les moyens de production et d’échange et oblige ainsi, avec l’appui violent de l’Etat, les autres à travailler pour elle.

Si les germes de l’Etat apparaissent sous le régime de la monarchie, c’est en tant qu’elle aide et s’appuie sur l’embourgeoisement de la société, qu’elle favorise les villes, le commerce et l’industrie, dans sa lutte contre la féodalité et pour s’accaparer l’impôt. Colbert, puis Turgot, Necker, symbolisent en France cette émergence d’un appareil administratif qui développe le capital commercial et manufacturier. C’est déjà un embryon d’Etat bourgeois.

Bref, et pour en revenir à l’exemple français, si la révolution bourgeoise hérite d’un embryon d’Etat, c’est d’un système (administratif, juridique, militaire et financier) d’autorité et de coercition qui organise le développement de la propriété en moyen d’accaparer de l’argent (mercantilisme) et en capital. Elle n’a pas délivré du carcan monarchique des individus nés libres et égaux par nature. Elle a créé des individus nouveaux, historiquement spécifiques, fondés sur la liberté de l’appropriation privée (et partant de son accumulation en capital), de la circulation des marchandises et des capitaux. Mais en délivrant les hommes de leurs appartenances et dépendances personnelles, corporatives, statutaires24, etc., la révolution laisse face à face des individus en fait inégaux, propriétaires pour une minorité, et non propriétaires pour la majorité, des moyens du travail. Comme nous l’avons vu avec l’exemple de la loi Le Chapelier, l’interdiction des coalitions, même si elle a été à l’origine plutôt mieux accueillie par les compagnons que par les maîtres, laissait les premiers impuissants devant les seconds.

L’Etat se chargea très vite de fixer par la loi et par la force ces nouveaux rapports sociaux aux antipodes de l’individu libre et égal de l’idéal républicain. Dès la révolution bourgeoise stabilisée par l’élimination de son aile populaire et radicale et l’arrivée de Bonaparte 1er au pouvoir, des mesures draconiennes sont prises pour soumettre les ouvriers à l’autorité absolue des patrons. Par exemple, le livret ouvrier (loi du 30.11.1803), mentionné au chapitre précédent, ligotait étroitement l’ouvrier au patron qui le détenait. Or il était nécessaire à l’obtention d’un nouvel emploi. Il permettait aussi de signaler les récalcitrants. Tout ouvrier voyageant sans son livret était « réputé vagabond et pourra être arrêté comme tel »25. Il ne fut supprimé qu’en 1890! Dans les Conseils des Prud’hommes, créés en 1805, siégeaient cinq patrons contre quatre chefs d’ateliers et aucun simple ouvrier. De plus, «… le maître est crû sur sa seule affirmation », alors que l’ouvrier doit apporter des preuves solidesA quoi s’ajoute le décret du 3 août 1820 qui considère si bien le patron comme un supérieur, un maître, qu’il met à son entière disposition pour ses affaires personnelles la police et la prison: « Tout délit tendant à troubler l’ordre et la discipline dans l’atelier… pourra être puni par les prud’hommes d’un emprisonnement qui n’excédera pas trois jours ». Or les règlements d’ateliers étaient terriblement pointilleux et draconiens, de sorte que le patron avait sur l’ouvrier un pouvoir quasi discrétionnaire.

On pourrait multiplier les exemples. Loin de l’association civique et humaine de l’idéal républicain, l’Etat est alors concrètement et sans fioritures l’Etat des patrons. Evidemment, ce rôle coercitif, d’une violence anti-ouvrière systématique et de tout instant, doit être mis en relation avec le rapport de propriété des débuts du capitalisme (toujours apparaît le lien entre la société civile et l’Etat). Dans ce rapport, le patron a certes la propriété des moyens de production, mais ceux-ci sont encore sommaires, de sorte que l’habileté, le savoir faire, le « métier » de l’ouvrier, jouent un rôle essentiel dans le procès de production. C’est ce que Marx a appelé la domination « formelle » du capital: l’ouvrier est encore possesseur de cette partie technique des conditions de la production. Certes, le patron qui l’emploie veut tout le travail qu’il peut fournir, en quantité comme en qualité, mais cette possession qui reste encore aux ouvriers lui rend cette tâche plus difficile. Des règles draconiennes et la force doivent donc être employées en permanence pour essayer de l’obtenir. D’autant plus qu’il doit aussi empêcher l’ouvrier habile en son métier (plus tard l’O.S. sera interchangeable) d’aller vendre ailleurs à meilleur compte le produit de sa propriété (ses qualités professionnelles). D’où, pour toutes ces raisons liées aux conditions spécifiques de la production de l’époque, ce livret ouvrier, en plus d’un Etat ouvertement et brutalement anti-ouvrier (avec, en arrière plan, la masse des chômeurs pour maintenir la pression sur les employés). Si l’Etat est alors ainsi, c’est parce que, dans la société civile, les patrons doivent contraindre violemment l’ouvrier pour que vive le capital, le fondement de la société, et que les capitalistes ne peuvent y parvenir sans l’Etat.

Cependant, l’action de l’Etat ne se réduit pas à organiser la soumission des ouvriers aux patrons. Il lui faut organiser les autres conditions nécessaires au développement du système social fondé sur la propriété privé que les individus bourgeois ne peuvent pas réaliser eux-mêmes, comme par exemple régler les rapports entre classes, faire respecter les contrats, gérer le système monétaire et du crédit, développer les colonies et faire la guerre aux concurrents. Viendra aussi rapidement le financement direct de certaines dépenses d’investissement pour le compte du capital. Dès le 18ème siècle, le célèbre économiste Adam Smith, considéré comme un des pères du libéralisme, admettait déjà que, outre ses fonctions régaliennes (armée, justice, police, monnaie, fiscalité), l’Etat devait aussi financer des travaux d’infrastructures « de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenu par un ou plusieurs particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense »26. Il vit juste, l’Etat intervint de plus en plus. Par exemple, dès 1842 par la Charte des Chemins de Fer, il finance une partie des travaux. Et dès le 17 août 1848, il indemnise les capitalistes de la faillite de la ligne Paris-Lyon en la nationalisant, les actionnaires recevant une rente perpétuelle. « Entre 1857 et 1863, 2600 km de lignes sont nationalisés »27. C’est cette expansion permanente des interventions de l’Etat dans la société civile au fur et à mesure de l’accumulation du capital que nous allons maintenant analyser.

2.2 Etatisme croissant

Le 19ème siècle voit se cristalliser en France l’antagonisme bourgeoisie/prolétariat. L’Etat devient la cible de la lutte de la classe ouvrière parce qu’il apparaît nettement comme ouvertement et exclusivement celui de la bourgeoisie. Cette lutte posait d’autant plus facilement la question du pouvoir d’Etat qu’elle pouvait prendre rapidement une forme insurrectionnelle du fait que l’armement était encore relativement accessible au peuple et moins inégal des deux côtés qu’aujourd’hui.

En 1848, la bourgeoisie française a senti son pouvoir menacé; en 1871, elle l’a perdu un moment et a vendu sa Patrie, soi-disant sacrée, aux prussiens pour le conserver. Par deux fois, l’appui des masses rurales à la bourgeoisie a été un facteur essentiel de sa victoire. Mais cela signifiait aussi que, sauf à s’isoler dangereusement, il lui fallait composer avec d’autres classes et accepter pour cela un Etat qui apparaisse comme celui de tous, s’occupant du bien-être de tous, donc apparaître comme indépendant d’elle et pouvoir représenter et organiser des alliances de classes. C’est-à-dire les associer, par l’intermédiaire de leurs représentants politiques, à la gestion de la reproduction de la société capitaliste, donc leur démontrer qu’elles (à commencer par ces représentants) en retirent aussi des avantages de sorte à éloigner le spectre de la révolution populaire.

Ce procès d’autonomisation de l’Etat, bien qu’inscrit dès l’origine dans la forme extériorisée de l’Etat, franchit en France une première étape marquante après 1848, le droit de vote ayant dû être accordé à toute la population mâle. Napoléon III fut le vainqueur politique de cette étape en réalisant une victoire électorale.

Comme on le sait, Marx a donné l’explication du moment bonapartiste (dans son fameux « Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte ») en l’analysant comme une forme de pouvoir issu de la circonstance d’une neutralisation mutuelle des deux classes fondamentales, bourgeoisie et prolétariat, après les révolutions de février et juin 1848. Bonaparte, « 3ème force », garantissait néanmoins l’essentiel à la bourgeoisie pour qu’elle accepte sans trop rechigner son accession au pouvoir: « Dans sa déclaration du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte avait estimé que sa mission consistait à fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple »28. Il mit ainsi en œuvre une sorte de partage des tâches entre la domination directe de la bourgeoisie dans les différents domaines privés de la société civile (entreprises, enseignement, Eglise, logement, etc.) et la domination générale du capital sur la société par l’Etat, que Marx traduisit ainsi: « Pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne, et le glaive qui doit la protéger (du prolétariat) est nécessairement aussi une épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête »29.

Avec lui, l’Etat, malgré sa forme impériale mais fondée sur le plébiscite, semblait n’être ni monarchiste, ni bourgeois, ni bien sûr ouvrier, mais populaire et symbole de succès et de gloire pour toute la Nation dans le souvenir du premier Bonaparte. Comme tout gouvernement despotique, il put réaliser certaines réformes par autorité, et même il le dut pour légitimer son rôle. Sous l’influence des saint-simoniens, le capitalisme français prend alors son véritable essor. Débarrassé du poids politique conservateur de la propriété foncière, devenue une forme secondaire de la richesse, il se développe en un véritable capitalisme industriel d’envergure, mais plus que jamais grâce à l’aide directe de l’Etat (par exemple, doublement du réseau des chemins de fer et autres grands travaux, assèchement des Landes et de la Sologne pour l’agriculture, gigantesques travaux d’Hausmann à Paris alimentant une vaste spéculation immobilière, etc.) et à son action en faveur du développement du système de crédit (cf. les frères Pereire). La misère de la classe ouvrière est grande, mais elle obtient le droit de coalition en 1864, premier pas vers le syndicalisme et le droit de grève, tandis que se créent les premières mutuelles.

Mais ce qui frappe le plus dans cette évolution de l’Etat vers des formes qui tendent à le faire apparaître comme le représentant des intérêts de toute la société civile, comme au dessus des classes et des intérêts particuliers, ce sont deux choses. Premièrement, c’est qu’elle a été irréversible. Elle n’est donc pas seulement le fruit de circonstances particulières, donc aussi momentanées, certes bien observées par Marx dans leur spécificité: celles-ci n’ont produit que la forme plébiscitaire et autocratique spécifique du bonapartisme. Elle est aussi, bien au delà du cas concret particulier bonapartiste, et comme nous le verrons ultérieurement, le fruit inéluctable d’une évolution en profondeur du mode de production capitaliste lui-même: ce qui fait que non seulement cette domination de l’Etat sur les individus et intérêts particuliers n’a cessé de s’affirmer, mais qu’une même évolution s’est produite ailleurs, en correspondance avec une même transformation du mode de production capitaliste, cela indépendamment de circonstances qui n’ont affecté que les moments et la façon dont cette forme s’est construite. Et deuxièmement, concernant la façon, ce n’est pas le fait que Badinguet y exerce un pouvoir despotique qui est le plus significatif, mais justement au contraire que cette personnalité grotesque n’ait pas une grande importance. Badinguet ou pas, l’Etat joue son rôle normal dans le développement « normal » de la société bourgeoise, c’est-à-dire, en cette deuxième partie du 19ème siècle, dans un capitalisme en plein développement. Et comme l’observe judicieusement Marx, avec son million de fonctionnaires, il forme « un effroyable corps parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores »30. Cette énorme appareil bureaucratique (que dirait Marx de l’Etat tentaculaire d’aujourd’hui!) fonctionne de lui-même comme une machine, et pourvu qu’on le nourrisse copieusement d’impôts, avec ses appareils, son langage, ses règles, ses automatismes aveugles, et son monopole de la force armée. Il fait ce pourquoi il a été construit: organiser la reproduction de la société capitaliste. De sorte que n’importe quel gouvernement peut se trouver à sa tête, la machine marchera plus ou moins bien mais produira à peu près toujours la même chose. N’importe quel Badinguet peut faire l’affaire! « La machine d’Etat s’est à tel point consolidée en face de la société civile, qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la Société du 10 décembre, un chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l’eau de vie et du saucisson »31. De Napoléon III à Mitterrand et Sarkozy, c’est à profusion que la France a produit de ces chevaliers cherchant fortune, sans que cela ne change grand-chose à la marche générale de son histoire32. C’est que maintenant l’Etat est un appareil indépendant des individus qu’il gouverne, et même aussi de ceux, les élus, qui le gouvernent. « C’est seulement sous le second Bonaparte que l’Etat semble s’être rendu indépendant de la société, l’avoir subjuguée »33. Semble, car répétons le, indépendant des individus ne veut pas dire indépendant de la société capitaliste, donc des intérêts de la classe qui en est la bénéficiaire et y domine en réalité. L’Etat est bien en charge de la reproduction du capitalisme, c’est même sa seule fonction (et c’est bien pourquoi ce sont les exigences générales du capital qui gouvernent les gouvernants, du moins dans la mesure de ce qu’ils en comprennent, de l’influence plus particulière de tel ou tel secteur capitaliste à tel ou tel moment, etc.). Indépendant, cela veut dire aussi que ce ne sont pas nécessairement les capitalistes eux-mêmes qui « règnent » au sommet de l’Etat, qu’il joue son rôle par lui-même, indépendamment des hommes qui se succèdent à sa tête et des formes plus ou moins démocratiques ou despotiques qu’il revêt.

En Allemagne, la construction de l’Etat-Nation intervint plus tard avec Bismarck (qui avait pris des leçons de Napoléon III, qu’il admirait, comme ambassadeur à Paris). Compte tenu du retard du capitalisme allemand, donc de la faiblesse de sa bourgeoisie relativement à la survivance de forces aristocratiques (propriété foncière), et de divisions territoriales relativement fortes, il dut l’effectuer « par le haut », le pouvoir monarchique organisant lui-même l’accouchement d’une société capitaliste et de l’Etat correspondant, sur le gouvernement duquel l’empereur gardait de ce fait une forte emprise. L’alliance avec la classe ouvrière fut là aussi nécessaire pour briser les résistances des aristocrates et des forces conservatrices, mais elle ne surgit pas du « bas », dans l’insurrection. C’est l’Etat qui l’organisa à sa façon (cf. par exemple le Kulturkampf 1873-1879). C’est l’aristocrate et autocrate Bismarck qui fit voter les premières lois sociales en faveur des ouvriers d’industrie: assurance maladie (1878), assurance contre les pertes d’emploi dues aux accidents du travail (1884), assurance vieillesse invalidité (1889). Par ces lois sociales, il voulait organiser l’intégration pacifique, mais aussi entièrement disciplinée et soumise, du prolétariat. Pour ce faire, elles avaient été précédées de la loi d’exception du 21 octobre 1878 qui interdisait toute forme d’organisation ouvrière, syndicat, parti, journaux, etc., (elle sera abrogée le 10 octobre 1890 sous la pression du mouvement ouvrier).

En Angleterre, la bourgeoisie, déjà ancienne et puissante, crée d’abord par elle-même des sociétés de secours mutuels pour ses ouvriers (plus de 4 millions de membres vers 1870), et des sociétés philanthropiques pour les pauvres. Mais la charité bourgeoise étant tout à fait insuffisante à entretenir une force de travail nombreuse et surexploitée, c’est l’Etat qui là aussi devra prendre progressivement en charge cette fonction (comme il avait d’ailleurs commencé à le faire par les Poor Laws de 1642 et 1834). Finalement, dans tous les pays capitalistes à partir de la fin du 19ème siècle, «… l’Etat va peu à peu supplanter les groupements privés dans la sphère de la reproduction sociale… », avec toutes sortes de nuances «… mais le plus souvent sur le modèle des assurances sociales « inventées » par l’Allemagne de Bismarck »34.

C’est l’Etat, plus que le mouvement ouvrier, qui est alors à l’initiative. « Dans quasiment aucun pays, durant cette période, le mouvement ouvrier n’a joué un rôle en tant qu’initiateur et de supporter actif et enthousiaste des assurances sociales »35. C’est que nombre d’ouvriers voient encore l’Etat, parce qu’il est très ouvertement ainsi, comme purement répressif, exclusivement au service des bourgeois, un ennemi dont il ne peut ni ne doit rien attendre (sinon le pire comme l’avait encore une fois démontré la sauvagerie de l’écrasement de la Commune de Paris). Mais l’Etat lui, commence à voir la nécessité d’émousser le mouvement ouvrier, d’isoler sa pointe révolutionnaire, donc d’adoucir quelque peu une exploitation trop brutale. Toutefois, il n’y a pas qu’habileté tactique dans ce rôle croissant de l’Etat dans la gestion des rapports salariaux. Cela manifeste aussi, voire surtout, une nécessité induite par le fait que les capitalistes particuliers ne peuvent pas assurer seuls la reproduction de la force de travail dès lors qu’elle prend des proportions massives36. Préoccupé par nature de son seul profit immédiat, et d’ailleurs obligé de le faire par la concurrence, le capitaliste ne s’occupe que de consommer le plus de travail au moindre coût, et ne s’inquiète pas de cette reproduction, persuadé qu’il trouvera toujours les bras dont il a besoin. Il a fallu longtemps aux plus lucides pour comprendre que les conditions de misère et d’avilissement épouvantables des ouvriers des débuts du capitalisme étaient un frein, un danger mortel même, pour le système lui-même, que le capital avait besoin d’une force de travail apte et en bonne santé pour prospérer. Il ne peut pas faire face seul non plus à l’organisation collective croissante du prolétariat qui oblige à des réponses au niveau de l’Etat comme l’ont déjà prouvées les journées de juin 1848, et surtout la Commune de 1871. Bref, l’Etat doit intervenir de plus en plus pour réunir les conditions de valorisation du capital, aussi bien en prenant en charge divers investissements lourds (chemins de fer par exemple) que la reproduction de la force de travail et la gestion de la lutte des classe de sorte à « conjurer le spectre du socialisme »37.

Avec les lois sociales, l’Etat devient petit à petit un gestionnaire du rapport salarial38 qui s’impose comme le rapport social dominant. Ce qui était autrefois soit disant des contrats purement privés entre individus réputés « égaux » devient ainsi contrat social étatisé. Rousseau voyait un Etat minimum, simple soutien d’un contrat social idéal (et imaginaire) entre individus, et voilà que c’est l’Etat qui produit et impose par la loi le contrat social réel et salarial. De sorte qu’il semble que l’Etat joue le rôle d’une puissance arbitrale, qui pourrait décider de favoriser les salariés pour peu que les résultats électoraux portent leurs représentants au pouvoir. En réalité, il ne fait, par ces lois, que leur redistribuer une petite partie des richesses qu’ils ont produites (et que les travailleurs des colonies, qui ne sont pas concernés par ces lois, ont produites)39, mais après s’être lui-même copieusement servi au passage. Il ne fait qu’organiser une mutualisation des risques entre les travailleurs, mais sans eux. « L’ouvrier accidenté, malade ou chômeur ne demandera plus justice… en descendant dans la rue. Il fera valoir ses droits auprès d’instances administratives… Mais cela (ces droits) ne lui donne aucun pouvoir sur la direction de l’entreprise ou sur l’Etat »40. Certes, le capitaliste peut geindre que ce prélèvement de cotisations sociales par l’Etat est un coût salarial qui vient réduire la part de surtravail qu’il pourrait convertir en profit pour lui. Il peut protester que l’Etat se fait payer fort cher pour assurer ce service, que la productivité de sa bureaucratie est très faible. Mais c’est une part qu’il doit accepter de lui laisser, malgré qu’il la convoite, pour prix de son incapacité à organiser par lui-même la reproduction de la force de travail et du rapport salarial. Il peut pester contre l’Etat, vociférer comme Harpagon après sa cassette et crier comme lui qu’on l’assassine, la socialisation étatisée des risques (accidents du travail, maladie, santé, etc.) lui permet de pouvoir puiser, dans le vivier de force de travail ainsi entretenue, celle dont il aura besoin à tel ou tel moment, qu’il trouvera ainsi, grâce à l’Etat qu’il maudit, disponible, apte, en état. Cette étatisation de la reproduction de la force de travail est une utilité pour le capital, quoi qu’en dise le capitaliste particulier qui en discute âprement le prix. Elle lui assure non seulement ce vivier sans lequel il ne pourrait pas produire régulièrement, et dans des conditions égalisées de concurrence, mais aussi l’entretien par les ouvriers eux-mêmes de « l’armée de réserve » des chômeurs si essentielle pour maintenir les salaires le plus bas possible. L’ouvrier quant à lui est assuré d’un certain revenu en cas d’aléa, ce qui est évidemment un mieux, mais dont il a tendance à gratifier l’Etat qui l’organise alors que c’est lui qui le finance, ce qui est un des facteurs qui l’amène, souvent, à réclamer plus d’Etat. Nous en reparlerons plus loin.

Tout ce mouvement d’étatisation s’affirme donc au cours du 19ème siècle, pour encore s’accroître ensuite. En prenant en charge de plus en plus de fonctions, et notamment la gestion du rapport salarial, l’Etat apparaît en même temps comme une puissance indépendante arbitrale au dessus de tous les individus et décidant pour eux. En même temps, cela exige le développement d’un appareil spécialisé énorme, formellement à part, qui ne se présente plus ni comme l’association des citoyens, ni même comme simple appendice patronal. A la racine de ce mouvement, il y a la croissance industrielle, le développement de la machinerie et de la concentration des capitaux que cela implique, la propriété privée devenant propriété capitaliste collective (sociétés par actions). Le capital s’affirme comme rapport de classes: moyens du travail socialisés, mais dans une propriété capitaliste elle-même collectivisée aux mains d’une classe, travail socialisé dans le prolétariat. De sorte que l’ensemble des conditions de la production se socialisant, échappant à toute maîtrise individuelle bien que soit toujours affirmée la fiction de l’individu privé et de la production privée, elles doivent aussi être de plus en plus prises en charge socialement. Donc par l’Etat puisqu’il est le représentant de la société, de la puissance sociale que ne peuvent avoir les individus privés. L’essence du rapport de l’Etat avec la société civile se confirme dans leurs transformations réciproques puisque l’Etat, en se développant, contribue à vider les individus de la société civile bourgeoise de leur puissance et responsabilités. Certes, on pourra toujours observer, comme preuve apparente de ce que l’Etat est aux mains de la bourgeoisie, que le personnel dirigeant de l’Etat est en général issu, à peu près exclusivement, de ses rangs. Certes, car les connaissances, l’argent, l’enseignement, les idées et modes de penser dominants, les relations, sont la propriété des bourgeois. Ils affirment dans l’Etat aussi ces divisions sociales. Mais d’une part, cela n’est pas toujours le cas, et il arrivera souvent à la bourgeoisie de devoir « perdre sa couronne » pour conserver la société capitaliste (avec le fascisme, par exemple). Et surtout, d’autre part, ce n’est pas l’essentiel car l’indépendance de l’Etat vis-à-vis des individus bourgeois, ou de fractions particulières de la classe, reste posée dans sa structure et ses fonctions, qui sont d’assurer la reproduction de la société capitaliste en général, au delà des influences que peut exercer sur lui à un moment donné tel ou tel gouvernement relié à tels ou tels intérêts particuliers. Et ces fonctions s’élargissent inexorablement, au détriment de la société civile, des rapports privés qui sont de plus en plus régis par les lois et règlements d’Etat, des individus qui sont pour la plupart ainsi graduellement dépossédés de tout pouvoir sur les conditions de leur existence. Ce que Marx voyait très bien dès 1852 quand il écrivait que l’accroissement «... de la division du travail à l’intérieur de la société bourgeoise créait de nouveaux groupes d’intérêts, donc de la matière nouvelle pour l’administration de l’Etat. Chaque intérêt commun fut immédiatement distrait de la société, pour lui être opposé comme intérêt supérieur, général, arraché à l’activité autonome des membres de la société pour être l’objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’une commune rurale, jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et à l’Université de France »41. Bref, l’Etat n’est pas un monstre simplement parce qu’il serait aux mains de bourgeois cupides, de serviteurs stipendiés du capital – ce qui laisserait entendre que ce même Etat pourrait être un instrument d’humanisation et de liberté aux mains d’autres hommes vertueux, dévoués au bien public, « de gauche » ou « vraiment de gauche » – mais parce qu’il est Etat, c’est-à-dire par nature, en lui-même, un rapport de dépossession, une forme particulière de domination, de répression et d’aliénation. Cela d’autant plus qu’il évolue systématiquement vers l’obésité, c’est-à-dire qu’il absorbe progressivement une puissance sociale dont sont dépouillés, corrélativement, les individus de la masse.

Observons que la politique dite « sociale » de gestion de la force de travail et d’intégration de la classe ouvrière à la société capitaliste, qui se met en place à partir de la fin du 19ème siècle, n’abolit pas le rôle répressif violent de l’Etat dès que la classe ouvrière revendique un tant soit peu. Par exemple, la répression d’un simple défilé du 1er mai à Fourmies fait encore 9 morts en 1891. Mais aussi ce massacre a été considéré comme anachronique et injustifiable et a suscité des protestations jusque dans les rangs de la bourgeoisie elle-même. C’est que non seulement il s’agissait d’un défilé pacifique, mais qu’avec la IIIème République, l’évolution, que nous allons examiner dans la section suivante, était bien amorcée, qui verra la domination quotidienne du capital sur l’ouvrier prendre une forme plus pacifique en apparence, et donc l’Etat n’user du fusil que dans des situations plus particulières de la lutte des classes (du moins dans les rapports de classes intérieurs, car il en va évidemment autrement dans les colonies, ainsi que dans les guerres mondiales dans lesquelles les prolétaires ont servi de chair à canons aux intérêts impérialistes du capital).

 

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